André Gide II

Deuxième partie : 1926-1945

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1926

17 Juin 1926

Vu Gide, ce matin, au Mercure, retour depuis quelques jours de son voyage en Afrique83. Je lui demande s’il a pénétré loin. Il me dit qu’il a été jusqu’au lac Tchad. Je lui dis qu’il a dû voir de belles choses. Il me répond qu’il a vu surtout des choses tristes, et que le travail et les méthodes et les résultats de la prétendue civilisation ne sont pas jolis ni gais à voir de près. Il me dit que les hauts fonctionnaires, quand ils vont dans ce pays, sont trompés, tout est truqué pour eux. Quant à Citroën, il a été là-bas au milieu d’acclamations préparées de : Vive la France84. Gide a vu beaucoup de choses, voyageant tout à fait en simple particulier, sans aucun apparat. Il a pris beaucoup de notes. Je lui disais que René Maran85 s’est fait beaucoup d’ennemis en racontant certaines choses. Il m’a répondu qu’il s’en fera certainement aussi beaucoup avec l’ouvrage qu’il se propose d’écrire86.

Il m’a dit qu’il a souvent pensé à moi et à la surprise qu’il me ferait, au sujet d’un délicieux petit animal qui s’était pour ainsi dire donné à lui, qui vivait caché sur sa poitrine, dans son manteau, et qu’il se proposait de me montrer : quelque chose comme un hérisson au poil doux87. Il l’a gardé huit mois et finalement ce petit être est mort de constipation, ce que Gide attribue au changement de nourriture qu’il avait forcément dû subir, trop contraire à son régime naturel. Gide m’a dit qu’une autre bête, qu’il a rapportée de là-bas, est en train d’agoniser chez lui, à Cuverville.

J’ai demandé à Gide : « Avez-vous su là-bas l’élection de Valéry88 à l’Académie ? » Il m’a répondu : « Je l’ai sue le jour même, par radio. Et d’une drôle de façon, on l’appelait : littérateur. »

Il m’a dit : « Mais vous avez beaucoup connu Valéry, autrefois, vous vous voyiez beaucoup. Est-ce que même vous n’avez pas fait des intérim pour lui… »

J’ai répondu que oui, que j’ai beaucoup connu Valéry, beaucoup passé de soirées, de dimanches avec lui, que je l’ai remplacé trois ou quatre étés, pour ses vacances, chez M. Lebey. J’ai ajouté : « Je crois même que nous allons recommencer. Mais oui. » J’ai raconté à Gide la façon dont je me suis retrouvé avec Valéry il y a quelque temps89 dans un bureau de la Nouvelle Revue française, ce qui l’a beaucoup amusé. Il m’a dit : « Il vous aime beaucoup. » Je lui ai dit : « Il n’a pas changé. Il est toujours simple, camarade. Il a toujours ce langage un peu vif que je lui ai connu. Il a seulement changé, mais alors, changé ! dans un autre domaine, qui m’a bien surpris de sa part. Il m’a donné, ce jour-là que nous nous sommes retrouvés, une de ces leçons sur la façon qu’un auteur doit aujourd’hui se faire éditer et se comporter avec les éditeurs… Oh ! mais une leçon… »

Gide m’a dit : « Oui, oui, oui. Je sais. Je trouve même qu’il va trop loin. Il donne trop de choses à tout le monde. Il n’a plus un moment à lui. Il a en ce moment une vie épouvantable… » J’ai dit à Gide ce que j’ai dit à Valéry à ce sujet : « Il y a des satisfactions qui ont décidément un revers pas drôle. » Gide m’a dit : « Plus que pas drôle. C’est abominable. Valéry est certainement en ce moment un des hommes que j’envie le moins… » J’ai demandé à Gide s’il y a longtemps qu’il a vu Valéry. Il m’a répondu l’avoir vu ces jours-ci. Il m’a dit : « C’est maintenant un de mes plus anciens amis. » Il a dit ensuite : « Vous savez, j’ai été quelquefois très malheureux avec Valéry. Je sortais de nos conversations complètement par terre. Rien ne restait debout avec lui. Je n’avais plus aucune confiance en moi. Je regardais ce que j’écrivais avec une sorte de désespoir. Il me fallait quelquefois huit jours, quinze jours, pour me reprendre90. Depuis quelques années, j’ai plus de résistance. Pendant longtemps, je vous le dis, je ne le quittais pas une fois sans un découragement, une sorte de paralysie… Lui-même, aussi, a été beaucoup victime de ses théories… »

Vallette libre, à ce moment-là, Gide est entré dans son bureau et la conversation s’est arrêtée là.

21 juin 1926

Ce soir, rue de Rennes, en revenant de la librairie Santandréa91, 6 heures et demie, rencontré Roger Martin du Gard92 et Gide. Restés sur place à bavarder un bon quart d’heure. Raconté, entre autres choses, à Roger Martin du Gard et Gide, mon histoire du voyage à Civita Vecchia, si bien raté malgré les promesses de Maurice Martin du Gard de m’avoir les passes de chemin de fer nécessaires93. Comme je disais : Martin du Gard, tout court, Roger Martin du Gard m’a dit : « Dites : Maurice, je vous prie. » J’ai parlé en riant de toute ma vie enfermée, passée dans un bureau ou dans un autre, et en compagnie, qui pis est, car, seul, cela pourrait encore aller, — tout cela par nécessité de gagner sa vie. Gide m’a demandé mon âge. Je le lui ai dit : 55 ans. « C’est le mien aussi, m’a-t-il dit, à peu de chose près94. Je suis votre aîné de bien peu. — Je me sens très jeune, d’ailleurs », ai-je ajouté. Il m’a dit aussitôt : « Cela me fait plaisir, ce que vous dites, que vous vous sentez très jeune. »

24 Décembre 1926

[…] j’entrai à la Nouvelle Revue française, bureau de Hirsch, l’administrateur95, pour voir s’il y avait du nouveau pour moi. Là, rencontré Gide. Conversation pendant une demi-heure. Il me dit qu’il veut me donner les trois volumes de Si le grain ne meurt qui viennent de paraître et dont il n’a été fait de service à personne96. Je lui dis que c’est fort gentil de sa part et que je sais qu’il n’a pas fait de service puisque Dumur en a acheté deux exemplaires : un pour lui et un pour Jean de Gourmont97. Gide me parle ensuite du feuilleton de Souday98, à propos de ce livre et qui est, à l’entendre, une chose indigne, Souday s’en prenant à l’homme plus qu’à l’écrivain et cela dans des termes99… (Il faudra que je lise ce feuilleton de Souday dont j’ai entendu Dumur et Vallette parler.) Gide me dit : « Est-ce qu’il est furieux de n’avoir pas eu de service ? Je n’en ai fait à personne. » À ce moment, un employé raconte que Souday est venu à la N.R.F. demander les volumes. On lui a répondu qu’on n’en fait pas le service. Il a dit : « Mais je suis M. Paul Souday. » On lui a répondu que cela ne changeait rien. Il a été obligé de les acheter. Gide dit : « Il a peut-être voulu se venger d’avoir été obligé de les payer » Il me dit encore, parlant du feuilleton de Souday : « Vous comprenez, mon cher, moi, ces choses me sont égales. C’est pour ma pauvre femme qui lira cela, c’est pour la famille. Me voir ainsi traité d’individu répugnant, scandaleux… Ma pauvre femme ne lit pas mes livres, vous comprenez… Quand elle lira cela… Souday me reproche jusqu’à des fautes de français, parce que j’ai écrit quelque part dans ce livre : vêtissait, au lieu de vêtait. On peut dire l’un ou l’autre. Qu’il regarde Littré, que diable !… J’avais envie de lui écrire, sur le premier moment, — une lettre que je ne lui aurais pas envoyée. Il m’est ainsi arrivé quelquefois d’écrire des lettres, pour me soulager, sur le moment, sans jamais les envoyer. »

J’ai répondu à Gide : « Laissez donc ces gens tranquilles. Ce sont des cochons. Ne vous occupez donc pas de ce qu’ils disent. Moi je trouve tout ce que vous faites très bien, très courageux. Je l’ai dit souvent, à des gens qui n’étaient pas de mon avis. Je trouve très bien votre attitude, depuis la vente de vos livres, le Corydon et ces trois volumes nouveaux. Il y a là un grand courage moral, un grand désintéressement. C’est toujours ce que je dis : Vous pouvez prétendre à certaines choses honorifiques. De vous-même, vous y avez renoncé, pour écrire ce qu’il vous plaît d’écrire. Et quand un homme se peint tel qu’il est, avec la plus extrême vérité, toute la franchise possible, c’est toujours très beau, tant pis pour ceux qui ne le sentent pas. Tous ces gens-là sont des salauds, et des hypocrites. Ils sont furieux qu’on puisse arriver à une certaine réputation sans leur avoir jamais rien demandé… »

« Leur Une heure avec…100 », me dit alors Gide. « Ce que vous dites est bien juste. Ils ne pardonnent pas cela, qu’on puisse se passer d’eux. Je crois bien que nous sommes les trois seuls à avoir refusé (Une heure avec de Frédéric Lefèvre), vous, moi et Roger Martin du Gard. Tous les autres… »

Je dis alors : « Et il n’y a pas que ceux qui ont été enchantés d’accepter. Il y a certainement ceux qui ont sollicité… »

Gide me dit : « Oui, je sais que vous avez toujours été avec moi… Songez aussi à tous ceux auxquels cet article (le feuilleton de Souday) va faire plaisir : les Béraud, les Montfort… » Je dis alors en riant : « Jean de Gourmont… » Gide appuie alors : « Jean de Gourmont, lui aussi… Tout le Mercure va être enchanté ! »

Là je rectifie un peu. Je dis à Gide ce que Dumur m’a répondu, en me parlant à l’avance du compte-rendu que va certainement faire Jean de Gourmont, qui s’est fait acheter les trois volumes pour en parler101, comme je lui disais : « C’est toujours la querelle Gide-Remy de Gourmont. C’est un peu excessif ! — En effet, c’est un peu excessif. »

Début de l’article de Jean de Gourmont dans le Mercure du premier mars 1927

De même pour Vallette, nullement mal disposé comme il le croit (en quoi je me trompais, on le verra plus loin). Gide me dit : « C’est vrai, c’est vrai. Je dois reconnaître que Vallette a toujours été très gentil pour moi. »

Il revient sur son désir de me donner les trois volumes, même en petits volumes bleus102. Il attend deux exemplaires de chez le brocheur. Un sera pour moi. Si même je puis attendre un moment, je pourrai les emporter. Je lui dis qu’il me faut partir.

Il revient sur le feuilleton de Souday et les termes en lesquels il est écrit. Pour me faire juger de ses procédés il me raconte ceci : « Tout le monde sait l’histoire d’Aziyadé, de Loti. Quand. Loti apporta le volume à Calmann, ce n’est pas un nom de femme qu’il avait pour titre. Les Calmann représentèrent à Loti le scandale que ce serait s’il ne changeait pas son « héros » en une héroïne. C’est alors seulement que Loti changea son personnage et en fit une femme. Souday sait certainement cela comme tout le monde. Or, il s’est bien gardé d’en rien dire, ni même d’y faire allusion quand il a parlé récemment d’un livre de Souvenirs de Loti — ou sur Loti, ce point ne m’est plus bien précis103. »

Gide me dit encore : « Souday va jusqu’à me reprocher le succès des Cahiers d’André Walter104, alors qu’il y en a encore des exemplaires chez Perrin, après vingt ans105 !… Je vous le répète, Léautaud, tout cela, toutes ces infamies me seraient égales… C’est ma pauvre femme à qui je pense… Quand elle lira tout cela… C’est toute la famille… L’effet que cela va produire !… Est-ce que Souday réunit toujours ses articles en volume ? J’aurais envie alors de lui écrire que j’espère bien qu’il réunira celui-ci dans un volume, pour voir ce qu’il en pensera dans dix ans… »

À ce moment, Hirsch entre dans son bureau. Gide lui dit : « Je viens de dire à Léautaud que je tiens à lui donner les trois petits volumes… Oui, oui, je ne veux pas qu’il dépense de l’argent à les acheter… (Faute de délicatesse, de tact, étonnante de sa part, faute de vanité aussi, car qu’est-ce qui l’assurait que je les achèterais ?) J’ai demandé chez le brocheur deux exemplaires en volumes bleus. Vous en mettrez un de côté pour Léautaud. »

Je le remercie encore. Je suis très flatté au fond de moi de son attention. Je sais qu’il n’est pas prodigue de ces procédés, et l’estime dans laquelle je le tiens, lui si effacé, si distant dans sa carrière d’écrivain, ne se montrant pas, n’usant d’aucune réclame, fuyant les gens autant que le bruit, me rend celui-ci encore plus précieux. Je ne lui ai certes jamais fait ma cour, non plus qu’à aucun autre, et je n’ai jamais eu de lui que de bons procédés et des paroles de sympathie. Je le compte au nombre des trois écrivains de valeur qui ont été ainsi avec moi, sans nulle flatterie de ma part : Schwob, Gourmont et Gide. Dans un autre genre viennent Mirbeau106, Renard107 et Descaves108.

Il me fallait partir. J’ai dit au revoir à Gide en lui recommandant : « Surtout, ne bougez pas, laissez dire tous ces gens. — Soyez tranquille », m’a-t-il répondu.

Rentré au Mercure […] et montant chez Vallette, je lui parle de ma rencontre avec Gide, en me bornant à ce que m’a dit Gide du feuilleton de Souday, sans même rien dire de ses : « Ma pauvre femme !… La famille !… » J’ai vu hier Vallette en train de lire Si le grain ne meurt. Il connaît donc le livre. Je lui dis que si le feuilleton de Souday est tel que m’a dit Gide, c’est un peu excessif. Je reprends mon argument de l’attitude morale, courageuse et désintéressée de Gide, depuis la vente de sa bibliothèque, le Corydon, et ces trois nouveaux volumes, alors qu’il pouvait espérer prétendre à certains honneurs qu’il s’est ainsi interdits lui-même109. Je dis aussi que la vie privée des gens ne regarde personne, c’est entendu, mais que nous connaissons tous des écrivains qui ont certaines mœurs sans que cela nuise à leur carrière. Il y en a même en ce moment un exemple avec un certain candidat à l’Académie110. Gide lui ne cache rien de ses mœurs. Il les confesse, il les raconte. C’est très courageux aussi, cela. C’est ici que je m’aperçois que je me suis trompé en parlant à Gide, sur les dispositions de Vallette. Trompé au moins pour partie. Vallette me dit d’abord que le feuilleton de Souday n’a rien d’excessif. Que lui, Vallette, il a lu les trois volumes. Que d’abord, il les trouve mal écrits. Ensuite, que Gide lui apparaît là comme un cas pathologique, un sujet comme on en trouve dans les volumes d’Havelock Ellis111. Qu’il est vrai que Gide a toujours dédaigné les honneurs, « les honneurs vulgaires » (ce sont les mots mêmes de Vallette), qu’il a toujours visé plus haut. Qu’il semble bien qu’on ait voulu à un moment le décorer et qu’il a refusé discrètement, sans que personne le sache. Qu’après cela, Gide est libre de coucher avec des petits garçons si cela lui plaît, qu’il est encore libre de le raconter si cela lui plaît également. De là à prétendre que c’est ainsi qu’on doit être ?… (ce que je doute fort qu’il y ait dans l’ouvrage de Gide), non, non, non, et Vallette répète ce qu’il a dit en commençant, qu’il considère Gide comme un « cas », un « cas » intéressant si je veux, mais un « cas », pas autre chose. Je n’avais aucun goût pour continuer la discussion sur ce point de vue, n’ayant pas lu le livre, de plus, et j’ai renoncé à continuer la conversation. Vallette est de ces gens qui trouveraient très belles ces sortes de confessions à distance, dans l’éloignement du temps, Rousseau, par exemple, ou Rétif112, ou Sacher Masoch113. De la part de contemporains, de gens qu’ils connaissent ? Ils sont choqués. Ils n’ont plus que réprobation, que gêne. Ils ne voient même pas la beauté morale, à laquelle souvent n’a pas pensé l’auteur, d’œuvres de ce genre […].

25 Décembre 1926

Trouvé ce soir sur mon bureau au Mercure, en passant à 6 heures, les trois petits volumes de Si le grain ne meurt… On a certainement dû les apporter hier peu après ma conversation avec Gide. Je suis par exception parti à cinq heures. Sans cela, je les aurais eus hier soir.

C’est un des 50 exemplaires Van Gelder114, couverture bleue, hors commerce, numérotés de I à L, l’exemplaire III.

27 décembre 1926

En-tête du feuilleton d’André Billy dans le quotidien L’Œuvre du mardi 24 décembre 1926

Cet après-midi, visite de Billy. Je lui demande s’il est libre dans sa critique littéraire de L’Œuvre. Il me répond : « Libre ?… Hum !… À peu près… C’est-à-dire… Au fond, je ne suis pas libre. » Il me demande le pourquoi de ma question.

Je lui parle alors de l’ouvrage de Gide, du feuilleton de Souday et du bel article qu’il y aurait à écrire pour remettre les choses à leur place. Je lui dis tout ce que je pense de la belle attitude de Gide depuis la vente de sa bibliothèque, indépendance morale, désintéressement, effacement, courage d’esprit, etc. Billy paraît peu sensible. Il me dit qu’il a acheté l’ouvrage, lu le troisième volume, puisqu’on lui a dit que les passages en question sont dans ce troisième volume. Il dit qu’il n’en parlera pas, qu’il ne peut pas défendre Gide, qu’il ne peut traiter un pareil sujet dans l’Œuvre. Il me dit qu’il a pour sa part éprouvé un certain sentiment de gêne. Je lui montre jusqu’où va la délicatesse de Gide, ne faisant pas de service de son livre : « Faire le service d’un livre, c’est solliciter plus ou moins qu’on en parle. Or, voilà Gide, il écrit un ouvrage d’un certain genre. Faire un service aurait l’air de solliciter qu’on en parle. Il ne veut pas qu’on puisse l’en soupçonner le moins du monde. À personne de service. C’est une sorte de raffinement de délicatesse. — Ou d’hypocrisie, me répond Billy, car il savait bien que tout le monde au contraire voudrait l’avoir, justement pour cette raison. »

[…]

Billy m’a parlé après cela, pour en revenir à Gide, des Mémoires de Pierre Louÿs115, qui viennent de paraître en volume. Je ne les ai pas encore vus venir au Mercure. Gide et Louÿs étaient tous deux élèves à l’École Alsacienne, chacun seize ou dix-sept ans. Gide était déjà très occupé d’art et de littérature et Louÿs appréciait beaucoup cette différence avec ses autres amis. Il note un jour ce qui suit, qui est assez drôle aujourd’hui, eu égard à certains goûts de Gide : « Avec lui, au moins, on peut parler d’autres choses que des petites femmes. »

Monté peu après chez Vallette. Dumur est là, et Cario116. On parle encore de Gide et de ses trois petits volumes. Cario ne les connaît pas. Dumur dit qu’ils sont déjà épuisés. Aucun moyen de les avoir. Tirage à 5 000. Il n’y a plus un exemplaire. Je marque mon étonnement et mon émerveillement. Comme j’ai parlé de l’ouvrage comme quelqu’un qui le connaît, Dumur me demande comment je l’ai eu. Je dis de Gide lui-même, et un exemplaire spécial, à couverture bleue (genre d’exemplaires toujours très recherchés pour tous les ouvrages de Gide). Faisant allusion à ma défense de Gide, Dumur me plaisante et me dit qu’il n’y a plus à s’étonner, et Cario me dit : « C’est cela. Il vous a acheté. »

Je raconte à Cario les scènes principales du 3e volume : le petit Ali, Mériem117, le petit danseur offert par Wilde à Gide. Vallette reconnaît que ces passages sont délicieux, celui de la provocation du petit Ali « très joli » et tout cela écrit avec une adresse, une délicatesse merveilleuse.

Je raconte l’histoire d’Aziyadé, de Loti, le changement de sexe du héros sur la demande des Calmann et ce que m’a dit Gide de Souday qui s’est bien gardé de rappeler ce détail et d’en prendre le moindre prétexte à blâmer dans un feuilleton récent sur Loti, réservant ses rigueurs à lui, Gide. Cario, qui connaît l’histoire, la confirme.

À propos de Loti, Dumur raconte un mot de Renan118, lors de sa candidature à l’Académie. Gaston Boissier119 était un peu effaré des mœurs qu’on connaissait à Loti et en parlait à Renan, avec cet avis qu’il était peut-être bien risqué d’élire un pareil homme. Renan l’écoutait. Quand il eut fini, il lui dit : « Nous verrons bien !… »

En tout cas, Vallette, Dumur et Cario ont été d’accord avec moi pour reconnaître que Gide est un écrivain d’une très grande personnalité, d’un très grand intérêt. Ils m’ont donné raison quand j’ai dit qu’on peut très bien ne pas aimer ce qu’il écrit, ne se sentir même que de l’éloignement pour certains de ses héros, comme par exemple l’Alissa de la Porte Étroite, on ne peut nier que ce soit là un très beau livre, extrêmement particulier.

28 Décembre 1926

J’ai lu ce matin dans le train le feuilleton de Souday sur Gide (Temps, 23 décembre). Gide n’a pas exagéré. Il y a vraiment dans ce feuilleton des choses déplacées, à l’égard surtout d’un écrivain comme lui. Tous les compliments dont Souday parsème son feuilleton n’enlèvent rien à la sottise et à la grossièreté qu’il y montre à d’autres endroits.

Paul Léautaud s’attarde ensuite sur le mépris que lui inspire Paul Souday à propos de cet article.

1927

4 Janvier 1927

Vu Gide ce matin au Mercure. Il me demande si j’ai bien reçu les trois petits volumes. Je lui dis oui et l’en remercie, ajoutant qu’il m’a gâté (il me dit tout de suite de ne pas le répandre) car beaucoup de gens voudraient avoir l’ouvrage et ne le trouvent plus. Il me dit qu’il a fait un seul tirage à cinq mille exemplaires et qu’il n’y en a plus.

Je lui dis que j’ai lu le feuilleton de Souday, que j’avais cru tout d’abord qu’il exagérait, mais que je suis de son avis : le feuilleton de Souday n’est pas une jolie chose. Gide a toujours l’air d’en être très affecté.

Il a à parler à Vallette et je le laisse. Quand il descend de chez Vallette, il entre me trouver dans mon bureau. Il me demande si j’ai lu dans le dernier numéro de la N.R.F. la suite de son voyage au Congo120. Il me dit de la lire. Il me dit qu’il a découvert, vu, appris là-bas des choses épouvantables, navrantes, empoisonnantes, sur les façons dont on traite les nègres121. Un exemple : des baraques, dans lesquelles on enferme des enfants, et auxquelles on met le feu. Il me dit qu’il s’est donné comme tâche de tout révéler de ce qu’il a appris ou vu, qu’il est allé au ministère, que là-bas, sur place, il a réussi à faire condamner un individu qui avait commis des sévices sans nombre sur de malheureux nègres. À ma question si les autorités sévissent quand elles découvrent de pareils faits, il me répond qu’en pareil cas on cherche surtout à étouffer (il s’agit de la récolte de caoutchouc). Il me dit ce que sont ces nègres, si heureux, si dévoués, si reconnaissants devant le moindre bon traitement, et que la façon dont on les traite est à pleurer, — au souvenir de tout ce dont il parlait, il avait presque des larmes.

Il m’explique que tout appartient là-bas à des compagnies de gens qui vivent à Paris et n’ont jamais été sur place. La Forestière, par exemple, dont le président est Jean Veber122 (l’ancien dessinateur, frère de Pierre Veber123) qui n’est jamais allé là-bas. Il dit que tout ce qui se passe dépasse tout ce qu’on a connu concernant le Congo belge. Il me répète qu’il est décidé à tout révéler, à obtenir un résultat. Lui, d’une voix si douce, d’habitude, si nuancée, il a eu, me disant cela, un ton de véritable énergie.

Il me parle alors de Charles-Henry Hirsch. Il me dit que jamais, pas une seule fois, tant de choses que lui, Gide, ait pu écrire dans des revues, Hirsch n’en a parlé dans sa rubrique des revues du Mercure. Je lui dis que c’est doublement singulier de la part de Hirsch qui, tout de même, n’est absolument rien comme écrivain et que ce silence est vraiment un peu sot de sa part. Gide me dit « Ils me détestent tous !… Et cela à cause de ce faux-nez (?)124 qu’on m’a mis. » Je lui réponds qu’il ne faut pas exagérer, que nous avons des livres de lui au Mercure, que ces livres se vendent fort bien, que le silence de Hirsch est donc négligeable, que, de plus, à propos du feuilleton de Souday, Vallette et Dumur avec moi ont été d’accord pour trouver qu’il n’a rien compris au livre, qu’il est passé à côté du sujet.

Il me demande si Hirsch… vient quelquefois, si je le vois, si je ne pourrais pas lui demander de signaler ce qu’il y a dans le dernier numéro de la N.R.F., uniquement dans l’intérêt du résultat à obtenir. Il me demande si j’ai lu ce que Hirsch a dit de lui dans le dernier numéro du Mercure. (Je l’ai lu après son départ, Hirsch se moque de Gide, on ne sait trop pourquoi.) Je lui réponds que c’est d’autant plus étonnant que Hirsch a des idées assez généreuses125.

J’ai dit à Gide qu’il a encore dû revenir de son voyage en Afrique avec de bien jolies choses dans l’esprit, que ce doit être un véritable empoisonnement. Il me dit qu’il y retournera, cependant, qu’il s’est pris d’une véritable sympathie, d’une véritable affection pour ces nègres. Il me dit ceci, en me quittant : « Je vous remercie, encore, mon cher Léautaud, de votre sympathie. Vous sentez ; n’est-ce pas, la gravité de la partie que je joue. Je veux réussir et je réussirai. Déjà, j’ai obtenu quelques résultats. »

Je suis sorti peu après derrière lui. Je le regardais descendre la rue de Condé, qu’il a traversée arrivé à la rue Saint-Sulpice, pour remonter sur l’autre trottoir, la tête penchée vers le sol, les bras ramenés sur le devant du corps, une main tenant l’autre, semblant ne rien voir ni personne.

16 février 1927

Ce matin visite de Gide. Il me reparle de son voyage au Congo, des choses affreuses qu’il a vues, ou apprises, de son désir de retourner là-bas, bien qu’on lui ait fait craindre qu’il se fasse assassiner, par des gens intéressés à supprimer un observateur trop renseigné et gênant. Il me dit que cela ne l’arrêtera pas.

Il me dit qu’il a été très bien accueilli au ministère, qu’on l’a encouragé à parler, publier ce qu’il a vu, qu’on lui a promis de prendre des sanctions. Je lui demande s’il ne craint pas que ce ne soient là que de « bonnes paroles ». Il me répond qu’il a en effet appris que certaines sanctions ont consisté uniquement à déplacer certains auteurs d’exactions pour les replacer tranquillement ailleurs. Il me dit qu’il s’est d’ailleurs bien gardé de faire connaître tout son dossier, qu’il a gardé en réserve bien des choses et fort graves. Il s’en servira si vraiment on se contente de l’endormir et de tout étouffer au mieux.

Je lui dis, comme je le pense, qu’il est très bien à lui d’avoir quitté sa tranquillité, ses travaux et ses jouissances d’écrivain pour entreprendre une si belle campagne et que cela fera réfléchir beaucoup de gens à son sujet et sur l’homme qu’il est. Et en effet c’est très beau, cela montre une grande valeur morale, dont je n’ai d’ailleurs jamais douté chez Gide. Comme écrivain, comme homme, il mérite la plus grande estime. Seuls, des sots peuvent le nier.

1er avril 1927

Ce matin, Gide chez Vallette. En descendant, il entre dans mon bureau : « Je ne veux pas passer sans vous dire bonjour. » Nous bavardons. Il me demande ce que je fais. Je lui dis que je suis empoisonné avec le travail de la nouvelle édition des Poètes d’aujourd’hui126. J’ajoute que je suis arrivé à avoir horreur des vers, à trouver une niaiserie de s’amuser à écrire ainsi des choses bien mesurées, finissant sur des syllabes du même son et que je regrette bien d’avoir perdu quinze années de ma vie à me laisser bercer par les fariboles de ces farceurs. Gide rit et me dit que Roger Martin du Gard serait joliment content de m’entendre parler ainsi. Comme je lui dis que je crois bien que si j’avais un fils qui eût des dispositions intellectuelles, comme on dit, je l’empêcherais de lire les poètes, qui font perdre, à mon avis, un temps considérable pour le développement de l’esprit, il me fait cette remarque qu’il les découvrirait peut-être plus tard et que ce serait peut-être encore plus mauvais. Ce qui n’est peut-être pas très juste, l’esprit de l’intéressé, lors de ce « plus tard », pouvant avoir changé. Gide est d’avis qu’il faut laisser lire tout, sans quoi on tombe d’une extrémité dans l’autre. Il me cite l’exemple de Ghéon127, à qui il disait autrefois : « Lisez les Évangiles. » Ghéon lui répondait : « Jamais de la vie. C’est assommant ! » « Un jour il s’est mis à les lire. Vous connaissez le résultat. » Il est néanmoins de mon avis et me dit que la prose est autrement importante. Il me donne en exemple Valéry, dont la prose est bien autre chose que les vers. J’abonde dans son sens. Je lui dis ce que je dis quelquefois de Valéry, en boutade : « Que diable écrit-il des vers ! » Je lui dis que je trouve que la prose de Valéry est même autrement lui que ses vers. Gide trouve néanmoins que Valéry a écrit de très beaux vers et que c’est très bien qu’il ait ainsi montré qu’il peut faire les deux. Gide me dit, revenant à son admiration des écrits en prose de Valéry : « Avez-vous lu sa préface aux Lettres Persanes ? » Je lui réponds que non. J’en ai lu si peu que cela ne compte pas. Gide dit alors : « C’est étonnant !… Il m’épate… »

14 avril 1927

L’après-midi, Davray128 dans mon bureau. Il fait en ce moment son service de La Ballade de la geôle de Reading, nouvelle édition129. Nous parlons de Gide. Il en pense plutôt grand bien, du moins il parle ainsi, car avec Davray, on ne sait jamais. Justement, Gide arrive, étant monté voir Vallette, et venant me dire bonjour comme il fait chaque fois. Davray lui dit : « Justement, nous parlions de vous. » Gide répond : « C’est très gentil. » Je dis à Gide en riant : « D’abord, vous ne savez pas de quelle façon. » Gide dit à Davray : « Tous les portraits qu’on a faits de Léautaud sont mauvais. Vraiment… Ce n’est pas ça. » Il me dit à moi : « Il faudra que je vous fasse photographier par Roger Martin du Gard… Mais si… Cela l’amusera beaucoup… Je voudrais voir votre portrait comme vous étiez le soir que je vous ai rencontré avec Roger Martin du Gard, rue de Rennes130. »

1928

20 avril 1928

Reçu ce matin le Retour du Tchad, de Gide, suite de son Voyage au Congo, avec un envoi charmant. Je me reproche une fois de plus de ne jamais lui écrire en pareille circonstance alors que j’ai une si grande estime pour sa personne et pour son talent et que nous sommes si bien ensemble.

15 juin 1928

Visite de René Maran […]. Il me demande si je vois quelquefois Gide, si je sais s’il doit retourner au Congo. Il me dit de dire à Gide de faire attention, de se procurer un boy dont il soit sûr, de faire attention à ses aliments. Lui, Maran, a reçu des lettres de là-bas dans lesquelles on lui dit qu’on essaiera d’empoisonner Gide s’il revient.

Je dis à Maran qu’on a déjà dit cela à Gide au Ministère, mais que Gide m’a dit à moi-même que cela ne l’empêchera pas de retourner là-bas, qu’il y tient absolument.

Maran me dit « Le Ministre ne le défend pas. Je le sais. Il ne le défend pas. »

1930

En décembre 1929, Georges Mornay131 a publié un choix de quarante lettres de Paul Léautaud à divers correspondants, écrites entre 1902 et 1918.

17 Février 1930

Ce matin, lettre de Gide, pour me remercier de mon petit volume de Lettres, lesquelles ont fait sa joie, bien amère parfois (?) mais d’autant plus cordiale. Que je voudrais savoir ce que cela veut dire exactement. Lettre bien curieuse par tout ce qu’il me dit, comme par l’aspect de l’écriture, les lignes sur les deux pages extrêmement descendantes. Je viens de mesurer, par curiosité : la dernière ligne, qui suit le dessin de toutes les précédentes, à son début est à 5 centimètres du bas de la feuille, et, à sa fin, à pas tout à fait 2 ½. Cet aspect de l’écriture se reproduit jusque dans l’adresse sur l’enveloppe. Je n’ai pas de lettres de Gide sous la main pour voir s’il écrit toujours de cette façon. Il est malade de la grippe au Cap Martin132. Il me dit qu’il me retrouve dans ces lettres, tel que je suis et qu’il m’aime avec tous mes défauts horribles (?), que je n’aime peut-être pas tout ce qu’il aime mais que je méprise tout ce qu’il méprise et que c’est déjà beaucoup. Il me dit que la vie l’a tant favorisé qu’il s’est toujours senti un peu honteux devant moi qui l’ai été si peu et que c’est de savoir qu’une lettre de lui peut m’apporter de joie ne fût-ce qu’un instant qui le fait m’écrire malgré sa fatigue. J’ai passé ma soirée ce soir à lui répondre en relevant ce dernier trait lui disant à ce sujet qu’il me semble qu’il a un peu péché là par orgueil ou par condescendance.

        À André Gide

Paris le 18 février(133) 1930

        Mon cher Gide,

Vous êtes charmant d’avoir pris la peine de m’écrire ainsi pour une si petite chose que ce volume de lettres. Vous trouvez satisfaisante sa présentation. Je n’y suis pour rien. Je ne connais rien à ces choses, papier ni caractères et ne m’en mêle jamais. Je dois encore faire cet aveu : elles ne m’intéressent pas. J’ai même une certaine antipathie pour le livre de luxe. Je ne suis pas bibliophile le moins du monde. Certains livres me sont chers pour leur texte. J’en ai quelques-uns ainsi. S’ils me sont précieux, c’est pour être les exemplaires dans lesquels j’ai lu pour la première fois des choses qui demeurent un enchantement pour mon esprit. Pour moi, je veux dire pour un livre, plus un volume est ordinaire, papier et aspect, plus il me plaît. Je vois quelquefois dans les boîtes des quais des fragments de Tilly134, de Chamfort135, de Beaumarchais édités en volumes de colportage. Je serais ravi de me voir ainsi. Vous voyez qu’à ma façon j’ai de l’ambition.

Je ne vous dirai pas que votre lettre m’a fait plaisir. Une lettre qui fait plaisir ? Je vois là quelque chose de banal, et de peu relevé, aussi. Vous employez pour l’effet que vous pensez qu’il me fera le mot joie. Ce n’est pas cela non plus. Je ne vois même pas du tout le sens de ce mot en la circonstance. Je me demande même si vous n’avez pas un peu péché par orgueil, ou par… condescendance en employant ce mot ? L’expression juste c’est que votre lettre m’a intéressé, m’intéresse encore en ce moment que je vous écris, en me faisant penser à vous, et, s’adressant à moi, à moi également. Que je voudrais savoir ce que vous appelez tous mes défauts horribles. Ne me l’écrivez pas, grand Dieu ! Je m’en voudrais de vous prendre la moindre part de votre loisir et de votre repos. Ne me l’écrivez pas pour une autre raison : je serais tenté sans doute de vous récrire moi-même et je suis débordé de travail et au martyre pour le retard dans lequel je suis si déplorablement. Vous me le direz, si nous y pensons, quand il nous arrivera de nous voir. Je crois bien savoir ce que c’est et je vous préviens que je ne pourrai me retenir d’en rire, ce qui va certainement vous confirmer encore dans votre opinion sur lesdits horribles défauts. J’ai retrouvé dernièrement dans la petite revue Tambour136 votre appréciation sur France : le manque de pénombre. Vous êtes tout entier dans ces mots. Je n’en ai pas, je le sais. Je n’ai pas non plus cette inquiétude dont je sens bien tout le prix chez un homme et dont l’absence vous le137 déprécie si fort. Que voulez-vous ? On est comme on est. En rien je ne suis porté vers le mystère. Je n’ai jamais écrit que pour mon plaisir. Peut-être cela marque-t-il.

Vous avez bien peint vous-même des sentiments et des personnages qui me sont terriblement étrangers et qui vont sur ce point jusqu’à me déconcerter. Vous rappelez-vous quand le Mercure faisait paraître un petit Bulletin de ses nouveautés ? Dans l’un de ces Bulletins parut un petit compte rendu de la Porte Étroite. Je ne sais plus guère aujourd’hui ce qu’il y avait dedans. Vallette me dit que vous lui avez demandé qui l’avait écrit, avec quelques paroles d’approbation. Malgré mes terribles défauts, je me trouve mériter votre sympathie. Malgré tout ce qui, dans vos personnages et leurs sentiments ne rencontre pas chez moi une communauté spirituelle je vous place très haut. Si je ne vois de votre part pour moi qu’une charmante gentillesse, j’ai de mon côté grand contentement de la manière dont je vous apprécie.

Vous le voyez, je vous écris très librement, comme à un homme pour qui on a la plus grande estime et qui s’accroît encore d’année en année — un cas qui n’est pas fréquent, je crois bien. Je ne fais pas le flatteur ici. Ce n’est pas dans mon caractère, vous le savez. D’ailleurs, le flatteur, pourquoi ?… Je ne fais qu’exprimer ce que je dis, avec grand plaisir, chaque fois qu’on parle de vous devant moi. Tout de votre action littéraire et humaine de ces dernières années m’a conquis ou profondément touché. Je ne pense pas à vous sans des sentiments extrêmement particuliers. Vous avez raison. Je le sens parfaitement : cette pénombre dont vous parlez ouvre sur un écrivain un grand champ de réflexions au-delà des mots qu’il écrit, comme un autre livre, imaginaire138 à côté du livre réel. Savez-vous, mon cher Gide, c’est un enfantillage ! que dans un petit salon que je me suis fait depuis que je suis assuré de rester encore quelques années dans ma maison — le salon d’un homme qui vit seul et ne reçoit jamais personne — j’ai votre portrait avec Dindiki enroulé à votre cou ? Je ne le regarde jamais sans que me reviennent, dans une grande rêverie, dans laquelle l’émotion ne manque pas, toutes les pensées que j’ai de vous comme écrivain et comme homme. Vous dites juste en l’écrivant : on peut être différent par beaucoup de choses, les mêmes mépris, les mêmes désintéressements, les mêmes générosités rapprochent plus que les premières ne séparent. Je ne sais même pas si ce dernier point ne compte pas plus.

Laissez-moi, malgré le banal de la formule, vous souhaiter meilleure santé et prompt rétablissement. Je ne me plains de rien, vous savez, que du manque de loisir. J’ai la vie que je me suis faite, que m’a faite mon caractère. J’aurai connu de grandes jouissances dans la rêverie, dans la solitude et dans le silence. Je ne me suis pas ennuyé une minute dans ma vie. (Les mauvais moments même m’ont donné un plaisir.) Je me sens à 58 ans jeune de corps et d’esprit comme à 40. Plus, même ! Je suis quelquefois tenté de me trouver dans tout cela un bonheur rare.

        Très amicalement à vous

P. Léautaud

Il est arrivé aujourd’hui au Mercure en service de presse, un ouvrage : Le Chaix : De Renan à Jacques Rivière139, librairie Bloud et Gay, dans lequel vous êtes longuement en cause, d’abord pour votre œuvre propre, ensuite pour votre influence sur Jacques Rivière et sur Alain-Fournier140. J’en ai lu quelques passages qui m’ont vivement intéressé, malgré la différence.

19 Février 1930

J’ai écrit ma lettre à Gide si rapidement, et je suis quelquefois si agacé par le dérangement que me donnent mes chats ou mes chiens pendant que j’écris, que j’ai écrit tout de travers, prenant dans sa lettre à lui un mot pour un autre. Il m’écrit : vos défauts horribles. J’ai écrit : mes défauts terribles. Au lieu de relire soigneusement ma lettre, mis tout de suite sous enveloppe. Il y a deux lignes, sur la grande estime que j’ai pour lui, que j’aurais mieux fait de ne pas mettre, pour leur solennité un peu ridicule. Je m’aperçois de tout cela ce soir sur le double de ma lettre.

20 Février 1930

Gide vient de publier un petit volume : Robert, supplément explicatif à son École des Femmes141, parue il y a quelque temps. Reçu ce matin un exemplaire, avec cet envoi : à … en remerciement de ses exquises lettres. Voilà ce que je n’aime pas, cette exagération, cette sucrerie dans les envois. Mes lettres ne sont pas du tout exquises. Ce mot n’a absolument rien à faire avec elles. Gide pourrait bien ne pas donner, avec moi, dans ce genre.

31 mars 1930

Je considère André Gide comme le premier écrivain de ce temps. Ma raison : l’influence qu’il a. Il n’y a pas à s’occuper si elle est bonne ou mauvaise. Elle est, et elle est encore plus spirituelle que littéraire, ce qui double son importance.

Je ne fais pas ma lecture favorite de ses livres. Ses héros me sont plutôt antipathiques. Ils ont des préoccupations morales dont tout m’est étranger. Aucune communion d’eux à moi. Ils me font même pitié et je les plains, mais je sais voir les mérites, l’intérêt, même de ce qui ne me plaît pas.

André Gide n’écrit pas les livres qu’un autre que lui pourrait écrire. C’est un point de vue que j’ai pour juger les œuvres littéraires : si un autre que leur auteur aurait pu les écrire.

24 Avril 1930

Latinité142 a ouvert une sorte d’enquête sur Gide. J’ai reçu le questionnaire, que je n’ai pas encore lu. Auriant143 en parlait ce matin avec Dumur. Il paraît que Rachilde a envoyé une réponse terrible. Il paraît que celle de Dumur n’est pas tendre non plus. Auriant lui en parlait. Dumur a expliqué qu’évidemment sa réponse est dure, mais qu’il l’a faite sérieusement, qu’il s’est appliqué à faire de la critique… « Rachilde, naturellement, est tout de suite tombée sur le pédéraste… » On reconnaît tout de suite la folle et la femme sans le moindre goût. Auriant, qui est au courant des réponses déjà arrivées à Latinité, dit qu’il n’y a que celle de Cassou144 qui soit pour Gide. Tout cela me donne bien envie de répondre et de ne pas ménager les mots pour prendre le parti de Gide et mettre ses mérites en valeur, et en valeur le faux moralisme de ces gens qui le vilipendent à cause de ses mœurs, lesquelles ne portent préjudice à personne.

1931

9 mai 1931

Ce samedi neuf mai, la NRF tient salon, en fin d’après-midi.

Je suis resté jusqu’à 7 heures sans m’amuser beaucoup. […] Un supplice aussi, ce sont les présentations, malgré ma prière à Mme Pascal145 de me les éviter. On vous présente quelqu’un. Vous ne l’avez jamais vu. Vous entendez à peine le nom. Vous ne savez quoi dire. C’est assommant. Encore, ceux qui se font présenter, c’est leur faute. Mais moi qui ne demandais qu’à être tranquille dans mon coin et à me contenter des gens que je connais… Mme Pascal m’a aussi présenté cinq ou six jeunes écrivains, notamment Eugène Dabit146, l’auteur de L’Hôtel du Nord et de Petit Louis, dont on a assez parlé. Agréable pour moi. Dabit m’a envoyé ses livres, avec des envois très flatteurs. Je ne lui ai147 pas envoyé un mot. Je n’en ai pas trouvé un à lui dire à l’énoncé de son nom. J’aurais mieux aimé éviter cela.

Histoire amusante. Gide était près de moi. Un monsieur s’approche de lui (que j’avais bien reconnu). Conversation entre eux deux. Quand elle est terminée et le monsieur éloigné, Gide vient à moi et me dit : « C’est un peu fort. Je ne l’avais pas reconnu. Il a fait couper sa barbe. C’est Leblond148. Si j’avais su que c’était lui. Il m’a justement parlé d’une lettre qu’il m’a écrite et à laquelle je ne voulais pas répondre. Ce sont des rencontres auxquelles on ne tient pas, qu’en dites-vous ? »

Je réponds à Gide : « Il est malin. Il a fait couper sa barbe pour qu’on ne le reconnaisse pas. De cette façon, on ne se méfie pas. — C’est cela ! C’est cette barbe qu’il a fait couper… — Il la garde au figuré. »

22 Juin 1931

Ce matin, Gide, venant de voir Vallette, entre dans mon bureau, pour me dire bonjour. Courte conversation. Il est très intéressé par tout ce qui se passe en Russie, d’accord avec moi pour penser que c’est là la forme future des sociétés, avec des côtés abominables, certes. Il est très amateur de cinéma, place Charlie Chaplin très haut. Je lui dis que je ne l’ai vu que dans la Ruée vers l’Or. Il me parle avec éloges de son dernier film Les Lumières de la Ville. Il me détaille une trouvaille de Charlot qui paraît l’avoir intéressé beaucoup : un trait sur la générosité. Charlot donne de l’argent, puis semble se dire : « Tout de même, hé ! il faut en garder pour moi », et alors reprend sur ce qu’il voulait donner, et un moment après, repris par son bon mouvement, reprend ce qu’il avait retenu et le donne avec un grand élan. Gide qui avoue lui-même qu’il est avare à un degré extrême a dû en effet être très intéressé par cette scène.

Parlé ensemble de la différence de valeur des matières littéraires Nouvelle Revue française et Mercure, et public de la Nouvelle Revue française et public du Mercure, la supériorité pour l’un et l’autre étant incontestablement pour la Nouvelle Revue française.

1932

19 février 1932

Hier soir, au Théâtre de l’Avenue149, pour la première de l’Œdipe de Gide. Été uniquement parce que reçu une invitation de Gide, souci d’autant plus singulier que je suis incapable de me conformer au rite de circonstance, c’est-à-dire d’aller complimenter l’auteur après le spectacle. J’y suis allé pour répondre à la politesse de Gide et il peut très bien ne pas savoir que j’y ai répondu. Assistance très élégante. J’étais fichu comme quatre sous, dans ma mise de tous les jours. J’ai eu un certain succès de curiosité, au moins par là, à en être gêné, moi qui le suis généralement peu par des choses de ce genre. Mme Benjamin Crémieux150 presque tout le buste nu, qui m’a tenu tout un quart d’heure dans un coin, charmante, certes, mais m’embarrassant beaucoup. Je sais très bien qu’elle se moque de moi sous ses amabilités et je ne me gêne d’ailleurs pas pour le lui dire. Paul Lombard151, et je ne sais quel petit journaliste tout jeune qu’il m’a « présenté » (je l’ai attrapé après), me choquant tous les deux par leur façon de parler de Gide et de sa pièce. Des gens qui n’ont rien fait et ne feront jamais rien — parler aussi grossièrement d’un écrivain comme Gide ! On peut ne pas aimer un écrivain, ce qu’il fait — mais la grossièreté ! c’est de la pignouflerie. Quand j’étais jeune, en pareil cas, je savais me taire. […]

Pierre Lièvre152 impénétrable, à deux pas de moi. Je suis curieux de voir le compte rendu qu’il fera dans le Mercure153. J’aime beaucoup l’Œdipe de Gide, lu quand la N.R.F. l’a publié154. Pitoëff a eu de très beaux moments. Je ferais avec plaisir un compte rendu, ce qui me fait plaisir, comme une constatation que je ne suis pas rouillé. J’aurais mille choses à dire : la pièce, Gide, la salle, les gens, j’ai besoin d’un point de départ pour écrire, de quelque chose qui m’excite l’esprit et le met en mouvement. De moi-même, à vide, je trouve très peu.

Je voulais partir sitôt après la pièce de Gide (10 heures un quart). Mais trouvé là le docteur le Savoureux155, sa femme, Paulhan, Mme Pascal, Benda156. Proposition du docteur de me ramener dans sa voiture si je voulais rester. Je suis donc resté. Retour ensemble, avec arrêt dans un de ces affreux cafés à la mode, Porte d’Orléans157. Je n’étais pas fâché d’être libéré, en descendant de voiture au coin de ma rue. Non, non, je ne me plais décidément que chez moi, seul. Je voudrais seulement n’avoir encore que cinquante ans158.

14 décembre 1932

Ensuite, visite de Gide, descendant de chez Vallette « Je ne veux pas être venu sans vous dire bonjour et passer un instant avec vous. » Il s’assied. Je lui dis : « Vous êtes donc toujours à Paris ? » Il se récrie : « Pas du tout. J’arrive de Hambourg et je pars demain en Normandie159. » Je lui demande s’il a toujours sa ferme là-bas. « Mais oui. Toujours. Ma femme vit même là-bas tout à fait, avec ses chiens, ses chats. Elle a horreur de la vie de Paris. — La maison que vous habitiez, villa Montmorency, était à vous, je crois160. — Je crois bien. J’étais propriétaire. Un affreux propriétaire. Une folie. J’avais fait construire cela dans ma jeunesse. Je m’imaginais que j’avais besoin de beaucoup de place, une grande table pour écrire. J’avais aussi l’idée de recevoir des amis, que j’aurais logés là. J’avais même fait faire un atelier, et sachant que les peintres aiment à recevoir la lumière du nord, j’avais fait disposer les ouvertures côté nord. En réalité, tout cela n’a jamais servi à personne161(162). Et puis, c’était devenu trop grand pour moi seul. Ma femme et moi ayant décidé de vivre séparés, pour certaines raisons… à cause de mes publications… Elle a eu peur des sourires… Je m’en rends compte du reste, la malheureuse… (Textuel.) Elle vit à demeure là-bas. Je vais la retrouver quand j’ai un moment. »

Je lui dis : « Vous avez eu une belle exposition, à la Pléiade163 ? Et deux pages dans Vu164. — Ah ! vous avez vu cela ? Oui, oui. Je n’ai rien cherché. C’est venu. Je me laisse faire. Ce serait ridicule de s’opposer… » Et avec une moquerie triste : « Cela me fait sentir mon âge… »

Je lui dis : « La photographie avec Dindiki est vraiment belle… » Il se défend. : « Si, si. Remarquable. Je ne sais pas dans quel état d’esprit, même quel « état d’âme » vous étiez, mais il y a une expression… la bouche… et les yeux, le regard qu’on devine sans les voir. Ah ! si, c’est remarquable. Je l’ai chez moi. Je l’avais demandée à la Nouvelle Revue française… »

Il me dit : « Je suis content que vous n’ayez pas oublié le nom de Dindiki. On aurait dû mettre une indication. Cette chose que j’ai enroulée autour du cou, qui a l’air d’une fourrure… J’aurais été si heureux de venir vous voir avec lui… » Comme je lui objecte qu’il n’aurait pu vivre ici : « Pourquoi ?… Avec le chauffage central !… Je garde du reste un remords à l’égard de ce petit être. Je me dis que c’est moi qui l’ai tué. Vous le savez, c’était une sorte de petit singe. Ces animaux vivent uniquement la nuit. Je le gardais tout le temps avec moi, je l’obligeais à vivre le jour, je le privais de sommeil. Il a certainement dû en résulter une sorte de fatigue nerveuse… »

Je parle de tous ces animaux qu’on dépayse ainsi, qu’on enlève à leur milieu naturel, qu’on considère comme des jouets. Mme Jean de Gourmont165, avec ces petits singes qu’elle traînait partout, jusque dans ses courses d’autos, les jardins zoologiques pour la curiosité des badauds. Il me dit : « J’arrive de Hambourg, j’ai vu l’établissement d’Hagenbeck166. Les animaux sont tout à fait en liberté. Plus de grilles. Un fossé. […]

29 décembre 1932

Ce matin, courte visite de Florian Delhorbe167. Il est arrivé à midi moins le quart. Il m’a pourtant tenu jusqu’à midi et demi. Il est très occupé d’économie politique, de sociologie. Politique du gouvernement, d’un côté, et du parti socialiste, d’un autre côté, à l’égard de la population agricole, laquelle à son avis, se trouvera dupée et ficelée un jour ou l’autre. Je n’y connais rien.

Je lui ai parlé du Cahier que la Nouvelle Revue française a publié en tête de son dernier numéro168, Cahier dans lequel un groupe d’« intellectuels » donnent leur avis sur une révolution possible, tous s’exprimant d’ailleurs bien plus comme des esthètes et des littérateurs que comme des politiques ou des sociologues, ce qui rend tous leurs propos un peu puérils. Il s’est mis à me demander, comme une objection à cette appréciation, si je ne crois pas que la Révolution française est sortie de l’Encyclopédie. Je lui ai répondu que la Révolution française169 (comme c’est le cas pour toutes les révolutions) a d’abord et surtout eu des causes économiques : la disette, la misère, le poids des impôts. Le peuple se rendant à Versailles réclamait du pain. Il assiégeait les Tuileries, croyant le palais plein de blé accaparé par le roi. Celui-ci, arrêté à Varennes dans sa fuite, était considéré comme l’affameur du peuple. Les meneurs transforment ensuite ces causes en rhétorique.

Il s’est mis à parler de la manifestation de Gide en faveur des Soviets et a dit cette chose, qui ne manque peut-être pas de vérité : « Chez Gide, tel qu’on le connaît par ses écrits, c’est à la fois une manifestation de curiosité intellectuelle et de sensibilité morbide. Dans quelques années, il lui viendra un autre mouvement, il fera une pirouette, cela n’a aucune importance. C’est une autre chose pour les jeunes gens de vingt-cinq ans qui suivent Gide. Il a une extrême influence sur eux. Ils seront séduits par sa curiosité. Ils le suivront. Ce peut être très fâcheux pour eux. »

30 décembre 1932

Un livre de Léon Pierre-Quint170, extrêmement intéressant, comme tout ce qu’il écrit, André Gide, sa vie, son œuvre (Stock, éditeur171). J’ai lu tantôt le premier chapitre, consacré spécialement à l’enfance, la jeunesse, les premiers amis de Gide, ses débuts littéraires. La personnalité extrêmement complexe de Gide, sa nature d’esprit, ses préoccupations morales, hélas ! oui : morales ! à la fois séduisantes et déplaisantes, du moins pour un matérialiste comme moi, sont dépeintes là à merveille et avec une grande clarté d’expression. J’ai copié ce passage :

« Une insatiable curiosité le poussait, aussi forte que son inquiétude. Un jour, dans une petite ville d’Algérie, ayant rencontré l’étrange cortège d’un mariage arabe, il le suivit pas à pas, jusque dans la cour de la maison nuptiale, où de fanatiques musulmans déjà le menaçaient. Ce n’est que lorsqu’un ami le tira par le bras qu’il revint à lui. Il sortait d’un rêve : absorbé par le spectacle, il avait perdu toute prudence. Sa curiosité était une sorte d’“avidité de l’esprit et des sens”, un amour perpétuel du risque. »

Une curiosité qui est une sorte d’avidité de l’esprit et des sens. Ces mots sont mis par Pierre-Quint entre guillemets, comme je les mets ici. Tirés probablement d’un livre de Gide172. Cet amour perpétuel du risque. En ajoutant la notion de péché, qui l’a fait pendant longtemps — s’il est vrai qu’elle l’a quitté, — reculer de deux pas quand il en avait fait un en avant, c’est presque tout Gide. Florian ne disait pas mal hier pour sa manifestation en faveur des Soviets : curiosité intellectuelle et sensibilité morbide.

Trouvé dans le livre de Pierre-Quint, au passage concernant l’Ermitage de Ducoté, que Gide, que je ne connaissais pas alors (j’entends : relations) dirigeait sans se montrer, comme il l’a toujours fait, une citation d’une lettre de lui : « enchanté de la collaboration de Léautaud »173. Cela m’a rappelé ce que m’a raconté Valéry à l’époque du Petit Ami que ce livre avait extrêmement déplu à Gide et qu’il l’avait amené peu à peu, en lui en parlant à plusieurs reprises, à en penser moins de mal. Cela m’a rappelé aussi comme me plaisaient alors les notes de voyage de Gide : Tunis, les souks, Rome, le passage Via Gregoriana174. Je trouvais là un ton, une rêverie…

Je le dis toujours quand je parle de Gide. J’ai une grande estime pour lui, même une grande estime littéraire, et pourtant ses livres ne me plaisent pas. Je les trouve très forts, mais, je ne sais pas, un certain éloignement, il y a quelque chose qui ne joint pas. Cette préoccupation de Dieu, même s’il l’entend spirituellement, ces gens empêtrés de scrupules, qui s’immolent d’une façon ou d’une autre, qui n’ont aucune liberté d’esprit, pleins de contrainte ou d’efforts voulus, tendus vers une perfection morale, me sont extrêmement déplaisants, complètement étrangers. Je me dis toujours : est-il possible de vivre de cette façon ? On les admire et on aime mieux vivre autrement. […]

Il y a aussi chez Gide l’influence de Dostoïewsky. Il ne la nie pas. (Comme chez Charles-Louis Philippe. Comme chez Duhamel.) Influence néfaste. Dostoïewsky grand écrivain, si on veut, mais écrivain à ne pas lire, par hygiène intellectuelle. Tous ces détraqués, ces dégénérés, ces tarés, ces mystiques de la conscience et du remords, sombrant tous plus ou moins dans la folie et dans le crime. C’est de la littérature pathologique.

Un autre passage que j’ai copié. Jacques Rivière commence à ressentir les premières atteintes de l’emprise religieuse. Il se débat, cède, se reprend. Il écrit à Claudel, l’appelle à l’aide : « Je doute ! je doute !… » Réponse de Claudel : « Allez à la messe tous les jours. Il faut vous enfourner au confessionnal. Le reste viendra après. L’esprit s’abêtira et s’habituera à obéir. » On n’avoue pas mieux son consentement à l’imbécillité.

Certaines farces de Pierre Louÿs à Gide, rapportées par Pierre-Quint, montrent en Louÿs un garçon assez vulgaire.

1935

29 janvier 1935

Tantôt, visite de Gide, qui venait pour voir Vallette, qui n’était pas encore là. Il est entré un moment dans mon bureau, toujours charmant, cordial, simple. Nous nous sommes demandés mutuellement de nos nouvelles. Il va fort bien. Moi, à peu de chose près, je ne vais pas mal. « On se défend », a-t-il dit en riant. Il m’a demandé mon âge. « Vous devez certainement être mon cadet. » Je lui ai dit que je viens de commencer ma 64e année. Il s’est écrié : « Vous êtes mon cadet de beaucoup. — Quand êtes-vous né ? lui ai-je demandé. Moi, en janvier 1872. » Il m’a répondu : « Moi, novembre 69. Hé ! vous avez vingt-six mois de moins que moi. C’est quelque chose. »

Il s’est lamenté sur les jours que nous vivons, les événements, les transformations sociales, dans les mœurs. « Nous sommes obligés de constater que tout ce que nous croyions bien assis, presque éternel, fiche le camp. Tout ce qu’ont célébré Renan, Berthelot175, le libéralisme… On ne voit plus que des groupes qui, s’ils le pouvaient, se casseraient la figure. » Je lui concède que les temps présents ne sont pas beaux, qu’il n’y a partout que bêtise, médiocrité, vulgarité. Il est presque plié en deux dans le fauteuil des visiteurs. Il a ce mot : « Et puis, il y a trop de gens malheureux… » Je lui dis de penser un peu à la façon dont tous ces gens malheureux prendraient le bonheur s’ils en avaient l’occasion. Il me concède que ce serait affreux. Nous nous trouvons réunis sur ce point : il n’a jamais voté, comme je n’ai jamais voté, et sur le même état d’esprit : d’une façon ou d’une autre, nous serons toujours dupes. Au moins nous n’y aurons pas prêté la main. Ce que j’ai exprimé dans une note de Passe-Temps : supporter, sans participer.

Je lui dis que j’ai vu dans un journal qu’il était récemment à Rome176, en même temps que Laval177, notre ministre des Affaires étrangères. Il me dit qu’il y était allé voir un ami qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il me dit qu’il a rencontré là-bas le Herr Professor Curtius178. Il a parlé avec lui de l’hitlérisme. Curtius lui a confié que, petit à petit, en Allemagne « on s’y fait ». Il lui a parlé du cours qu’il fait, je n’ai pas retenu quel cours ni où, de ses élèves : « Je pense tout ce que je dis à mes élèves, je ne leur dis pas tout ce que je pense. Quand je ne dis pas tout ce que je pense, ils me comprennent très bien. » Il a expliqué que ses élèves étaient au début très nombreux. Peu à peu, ils ont diminué, beaucoup retournant à des occupations matérielles. C’est ainsi que beaucoup se sont faits horticulteurs. « De cette façon, explique Curtius, s’est fait un tri, un choix. Les élèves qui me restent sont vraiment des gens passionnés de savoir, de curiosité. » D’où il semblerait qu’il s’est fait en Allemagne, sous plus ou moins les doctrines sociales d’Hitler, une réhabilitation des professions manuelles, une diminution du faux prestige du savoir quand on n’est pas vraiment doué pour l’acquérir, ce qui est loin d’être une mauvaise chose. Autant de dévoyés en moins.

Je retrouve la nature du cours du Herr Professor Curtius. Il est professeur de Kultur.

Gide met l’œuvre de Mussolini bien au-dessus de celle d’Hitler.

Je lui demande s’il est vrai que l’Italie est un pays de gens qui sont muets par prudence et nécessité. Il me dit qu’il en a été ainsi, les premières années. Mais là aussi, comme le lui a dit Curtius pour l’hitlérisme, « on s’est fait à tout » et on est aujourd’hui muet sans effort, par habitude prise.

Gide parle de la disparition, de la chute assez prochaine d’Hitler, remplacé par des gens bien plus à craindre que lui. […]

15 octobre 1935

Ce mardi à seize heures, Paul Léautaud est dans un bureau de la NRF à converser avec la nouvelle Madame Paulhan (note 145).

Après divers propos, elle me demande si j’ai lu le nouveau volume d’Henri Michaux. Cela m’a été une belle occasion de lui dire ce que je pense de cette littérature, sur le fragment que j’en ai lu, une sorte d’histoire de village aux maisons n’ayant que de fausses fenêtres, l’auteur partant de là pour se livrer à des divagations sans queue ni tête, écrivant au surplus fort mal, plein de pléonasmes et de redites à chaque instant : à mon avis, une pure stupidité. Elle, et Paulhan aussi, je le devine, sont pleins d’admiration. Elle m’a répondu que ce Michaux est comme cela, qu’il voit les choses ainsi, comme dans un cauchemar. Je lui ai dit : « C’est bien cela. C’est de la littérature de cabanon. Je le regrette : je n’ai aucun goût pour ces bêtises. Non seulement aucun goût. Mais je nie que cela puisse avoir le moindre intérêt. On m’a rapporté les avis admiratifs de Benda, de Gide, de Valéry. Si je n’avais connu le fragment en question par une sorte d’indiscrétion, j’aurais écrit qq chose à ce propos. J’aurais rapporté les avis de ces messieurs, avec cette conclusion : « En tout cas, chacun de ces messieurs se garde bien d’écrire de cette façon. »

Nous en étions là, quand Gide est arrivé. Il s’est assis. Au rire de Mme Paulhan, et à mon air amusé, il a demandé de quoi nous parlions. Mme Paulhan : « Monsieur Léautaud était en train de me dire grand mal de la littérature d’Henri Michaux. » J’ai dit à Gide : « Je sais, mon cher, vous admirez beaucoup. On me l’a raconté. On m’a dit aussi l’avis élogieux de Benda, de Valéry. Savez-vous ce que j’ai dit : En tout cas, aucun de ces messieurs n’écrirait de cette façon-là. » Gide a ri de la vivacité et du coup direct de cette réponse. Je lui ai répété sur ce sujet tout ce que je venais de dire à Mme Paulhan : et que je n’aime pas la littérature phénomène, la littérature de cas bizarres, que je veux des choses d’intérêt humain général et que je trouve que les plus grandes qualités sont d’être simple, vrai, naturel, bref. Gide m’a certes approuvé sur ce point : « À qui le dites-vous ! » Il m’a posé quelques questions : « Et Laforgue179, qu’en pensez-vous ? Les Moralités180. » J’ai répondu que j’ai beaucoup aimé cela, mais moins aujourd’hui, d’ailleurs pas relues depuis longtemps. Il a continué : « Les Illuminations181 ? » J’ai répondu : « Je n’ai pas d’avis. En tous cas, cela ne m’intéresse pas. Je suis sans courage. Il faut que les choses me prennent tout de suite. Je ne suis pas du tout de l’école de Valéry qui dit que le lecteur doit se donner de la peine. » Je dis aussi ceci : « Il y a un homme qui a écrit des choses extrêmement profondes, extrêmement pensées sur des sujets extrêmement difficiles. C’est Pascal. Quel style clair, simple. » Gide a bien dû le reconnaître aussi, mais il n’en garde pas moins son admiration à cet Henri Michaux, j’en suis sûr. Un certain côté littéraire un peu chinois. Comme il s’entêtait à le défendre, je n’ai pu m’empêcher de lui dire à un moment : « Voyons, voyons, Gide, ce n’est pas possible ! C’est absolument sans intérêt. » […]

1936

02 août 1936, Journal particulier

Un moment chez Marie Dormoy, ce soir, après avoir dîné ensemble au Val d’Aulnay. Voilà plusieurs fois qu’elle me dit qu’elle voudrait bien que je lise, pour savoir ce que j’en pense, le petit livre publié récemment à la NRF par Madame Van Rysselberghe182, Il y a quarante ans, sous le nom de Saint Clair183 et qui est, paraît-il, l’histoire de ses amours avec Gide. Le petit volume était sur sa table de nuit. Je l’ai regardé. Non, c’est au-dessus de mes forces, je le lui ai dit, de lire des livres écrits de cette façon, avec des phrases de ce genre, tout à fait inutiles à mon avis et qui ne veulent rien dire. Je sens ce que j’écris plein de mérite, quand je lis des phrases de ce genre, pour n’en pas contenir de pareilles. Qu’il vaut donc mieux n’être pas poète.

Marie Dormoy a déjeuné hier avec Madame de Harting184 et l’éditeur Darantière185. Histoire amusante un certain divan qui meublait autrefois l’arrière-boutique de la petite librairie fondée par Madame de Harting, rue Bonaparte, à l’enseigne de La Porte étroite. Il paraît que Gide, comme parrain de la maison, venait souvent, accompagné d’un jeune homme : « Vous permettez, Mademoiselle, disait-il à la vendeuse, nous avons à parler ensemble. Au café, on n’est pas tranquille. Dans la rue ce n’est pas commode. Nous allons nous mettre un moment là. » Il entrait avec son compagnon, tirait le rideau, et restait un moment, en effet. La vendeuse de Madame de Harting était toujours jolie. L’arrière-boutique ne voyait pas seulement Gide. Certains clients aussi, de temps en temps. La vente marchait peu. Si bien que Madame de Harting, c’est elle qui le raconte, se fâcha un jour, après sa vendeuse : « C’est très joli ces petites réunions. Mais vous ne vendez pas de livres. Il faut vendre des livres. » Les clients durent alors s’en aller avec un volume. Madame de Harting a cédé récemment ce divan à l’éditeur Darantière, pour sa maison du Val d’Aulnay, lequel Darantière, homosexuel également, ce qui fait que ce divan n’a guère changé de destination. Madame de Harting rencontrant récemment la jolie vendeuse, qui l’a quittée, il y a pas mal de temps, et lui faisant part de l’exode du divan !

« Comment, Madame ! Il n’y a plus de divan. Mais alors, comment fait-on ? »

03 octobre 1936

Dans La Nouvelle Revue Française, un article de Gide sur Eugène Dabit, mort en Russie, à la fin du voyage qu’ils étaient allés faire ensemble là-bas186. Article très élogieux. Dabit placé très haut par Gide. Surprise pour moi, cette admiration de Gide pour la littérature de Dabit. Son premier livre, je crois : L’Hôtel du Nord. Hôtel tenu par les parents de Dabit à Charonne, ou Belleville187. Hôtel à peu près du dernier rang, ou très populaire. Une clientèle peuple en plein. Sans doute, une chambre ou deux réservées aux « passes ». Cela décrit, raconté par Dabit, qui a été élevé et a grandi dans ce milieu. Je suis vraiment incapable pour ma part de m’intéresser à cela, de placer cela très haut, si bien fait que ce soit fait. Aucun intérêt pour moi à voir décrit ce qui peut se passer dans un hôtel de ce genre, avec ses habitants, ses habitués, etc. Gide faire l’éloge de cela. Surprise ! Il y a décidément chez lui un glissement vers le populaire qui finit par faire pitié.

Cet article est suivi d’un écrit de Dabit : Cahier vert, qui est très intéressant par le ton, l’accent, la franchise d’un homme qui ne se cache pas d’être ce qu’il est.

25 novembre 1936

Ce soir, à cinq heures, Gide, venant pour l’assemblée des actionnaires, entre chez moi. Il me tend un petit paquet : « Je vous apporte mon livre sur l’U.R.S.S.188 » Je le prie de s’asseoir. Tout de suite je lui dis : « Eh ! bien, vous revenez d’une histoire !… » Il fait la mine d’un homme accablé, un geste qui semble dire : hélas !… Je lui demande s’il a lu dans le dernier numéro de L’Assaut l’article de Fabre-Luce189 sur son retour de Russie et le livre qu’il a écrit sur son séjour. Il me dit non, me demande ce que c’est. Je le lui dis en peu de mots, que l’article est contre lui, avec déférence, admiration et sympathie, que Fabre-Luce trouve qu’il s’est montré bien jeune, ce qu’il trouve du reste flatteur dans un sens à son âge, de s’être emballé ainsi à distance pour une chose qu’il ne connaissait pas, dont il ne savait rien d’exact. J’ajoute : « Je ne vous cache pas que vraiment, je pense comme lui190. Comment un homme comme vous a-t-il pu céder ainsi à une illusion ? J’en ai été éberlué, éberlué, je vous dis. Je ne sais pas comment vous dire ! Vous me faites l’effet d’un homme qui a le goût du sacrifice. Alors qu’on ne doit jamais se sacrifier à rien. Vous avez dit des choses accablantes dans votre livre, pour des gens comme nous, quand vous dites que vous avez constaté là-bas qu’il n’y a d’opinion possible que l’opinion permise, prescrite, enseignée. » Il me répond : « Hélas ! J’ai toujours pensé qu’il faut une opposition dans un pays. Où il n’y a pas d’opposition, c’est l’esclavage. » Je continue en lui disant que je parle de ces choses sans y insister, trop peu renseigné que je suis, mais que moi, en tout cas, je ne donnerais rien de ma personne pour aucune cause. Que je ne m’en fais pas gloire, que c’est peut-être manque de générosité, égoïsme… Il me dit : « Non, non. Vous avez peut-être raison. J’ai lu dernièrement un mot de Dostoïevski qui m’a fait beaucoup réfléchir : il ne faut sacrifier sa vie à aucun but. Vous entendez : à aucun but. » Je lui dis aussi que Fabre-Luce lui fait grief d’avoir entraîné par son exemple bien des jeunes gens, qu’il laisse seuls aujourd’hui. Il me répond vivement : « Ils me suivront peut-être. » Je lui réplique : « Ce n’est pas sûr. Si vous les avez vraiment exaltés… Ils trouveront peut-être que c’est vous qui vous trompez. » L’heure de monter à l’assemblée approchait. Il a fallu en rester là. Sans cela je lui aurais dit aussi combien on a été surpris d’un de ses propos pendant son séjour en Russie, que là-bas seulement il trouvait aujourd’hui des lecteurs, des esprits s’intéressant à son œuvre. Ce qui vraiment était un peu excessif, et un peu courtisan, et un peu gobeur, le peuple de là-bas, pas plus que le nôtre, ne peut être des lecteurs pour lui.

Le zèle, la ferveur, — on peut employer ce mot, — de Gide pour les Soviets, quelle indication d’un esprit religieux ! Je voudrais bien connaître l’opinion de Valéry sur lui, à ce sujet.

Comme je m’excuse de lui parler ainsi : « Non, non, je suis très heureux que vous me parliez ainsi. Je sais que vous êtes de ceux qui m’ont toujours suivi… » Il se trompe bien. Si ce ne sont ses premiers livres, si ce n’est Si le grain ne meurt, ses romans m’ennuient. Je ne peux pas les lire. Ses Pages de Journal191 sont sans intérêt pour moi. Son état d’esprit, la position qu’il a prise à l’égard de la Russie soviétique, sans être plus renseigné qu’un autre, me fait douter de son jugement, de son sens critique, de sa prudence d’esprit. Quand je songe qu’il a écrit : « Je suis prêt à donner ma vie pour le succès de l’U.R.S.S !192 » Quel enfantillage, quel amollissement, quel illuminisme ! On est tenté de voir là quelque chose de maladif. Avoir pris parti comme il a pris, et revenir avec le livre qu’il vient de publier ? C’est une défaite morale.

Gide doit avoir une affection du nez. Il y a longtemps que je l’ai remarqué. Il renifle sans cesse, comme quelqu’un qui a le nez embarrassé, « enchifrené193 », on dit, je crois.

Les journaux sont pleins de photographies de lui pendant son séjour en Russie. Elles sont parfaitement ridicules. Quand je songe qu’un homme comme lui est monté sur une estrade faire un discours au peuple ! Il y a une photographie qui le montre ainsi. Quel don de candeur !

En sortant de mon bureau pour monter à l’assemblée, nous trouvons sur le palier Duhamel. Gide lui serrant la main : « Enfin, on vous voit, grand homme194 ! » Je suis bien sûr que Duhamel, se retrouvant chez lui ce soir, a dû savourer intérieurement cette salutation.

15 décembre 1936

Ce mardi quinze décembre, Marie Dormoy inaugure à la bibliothèque Doucet une exposition réservée à Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Jean Giraudoux et René Crevel, mort en juin 1935.

Une partie de cette date a déjà été reproduite dans la page « Paul Valéry IV — 1928-1936 »

Je rentre au Mercure à cinq heures. Petit bleu de Marie Dormoy, me disant que tout le monde compte sur moi à l’inauguration de l’exposition de la Bibliothèque Doucet, qui a lieu à cinq heures. Je n’étais pas disposé à y aller. J’ai encore hésité. J’étais dans mes vieux vêtements. Enfin, je me suis décidé.

Je me suis trouvé dès mon arrivée avec elle, Gide et Valéry. Toujours accueil charmant de sa part, sur son visage le contentement que je sois venu. Valéry et Gide de vrais camarades. Je dis à Valéry que je ne regrette pas d’être venu, tant j’ai de plaisir à le voir. Il me dit cette chose charmante, avec sa façon de parler, les dents serrées : « Mon cher, tout à l’heure, en venant, passant rue de Condé, je me suis dit : si je montais dire bonjour à Léautaud ? Puis je me suis dit : je vais le raser… »

Paul Léautaud par André Vuillard le 23 juin 1934

Marie Dormoy, empressée à s’occuper de moi, à parler de moi à Gide et à Valéry. Elle prend dans une vitrine l’exemplaire d’Amour et le leur montre, avec la lithographie de Vuillard195. Tous deux de se récrier qu’ils ne l’ont pas eu, pourquoi je ne le leur ai pas envoyé. Valéry surtout me le reproche. Je lui dis : « Mon cher, j’avais commencé à écrire un envoi pour vous. Puis je me suis dit que vous avez assez de raseurs, que ce n’était pas la peine que je m’y ajoute. » Quant à Gide, il a tendu l’exemplaire à Marie Dormoy : « Reprenez-le, j’aime mieux vous le rendre tout de suite. Je serais capable de l’emporter. » Dieu sait si je note tout cela uniquement pour la drôlerie. J’ai dû leur promettre à chacun de leur envoyer, ce que je ne ferai certainement pas. Ils n’y penseront plus dans deux jours. […]

1937

23 novembre 1937

Tantôt, visite de Lucien Combelle196, qui est maintenant secrétaire de Gide, et que je n’avais pas vu depuis plus longtemps qu’à l’habitude. Il travaille chez Gide, en ce moment à Paris. Il me raconte qu’ayant dit à Gide qu’il y avait longtemps qu’il n’avait pu venir me voir, Gide lui a dit tantôt : « Eh ! bien, je vous donne votre liberté. Allez le voir. Vous lui direz que je ne peux lui dire qu’une chose : il a toute mon amitié. »

Combelle me raconte que lorsque Gide est à Paris, il est assailli chez lui, tout au long des journées, par des tapeurs : gens chargés de famille, juifs expulsés d’Allemagne, miliciens espagnols, employés besogneux. Il donne, il donne. Quand il est au bout de son rouleau, il se sauve à Cuverville197.

Je ne me doutais pas que Gide approchât de 70 ans. Il est né en effet en 1869, j’ai été voir dans Le Livre des Masques198, croyant que Combelle exagérait. Comme je lui dis qu’il ne les paraît pas, qu’autant qu’il m’en souvienne il est moins marqué que moi de visage, il me dit : « Peut-être. Mais il se fatigue vite. Quand il a travaillé trois heures, il s’arrête. »

Combelle me parle de la façon dont je suis considéré dans le monde des jeunes écrivains, par Gide lui-même, comme un homme qui maintient, par son attitude, ses écrits, des choses en train de disparaître. « Vous maintenez », me dit-il pour résumer. Le diable si j’aurais pensé à cela. On est comme on est, tout simplement. Et les autres, comme ils sont.

13 décembre 1937

Ce matin, visite de Combelle. Comme je lui demande si cela va toujours avec Gide et que je lui parle encore du malheureux emballement de Gide pour la Russie des Soviets alors qu’il n’en savait pas plus que n’importe qui d’entre nous, il me raconte bien des choses intéressantes. Par exemple, que Gide, d’après ce qu’il peut juger de son état d’esprit, voudrait bien revenir complètement de son erreur et se199 retirer de toute occupation et préoccupation de ce genre, mais qu’il est chambré, endoctriné, sermonné à chaque instant, par les Langevin200, les Rivet201, les Magdeleine Paz202, et autres gens du même bord, sans cesse en visites chez lui, ne le mettant, pour la guerre d’Espagne actuelle, au courant seulement de ce qui peut être plus ou moins à la charge de Franco, lui peignant le spectacle des victimes seulement du côté des gouvernementaux, par la peur qu’ils ont, selon Combelle, de perdre en lui, pour leur parti, un personnage de marque, perte qui pourrait bien être nuisible au point de vue de l’opinion. Combelle a ce mot : « Vous comprenez, ils ont peur qu’il soit renseigné sur ce qui se passe chez les gouvernementaux. Ils ont peur qu’il se mette, par exemple, à lire L’Action française, ou tel autre journal de ce côté, qui lui montrerait la contrepartie. » Il me dit qu’il arrive à Gide d’avoir des sursauts d’indocilité, même de révolte. Par exemple : « Ils me font pitié avec leur littérature prolétarienne, qu’ils veulent acclimater chez nous, alors que la littérature française est une littérature de serre, une littérature d’élite, ce qu’elle sera toujours, heureusement. » Combelle me dit que Gide lui demande souvent son avis, et le plus franc, sur telle ou telle question de tous ces débats : réponse à faire à une lettre qu’il reçoit, à une proposition d’article ou de collaboration qui lui est faite, acceptant l’avis, et grave, de la meilleure façon, et souvent s’y conformant. Combelle lui a opposé une ou deux fois l’exemple de Gourmont, ayant su si bien rester juge, à égale distance d’un parti ou de l’autre, les jugeant tous les deux se valant. Gide dit : « Oui, oui, oui… » Il ne trouve à reprocher à Gourmont que sa dureté. J’ai dit à Combelle : « Et combien Gourmont était dans la veine française, style et pensée, avec la moquerie, et rien de ces scrupules, de ces faiblesses de conscience qu’on trouve chez Gide. »

J’ai vivement conseillé à Combelle de noter ces choses et d’autres qui peuvent suivre, sur-le-champ, telles qu’il vient de les entendre et d’y prendre part. Ce sera d’un grand intérêt pour l’histoire de Gide.

Combelle me dit qu’il a dit aussi à Gide : « Et Léautaud. Voyez l’attitude de Léautaud ! » et que Gide lui a répondu : « Ah ! Léautaud ! Il est extraordinaire. Il n’y en a pas deux comme lui à notre époque. » Il a dit aussi à Combelle qu’il n’oublie pas que j’ai été le seul, à la vente de sa bibliothèque, à prendre parti pour lui.

Mais Gide se laisser entourer et circonvenir par des gens comme les Langevin, les Rivet, les Magdeleine Paz, un esprit comme le sien ! Aragon m’a tenu un jour une heure et demie boulevard Saint-Germain pour m’enrégimenter203. Toutes ses flatteries, zéro. Il ne m’a pas eu.

1938

21 Février 1938

Visite de Lucien Combelle. Je lui demande de nouveau des nouvelles de Gide, parti pour l’Afrique occidentale204, et qui, au cours de son voyage, a dû être ramené 150 kilomètres en arrière, pour pouvoir être soigné dans une clinique. Crise de coliques néphrétiques. Il me confirme aujourd’hui que la secousse a été sérieuse. Il est probable que Gide ne pourra poursuivre son voyage. Il lui faudra, quand il sera remis, remonter encore et, sans doute, avant de rentrer en France, faire un séjour de convalescence dans ce pays au climat duquel il doit déjà, par les fréquents séjours qu’il y a faits, de s’être tiré de la tuberculose de sa jeunesse.

Combelle me dit qu’il fait une telle chaleur là-bas, que l’ami de Gide, Herbart205, par qui il a eu des nouvelles, lui dit dans sa lettre qu’il a eu les lèvres si desséchées, si brûlées, qu’elles se sont mises à saigner.

21 Avril 1938

Gide a perdu sa femme, morte en vingt minutes, dans la nuit de dimanche dernier, d’une crise cardiaque. Il venait de quitter Cuverville, dans la soirée, pour se rendre à Poitiers ou dans les environs, chez Mme de Lestrange206, je crois, pour y travailler quelques jours en paix. Combelle me disait tantôt qu’il est très atteint par cette mort.

07 juin 1938

À 5 heures, visite de Combelle. Il a été malade. Petit retour, à la suite d’un refroidissement, d’une ancienne bronchite. Séjour de trois semaines à Fontainebleau. Il me dit tout de suite : « J’ai à vous faire les amitiés du maître » (Gide). Comme je lui demande comment il va, il me dit : bien, et qu’il part ce soir pour la Hollande. Comme je m’étonne de ce perpétuel déambulement de Gide, il m’explique que cela est dans sa nature, que cela le prend subitement, qu’il peut très bien n’en avoir aucune idée le matin et qu’elle lui vienne à un moment de la journée, qu’il a alors un vrai plaisir à préparer lui-même ses deux valises et à partir ainsi chargé. Je demande à Combelle : « Et Cuverville ? » Il me dit que c’est la famille de Mme Gide qui l’a repris. « Il ne s’y intéresse plus depuis qu’elle n’est plus là. »

15 juillet 1938

Ce soir, à 6 heures, Combelle, passé d’abord au Mercure, me rattrape à la gare comme j’allais descendre au train. […]

Je demande à Combelle des nouvelles de Gide. Il est en plein travail de correction d’épreuves, l’éditeur Schiffrin (volumes de la collection La Pléiade) lui ayant proposé de publier en un seul volume tout son Journal (volume qui comprendra près de 900 pages), sauf, bien entendu, les morceaux ne pouvant paraître que posthumes. J’apprends de Combelle que Gide a découvert pour cette partie posthume le moyen de garantie que j’ai découvert depuis quelques années pour mon propre compte : impression de cette partie en un volume tiré à 12 ex. h. c. qu’on distribue à autant de gens, de façon qu’il existe une impression faite du vivant de l’auteur et permettant de vérifier l’exactitude de la publication posthume.

21 Juillet 1938

Visite de Combelle. […]

J’ai demandé à Combelle si R… voit toujours Gide, dont il ne me parle plus. Il m’a dit non et que la rupture est venue du côté de Gide, pour des raisons qu’il ne lui appartient pas de me dire. Puis il a tout de même parlé : des raisons pour ainsi dire d’argent (secours), et encore plus de sans-gêne, d’abus, d’indélicatesse d’un certain genre. Il me dit que R… faisait vraiment tache dans le nombre de tous les gens qu’on voit chez Gide. La cuisinière de Gide, une vieille femme depuis nombre d’années à son service, en a fait elle-même un jour la remarque à Combelle. Les gens qui viennent voir Gide arrivent généralement vers 9 heures du matin. R…, lui, arrivait à 11 heures, et sans s’occuper de voir Gide, allait directement à la cuisine et se faisait servir un petit déjeuner, après lequel il repartait comme il était venu.

Une fois, Gide, intéressé par tout ce que Gérin207 lui racontait de la vie des mineurs, lui avait demandé s’il ne pourrait pas faire une visite à une mine. Il était parti la faire avec Gérin. Pendant la visite, il voyait bien que Gérin prenait des notes, mais il n’y avait pas accordé d’importance. À quelque temps de là, Gérin vient un jour le trouver chez lui et lui demande s’il veut bien lui permettre de publier un article sur cette visite. Gide se récrie : « Jamais de la vie. Je m’y oppose absolument. De quoi aurais-je l’air ? De vouloir qu’on sache que, moi, un écrivain, un homme riche, je me suis plu à aller voir l’existence de ces malheureux. Non ! non, je ne veux absolument pas. » Gérin insiste, en faisant comprendre qu’il y aurait là une petite question d’argent pour lui. Gide maintient son refus : « Je vous répète que cela me serait extrêmement désagréable. » Or, l’article était déjà fait, sa publication entendue avec Frédéric Lefèvre, et trois jours après il paraissait dans les Nouvelles littéraires208.

Ces renseignements ne sont pas mauvais à savoir. Gérin m’a demandé si on ne pouvait pas venir me voir chez moi. J’ai répondu que j’y suis rarement dans la journée. Je répondrai, s’il y revient, de sorte qu’il ne vienne pas. Je n’aime pas d’ailleurs beaucoup les gens de 23 ans qui m’appellent Léautaud tout court, non par vanité, mais par horreur de la familiarité.

22 Août 1938

Tantôt, visite de Gide209, « enchanté de me trouver, alors qu’il craignait le contraire ». Il a une excellente mine, rit, paraît très gai. Je lui dis qu’il a fait une grande perte, il y a quelque temps210. Il me répond qu’il en est encore accablé, découragé, diminué, dans un état moral tourné contre lui-même, qu’il faut la perte des gens pour se rendre compte de la place qu’ils tenaient.

Je lui demande s’il voit quelquefois Valéry, comment il va. Il me dit qu’il va bien, qu’il le voit très souvent, que c’est presque le seul écrivain avec qui il ait vraiment plaisir à parler.

Je lui dis, en m’excusant du propos, qu’il m’arrive souvent de dire que je voudrais bien le voir en conversation avec Valéry, pour l’opposition que j’imagine qu’il doit y avoir entre eux. Il me répond qu’il s’entend parfaitement avec Valéry sur toutes les questions de littérature, qu’il trouve même que c’est Valéry qui a toujours raison. Je lui dis : « La littérature, oui, mais les questions sociales, politiques ? — Évidemment… Il a été plus sage que moi. Là encore, c’est lui qui a raison. »

Je lui parle de ce merveilleux article de Valéry, — dont je n’ai lu qu’un extrait, — sur la liberté211. Il s’écrie : « N’est-ce pas que c’était remarquable ? Et écrit !… » (Il a un geste qui signifie : supérieurement.) Je lui dis que Valéry donne l’impression d’un homme qui est toujours en progrès. Il est de mon avis et que c’est d’autant plus merveilleux chez un homme de son âge. Il me dit aussi : « Et puis, l’avez-vous remarqué ? Valéry sait obliger le lecteur à lire lentement. Vous comprenez ce que je veux dire ? Vous, par exemple, on vous lit tout de suite. Lui, on est forcé de lire lentement. » Je n’ai pas pris cela pour un compliment.

Cette question d’âge nous a amenés à bien rire en parlant de notre âge à tous trois : Valéry né fin 1871, moi janvier 1872, et lui Gide 1869, le dernier mois, il est vrai. Je compte : « 1870, 1871. Hé ! hé ! tout de même deux ans de plus », avec un petit air réjoui pour la contrepartie : deux ans de moins. Il en a ri de très bon cœur.

Je l’ai bien fait rire, la question de la façon d’écrire étant venue dans la conversation à propos de tous ces envoyeurs de manuscrits, en lui disant ce que je pense de la façon d’écrire à la mode : j’aime beaucoup de me promener, l’histoire aimera de connaître, etc., etc. J’ai bien failli dans l’allant de la conversation lui dire : « Depuis que cet inverti d’Abel Hermant… » Je me suis rattrapé à temps : « Depuis qu’Abel Hermant212 a mis cette bêtise à la mode, on la voit presque dans les faits divers », — en lui disant que je plains Valéry d’écrire aussi de cette façon, et que, lorsque je lis quelque chose de lui et que je trouve cette niaiserie, je ne lis pas un mot de plus et envoie ma lecture au diable, — enfin en lui racontant ma réponse à Duhamel, quand il m’offrait d’être lecteur au Mercure, après lui avoir dit que je trouve délicat de juger les écrits d’autrui et que c’est de plus une corvée à laquelle je ne tenais pas : « Surtout, je suis passionné. J’ai des partis pris auxquels je tiens. Il me tomberait à lire un chef-d’œuvre dans lequel je trouverais une façon d’écrire comme la vôtre : j’aime beaucoup de…, il n’y aurait pas de chef-d’œuvre qui tiendrait : au panier ! » Je n’ai pensé qu’après que je crois bien que Gide lui-même écrit de cette façon.

En parlant, il m’a demandé : « Et les animaux, cela va ? » avec un regard de sympathie particulière. Il m’a raconté qu’il vient de recevoir une lettre touchante de Roger Martin du Gard, à propos de la mort de son chien. Je lui ai dit : « Mais oui ! Je ne vous l’ai jamais dit : j’ai sur ma cheminée votre photographie avec Dindiki autour de votre cou. » Il a eu ce mot : « Je le pleure encore. »

Nous avons aussi parlé de Lucien Combelle, dont il apprécie comme moi les qualités et l’intelligence. Je lui dis que je sais combien il a été gentil, obligeant pour lui. Il me répond qu’il est si agréable de rendre service. Je me suis permis de lui dire qu’il pousse peut-être cela un peu loin, qu’il laisse les gens abuser de lui, qu’il en est certainement dans le nombre qui estiment que cela leur est dû. Il m’a parlé alors, dans un domaine à côté, de tous ces gens qui envoient des manuscrits, demandant qu’on le lise, qu’on leur trouve un éditeur, deviennent des ennemis si on leur retourne leur manuscrit avec des réserves sur son intérêt, incapables qu’ils sont d’admettre qu’il ne vaut pas d’être publié. Nous nous sommes trouvés d’accord sur le manque de tact, l’impudence de ces gens, à déranger, envahir ainsi la vie d’autrui. Gide dit qu’on ne voyait pas cela dans notre jeunesse, que lui, par exemple, ne se serait jamais permis de demander à Heredia213 de lire un manuscrit. « Jamais je ne me serais permis non plus d’ennuyer qui que ce soit. On doit faire sa carrière soi-même. »

À propos de Valéry, il m’a parlé aussi du travail énorme qu’il fournit : « Il ne sait rien refuser. Il est prêt à écrire toutes les préfaces qu’on veut. Il aime cela. C’est comme les salons. Il est partout. Il aime cela aussi. Je ne sais pas comment il fait. Je le lui dis quelquefois : pour rien au monde je ne voudrais de sa vie. Pour rien au monde. La vie de salons ! On appelle cela échanger des idées. On sait ce que c’est : on en sort diminué. Pas lui. Cela lui plaît. Il parle métaphysique à ces gens. Il aime beaucoup parler, au fond. »

Je dis à Gide que j’ai dit, comme lui, à Valéry, comme à Duhamel, que pour rien au monde je ne voudrais de leur réputation, de leur célébrité, que le revers coûte trop cher, que je mets bien au-dessus ma tranquillité et ma liberté. Je lui ai raconté l’histoire de Valéry se plaignant à moi, un jour, dans mon bureau du Mercure : « Je n’ai pas un instant à moi. Tout le monde est après moi. On me demande ceci. On me demande cela. Ainsi, ce matin, savez-vous ce que je reçois : la demande de faire partie du jury du Conservatoire. Je vous le demande : qu’est-ce que j’ai à faire là-dedans ? Je n’y connais rien. » Je lui dis : « Oui. C’est inouï. Vous n’avez qu’à dire non, que le temps vous manque. — C’est bien mon intention. » Trois jours après, les journaux publiaient la liste des membres du jury du Conservatoire : Valéry y était. « Tout cela lui plaît », me répète Gide.

1940

12 février1940

Dans un récent numéro des Études214 (20 janvier), une étude sur Gide, à propos de son Journal. Il y est rappelé que, de bonne heure, Gide a dit quelle gêne cela lui a été d’être né riche, de n’avoir ainsi pas à gagner sa vie dans un monde où « le bonheur le plus simple est permis à trop peu de gens215 ». Que cela est bête ! Quelle gêne y a-t-il à éprouver d’être né riche, comme quelle fierté y aurait-il à être né pauvre ? Surtout lorsque, comme Gide, on a employé sa vie d’homme riche aux travaux de l’esprit et qu’on a toujours été un homme secourable pour autrui ? Le mot bête ne suffit même pas. Je le dirai comme je l’ai dit pour Benda : il y a de la bassesse d’âme dans cette sensibilité. Sans compter que Gide se trompe complètement, à croire qu’il n’a vu là qu’un motif, qu’une attitude littéraire : il y a des gens pauvres qui sont parfaitement heureux, et beaucoup d’autres dont le manque de bonheur ne tient pas à leur manque de fortune. J’ai décidément horreur des états d’âme de ce genre. On pourrait dire à Gide comme à Benda : « Pourquoi n’avez-vous pas renoncé à votre fortune ? »

24 Février 1940

Ce samedi matin à 8 h.½, Lucien Combelle arrive à Fontenay sans y avoir été invité.

Conversation dont je n’ai retenu que des bribes, préoccupé que j’étais de cette irruption inattendue. Il me dit qu’il ne se doutait pas que j’avais été lié avec Valéry dans ma jeunesse, comme le montre mon Journal216. Puis, qu’il ne croit pas qu’il y ait une entente d’esprit complète entre Gide et Valéry, ce dont je lui dis que je suis bien certain pour ma part. Il me répète ce mot que lui a dit Gide sur Valéry : « Il a toujours l’air de parler pour lui-même », — ce qui est fort exact, plutôt ce qui l’était, car Valéry a un peu changé sur ce point, avec la vie un peu répandue qui est devenue la sienne. Je dis à Combelle que l’ami avec lequel Valéry a été certainement le plus lié, s’est le mieux entendu, avec lequel il a eu certainement un lien d’affection, c’est Louÿs. Je lui dis quelques mots de la collection de lettres de Valéry à Louÿs que m’a montrée le libraire Télin217 (achetée par lui à la vente de Louÿs au lendemain de sa mort), écrites dans un vocabulaire d’apache, de marlou, dans les termes crus les plus bassement obscènes. Combelle me dit alors : « Une correspondance qui vaut quelque chose, dans un autre genre, ce sont les lettres de Suarès à Gide. Un monument de flatterie, d’adulation, de servilité, de courtisanerie, de mendicité littéraire. On voit là un Suarès dont les gens sont loin de se douter. » J’ai dit à Combelle que j’ai idée de ce que cela peut être, rien que par les envois mis par Suarès sur des ouvrages à lui envoyés à Brunet, par exemple, ou à Duhamel. Son dédain prétendu de la réputation vaut son amour prétendu de la solitude. Il singe l’un et l’autre, comme il singe la profondeur dans ses écrits.

02 avril 1940

Dans une lettre à Marie Dormoy :

Gide commence à me devenir littérairement extrêmement antipathique.

09 mai 1940

Lors d’un déjeuner218 chez Benjamin Crémieux (qui mourra dans moins de quatre ans à Buchenwald) :

Je rallie tout le monde sur Gide.

Le trente octobre ci-après nous comprendrons que ce ralliement est contre André Gide.

Le problème — un gros problème, qui n’a rien à voir avec la littérature — est qu’à peu près avec l’arrivée du Front populaire au pouvoir les opinions de Paul Léautaud, que nous avons connu plutôt d’une gauche modérée dans sa jeunesse, sont devenues carrément de droite puis d’extrême-droite. Les ravages de l’âge l’ont même conduit — la presse de guerre aidant — à des affirmations que même le plus extrême des hommes politiques n’oserait proférer en public de nos jours. André Gide est ici la première victime, à partir de son voyage en URSS, d’un jeu de massacre qui atteindra tout ceux qu’il a aimé, Paul Valéry, Georges Duhamel et, dans une moindre mesure, Julien Benda. Une page mériterait d’être écrite sur cette lamentable dérive. D’autres le feront peut-être.

29 octobre 1940

Ce mardi, Paul Léautaud rend visite à Marie Dormoy, bibliothécaire à la bibliothèque Jacques Doucet :

Il y avait là une cousine de Gide219, spirituelle, rieuse, et pas du tout « gidiste », déplorant au contraire l’influence littéraire qu’il a eue… « Je reconnais qu’il écrit bien, qu’il est intelligent… » Je l’ai interrompue : « Intelligent ?… littérairement ! » Elle a été de mon avis quant à son aventure de Russie. Son engouement sans rien savoir de plus que personne, son départ presque mystique, ont dénoté un manque de prudence d’esprit, de circonspection, de sens critique complet. Elle le trouve peu aimable. Elle me parle d’une photographie de lui à trois ans : déjà un visage affreux, pas du tout attirant. Elle me dit qu’en temps ordinaire, il recevait beaucoup de gens à Cuverville. Tout le monde le fuyait, tant il était désagréable.

30 octobre 1940

Voici le détail de ce « Je rallie tout le monde sur Gide » du neuf mai. Ce mercredi, Lucien Combelle est venu rendre visite à Paul Léautaud dans son bureau du Mercure :

Je demande à Combelle des nouvelles de Gide. Il est toujours à Nice.

Suit, de la part de PL, le récit de la rencontre de la cousine d’André Gide à la bibliothèque Doucet, et son appréciation qu’André Gide n’est intelligent que « littérairement » :

Combelle trouve que je vais un peu loin, naturellement. Je reviens alors à cette perle, chez Gide, dans Les Caves du Vatican220, du « crime gratuit », qui lui vient en droite ligne de ce pitoyable et haïssable Dostoïevski, ce voyageur, dans un train en marche, qui s’amuse à jeter par la portière le voyageur assis en face de lui, uniquement pour voir quelle sensation cet acte produira en lui, et je raconte que, à mon déjeuner chez Benjamin Crémieux, en mars dernier, tous les invités, grands admirateurs et fervents de Gide, parlant de cette affaire, le crime gratuit, je leur ai dit : « Imaginez qu’on puisse soumettre ce motif littéraire à tel ou tel des grands écrivains de notre littérature : un Montaigne, un Racine, un Molière, un Diderot, un Verlaine. Il dirait : « Qu’est-ce que c’est que cette ânerie ? Quel est le fou « qui a inventé cela ? », et que tous avaient été obligés de reconnaître que je disais vrai, et que Mme Benjamin Crémieux, me montrant son fils et me disant qu’il est grand admirateur de Gide et très influencé par lui, j’ai répliqué que les jeunes gens qui ont subi l’influence de Gide sont de pauvres cervelles, pas solidement construites. J’ai rapproché aussi le cas de Gide, s’effondrant un jour sur le fauteuil dans mon bureau en me disant : « Je ne peux plus être heureux depuis que je sais qu’il y a tant de gens qui ne le sont pas », et le cas de Benda, qui a raconté qu’à l’époque de Pages libres221, fondées et publiées par trois jeunes écrivains extrêmement pauvres222, qui mettaient toutes leurs ressources dans cette publication, il venait chaque jour un moment avec eux, trouvant à cela comme une rédemption d’être riche et d’être né dans un milieu riche, — et dit une fois de plus que je ne vois là qu’une bassesse d’âme répugnante, car quelle honte y a-t-il à être né riche, et surtout, lorsque comme Benda et comme Gide, on a profité de sa fortune pour se vouer aux travaux de l’esprit ? J’ai aussi parlé du goût du martyre chez Gide et que, si on lui disait que le bonheur du monde est assuré s’il accepte d’être crucifié, il accepterait aussitôt. Alors qu’on ne doit se laisser crucifier pour aucune cause au monde.

Et puis c’est la guerre. Les Allemands sont dans Paris depuis juin 1940. André Gide passera une grande partie de la guerre en Afrique. Ça tombe bien, les autorités d’occupation ne sont pas désireuses de le voir revenir. Les nombreuses notes de Paul Léautaud de cette période ne sont que des redites et un durcissement de son opinion. Le onze mars 1944 il lit dans Je suis partout « Un excellent portrait d’André Gide, presque complet » La demi-colonne de la page six réservée à André Gide accueille un texte d’une rhétorique subtile dans laquelle Rebatet encense l’André Gide écrivain tout en insistant sur son instabilité d’opinions ce qui lui permet de conclure que : « personne n’est plus inapte que lui au réalisme politique et ne s’est plus douloureusement cogné à la rude évidence des faits. »

Le premier septembre 1944 (La libération de Paris a eu lieu le 25 août, un monde s’écroule) Paul Léautaud écrit :

Mes dispositions d’esprit, aussi, à l’égard de tous ces hommes qui ont été mes amis Paulhan, Valéry, Gide, Duhamel, jusqu’à Billy, peut-être ? Je ne me sens plus rien de commun avec eux. Je n’ai aucune envie de les revoir. Je ne pourrais pas leur cacher cet état d’esprit. Même si je ne parlais pas, mon visage, sur lequel tous mes sentiments se marquent si vivement, le leur révélerait.

Son vieux cœur et son plus vieil esprit encore, se ratatinent en se durcissant.

Peu de temps après, le 23 octobre 1944 :

Les Lettres françaises, reçues ce matin, publient la liste, par ordre alphabétique, des écrivains « pestiférés » avec lesquels les écrivains « honnêtes » (Comité National des Écrivains) refusent de se commettre désormais.

Dans cet hebdomadaire très à gauche, à la date du 21 octobre, un petit encadré en bas de la une : « Le comité national des Écrivains et l’épuration des lettres » : « Les membres du C.N.E. à l’unanimité, déclarent se refuser à tout contact sur le plan professionnel avec les écrivains dont les noms suivent. Cette liste, après examen des cas douteux, annule celle publiée dans les Lettres françaises du 16 septembre 1944. » Suite en page cinq. On peut en profiter pour lire, dans cette page cinq, le texte de Claude Aveline : « En pensant à Benjamin Crémieux ». En une, un dessin de Senep représente Hitler et Pétain discutant entre auteurs, dans leur cellule.

Des gens tombent autour de lui, ou s’enfuient. Les autres sont inconscients de ce qu’ils ont fait, comme Lucien Combelle qui a dirigé le journal Révolution nationale :

23 octobre 1944

Même Combelle (il n’a été guidé que par l’ambition. Il me l’a dit lui-même quand il m’a demandé mon avis sur sa décision : « Je suis ambitieux. La littérature me paraît insuffisante à contenter mon ambition. J’entre dans un parti politique. Qu’en pensez-vous ? » Je lui exprimai tout d’abord ma surprise, comme celle qu’aurait Gide, — il a été son secrétaire pendant quelque temps, — le croyant dévoué uniquement aux lettres. Puis : « Mon cher, c’est bien simple : si votre parti réussit, vous réussirez. S’il échoue, vous serez par terre avec lui. » Le voilà par terre, littérairement, si on peut dire, en plus de son arrestation).

Fin décembre 1944 Combelle sera condamné à quinze ans de travaux forcés. Il ne les fera pas — personne ne les a fait — et sera amnistié en 1951, sept ans plus tard. Amnistié, ça veut dire « on efface tout et on recommence ». Dans cette triste journée du Journal, Paul Léautaud égrène avec regret une liste d’écrivains collaborateurs tous plus admirables les uns que les autres et qui n’ont rien fait de mal.

Alors André Gide…

Le cinq décembre, dans la librairie de Richard Anacréon223, rue de Seine :

[…] entré chez le libraire Anacréon, pour lui remettre son exemplaire de mes Lettres, sur lequel je lui ai écrit, en guise d’envoi, quelques petits vers visant l’envie qu’il a faite à Valéry. À ma dernière visite, il y avait, sur un côté de la « montre », une photographie de lui, presque grandeur nature, de face, la tête dans les deux mains […] De l’autre côté de la « montre », comme pendant à la nouvelle photographie de Valéry, une photographie de Gide. Un tout autre visage, vraiment, une tout autre expression, une tout autre distinction.

1945

Vers le dix juin, Jean Paulhan écrit à Paul Léautaud :

« L’état de Paul Valéry s’est aggravé. Ulcère à l’estomac, compliqué d’un découragement absolu. Gide est revenu bouleversé de la rue de Villejust. »

15 juin 1945

Je ne sais que faire. Si je vais là-bas, où je n’ai pas mis les pieds depuis tant d’années, j’aurai l’air d’un curieux. On se dira que je tiens encore à écrire des pages de Journal pré-mortuaires, puis mortuaires. Et le fait est que cela ne ferait pas mal dans ma collection. […] l’aplomb me manque. Mieux vaut rester comme si je ne savais rien.

16 juin 1945

Je suis allé tantôt à Paris. Je suis passé chez Anacréon. Je lui ai demandé des nouvelles. Anacréon a passé avant-hier deux heures chez Valéry. Il ne l’a pas vu. On ne le voit pas. Anacréon a été reçu par Mme Valéry et sa sœur, Mlle Paule Gobillard.

[…]

Anacréon parlant de Gide, qui doit partir très prochainement pour l’Allemagne, où il va faire un reportage (c’est le mot dont s’est servi Anacréon, et qui me surprend, s’agissant de Gide), l’idée me prend soudain d’aller le voir. J’aurai des nouvelles récentes de Valéry et je saurai peut-être si je peux aller le voir. Je me mets aussitôt en chemin.

bis, rue Vaneau. Gide habite là depuis quelques années224. Il est revenu dans le quartier de sa jeunesse. Il habitait rue de Commaille225, si je ne me trompe. Une de ces maisons de construction récente, du nouveau modèle, un peu semblable à une immense commode à ventre, et peu jolie auprès des vieilles maisons genre faubourg Saint-Germain, encore en majorité dans le quartier. Au sixième étage. Un concierge très obligeant. Quelqu’un qui a pris l’ascenseur a négligé de bien fermer la porte en le quittant à son étage. L’ascenseur ne fonctionne pas. Ce concierge monte aussitôt par l’escalier faire le nécessaire. Sixième, à gauche. Je sonne. Un jeune homme que je ne connais pas vient ouvrir. Je demande si Gide est là. On ne sait pas. On me demande mon nom. Je me nomme. On me fait entrer dans une pièce qui est certainement le cabinet de travail de Gide. Il a à sortir. Est-il déjà parti ? On va voir. Je suis à peine assis que je vois arriver Gide. Comme je m’excuse d’avoir pris la liberté de venir ainsi chez lui, il proteste. L’accueil le plus cordial. Je m’y serais prêté, il m’aurait presque pris dans ses bras. Il n’a pas du tout vieilli, il n’a pas du tout le visage cireux (comme il arrive quelquefois aux vieillards), comme on me l’a dit. Vraiment, sur le visage, comme dans ses gestes, son allure, sa marche, sa parole, rien de la vieillesse. Presque chauve, voilà tout. Il a toujours cette façon de renifler sans cesse, avec un petit froncement du nez, comme si une mouche s’y posait, ce qui est tout de même peu joli. Habillé d’un merveilleux complet gris chiné clair, à l’aspect tout neuf226. Il m’exprime, à plusieurs reprises, son grand plaisir de me voir. Comme je lui dis que je me suis permis de venir pour avoir des nouvelles exactes de Valéry, il me dit qu’il téléphone chaque jour, qu’il n’a pas encore téléphoné aujourd’hui et que, puisque je suis là, il va le faire. Il appelle et me tend l’écouteur. C’est Mlle Gobillard qui est à l’appareil et qui donne les nouvelles : « Il y a un peu de mieux. On va faire à Valéry une transfusion de sang. On a pu se mettre à l’alimenter un peu : du lait, des œufs, du beurre. Il va y avoir un nouveau médecin. En résumé, il y a du mieux. On espère. » Gide était assez drôle à l’énoncé de la transfusion de sang en vue, des différents éléments de l’alimentation, répétant : « Ah ! une transfusion de sang ! Évidemment, ces gens savent mieux… Des œufs !… Du beurre !… Évidemment, ces gens savent mieux… » L’entretien a pris fin sans que Gide ait prononcé mon nom. Je pensais qu’il allait dire : « Léautaud est à côté de moi, qui est venu pour avoir des nouvelles. Pensez-vous qu’il puisse aller voir Valéry ? » Il n’en a rien fait, par oubli certainement, et pressé qu’il était par sa sortie, et j’ai laissé les choses ainsi. Il est mis aussitôt en mesure de sortir : « Je vais chez le toubib. » En lui disant au revoir, je lui dis : « Je suis bien content de vous avoir vu. Vous avez écrit des choses courageuses… dans votre Journal. » Il a alors un mouvement vif, jeune, spontané : « J’en écrirai d’autres, parce que tout ce qui se passe me dégoûte. »

Tout cela ne vaut pas, pour mon Journal, une visite à Valéry lui-même. Je regarde chaque jour, dans le journal, depuis que je sais son état, si on n’annonce pas sa mort. Si cela arrive sans que j’aie bougé, je ne me pardonnerai pas de ne pas m’être décidé.

Notes

La numérotation des notes poursuit celle de la page précédente. et commence donc au numéro 83.

83     Première note du Journal d’André Gide en 1926 (début du deuxième volume de Pléiade) : « Cuverville, 12 juin. / De retour enfin d’un long voyage… »

84     Allusion à la « croisière noire », circuit en automobile qui traversa le continent africain du nord au sud d’octobre 1924 à juin 1925.

85     René Maran (1887-1960), prix Goncourt 1921 pour Batouala (Albin-Michel). René Maran est né sur le bateau qui conduisait ses parents guyanais à la Martinique. Le père de René Maran occupait un poste administratif colonial au Gabon. René Maran a débuté dans la revue Le Beffroi, de Léon Bocquet. Pour l’accueil du prix Goncourt à un Noir, voir Le Petit Parisien du 15 décembre 1921 ou Le Figaro du 16.

86     Ce sera le Voyage au Congo qui paraîtra chez Gallimard en 1927, et qui sera suivi de Retour du Tchad en 1928. Ces deux textes sont incorporés au volume Pléiade Souvenirs et voyages op. cit.

87     Dindiki, sorte de lémurien qui a été offert à André Gide lors de son voyage et qui est mort avant le retour. Cet animal, que l’on peut voir sur quelques photographies en compagnie d’André Gide ou de Marc Allégret, fera l’objet de la première publication d’André Gide (17 pages) à son retour, dans le numéro 9 de la revue Commerce (automne 1926) puis dans d’autres éditions et enfin pages 712-718 du volume Souvenirs et voyages de la Pléiade op.cit.

Premières lignes du récit « Dinkidi », page 711 du volume Récits et voyages

88     Paul Valéry a été élu à l’Académie française le 19 novembre 2025.

89     Le 19 mai.

90     Lors de ses Entretiens avec Jean Amrouche à l’automne 1949, nous entendrons : « J. A. : Pourtant je crois que vous avez souffert de cette amitié qui ne s’est jamais démentie. / A. G. : Oui, j’en ai beaucoup souffert. Indiciblement. Je crois l’avoir montré à plusieurs reprises dans mon Journal : la conversation avec Valéry, je mettais quelque fois dix jours, dix jours à m’en remettre. / J. A. : Pourquoi ? / A. G. : Pourquoi ? Parce que j’avais l’impression d’abord qu’il avait toujours raison et que ce pour quoi je peinais, je travaillais, ce qui était ma raison de vivre, eh bien c’était pour lui ce qu’il considérait comme disons-nous de la foutaise. Eh bien j’avais beaucoup de mal à me remettre de cela. / J. A. : En sommes vous avez l’impression que Valéry n’avait guère de considération pour vos écrits. / A. G. : Très petite. Et d’ailleurs c’est une chose qui l’a — j’en suis convaincu — beaucoup gêné. Valéry n’a jamais parlé de moi. / J. A. : Oui, je me souviens que lorsque la revue Le Capitole publia son numéro d’hommage à l’occasion de votre soixantième année […], Valéry qui avait promis d’écrire un article en définitive s’est esquivé. / A. G. : Il s’est esquivé, beaucoup trop gêné n’est-ce pas… Valéry me connaissait très mal et il voyait dans ma nature, dans mes écrits un côté protestant, un côté anti-artiste, qui je l’espère n’y était pas. Il y avait certainement de sa part une sorte de… de méprise. Et j’ai passé outre. Notre amitié est restée aussi profonde, aussi réelle, jusqu’à la fin. Et je crois que Valéry lui-même en a été surpris. »

91     L’homme de droite François Sant’Andrea et de gauche Louis Marcerou (né en 1884, docteur en droit en 1925) tenaient ensemble une maison d’édition « la Librairie de France », au 110 boulevard Saint-Germain, à l’angle de la rue Mignon puis au 99, boulevard Raspail à partir de 1921. PL a toujours écrit Santandréa en un seul mot et avec un é.

92     Roger Martin du Gard (1881-1958), écrivain, prix Nobel de littérature en 1937. Son œuvre majeure en huit épisodes, Les Thibault, a été publiée de 1922 à 1940 à la NRF. On ne le confondra évidemment pas avec son cousin Maurice, directeur des Nouvelles littéraires, objet de la note 62 de la page Gide I.

93     Le 27 juillet 1924 a été posé à Civitavecchia, qui est le port de Rome, une plaque sur la maison qu’habitait Stendhal lorsqu’il était Consul de France, à partir de 1831. Apprenant ça dans la presse, PL écrit, le seize juin : « Je rêve d’y aller, si les Nouvelles littéraires peuvent me procurer le parcours en chemin de fer gratuit ». Il a reçu une carte d’invitation des organisateurs italiens mais l’affaire ne s’est pas faite, peut-être à cause de la nonchalance de MMG.

94     André Gide est né en novembre 1869, deux bonnes années avant PL.

95     Louis-Daniel Hirsch (1891-1974), directeur commercial des éditions Gallimard de 1922 à 1974.

96     On peut être surpris de ce « qui viennent de paraître » alors que ces volumes sont parus en 1924. En fait ils n’ont été commercialisés qu’en octobre 1926. Voir aussi la note 65.

Premier volume, daté de 1924

97     Jean de Gourmont (1877-1928) est surtout connu comme le frère cadet (19 ans de moins) de Remy de Gourmont. Jean de Gourmont n’est entré au Mercure en 1903 que grâce à cette seule qualité. À la mort de son grand aîné en 1915, Jean de Gourmont ne fera quasiment plus que s’occuper de sa postérité.

98     Paul Souday (1869-1929), homme de lettres, critique littéraire au journal Le Temps, de 1911 à sa mort.

99     Le Temps du 23 décembre, page trois, avec le Journal des Faux-monnayeurs. La lecture en est en effet, pénible.

100   « Une heure avec… » est le feuilleton en une des Nouvelles littéraires tenu une semaine sur deux par l’assez médiocre Frédéric Lefèvre.

101   Dans le Mercure du premier mars 1927, pages 388-391.

102   Reliure demi-chagrin noire et papier à la cuve à dominante bleue. Il a existé une reliure rouge.

103   Vraisemblablement dans Le Temps du douze juin 1926, page trois, à l’occasion de la réception d’Albert Besnard par Louis Barthou. Albert Besnard (1849-1934) a été élu à l’Académie française en novembre 1924 et reçu le dix juin de cette année 1926. À cette occasion il a évidemment prononcé l’éloge de Pierre Loti, son prédécesseur au fauteuil treize, ce dont tous les journaux ont parlé, non pas à cause de la réputation d’Albert Besnard mais de celle de Pierre Loti.

104   Les Cahiers d’André Walter, premier ouvrage d’André Gide, écrit à vingt ans expose l’impossible réalisation de son amour idéalisé pour sa cousine Madeleine face à ses désirs réels. Ce roman sous forme de journal est paru sans nom d’auteur chez Perrin en décembre 1890, daté 1891. Offrant un exemplaire de ce livre à Albert Mockel, André Gide a signé André Walter. Maurice Barrès, feuilletant par hasard ce livre chez Perrin a voulu en connaître l’auteur. Il lui a proposé de se rendre à un banquet offert à Jean Moréas et l’a présenté à Stéphane Mallarmé. On comprend mieux pourquoi il ne fallait pas toucher à Stéphane Mallarmé. Pour Maurice Barrès ça a été moins sûr.

La Signature d’André Gide sur l’exemplaire offert à Albert Mockel

105   En même temps tout le monde connaissait l’impression très fautive de Perrin, André Gide ayant même pensé à faire pilonner son premier livre. On peut imaginer que les amateurs achetaient de préférence l’édition de L’Art indépendant parue l’année suivante. C’est à l’Art indépendant qu’André Gide a fait paraître ses quatre livres suivants jusqu’à Paludes, avant de proposer ses Nourritures terrestres au Mercure en 1897. André Gide n’a plus jamais travaillé avec Perrin.

106   Octave Mirbeau (1848-1917), auteur célèbre et populaire mais également reconnu par les avant-gardes littéraires et artistiques. Octave Mirbeau a œuvré pour faire obtenir le prix Goncourt au Petit Ami.

107   Jules Renard (1864-1910, à 46 ans), a été, en 1889, l’un des premiers actionnaires du Mercure de France. Il était aussi le plus important, achetant six parts sur vingt-cinq. Il sera membre de l’académie Goncourt le premier novembre 1907, au fauteuil de Huysmans grâce à Octave Mirbeau, qui a dû menacer de démissionner pour assurer son succès.

108   Lucien Descaves (1861-1949), journaliste, romancier et auteur dramatique naturaliste et libertaire, Lucien Descaves s’est rendu célèbre par Les Sous-offs, roman antimilitariste pour lequel il a été traduit en cour d’assises pour injures à l’armée et outrages aux bonnes mœurs. Acquitté en 1890, il donnera d’autres œuvres dans le même ton. Rédacteur au journal L’Aurore au moment de l’affaire Dreyfus, il lui a apporté son soutien. Lucien Descaves est secrétaire de l’Académie Goncourt.

109   André Gide n’a jamais été élu à l’Académie française, même à l’occasion des nombreux fauteuils vacants à la Libération.

110   Abel Hermant, qui sera élu le 3 juin 1927 contre Fernand Gregh.

111   Havelock Ellis (1859-1939), médecin et psychologue britannique est l’un des fondateurs de la sexologie. Si Léautaud le connaît, c’est que l’ouvrage d’Ellis Le Monde des rêves est paru au Mercure en 1912 dans une traduction de Gabriel de Lautrec.

112   Nicolas Restif de La Bretonne (1734-1806), parfois écrit phonétiquement Rétif. NRLB était typographe et homme de lettres éclectique et particulièrement fécond, surtout connu pour son autobiographie en huit volumes, Monsieur Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé, concentré sur le récit de seulement trois années de sa vie (1794 à 97). Dans la même veine on peut lire également La Vie de mon père, en deux parties. « Ô Rétif de La Bretone ! Tu ne seras apprécié que fort tard ; mais je m’honore de t’offrir ici mon suffrage, dussé-je être le seul à sentir ton mérite. » Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, chapitre CXLV : « Brochures », réédité au Mercure en 1984, (pages 353-354).

113   PL pense peut-être ici davantage à son épouse, Wanda von Sacher-Masoch (1845-1906), traductrice et écrivaine autrichienne qui devint célèbre après avoir publié son autobiographie, qui déclencha une polémique. Les Confession de ma vie, Mémoires de Madame Sacher-Masoch ont été publiés sur huit numéros du Mercure, du premier janvier au quinze avril 1907.

114   Papetier depuis 1710, créateur, aux Pays-Bas du papier « Japon ».

115   L’édition la plus connue du Journal (1882-1891) de Pierre Louÿs est datée de 1929 dans le cadre d’une édition de ses œuvres complètes en trois volumes aux éditions Montaigne de Fernand Aubier. Il s’agit ici d’un volume paru cette année 1826 sous le titre de Journal inédit, aux éditions Excelsior, 27 quai de la Tournelle (226 pages).

116   Louis Cario (1876-1960), docteur en droit en 1904, commissaire répartiteur des contributions directes, homme de lettres et peintre amateur. Louis Cario sera un temps, en 1937, pressenti par PL pour être son exécuteur testamentaire. Voir l’« Histoire du Journal littéraire », par Marie Dormoy en tête de l’édition. Voir aussi quelques courts portraits aux 17 octobre 1926, 20 octobre 1928, 3 avril 1930, 6 mars 1935, 5 février 1936 et 17 août 1945.

117   Corrigé de Méryem. Pour le petit Ali, pages 279 puis 312 et suivantes dans l’édition de la Pléiade, qui se termine page 327.

118   Ernest Renan (1823-1892), philosophe et historien. Une grande partie de l’œuvre religieuse de cet ancien ecclésiastique a causé de violentes controverses dans le clergé. Les Nouvelles littéraires du 23 février 1923 ont publié un numéro spécial à l’occasion de son centenaire.

119   Normalien, maître de conférences à l’École normale, professeur d’éloquence latine au Collège de France, Gaston Boissier (1823-1908), a collaboré à la Revue des Deux Mondes. Ses meilleurs ouvrages sont les Promenades archéologiques, et son étude sur Cicéron. Gaston Boissier a été élu à l’Académie française en 1876 et nommé secrétaire perpétuel en 1895. La phrase de PL est peu claire, on ne sait pas très bien de quelle candidature il s’agit. Vraisemblablement de Pierre Loti, qui a été élu en mai 1891, au sixième tour de scrutin. Pierre Loti a été l’un des rares candidats à ne pas avoir été tenu de faire ses visites puisqu’il était en service sur le navire Le Formidable. C’est alors qu’il était en rade d’Alger qu’il apprit son élection.

120   Ce Voyage au Congo est paru dans La NRF à partir du numéro de novembre 1926 (en même temps que le Journal de Salavin, de Georges Duhamel). Alors qu’il paraissait toujours à l’intérieur du volume, cette partie du chapitre trois apparait en tête de ce numéro de janvier et concerne les pages à partir du dix octobre 1925 : « Je me sens assez bien pour me lancer dans la longue course de Rafaï… »

121   Qu’on ne se méprenne pas. Dans la bouche d’André Gide et de Paul Léautaud — hommes sensibles s’il en est — le mot nègre a évidemment une connotation raciste mais inconsciente à une époque où le racisme — dans la langue et dans les conversations de ce temps — était une chose naturelle, qui ne posait aucune question. André Gide et Paul Léautaud — et tous les Européens de l’ouest avec eux — auraient eu les mêmes mots pour les Chinois ou les Indiens, sans la moindre intention de nuire ou d’humilier.

122   Jean Veber (1864-1928), peintre et dessinateur de presse.

123   Peut-être Pierre Veber (1869-1942), dramaturge et romancier a été aussi critique de dramatique. Il écrira dans une préface « Si soixante-dix villes se disputent l’honneur de m’avoir donné le jour, ce n’est pas parce que je suis dix fois plus célèbre qu’Homère, mais seulement parce que le nom que je porte est assez répandu ».

124   Ce « (?) » se rencontre aussi dans le texte du Comœdia du 14 août 1943 où ce passage a été reproduit et validé par PL.

125   Dans le Mercure du premier janvier, dans sa rubrique des « Revues », page 166, CHH semble se débattre contre quelque chose qui lui déplait chez André Gide sans que l’on perçoive vraiment s’il s’agit d’un rejet d’ordre religieux (début de la critique) ou politique (fin). Les deux tiers de sa critique sont la reproduction d’un fragment du Voyage au Congo, ce qui est une façon commune de tirer à la ligne sans trop d’effort.

126   Cette édition ne paraîtra qu’au début de février 1930. Le travail avait commencé avec Adolphe van Bever, qui est mort au début de cette année 1927.

127   Henri Ghéon (prononcer Guéon) (Henri Vangeon, 1875-1944), médecin, poète, auteur dramatique et critique littéraire très proche d’André Gide. Henri Ghéon entre à L’Ermitage puis fait partie du premier cercle de la NRF. Mais il rencontre la foi pendant la guerre, ce qui donne un coup d’arrêt à sa carrière littéraire proprement dite, malgré une importante production religieuse. Henri Ghéon est rapidement devenu un catholique acharné et prosélyte, pas forcément à la lecture des Évangiles, mais peut-être davantage en découvrant, comme médecin, l’horreur de la guerre. Il écrira L’Homme né de la guerre, témoignage d’un converti, Yser-Artois, 1915, NRF 1919.

128   Henry Durand-Davray (1873-1944), traducteur et critique littéraire, spécialiste de la littérature anglaise au Mercure où il a écrit 413 articles entre 1896 et 1938.

129   Il s’agit de la traduction, par Henry Davray, de la plaquette (une cinquantaine de pages), d’Oscar Wilde, accompagnée ici de La vie de prison en Angleterre et de Poèmes en prose. La première édition française de ce texte est parue dans le Mercure de mai 1898.

130   Le 21 juin 1926.

131   Georges Mornay (1876-1935), peintre, a débuté dans l’édition d’art en 1919 par la publication d’une Vie des Martyrs de Georges Duhamel, illustrée par Jean Lébédeff. Voir sa nécrologie dans le Mercure du 15 janvier 1936. Georges Mornay a parfois été cité dans ces notes et une maison d’édition à ce nom existe toujours en 2018. Cette maison était la propriété de Georges et Antoinette Mornay (1867-1962), considérés comme des pionniers de l’illustration dans les ouvrages de « demi-luxe ».

132   Commune de Roquebrune, entre Monaco et Menton. André Gide est dans le Midi depuis début février. Le quatre, il écrit dans son Journal : « Arrivé à Vence le 2 février encore mal remis d’une laryngite qui m’avait retenu à la chambre quinze jours et fort abruti. » (Journal, Pléiade volume II, page 184). Il rentrera à Paris le 8 mars.

133   Dans la Correspondance générale, cette lettre est datée du 18 janvier, ce qui n’est pas possible comme on l’a vu le 17 février, dont la journée s’ouvre par « Ce matin, lettre de Gide, pour me remercier de mon petit volume de Lettres… »

134   Alexandre, comte de Tilly (1761-1816), aventurier et homme de lettres. PL fait ici allusion aux Mémoires du comte Alexandre de Tilly : pour servir à l’histoire des mœurs de la fin du XVIIIe siècle, édité « Chez les marchands de nouveautés » en 1828. 348 pages. Constamment réédité. La dernière édition est de Christian Melchior-Bonnet pour le Mercure de France en 2003 (721 pages).

135   Chamfort : Maximes et pensées, caractères et anecdotes. Chamfort (Sébastien-Roch Nicolas, 1740-1794), poète, journaliste et moraliste. Secrétaire ordinaire, en 1784, du Cabinet de Madame, sœur de Louis XVI. Membre de l’Académie française en 1781. En 1789, Chamfort prit habilement le tournant de la Révolution, mais rien n’étant simple, il se suicida pour éviter la prison.

136   Tambour 5, rue Berthollet, est une revue qui a paru sur huit numéros, de février 1929 à juin 1930 sous la direction d’Harold Salemson. Les huit numéros de cette revue ont été réunis en un volume de 672 pages éditées en 2002 (fac-simile) par l’université du Wisconsin. Le numéro de novembre 1929 a été réservé à Anatole France.

137   Corrigé de la.

138   imaginaire ajouté à la place de, entre crochets : « illisible ».

139   Joseph Chaix : De Renan à Jacques Rivière, dilettantisme et amoralisme, Bloud et Gay 1930, 223 pages.

140   Alain-Fournier (Henri-Alban Fournier, 1886, mort au combat le 22 septembre 1914, à 27 ans), romancier et journaliste, surtout connu pour Le Grand Meaulnes, son unique roman achevé. Fils d’instituteurs, Alain-Fournier a rencontré Jacques Rivière, qui a épousé sa sœur, Isabelle Fournier en 1909. En 1910, Alain-Fournier a publié quelques œuvres personnelles dans le quotidien Paris-Journal et est devenu le secrétaire de Claude Casimir-Perier (1880-1915) puis l’amant de sa femme, la comédienne Simone Le Bargy (1877-1985).

141   André Gide, L’École des femmes, roman, NRF, avril 1929. Robert, supplément à L’École des femmes, paru en janvier sera suivi de Geneviève, ou La Confidence inachevée, en novembre 1936.

142   Cette « Revue des pays d’Occident », d’opinions maurassiennes, paraîtra sur 37 numéros en quatre ans sous la direction de Jacques Reynaud (1894-1965), poète, auteur dramatique et metteur en scène. Latinité était diffusé par la librairie de France de François Sant’Andrea et Louis Marcerou, objets de la note 91.

143   Auriant (Alexandre Hadjivassiliou, 1895-1990), a partagé le bureau de PL au Mercure de 1920 à 1940 et s’est trouvé de ce fait son principal confident, et réciproquement. Voir le Dictionnaire des orientalistes de langue française sur le site web de l’EHESS. Lire également les mémoires de Francis Lacassin : Sur les chemins qui marchent, éditions du Rocher 2006 : « Séduit par sa passion érudite et par ses qualités polyglottes, Vallette l’engagea dans la maison d’édition qui accompagnait la revue. C’est ainsi que chaque jour pendant vingt ans, dans le même bureau, il travaillait avec Paul Léautaud en vis-à-vis. […] Après la Seconde Guerre mondiale, Léautaud réserva à son ancien vis-à-vis quelques piques désobligeantes dans son Journal. Procès à l’appui, Auriant l’obligea à remplacer son nom par des initiales. Ensuite, il se vengea tout seul, sans l’aide de la justice, en lançant le pamphlet cinglant apprécié des connaisseurs, Une vipère lubrique : M. Paul Léautaud. » Ce Vipère lubrique fera l’objet ici d’une page le quinze avril 2022. Le texte pourra en être téléchargé intégralement, enrichi de 470 notes.

144   Jean Cassou (1897-1986) a tenu la rubrique des « Lettres espagnoles » au Mercure entre janvier 1921 et septembre 1929. En 1936 il fera partie du Cabinet de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, et sera conservateur du musée d’Art moderne. Avant cela nous le verrons journaliste aux Nouvelles littéraires.

145   Germaine Dauptain (1885-1976) a épousé Paul Pascal dont elle a divorcé pour épouser Jean Paulhan (note 55) en décembre 1933.

146   Eugène Dabit (1898-1936), peintre, puis écrivain. L’Hôtel du Nord, Denoël, 1929 et Petit Louis, NRF, 1930.

147   « ai » ajouté.

148   Vraisemblablement Maurice Le Blond (en deux mots, 1877-1944), journaliste et écrivain. Saint-Georges de Bouhélier et Maurice Le Blond sont, en 1885 à l’origine du mouvement littéraire dit Naturisme. Maurice Le Blond a été le secrétaire de Georges Clemenceau. En 1908 il a épousé Denise, la fille d’Émile Zola.

149   Ce théâtre de l’Avenue se trouvant au cinq rue du Colisée, l’avenue en question est évidemment celle des Champs-Élysées. Ce théâtre a ouvert en 1912 sous le nom de théâtre Impérial, on se demande un peu pourquoi, avant d’être renommé en théâtre de l’Avenue en 1919. Cette année 1932 ce théâtre est dirigé par Georges Pitoëff depuis février jusqu’en mai 1933. Cette salle deviendra un cinéma en septembre 1934 puis de nouveau un théâtre en même temps qu’une salle de music-hall en 1940 tout en conservant son équipement de projection.

150   Marianne Regazzacci-Stephanopoli (1897-1978), romancière, traductrice et historienne a écrit sous le nom de Marie-Anne Comnène. Elle a épousé en 1916 Benjamin Crémieux (1888-1944), docteur ès lettres, critique littéraire et traducteur de l’italien. Benjamin Crémieux fera connaître Luigi Pirandello en France. Benjamin Crémieux est collaborateur de La NRF. Il est l’oncle de Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Les dates des premier mai et quinze juin 2022 sont réservées ici pour la publication de deux pages sur Benjamin Crémieux.

151   Qu’on ne confondra évidemment pas avec l’avocat Paul Lombard (1927-2017). Le Paul Lombard évoqué ici, dont on sait peu de choses, est journaliste. En 1923 il « approchait de la quarantaine » (JL au 23 octobre 1923). Il est aussi l’auteur en 1926, nous dit la BNF, de Ce qu’il faut connaitre du fascisme (Boivin), en 1928, de À la tribune !, manuel satirique d’éloquence parlementaire à l’usage des électeurs et des candidats (Éditions de France) et cette années 1932 de Au berceau du socialisme français (éditions des Portiques)… PL lui écrira le treize avril 1944.

152   Pierre Lièvre (1882-1939), propriétaire d’un important commerce de bois à Ivry, critique littéraire et dramatique pour les Marges, Le Divan et le Mercure au moment de sa mort.

153   Pierre Lièvre est le titulaire, depuis novembre 1931, de la rubrique des « Théâtres » au Mercure, qu’il tiendra jusqu’en mai 1939. Dans le numéro du premier avril, page 158, il traitera évidemment de l’Œdipe d’André Gide : « On n’est jamais en peine d’écrire quelques pages à propos de M. André Gide, alors même que le nouveau prétexte qu’il leur fournit n’est pas des meilleurs, comme il arrive aujourd’hui. Cet auteur vient de composer, puis de faire représenter un ouvrage que lui inspira la fable d’Œdipe. On ne voit pas au premier abord que rien le prédestinât impérieusement à s’occuper d’Œdipe, mais le choix d’un sujet par un écrivain, la convenance qui se voit entre eux est chose dont on ne peut pas plus disputer que des goûts ou que de l’amour : elle est fatale et M. Gide, contre toute attente, vient d’écrire un Œdipe. Voilà qui montre une fois de plus comme les choses humaines répondent mal à nos préventions. »

154   À partir de février 1931.

155   Henry Le Savoureux (1881-1961), psychiatre, médecin-directeur de la Maison de Santé de la Vallée-aux-Loups (Chatenay-Malabry), fondateur de la Société Chateaubriand. Henry Le Savoureux et son épouse, le docteur Lydie Plekhanov (Sofia Lydia Gueorguievna Plekhanov 1881-1978) dirigent la maison de santé et y animent un salon littéraire très fréquenté auquel Paul Léautaud sera invité à neuf reprises. Voir, ici-même les Neuf repas de la Vallée-aux-Loups.

156   Julien Benda (1867-1956), critique et philosophe, a publié La Trahison des clercs, Grasset en 1927, son ouvrage le plus connu. Julien Benda est, dans ces années 1930, une des figures intellectuelles les plus respectées de la gauche antifasciste. Julien Benda sera pressenti à quatre reprises entre 1952 et 1955 pour recevoir le prix Nobel de littérature. PL et Julien Benda se fréquenteront régulièrement tout au long de leurs vies, dont plusieurs fois lors des repas de la Vallée-aux-Loups.

157   Depuis la rue du Colisée jusqu’à Fontenay-aux-Roses, il est logique de passer par la porte d’Orléans.

158   Paul Léautaud, né en 1872, a eu cinquante ans le mois dernier.

159   Dans le Journal d’André Gide, deux dates se suivent, pages 385-386 : « Berlin, 29 novembre » et « Cuverville. Mardi 27 décembre » où il est arrivé la veille au soir.

160   La photo où l’on voit André Gide penché contre une balustrade en étage a été prise dans cette maison. Voir l’article de Philip Hotchkiss Walsh « Désirs intérieurs, intérieurs du désir : Gide et sa maison à Auteuil », Bulletin des amis d’André Gide, octobre 2001.

161   « Gide habita cette maison qu’il fit construire sur les plans de Louis Bonnier, architecte en chef de la ville de Paris au 18 bis, avenue des Sycomores, de la mi-février 1906 au début d’août 1928. Il avait vendu en 1900 le château maternel de La Roque-Baignard et le bénéfice de cette vente permit d’acquérir le terrain de l’avenue des Sycomores. Les travaux de construction débutèrent en 1904. […] C’était une simili-forteresse, percée de meurtrières, où l’on découvrait un singulier entrelacs de petites pièces et de couloirs autour de l’immense salle des gardes qu’était la bibliothèque. » Jean Loisy, « Souvenirs et notes sur André Gide », Bulletin des Amis d’André Gide no 39, juillet 1978.

162   « La “villa” était si vaste qu’il fallait, pour se chauffer, s’approcher d’une grande cheminée sans trappe. Tout le reste de la pièce était sombre, triste, presque noir. Sur une petite table, une lampe de bureau, seule clarté. On se réfugiait avec Gide dans ce coin de chaleur et de lumière. Assis de biais, tournant presque le dos à l’interlocuteur, il se penchait en avant sur lui-même, ou se balançait, le genou dans ses mains. De temps à autre, il ajoutait une bûche et tisonnait le feu avec des pincettes. » Léon Pierre-Quint, André Gide — L’homme sa vie son œuvre — Entretiens avec Gide et ses contemporains, Stock 1952.

163   Par « exposition à la Pléiade », Paul Léautaud pense vraisemblablement à la vitrine de la boutique qui se trouvait alors à l’angle de la rue Royer Collard et du 73, boulevard Saint-Michel, pas très loin de la gare du Luxembourg où il prenait son train quotidiennement. Voir aussi le Journal au neuf novembre 1932.

164   Vu était un hebdomadaire d’informations générales qui a paru de 1928 à mai 1940. La particularité de ce magazine était une contemporanéité affirmée et une large utilisation de l’image de qualité.

165   Suzanne Marie Marguerite Balthazar (1890-1941), peintre et sculpteur a épousé Jean de Gourmont le douze février 1920. Journal littéraire au cinq février 1920 : « Jean de Gourmont se marie. Il épouse une demoiselle Balthazar. Elle fera un maigre festin. »

166   Parc zoologique fondé en 1907 par Carl Hagenbeck.

167   Florian Delhorbe (Florian de La Horbe, 1888-1972) écrit dans le Mercure depuis 1916. Il a tenu, de 1920 à 1927 une chronique de la Société des nations et l’on verra sa signature jusqu’en novembre 1938. Il est aussi traducteur de l’anglais et de l’italien.

168   Ces 45 pages sont titrées « Cahier de revendications » et sont signés de Denis de Rougemont (treize articles), Henri Lefebvre, Paul Nizan, Philippe Lamour, Jean Sylveire, Thierry Maulnier, Claude Chevalley, Arnaud Dandieu, Emmanuel Mounier, Georges Izard, René Dupuis, Alexandre Marc et Robert Aron. André Gide, qui était en voyage, n’a pas participé à ce numéro.

169   Paul Léautaud a beaucoup lu les auteurs de cette époque, qu’il connaît donc bien.

170   Léon Pierre-Quint (Léopold-Léon Steindecker, 1895-1958), docteur en droit, éditeur et critique littéraire. C’est grâce à Rachilde, toujours découvreuse de jeunes talents que Léon Pierre-Quint publia son premier roman au Mercure en 1922. Il fut ensuite le successeur d’André Malraux à la direction des éditions du Sagittaire pendant plus de vingt ans.

171   Il existe une édition de 1952 : L’homme — Sa vie — Son œuvre — Entretiens avec Gide et ses contemporains.

172   Prétexte, le chapitre consacré au Livre des Mille Nuits et Une Nuit, tome VI, traduction littérale et complète du texte arabe, par Joseph-Charles Mardrus : « Remarquons d’ailleurs que, dans la tradition de l’occident, la curiosité est réservée aux femmes, et que les hommes n’y ont pas droit. C’est qu’ici la curiosité est faiblesse. Elle est toute audace là-bas. C’est une sorte d’avidité de l’esprit et des sens qui détériore le goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure ; c’est un désir de risque qui devient d’autant plus aigu que le confort où l’on vit est plus grand. »

173   Extrait de l’ouvrage de Léon Pierre-Quint : « En 1896, L’Ermitage, vaillant petit organe symboliste, allait mourir… lorsqu’il fut racheté par un jeune poète, timide, doux et effacé : Édouard Ducoté. À peine devenu directeur, son premier geste fut d’écrire à André Gide, ce qui sauva la revue. Gide accepta d’y collaborer régulièrement et amena ses amis Jammes, Ghéon, Copeau, Emmanuel Signoret, le “grand et solitaire” Claudel, Valéry même, une ou deux fois. Bientôt il en devint l’éminence grise. C’est qu’il aimait toujours mieux “faire agir que d’agir”. Ducoté lui envoyait les manuscrits. Sur chacun d’eux, il donnait son jugement : “Je suis enchanté que Léautaud collabore…” ou bien : “Les poèmes de Fargue sentent un peu trop leur Rimbaud… N’importe, cela est savoureux…” Quand il voulait refuser des vers détestables, il écrivait à Ducoté : “Si, comme j’avoue que je l’espère, vous avez le bon goût de les trouver mauvais, renvoyez-les…” C’est sous son influence que L’Ermitage devint pendant quinze ans la meilleure revue poétique de l’époque. »

174   André Gide a vécu deux ans à Rome dans un hôtel au numéro 34 de la Via Gregoriana « chambre au rez-de-chaussée à gauche, donnant sur la rue ».

175   L’Index d’Étienne Buthaud indique ici le chimiste Marcelin Berthelot. Il est permis de penser qu’il s’agit davantage de l’homme politique Philippe Berthelot (1866-1934), son fils, très proche des milieux artistiques et littéraires.

176   Le Journal d’André Gide l’indique à Rome le 2 janvier, sans que la date de retour soit indiquée.

177   Pierre Laval (1883-1945), homme politique populiste, deux fois député de la Seine en 1914 et en 1924, sénateur de 1927 à 1944. Ministre des Travaux publics en 1925, ministre de la Justice en 1926, ministre du Travail en 1930, président du Conseil et ministre à divers titres de 1931 à 1940.

178   Ernst Robert Curtius (1886-1956), philologue allemand, spécialiste des littératures romanes.

179   Jules Laforgue (1860-1887, à 27 ans), poète symboliste, connu pour être un des « inventeurs » du vers libre. De 1882 à 1886 Jules Laforgue a été le lecteur de l’impératrice Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach, grand-mère du futur kaiser Guillaume II. Sa notice des Poètes d’aujourd’hui a été rédigée par Paul Léautaud qui s’est appuyé sur des renseignements fournis par Émile Laforgue, dessinateur et caricaturiste, frère aîné de Jules, (correspondance du six janvier 1908). Lire le très précieux article de Jean-Louis Debauve « À propos des manuscrits de Jules Laforgue — Variation sur le destin posthume de ses papiers, suivi de fragments inédits » paru dans la Revue d’Histoire littéraire de la France d’octobre 1964.

180   Jules Laforgue, Moralités légendaires, librairie de la Revue indépendante, 1887. Une édition en Folio classique a été réalisée par Pascal Pia en 1977 (256 pages).

181   Rimbaud, Les Illuminations, recueil de poèmes composés entre 1872 et 1875.

182   Maria van Rysselberghe (1866-1959), écrivain belge, épouse du peintre Théo van Rysselberghe (1862-1926), confidente d’André Gide depuis le début du siècle. L’histoire raconte que c’est chez Maria van Rysselberghe, en 1908, qu’est née l’idée de La Nouvelle revue française.

183   M. Saint-Clair, Il y a quarante ans, NRF 1936, cent pages. Des fragments, une quinzaine de pages, sont parus dans La NRF de décembre 1934.

184   Madeleine de Harting (née Madeleine Feuchtwanger, 1901-1986) a été, de 1925 à 1928, propriétaire de la librairie « À la porte étroite », 10, rue Bonaparte.

185   Maurice Darantiere (sans è) (1882-1962), imprimeur et éditeur d’art. L’imprimerie Darantiere a été le plus important imprimeur de la Pléiade (193 volumes entre 1940 et 2011) dont, pour André Gide le Journal (deuxième édition mais toujours en un seul volume, en juillet 1954) et Romans – Récits et soties – Œuvres lyriques, en novembre 1958. On peut aussi noter que Darantiere a été l’imprimeur de l’édition du Journal littéraire de Paul Léautaud en octobre 1986.

Dernier volume de la Pléiade par l’imprimerie Darantiere.
Les volumes imprimés entre 1979 et 2011 étant vraisemblablement des réimpressions.

186   André Gide et Eugène Dabit (note 146) étaient aussi accompagnés de Louis Guilloux et Jacques Schiffrin, le créateur de La Pléiade en 1931. Eugène Dabit fut atteint de dysenterie, vers la fin du voyage. Il en est mort à l’hôpital de Sébastopol le 21 août. Ce voyage entrainera le récit d’André Gide Retour d’URSS qui paraîtra chez Gallimard en novembre prochain (1936) avec cet envoi : « à la mémoire d’Eugène Dabit je dédie ces pages, reflets de ce que j’ai vécu et pensé près de lui, avec lui. »

Faux-titre et dédicace à Eugène Dabit dans l’édition de la Pléiade

187   Au 102, quai de Jemmapes, où le bâtiment existe toujours et est abondamment photographié par les touristes depuis la passerelle de La Grange-aux-belles qui surplombe l’écluse. L’hôtel est aujourd’hui fermé mais un restaurant bon marché tout à fait convenable existait toujours en 2018.

188   NRF, 23 juin 1937, 125 pages.

189   Alfred Fabre-Luce, « Lettre à Gide, Trotskiste », L’Assaut du 24 novembre. Le site web gidiana.net recense 133 articles. Alfred Fabre-Luce, (1899-1983) est le petit-fils du fondateur du Crédit lyonnais. Il est licencié en droit et en sciences politiques. En 1919, Alfred Fabre-Luce est brièvement attaché d’ambassade à Londres mais préfère le journalisme où son ton de polémiste le fait rapidement remarquer. Vers 1936, après un très beau mariage et des débuts politiques avortés, A. F-L se rapproche du PPF de Jacques Doriot et dirige L’Assaut, quotidien particulièrement hostile aux idées du Front populaire qui deviendra, pendant la guerre « journal des Francs-gardes de la Milice française ». Après la guerre, Fabre-Luce écrira de nombreux ouvrages politiques dont Haute Cour, (Julliard, décembre 1963, 286 pages) qui sera interdit pour offense au chef de l’État mais publié à Lausanne.

190   lui entre crochets dans l’édition papier.

191   Les premières pages du Journal d’André Gide (1929-1932) sont parues à la NRF en 1934 (218 pages). L’édition de 1997 de La Pléiade pour la même période représente 280 pages.

192   Journal d’André Gide au 23 avril 1932 : « Dans l’abominable détresse du monde actuel, le plan de la nouvelle Russie me paraît aujourd’hui le salut. Il n’est rien qui ne m’en persuade. Les arguments misérables de ses ennemis, loin de me convaincre, m’indignent. Et s’il fallait ma vie pour assurer le succès de l’U.R.S.S., je la donnerais aussitôt… comme ont fait, comme feront tant d’autres, et me confondant avec eux. » Pléiade, volume II, page 362.

193   Enchifrener : « Causer un rhume de cerveau qui embarrasse le nez. » (TLFi). Goncourt, dans son Journal a écrit « Respiration qui s’enchifrène » (TLFi).

194   À la mort d’Alfred Vallette en septembre 1935, Georges Duhamel a pris la direction du Mercure de France puis a été élu à l’Académie française en novembre. Il a été élu président de la société des Gens de lettres en avril de cette année 1936 et reçu sous la coupole par Henry Bordeaux le 25 juin. Dans son Journal au cinq juillet 1947, Paul Léautaud, rendant compte d’une conversation avec Maurice Saillet écrira, à propos de cet événement : « Il fallait voir la malice sur le visage de Gide, son ironie intérieure, et sur celui de Duhamel, malgré son sourire de cordialité, l’expression de vanité satisfaite. »

195   Cette lithographie a été dessinée rue de Condé le 23 juin 1934 et le livre est paru une première fois sous le titre Amour — Aphorismes — dans une édition confidentielle tirée à 175 exemplaires par Marie Dormoy aux éditions Spirale. Une édition courante paraîtra au Mercure en février 1939, sans la lithographie d’Édouard Vuillard. On ne confondra pas ce texte avec celui d’Amours (avec une s) paru sur trois numéros du Mercure en octobre et novembre 1906 et jamais réédité du vivant de Paul Léautaud.

196   Lucien Combelle (1913-1995), écrivain et journaliste, est actuellement secrétaire d’André Gide et demeurera proche de PL. Membre de l’Action française, Lucien Combelle s’engagera activement dans la collaboration pendant la guerre. À la Libération, Combelle sera condamné à quinze ans de travaux forcés puis amnistié en 1951 comme une grande partie des collaborateurs. Il déclarera ne rien renier de ce qu’il a fait. L’essentiel de ses livres d’après-guerre sera consacré à cette époque : Prisons de l’espérance (1952), Péché d’orgueil (mémoires, 1978), Liberté à huis-clos (1983).

197   Journal d’André Gide au 13 février 1937 : « Misère noire de tous côtés. Il y a certaines enveloppes que je n’ouvre pas sans appréhension. On dit “dépouiller” son courrier. Mais ici, c’est le courrier qui me dépouille. » Pléiade 1997, page 554.

198   Remy de Gourmont (note 13) a écrit au Mercure de France deux Livre des Masques (avec un M sur la couverture), le premier en 1897. Ces livres sont une suite de 53 portraits d’écrivains de ce temps, illustrés de portraits des auteurs cités dessinés par Félix Vallotton.

André Gide dans le premier Livre des Masques, dessiné par Félix Vallotton

199   se ajouté.

200   Normalien, agrégé de sciences physiques, Paul Langevin (1872-1946) est surtout connu pour ses théories du magnétisme et du mouvement brownien, pour l’invention du sonar… Paul Langevin aura à souffrir des autorités d’occupation en 1940 et 1941 avant de devoir se réfugier en Suisse.

201   Paul Rivet (1876-1858), médecin et ethnologue à l’origine de la création et directeur du musée de l’Homme au palais de Chaillot. On sait que le « Réseau du musée de l’Homme » a eu une grande activité de Résistance pendant l’Occupation.

202   Magdeleine Paz (née Magdeleine Legendre, 1889-1973) a d’abord été l’épouse, en 1914 de l’écrivain socialiste Henry Marx (1882-1954) dont elle a divorcé en 1923. Magdeleine a épousé ensuite l’avocat Maurice Paz (1896-1985), considéré comme l’un des fondateurs du parti Communiste français. Magdeleine Paz, journaliste, écrivain et militante de gauche, a participé au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, présidé par André Gide en 1935.

203   Il ne semble pas que cet événement ait été noté dans le Journal littéraire.

204   Voir le récit de ce voyage dans le Journal d’André Gide à partir du 18 janvier (« Dernier jour de traversée » aller) jusqu’au 18 février. André Gide n’y évoque pas ses indispositions.

205   Pierre Herbart (1903-1974), romancier, essayiste et résistant, a épousé Élisabeth van Rysselberghe, fille du peintre Théo van Rysselberghe.

206   Yvonne de Lestrange (1892-1981), très fortunée, résidait souvent au château de Chitré, à Vouneuil-sur-Vienne, à douze kilomètres au sud de Châtellerault. Yvonne de Lestrange est souvent surnommée « Pomme » par André Gide, dans son Journal.

207   Journal littéraire au neuf juillet 1937 : « Louis Gérin, ce garçon de 23 ans, qui, il y a trois ans, était mineur dans le Borinage, qui a publié récemment dans La Lumière des souvenirs pris sur le vif, fort émouvants, sur le séjour de Van Gogh dans le Borinage […] » Louis Gérin (1914-1980), romancier et journaliste et éditeur, est auteur d’Une femme dans la mine (dédié à André Gide, éditions de la Revue mondiale 1932) et de Profondeur 1 400 (Mercure 1943). Un portrait de Louis Gérin sera dressé par Paul Léautaud dans son Journal au 17 juillet 1939. Voir le très intéressant article de Pierre Masson, « Louis Gérin, écrivain prolétaire » dans le Bulletin des amis d’André Gide, numéro 97, janvier 1993, consacré à André Gide et ses amis belges.

208   En une des Nouvelles littéraires du trois juillet 1937 : « À douze-cent mètres sous terre, en visite chez les mineurs du Borinage, André Gide nous dit… ».

209   Lire le Journal d’André Gide qui décrit cette visite le lendemain 23 août 1938 (Pléiade 1997, volume II, pages 614-615 ou Pléiade 1949 (un seul volume), pages 1313-1314).

210   Madeleine, morte le 17 avril 1938.

211   Il s’agit très vraisemblablement du texte Fluctuations sur la liberté réuni ensuite avec d’autres textes d’auteurs… divers : Marcel Déat, Édouard Krakowski, Léon Archimbaud Henri de Kerillis Le Cour Grandmaison Francis Delaisi, Edmond Giscard d’Estaing (père de l’ancien Président de la République), Pierre Forest, Thierry Maulnier, Robert Lacoste, Maurice Schumann et Daniel-Rops. Ce volume porte le titre général La France veut la liberté, Plon 1938, 247 pages. Le texte de Paul Valéry seul se trouve en Pléiade (Œuvres, tome II) dans l’ensemble « Regards sur le monde actuel et autres essais ». Il a été réédité seul aux éditions Marcel en juin 2020.

212   Abel Hermant (1862-1950), écrivain et dramaturge à succès sous la Belle époque. Paul Léautaud tracera un cruel portrait de lui dans Mots, propos et anecdotes, page 151 (impression d’octobre 1987). Élu à l’Académie française en 1927, Abel Hermant devient sous l’Occupation un chantre de la collaboration. Après la Libération, il est condamné pour faits de collaboration, incarcéré et exclu de l’Académie française. Gracié et libéré en 1948, Abel Hermant tenta de se justifier sur sa conduite pendant l’Occupation dans Le Treizième Cahier.

213   José-Maria de Heredia (1842-1905), poète d’origine cubaine né sujet espagnol et naturalisé français en 1893 a été l’un des maîtres du mouvement parnassien bien qu’il n’ait publié qu’un seul recueil de poèmes, Les Trophées, chez Alphonse Lemerre évidemment, en décembre 1892 (daté 1893). André Gide a fréquenté les samedis de J.-M. de Heredia.

214   Études, « revue fondée en 1856 par les Pères de la compagnie de Jésus et paraissant le 5 et le 20 de chaque mois ». Études du vingt janvier 1940 : « “Tenter de vivre” — Le Journal d’André Gide », par Paul Archambault, pages 159-170. Les mots chrétien et prière apparaissent dès le premier paragraphe (cinq lignes) de ce texte. Cette revue est toujours active en 2022. Elle a interrompu sa publication pendant la guerre, après juin 1940, pour reprendre à la Libération.

215   Journal d’André Gide au huit octobre 1933 : « Depuis trop longtemps j’ai désappris l’art d’être heureux. Ma tête est pleine d’un tas de considérants atroces. Le bonheur le plus simple est permis à trop peu de gens. La plainte et la protestation des autres couvrent toutes les harmonies de la terre et du ciel. De me dire que je n’y peux rien ne m’empêche pas de les entendre. » Pléiade op. cit. page 433.

216   Des fragments du Journal littéraire sont parus dans le Mercure du premier février 1940, concernant les années 1899 et 1900.

217   Libraire puis éditeur suisse établi à Paris, rue de l’Université. Robert Télin est également l’auteur d’Apparences et paradoxes, Paris, 1929. Dans le Journal littéraire au 31 octobre 1925 nous avons appris que Robert Télin a tenu une rubrique de bibliophilie dans L’Éclair. Voir dans le JL à cette date quelques autres détails sur Robert Télin, ainsi qu’au 27 octobre 1930. Voir aussi et surtout ici-même la page « Paul Valéry V » où est traitée en détails l’affaire de la vente par PL à Robert Télin des lettres que lui avait envoyées Paul Valéry.

218   Cette journée du jeudi neuf mai n’est constituée que de notes hâtives. Étaient présents à ce déjeuner au moins Julien Cain et Madame, Martin Maurice et Paul Valéry, non cité. On peut y imaginer Madame Valéry et Madame Maurice et peut-être une autre femme faisant pendant à PL. PL reviendra aàde nombreuses reprises sur ce déjeuner et ces « ralliements ». Ces nombreuses redites ne seront pas reprises ici.

219   Alice Cornud, qui a épousé Paul Liquier, inspecteur de l’enseignement. Via Marie Dormoy, PL fréquentera cette personne qu’il qualifiera parfois de « pseudo-cousine » ou de cousine « plus ou moins ».

220   Les Caves du Vatican, sorte de roman burlesque, sotie, a paru en quatre livraisons de La NRF de janvier à avril 1914 avant de paraître en deux volumes la même année (282 et 293 pages). Le roman suivant, commencé dans le numéro de juin (il n’y en aura pas en avril) de La NRF sera À la recherche du temps perdu. Contrairement à une idée répandue le texte était signé, chaque mois. Le volume est effectivement paru sans nom d’auteur sur la couverture, libellée « Les Caves du Vatican, Sotie, Par l’auteur de Paludes » On trouvait aussi dans les premières pages le portrait d’André Gide par son ami Paul-Albert Laurens.

Première page des « Caves du Vatican » dans La NRF de janvier 1914

221   L’hebdomadaire Pages libres, socialiste et dreyfusard, a paru de début 1901 à fin 1909. Il était une prolongation des Universités populaires qu’a bien connu Paul Léautaud. Ces pages ont ensuite été intégrées à La Grande revue jusqu’en 1940. On peut penser que ces « deux ou trois rédacteurs » étaient Charles Guieysse, Maurice Kahn et George Moreau.

222   Charles Guieysse (1868-1920), fils d’un député et ministre des Colonies est certes né dans un milieu bourgeois mais son père étant mort le jour de la naissance de son fils, l’argent n’est peut-être pas resté très longtemps à la maison. Il reste que Charles Guieysse a été polytechnicien et a épousé la fille d’un éditeur. Son intérêt pour les Pages libres n’a pas perduré au-delà de 1907 ; À cette date Charles Guieysse est devenu directeur d’usine.

223   Richard Anacréon (1907-1992), libraire et collectionneur d’art. Richard Anacréon a commencé à travailler très tôt, en usine. À dix-sept ans il était à la peinture chez Citroën, travail particulièrement pénible. Cela dura heureusement peu et l’année suivante il a obtenu un emploi de bureau au journal Le Petit Parisien de Paul Dupuy, rue d’Enghien, où il a pu côtoyer plusieurs auteurs. Au début de la guerre la politique du journal se durcit et Richard Anacréon ouvre une librairie au 22, rue de Seine, tout près de la rue Visconti ou habitait le regretté Fagus. Pendant la guerre il réalise avec de très nombreux auteurs des échanges comme celui-ci. Son charisme lui vaut le succès. Dans les années 1980 il fera don à sa ville natale de Granville de sa collection comportant aussi de nombreuses œuvres d’art que l’on peut voir au musée Richard Anacréon de Granville, qui porte le nom un peu audacieux de « musée d’art moderne » mais est surtout un musée du XXe siècle.

224   La plaque demeurant au-dessus de la porte de l’entrée de l’immeuble indique 1926. Le Journal d’André Gide ne porte pas de mention de l’emménagement mais dans l’édition de La Pléiade, Martine Sagaert indique en note 4 de la page huit (six août 1926) que « Gide est à la Villa Montmorency [qu’il] quittera en 1927 pour s’installer rue Vaneau. » Voir aussi supra note 161 ».

225   André Gide a habité de 1883 à 1897 le quatre rue de Commaille, au quatrième étage, de l’autre côté de l’hôtel Matignon, par rapport à la rue Vaneau. Puis, d’avril 1903 à 1905 au dix du boulevard Raspail avant d’emménager au 18 bis, avenue des Sycomores, dans la villa Montmorency.

226   À cette époque il était encore impossible de trouver du tissu.