La transcription d’un film à l’écrit peut sembler vaine alors que ce film est en libre accès dans les archives de l’INA. Ce travail fastidieux et peu valorisant n’a d’ailleurs jamais été entrepris.
On peut pourtant trouver fort commode cet accès plus direct, plus rapide et autorisant plus facilement les citations (d’où le minutage) et le copier/coller. Chacun gardera son opinion.
Ce film présente l’agrément de dérouler en quarante-cinq minutes un raccourci chronologique de la vie de Paul Léautaud et de brosser à grands traits l’essentiel de son activité littéraire. Mais pour le léautaldien averti, ce film commet de grossières erreurs. Il serait facile — et en même temps fastidieux — de les relever toutes et une seule note en fait état, un personnage étant mal nommé. Toutes les autres informations sur les personnages cités se trouvent dans léautaud.com et les habitués de ce site n’en ont nul besoin.
Parce qu’il y a peu d’images, leur description est sommaire. Comme souvent dans ce genre de programme, la quantité d’images disponible est très inférieure à la longueur du commentaire. Il faut donc meubler ce qui n’est en fait que de la radio illustrée, comme souvent les émissions de télévision. Les trajets en train de banlieue et les rues de Paris, peu coûteuses à produire, sont sur-représentés.
La ponctuation du texte oral est toujours hasardeuse et chacun sait l’importance d’une virgule. Dans le cas de Robert Mallet, qui enchaîne ses phrases à la vitesse de sa pensée, cette ponctuation est arbitraire et nombreux sont ceux qui pourraient en proposer de différentes. Ils auront raison.
Ce film a été diffusé pour la première fois à la télévision le deux février 1970. Il est disponible sur le site web de l’INA :
https://madelen.ina.fr/programme/paul-leautaud/player/cpf86617215/paul-leautaud
À gauche les voix, à droite, les images, sommairement notées, nous l’avons dit.
00:00 — Voyage en train vers Fontenay-aux-Roses.
Commentaire : De tout temps, la région sud-ouest de Paris fut un lieu de prédilection pour ceux qui, fatigués de la fièvre de la capitale, voulurent gouter le charme de vivre au cœur des roseraies.
Au grand siècle, les carrosses menaient les courtisans aux nuits de Sceaux. Au siècle de la vapeur, le chemin de fer transportait les élégantes aux courses de la Croix de Berny et les grisettes vers les guinguettes de Robinson.
Au siècle de l’électricité, le métropolitain perçant, grâce à la ligne de Sceaux, les vieilles enceintes de Paris, relia le centre du quartier latin à tous les sites de la Vallée de Chevreuse, mettant à portée des citadins cet univers, qui en dépit des tentacules dont Paris l’enserre de plus en plus, a pu conserver quelques oasis romantiques.

00:57 — Générique (façades de maisons provenant des émissions passées). Cartons Bonnes adresses du passé puis Une émission de Jean-Jacques Bloch et Roland-Bernard.
Musique : une valse de Chopin.
01:41 — Arrivée en gare de Fontenay-aux-Roses.
Des passagers descendent du train. La gare.
01:55 — Fontenay-aux-Roses est donc notre bonne adresse. C’est tout au moins le générique qui l’affirme. Pour atteindre cette banlieue souriante à dix kilomètres au sud de Paris, on emprunte la ligne de Sceaux, cette branche polymorphe du métro, qui permet à l’immense foule des habitants de la banlieue sud de venir travailler à Paris, et à quelques parisiens d’aller flâner dans le parc dans le parc de Sceaux où à Robinson.
02:17 — Des voyageurs sortent de la gare
Trains en circulation.

02:27 — Pendant près de quarante ans, notre héros a utilisé cette ligne au moins quatre fois par jour. Une fois pour aller à son travail, une fois pour en revenir et nourrir ses bêtes, une fois pour repartir et aller au théâtre et une dernière fois pour rentrer se coucher.
Quatre voyages quotidiens entre Fontenay-aux-Roses et la gare du Luxembourg.
Notre bonne adresse n’est-elle pas tout simplement cette ligne vétuste et surchargée ? Et dans certains visages des usagers d’aujourd’hui, n’allons-nous pas trouver quelques similitudes avec celui du personnage dont nous voulons conter la vie ?
03:00 — Images de passagers.
03:16 — Portraits de Paul Léautaud.
03:17 — Ce personnage, c’est Paul Léautaud, une marionnette truculente et ridée, telle qu’elle est apparue à la fin de sa vie au grand public qui jusque-là l’ignorait.
03:25 — La découverte de ce vieillard grincheux qui semblait n’avoir ni enfance ni adolescence ni âge mûr, est le résultat des trente-huit entretiens qu’il accorda à Robert Mallet, de novembre 50 à juillet 51 sur les ondes de la radio nationale.
03:40 — Comment l’atrabilaire et misanthrope Léautaud a-t-il accepté de se laisser interviewer, telle est la question que nous avons posée à Robert Mallet.
03 :48 — Portraits de Paul Léautaud.
03:49 — Robert Mallet chez lui, citant Paul Léautaud : « J’accepte à une condition première, c’est de ne pas être payé. Je ne suis pas un mercenaire. Deuxième condition j’accepte à condition que vous ne me posiez des questions que je ne connaisse pas et que je dise tout ce que j’ai envie de dire, qu’on ne prépare pas, qu’on improvise. »
04:05 —Robert Mallet :

R. M. — J’étais prêt à accepter la… la seconde condition, elle n’était pas administrative, elle était simplement humaine. Mais la première je ne pouvais pas. Car finalement la radio ne pouvait pas accepter de… de faire… de ne pas faire de convention. Ça c’est assez extraordinaire au fond, parfois l’État oblige… s’oblige à être non pas généreux mais à payer. Et j’ai dû expliquer à Léautaud que rien ne pourrait se faire s’il n’était pas payé. Alors quand il a su ce qu’il risquait d’être payé c’est-à-dire au prix des autres écrivains, il a refusé il m’a dit « non la moitié ». Si bien que Léautaud était payé moins que tous les autres pour accepter de parler à la radio. Je dis ça parce que vraiment c’est,… c’est le signe de son indépendance extraordinaire alors que cet homme avait une vie difficile — vous savez qu’il avait refusé pendant la guerre des grosses sommes que Sacha Guitry qui l’aimait et qu’il admirait lui avait proposé en échange de certaines pages inédites de son Journal. Léautaud avait dit « non, non, non, je ne suis pas un mercenaire » et il avait refusé de donner pour des centaines de milliers de francs quelques pages de son journal. C’est le moment où il partageait vraiment sa nourriture avec tous les animaux qui vivaient auprès de lui
05:09 — Photos de famille de Paul Léautaud
pendant le commentaire qui suit :
Commentaire : Pour Léautaud la vie difficile avait commencé dès sa naissance, en 1872.
05:26 — Son père, Firmin Léautaud, était un acteur de troisième ordre, qui compensa ses déboires professionnels en devenant souffleur au Théâtre français. On le dépeint comme un personnage de Willy noceur et homme à femmes.
05:41 — Sa mère, Jeanne Forestier, était une jeune théâtreuse qui avait plus de beauté que de talent.
Comment Firmin Léautaud avait-il connu Jeanne Forestier ? C’est Paul Léautaud lui-même qui l’a révélé à Robert Mallet.
06:55 — Photo de Paul Léautaud avec Robert Mallet,
un enfant sur les genoux.
06:05 — La rue Lamartine.
05:56 — Voix de Paul Léautaud extraite des Entretiens : Mon père avait connu au théâtre une nommée Fanny comme ça… alors…
R.M. — Une comédienne ?
P.L. — Oui… Boh … une comédienne, bon, ouais… alors ils étaient devenus amant et maîtresse. Bon… bon. Et puis alors il y avait une sœur… euh… Fanny était beaucoup plus âgée que sa sœur alors il y avait une sœur qui s’appelait Jeanne. Bon.
06:15 — Commentaire : Un jour, Jeanne vint voir les deux amants rue Lamartine. La conversation s’étant poursuivie très tard, le futur père de Léautaud a dit: « on ne peut pas laisser Jeanne retourner rue d’Odessa, elle n’a qu’à coucher ici » et Jeanne a couché dans le lit des deux amants, Firmin Léautaud étant au milieu. La présence de Jeanne n’a pas empêché Firmin de faire l’amour avec Fanny et ensuite de le faire aussi avec Jeanne.
Paul Léautaud pensait à ce sujet « on ne prend que ce qui se laisse prendre » et que son père après s’être diverti à droite s’était diverti à gauche. Quoiqu’il en soit Firmin Léautaud abandonna Fanny et prit Jeanne pour maîtresse.
06:53 – Photos de Jeanne Forestier
Trois jours après la naissance de son fils, Jeanne Forestier quitte le domicile de Firmin Léautaud en abandonnant son enfant. Cette personne allait mener quelques années plus tard une vie très bourgeoise en devenant la respectable épouse d’un professeur de l’université de Genève.
07:08 — Photos de Jeanne Forestier,
suivies de photos de Marie Pezé avec Paul Léautaud
07:13 — Paul Léautaud est mis en nourrice. Puis son père le reprit et le confia à une vieille bonne, Marie Pezé. Il s’en occupait fort peu, se contentant de l’amener de temps à autre dans son trou de souffleur au Théâtre français.
Le Théâtre français et la place du Palais royal
pendant la suite de l’entretien.
07:27 — R.M. — Votre père au moment des étrennes, au moment des vœux, vous envoyait dans les loges.
P.L. — Ah oui ça c’est…
R.M. — Pouvez-vous évoquer ce souvenir s’il ne vous est pas trop pénible ?
P.L. — Oh… pénible n’est pas… c’est la seule chose que… que je ne peux pas lui pardonner n’est-ce pas… Il m’amenait au Théâtre français chaque jour de l’an, n’est-ce pas, depuis mes cinq six ans jusqu’à douze ou même treize ans et alors là à un entracte… n’est-ce pas… sous la menace de claques, sous la menace de claques ! il n’envoyait souhaiter la bonne année à toutes ces dames sociétaires, c’était un martyre pour moi un martyre ! J’osais à peine dire « Madame je vous… » Et alors je recevais cinq cents francs ou j’en recevais trois cent francs ou j’en recevais vingt mais… il mettait ça dans sa poche.
08:11 R.M. — Et il vous en donnait rien…
P.L. — Oh !…
R.M. — Pas de cadeau…
P.L. — Oh… jamais de la vie !…
R.M. — Évidemment c’était un procédé…
P.L. — Çà, n’est-ce-pas, obliger un enfant, un enfant aussi timide que j’étais à mendier comme ça… Ah vous savez… non… non. Ah non…tout le reste ça m’est égal… enfin…
08:27 — Portraits de Marie Dormoy.
Commentaire : Cette jeunesse dramatique, c’est l’exécutrice testamentaire de Paul Léautaud, Marie Dormoy, qui nous en révèle d’autres aspects.

08:38 : M.D. — Quand il s’est mis à travailler, son père ne lui donnait pas d’argent il fallait qu’il s’habille avec les anciennes défroques de son père. Quand on pense que tout un hiver, il a marché avec des souliers avec des talons rouges du répertoire. Écoutez, vous avouerez que c’est affreux et puis alors il n’avait pas… son père ne lui donnait rien alors il s’était arrangé lui-même un ancien pantalon de son père qui était beaucoup plus grand et beaucoup plus fort que lui… alors les jambes, il les avait… c’était tout droit, il les avait recousues comme il avait pu, mais le fond là, n’est-ce pas, il y a un biais, c’est assez compliqué tout de même, alors il n’avait pas su l’arranger il l’avait laissé tel quel alors le fond lui retombait sur le haut des jambes… c’est affreux… alors il allait travailler donc je ne sais pas si c’est à la lessive Phénix ou quelque chose comme ça… mais alors les autres disaient : ah c’est votre père qui est comme ça… ah mais ce sont les habits de votre père… enfin c’était une rigolade, vous savez. Mais tout de même vous voyez comme un enfant peut être traumatisé enfin pour jusqu’à la fin de ses jours.
09:37 — Rues de Paris.
09:40 — Commentaire : Aujourd’hui, lorsque nous nous promenons dans le IXe arrondissement de Paris, à la recherche des logements successifs que Firmin Léautaud habita dans ce quartier, on ne peut évoquer sans honte devant ces façades lépreuses, la détresse de ce garçonnet mal aimé que fut Paul Léautaud.
09:56 — Du 35 de la rue de Martyrs au 21 de la rue Rodier, de la rue Laferrière à la rue Clauzel où habitait Marie Pezé, c’est le défilé d’un monde sous-montmartrois où la vie est difficile et où elle l’était bien plus encore dans le dernier quart du XIXe siècle.
10:14 — Si l’on vivait là sans espoir, et sans les compensations d’affection que seul procure l’entourage familial, il fallait pour pouvoir réagir dans une telle atmosphère s’enrober d’une carapace d’indifférence et de mépris par rapport à l’humanité. Mais, sous la carapace, le cœur était celui d’un écorché. C’est ainsi qu’un enfant timide devient un garçon solitaire.
10:44 — Et cette solitude s’accrut, lorsque Firmin Léautaud toujours à cours d’argent, quitta son vieux quartier pour s’installer dans une banlieue, à l’époque encore plus détestable, Courbevoie.
10:59 — Voix de Paul Léautaud : Ah… oui… quel âge j’avais à cette époque-là… Je devais avoir quatorze ans. Alors il y avait un concours de lecture et de récitation sur les 22 écoles du canton de Neuilly.
R.M. — Oui
P.L. — Alors chaque école devait fournir euh… son, son… candidat. Moi j’ai été le candidat de l’école communale de Courbevoie… et je m’étais préparé tout seul, j’avais rien dit. Alors le dimanche venu je suis allé à la mairie de Neuilly et je l’ai emporté sur les 22 candidats. Un livret de Caisse d’épargne encaissable à ma majorité qui m’a été joliment utile quand le père Léautaud, à ma majorité m’a mis dehors. Enfin. Alors quand je reviens, je regarde, au Café de la gare, à travers les vitres si il y était, il était en train de jouer et j’entre et je lui dis « tu sais Papa j’ai eu le prix. — Veux-tu foutre le camp d’ici, tu sais bien que je n’aime pas qu’un me dérange quand je suis en train de jouer. » Je suis parti avec ce nouveau succès.
12:00 — Commentaire : Dès qu’il le pourra Paul Léautaud partira définitivement. Mais auparavant il va travailler et c’est son père qui touchera son salaire.
12:10 — Sa première place, la Compagnie des Indes. Il époussette des soieries et y reste 24 heures. Puis il est employé successivement dans une maison de produits chimiques, rue de l’Échiquier, à la Compagnie des eaux de Pougues rue de la Chaussée d’Antin et au journal La République française que dirige François Reinach1. Il gagne deux francs par semaine et s’installe à Paris avec van Bever un ancien ami de l’école communale qui sera d’ailleurs son seul ami.
12:33 —Photographies d’Adolphe van Bever,
puis de Jeanne Marié.
12:45 — Léautaud s’amourache de Jeanne, la sœur d’un autre camarade de la communale. Cette liaison durera plusieurs années.
12:54 — Van Bever et lui vivent dans un dénuement total. Pour échapper à cette misère, Léautaud s’engage dans les chasseurs à pieds et au bout de trois mois d’une vie qu’il qualifie d’abominable, il finit par se faire réformer pour sa mauvaise vue. Puis c’est une place aux écritures dans une fabrique de gants, et enfin en 1895 Léautaud entre dans l’étude de l’avoué Barberon 17, quai Voltaire, puis chez le liquidateur judiciaire Lemarquis où il restera dix ans.
13:23 — Portraits de Paul Léautaud sous le commentaire
C’est l’époque où il fréquente les cafés littéraires et écrits des vers.
13:31 — Grâce à la recommandation de Lugné Poe, il publie dans le Mercure de France d’avril 95, un poème intitulé Élégie. Tout en travaillant chez son avoué, Léautaud va devenir un familier du Mercure et passera tous ses dimanches après-midi avec Alfred Vallette qui dirige ces éditions.
13:53 — II prépare avec van Bever la publication d’une anthologie : Poètes d’aujourd’hui.
En 1900, l’incendie du Théâtre français déclenche chez Léautaud un processus de réminiscences. Et dès lors il aime à évoquer ses souvenirs d’enfance. Ce sera le point de départ du récit autobiographique Le Petit Ami qui paraitra en livraisons dans le Mercure dès 1902.
14:22 — Photo de Firmin Léautaud
14 :23 — En 1903 Firmin Léautaud meurt. Deux ans plus tard son fils publiera In Memoriam dans deux numéros du Mercure pour la somme de cent vingt francs. C’est la première fois que son père lui avait rapporté quelque argent.
14:43 — Photographies de Marguerite Moreno
et de Marcel Schwob.
12:42 — Amoureux de Marguerite Moreno, Léautaud se lie d’amitié avec Marcel Schwob. Mais cette amitié trop récente ne résiste pas à un essai de secrétariat auprès de ce dernier.
14:56 — Après la publication d’Amour, Léautaud, totalement sans ressources, entre au Mercure de France comme employé. On est à la fin de 1907.
15:09 — Le Mercure de France est la revue littéraire et la maison d’éditions qui occupe rue de Condé à deux pas du Sénat et de l’Odéon, un hôtel qui fut jadis celui de Caron de Beaumarchais. Une certaine tradition littéraire devait bien s’enraciner là où fut écrit Le Barbier de Séville.
15:21 — L’immeuble du Mercure de France
(extérieur et intérieur).
15:40 — L’intérieur de cette demeure qui fut édifiée au XVIIe siècle par un chevalier du guet est aujourd’hui complètement modernisé et rendu fonctionnel. On y a cependant conservé de très belles ferronneries, telle cette rampe d’escalier sur laquelle la main de Beaumarchais a dû souvent glisser quand il descendait à ses écuries.
16: 25 — Photographies du bureau de Paul Léautaud.
16:25 — Cette pièce était le bureau de Léautaud. C’est ici qu’il déplorait d’avoir perdu sa liberté de neuf heures du matin à six heures du soir pour cent cinquante francs par mois. Il travailla dans ce décor qui était plus poussiéreux plus encombré et meublé différemment jusqu’en 1941. Il avait ses habitudes et m’aimait ni que les choses ni que les êtres changent. C’est ce que nous rappelle celui qui succéda à Alfred Vallette à la direction de l’édition, Monsieur Silvestre de Sacy.
16:50 — Samuel Silvestre de Sacy.

16:53 — Samuel Silvestre de Sacy : Il n’aimait pas voir des têtes nouvelles au Mercure. Il s’est aperçu petit à petit que après tout nous n’étions si terribles que nous n’allions pas flanquer une pagaille terrible dans la vieille maison qu’il avait connue mais enfin il n’aimait pas du tout. Il n’aimait pas voir ces changements, il n’aimait pas voir des têtes nouvelles, il n’aimait voir des noms nouveaux au sommaire de la revue enfin tout ça ne lui plaisait pas tellement il était, il était gentil, il était simple avec nous… — au bout de quelques temps d’ailleurs — mais il… je ne l’ai jamais trouvé en parfaite confiance. C’était d’ailleurs de toute façon, par définition un homme absolument méfiant, totalement méfiant, constamment méfiant. Ça faisait partie de son charme d’ailleurs parce que… au moins on était sûr que lui on le mettrait pas dedans.
17:47 — Pages de programme,
photographies de Paul Léautaud
et de nombreuses personnalités. Caricatures.
17:45 — Commentaire : Cette méfiance instinctive c’est dans son métier de critique théâtral que Paul Léautaud ; sous le pseudonyme de Maurice Boissard ; l’applique en premier lieu. De 1907 à 1921 au Mercure, de 1921 à 1924 à La NRF et jusqu’en 1939 aux Nouvelles littéraires, Léautaud va être le chroniqueur dont le style incisif et savoureux rendra compte des spectacles parisiens. Ses chroniques seront lues et c’est là la nouveauté surprenante, moins pour connaitre l’intérêt, la valeur ou les qualités d’une nouvelle pièce que pour savoir la façon dont Maurice Boissard en parle.
18:20 — Inconnu du grand public, Paul Léautaud est une figure du monde du théâtre. Les gens du métier et les caricaturistes le savaient bien. Mais pour ses voisins du domicile qu’il occupait près du Mercure au 19 de la rue de Condé, Léautaud n’était qu’un locataire difficile à supporter. Grinçant et sarcastique il vivait en communauté avec des chiens et des chats dont le nombre les cris et les odeurs étaient incompatibles avec l’hygiène et le calme qu’on souhaite trouver dans sa demeure.
18:27 — Le quartier de la rue de Condé.
18:58 — Après avoir ainsi essayé plusieurs logements dans Paris, Léautaud, en 1911, finit par penser à la banlieue et au jardin qu’il pourrait y trouver.
19:07 — Circulation d’un train de banlieue.
19:10 — C’est sur la ligne de Sceaux dont la gare terminus était proche du Mercure que Léautaud chercha le havre dont il avait besoin pour lui et ses bêtes.
Robinson le rebuta à cause des petits ânes qui selon lui servaient de jouets à des imbéciles.
19:31 — Fontenay-aux-Roses, lui, n’était qu’un village que les routes à grande circulation n’avaient pas encore découpé en tronçons et où les promoteurs ne songeaient pas à fabriquer en série le logement-clapier de l’homo-sapiens.
19:38 — Arrivée en gare de Fontenay-aux-Roses
et images de la ville.
19:53 — D’anciennes maisons cachaient pudiquement leurs secrets dans la verdure de vieux jardins tandis que des heurtoirs et des clochettes annonçaient aux grilles ou aux perrons la venue d’un visiteur en rompant timidement un calme qui alors était chose naturelle.
20:13 — La rue Guérard.
20:11 — C’est là, dans une rue sans trottoir qui sert de raccourci pour atteindre un fort qui n’était pas encore un centre atomique : c’est là, dans cette rue Guérard, que nous avons trouvé la bonne adresse du passé de Paul Léautaud. Bonne adresse bon locataire… Qu’en pense donc Mademoiselle de Hoorn la sympathique hollandaise qui fut la propriétaire de l’écrivain ?
20:31 — Mademoiselle de Hoorn.

20:31 — Mademoiselle de Hoorn : Voyez-vous Monsieur Léautaud à quoi je le compare, je vous dirais franchement à un chien. C’est peut-être drôle à dire, un chien qui aboie avant qu’il est attaqué. Voyez-vous il aboyait formidablement et quand il avait bien fini je lui disais carrément « Monsieur Léautaud, j’ai pas peur de vous. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez vous criez fort, moi je crierais encore plus fort mais je veux avoir la justice. J’ai dit, je peux me mettre ici dans votre maison si vous voulez en bas j’ai droit. Vous avez que droit à deux pièces… et une cuisine… vous avez plus que ça… alors je peux me mettre mais je ne me mettrai jamais parce que je ne veux pas contrarier votre tranquillité vous la garderez jusqu’à la fin de vos jours. »
Animaux.
21:18 — Commentaire : Tranquille au milieu de ses bêtes Léautaud ne l’était pas. C’est parce qu’il pensait aux bêtes abandonnées alors que les siennes étaient heureuses et c’est parce que cette idée lui était insoutenable qu’il avait commencé à nourrir des animaux errants et les avait petit à petit gardé à ses côtés. Sa maison était un véritable zoo où il apportait la nourriture et le chauffage.
21:40 — Durant l’hiver glacial de 1917 Paul Léautaud transporta à pied en la roulant pendant cinq heures, une poussette de cent cinquante kilos de charbon de Paris à Fontenay.
À cette époque il gagnait cinq cents francs par mois, ses protégés quadrupèdes lui en coûtaient trois cents cinquante.
22:04 —Marie Dormoy.
22:04 — Marie Dormoy : Il faut dire aussi que c’était très aéré en ce sens que les portes étaient toujours ouvertes pour que les bêtes… puissent aller et venir sans… C’étaient les bêtes qui étaient chez elles. Elles accueillaient Léautaud, elles acceptaient Léautaud. Elles étaient chez elles. Alors pour qu’elles puissent aller et venir constamment, il laissait toujours toutes les portes ouvertes.
Il avait d’une façon constante une trentaine de chats, dix à douze chiens, puis alors il y a eu une oie, il y a eu une chèvre il y a eu la guenon, des petits à côté comme ça.
Il faisait à peu près la même pâtée pour les bêtes que pour lui. Alors pour lui il ne dépensait pas grand-chose. Mais enfin ça coutait cher.
22:44 —Mademoiselle de Hoorn.
22:45 — Mademoiselle de Hoorn : Il donnait à manger… Parce que plat… en porcelaine. Bel plat porcelaine très grand. Oh je dis j’aurais bien voulu un de ces plats. J’ai dit Monsieur Léautaud vous voulez pas vendre un de vos plats ? Je l’achète. Et j’achète d’autres à la place pour vous si vous voulez. — Qu’est-ce que vous ferez avec ça ? Alors je crois lui faire plaisir je lui dis ce serait un souvenir de vous. « Un souvenir de moi, vous n’avez pas besoin de souvenir de moi… je ne veux pas de ça. Non je ne vendrais pas de plat. »
Je dis « Qu’est-ce que ça sur le feu qui est en train de bouillir, c’est pour vos chats ? — Mais non c’est pour moi qu’il m’a dit. » C’était une boite à sardines ou à maquereaux, je ne sais pas ce que c’était, long comme ça et haute comme ça, il avait une pince et il le prend, et il l’a met sur le feu, il le retire du feu. C’était son dîner qui avait dedans. Il vidait ça dans un bol. Alors il dit « comme ça j’ai pas besoin de casserole. » À la fin de sa vie il avait tout de même des casseroles.
Portraits de Paul Léautaud
et images de sa maison.
23:52 — Entretiens avec Robert Mallet : Paul Léautaud : Dans cette rue un peu isolée, n’est-ce-pas, où une voiture passe à peine elles ne passaient pas du tout à cette époque-là, voilà. Voilà et voilà j’y suis encore.
R.M. — Il y avait alors encore de grands espaces verts sans habitation autour de votre maison ?
P.L. — Ah dans le bas. Mais autour de chez moi c’était tel que c’est aujourd’hui.
R.M. — Et votre maison était entourée d’un jardin ?
P.L. — Oui. Vous savez bien puisque vous y venez.
R.M. — Oui je sais bien évidemment mais enfin je voudrais vous le faire préciser parce que vous dites que vous n’aimez pas du tout la nature…
P.L. — Ah oui… mais enfin…
R.M. — C’était pour les animaux le jardin.
P.L. — Oui c’est tout de même [deux mots inaudibles] c’est l’isolement.
R.M. — Une zone de sécurité…
P.L. — Une maison qui soit au milieu d’un jardin assez grand, on se sent encore plus isolé que s’il n’y en avait pas.
R.M. — Vous n’avez jamais cultivé ?
P.L. — Rien !
R.M. — Vous l’avez rendu à la nature ?
P.L. — Ah oui il a continué comme ça, oui.
R.M. — Les allées se sont faites parce que vous y passiez souvent…
P.L. — Oui.
R.M. — Et vous avez jamais entretenu un massif ?
P.L. — Non, la propriétaire actuelle l’appelle du reste « la forêt vierge. »
R.M. — Oui, c’est un peu excessif mais enfin c’est tout de même un jardin vierge.
P.L. — Et comme je lui ai dit, on ne pourrait pas en dire autant de vous… [Rires de P.L.]
R.M. — Encore une méchanceté que [fin de la phrase inaudible].
25:00 — Mademoiselle de Hoorn
et nombreuses images de Paul Léautaud
et de Mademoiselle de Hoorn jeune.
25:00 — Mademoiselle de Hoorn : Eh bien je veux que vous me payez son loyer chez nous. C’est tout ce qu’il y a eu. Alors il m’a dit vous n’avez qu’à venir chez moi et je vous ferai de la lecture. Venez tous les jours pendant une heure. Moi j’étais au bonheur, j’étais dans une pensée rien. Qu’est que vous voulez à quoi j’ai pensé ? Je n’ai jamais pensé à l’amour ni rien du tout, j’avais deux industries en Bretagne où j’étais très occupée et je travaillais formidablement donc c’était pas ça qui me m’intéressait. Mais je pensais apprendre beaucoup de choses avec Léautaud. J’ai dit « On verra bien ce qui se passe tout de même, je suis plus un enfant ; » j’ai dit « tout de même j’ai quarante-huit ans, j’ai dit tout de même. » Alors… j’y suis allée… J’arrive chez Léautaud il était assis à côté de son feu avec sa cigarette comme ça dans la bouche en train de regarder en l’air — Ah ! qu’il dit « vous avez du retard ». Je dis oui je dis « il y avait du monde j’ai été obligée… je me suis retardée un petit peu. Alors je dis : « Vous allez me lire quelque chose Monsieur Léautaud… Sur Versailles. » Oh, qu’il me dit, « il faut aller voir ça. » Alors on a commencé à bavarder tous les deux ensemble et j’avais des espadrilles blanches et je prends mon lacet qui est défait de mon espadrille. Et je me baisse pour attacher mon espadrille. J’étais décolletée — j’ai toujours été très décolletée je ne sais pas pourquoi — alors en me baissant figure toi passer sa main dans mon corsage comme ça. Enfin après j’ai regretté tout de même, c’était allé plus vite que moi ma main a été plus vite que moi je lui flanque une paire de gifles. Il a été tellement surpris il m’a dit : « Jamais personne ne m’a fait ça. J’ai eu toujours toutes les femmes à mes genoux c’est vous tout de même la première. » J’ai dit « Ah ben, Monsieur Léautaud c’est jamais trop tard bien faire vous voyez. » Et bien à partir de ce jour-là vous m’entendez il m’a jamais manqué. Jamais plus manqué. Il ne m’a jamais traitée, il a essayé peut-être… mais ça a été fini et on a très bons amis tout le temps. On était très bien ensemble alors voilà la seule histoire que j’ai eue avec Léautaud. Au point s’il était amoureux moi je ne sais pas non, non, non…
27 :25 — Vues de Paris.
27:27 — Commentaire : Pour quelle raison Léautaud n’aurait-t-il pas été amoureux de Mademoiselle de Hoorn. Léautaud aimait les femmes. Il avait aimé Jeanne la sœur d’un de ses condisciples ; il avait aimé Georgette, la pupille de son père ; il avait aimé Blanche, qu’on appelait au Mercure en souriant : Madame Léautaud ; il avait aimé celle qu’il surnommait le Fléau ou la Panthère. Et il était prêt à aimer toutes celles qui croisaient sa route. D’ailleurs à Fontenay, il recevait de nombreuses femmes.
27:58 — Mademoiselle de Hoorn : Oui alors on riait. On disait le lundi il reçoit une femme avec du renard elle est gentille. Le mardi on disait il reçoit une petite bonne… Alors le mercredi il recevait une autre plus jeune, plus jeune, c’étaient des jeunes, il y en avait de vingt-quatre ans, qu’il recevait, et de vingt-cinq ans, et de… et même plus jeune que ça…
28:20 — Paul Léautaud : Enfin, écoutez… vous ne pouvez pas nier que les femmes ont une infériorité sur les hommes.
R.M. — Si je le nie. Je pense qu’elles ont une sensibilité autrement orientée une intelligence différente mais je ne trouve pas qu’elle soit inférieure, elle est complémentaire.
P.L. — Non, non, non, non… Là… il n’y a pas de femme qui ait… ou alors, n’est-ce pas… des phénomènes… il n’y a pas de femmes dont l’intelligence puisse être mise sur le même niveau que l’intelligence d’un homme.
R.M. — On peut dire qu’une femme n’a pas l’intelligence créatrice de l’homme mais elle a une autre intelligence.
P.L. — Laquelle ?
R.M. — Et bien l’intelligence par exemple l’intelligence de la maternité.
P.L. — Oh… écoutez,… n’est pas… laissez-moi tranquille avec ça. L’amour c’est le physique, c’est l’attrait charnel, c’est le plaisir reçu et donné, c’est la jouissance réciproque, c’est la réunion de deux êtres sexuellement fait l’un pour l’autre… Hein … sexuellement fait l’un pour l’autre !
R.M. — J’ai bien entendu.
P.L. — Mais mais mais je… me… me… le reste, les hyperboles, les soupirs, les élans de l’âme… sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants.
R.M. — Constatation qui vous laisse aucun regret, ni…
P.L. — De même que ce n’est jamais moi qui ai commencé. Jamais !
R.M. — C’est-à-dire que vous avez commencé souvent en attaquant. C’est une façon de commencer.
P.L. — Non ! Jamais ! jamais ! On est toujours venu trouver à domicile pour me dire voulez-vous ? Voilà.
R.M. — Mais vous en brûliez d’envie et…
P.L. — Non ! Non, non, non. Pas du tout !
R.M. — Vous l’aviez laissé entendre.
P.L. — Non non non… jamais !
29:53 — Voyage en train
suivi de nombreuses photographies de Paul Léautaud
et de Robert Mallet.

30:04 — Robert Mallet chez lui : Je ne peux pas dire que Léautaud aimait tellement à faire rire la galerie puisqu’il n’a jamais écouté ses entretiens à la radio, il n’a pas voulu les écouter. Il a entendu un soir d’une façon absolument extravagante. C’était justement le jour où je l’avais amené aux obsèques d’André Gide et j’étais dans la voiture de mon beau-frère qui possédait la radio, et Léautaud qui n’avait jamais eu de poste de radio, n’avait jamais voulu s’entendre, là je lui ai dit c’était l’heure… Nous revenions des obsèques c’était là où passait les entretiens. C’était en différé. On ne peut pas les faire passer en direct parce que ce qu’il disait n’était pas passable, vraiment, loin de-là. Alors tout d’un coup — Voulez-vous vous entendre ? Et alors il s’est entendu dans l’auto, nous revenions de Normandie. Sur la route là, il s’entend dans une voiture, il avait l’impression absolument d’être dans un monde mystérieux, merveilleux et un peu inquiétant. Alors il dit : C’est moi, ça ? Et c’est ça que je vous ai dit ? Mais je n’aurai jamais dû vous dire ça ! Mais je me suis laissé avoir, mais je n’aurai jamais vous répondre ça. » Et alors là il recommençait le dialogue avec moi en reprenant les phrases en disant j’aurai dû dire ceci, cela. Donc Léautaud a eu vraiment le sentiment d’une révélation et après j’ai même craint qu’il ne veuille plus continuer à faire ses entretiens. Parce qu’il a vu tout d’un coup cette énorme portée que ça avait, que ça résonnait partout, partout ! Et ce soir-là nous nous étions arrêtés dans un petit restaurant ; et quand il est rentré dans le restaurant les gens ont dit « C’est Léautaud. » Il ne se rendait pas compte à quel point il était populaire. Alors à la fin de sa vie il y a eu un côté un peu… cabot — il le reconnaissait lui-même [il disait] « je suis fils d’un cabot. » Évidemment il y avait chez lui ce côté un peu… pas du tout m’as-tu vu, au contraire, il disait « ne m’as-tu pas vu », il voulait pas se faire voir. Mais quand on le voyait finalement quand il allait dans des déjeuners littéraires comme chez Madame Gould qu’il aimait bien se faire entendre et souvent plus que des très grands auteurs qui étaient là, il aimait bien leur dire leurs quatre vérités comme je l’ai entendu faire certaine fois devant de très grands écrivains. Il y avait donc ce côté finalement non pas de représentation non il n’y avait pas de représentation chez Léautaud mais tout de même à la fin et un peu par la faute des entretiens et un peu par ma faute, il est devenu le personnage qu’on a dit qu’il était. Et il a dit « je n’aurai jamais cru que nous aurions eu ces millions d’auditeurs, ces milliers de lettres qu’il y aurait une intervention à la Chambre à notre propos. » En effet un député a dit que c’était une honte pour la radio de présenter des choses semblables que vraiment on ne devrait pas laisser s’exprimer des hommes qui avait de semblables idées. Et il a été défendu par le ministre de l’information de l’époque qui a dit que c’était l’honneur de la radio française de pouvoir laisser s’exprimer librement les hommes.
32:25 — Entretien avec Robert Mallet : P.L. Jamais je n’aurai cru à un pareil courrier n’est-ce pas, jamais je n’aurai cru à tout ce qu’on me rapporte et jamais je ne n’aurai… je me serais attendu à la réponse de ce que Monsieur Gazier a faite à ce député.
R.M. — Oui puisque vous avez même eu les honneurs de l’Assemblée nationale. Une interpellation.
P.L. — Oui… oui mais et la réponse de Monsieur Gazier… Jamais je ne me serai attendu à ça.
R.M. — Et vous en avez éprouvé un sentiment de satisfaction ?
P.L. — Tout de même oui. Oui parce que je pense que Monsieur Gazier… rien ne l’obligeait à dire ça, n’est-ce pas, s’il ne le pensait pas. Mais je n’en reviens pas !
R.M. — Alors vous avez tout de même — vous devez reconnaitre — que le progrès sert quelque fois à quelque chose.
P.L. — …
R.M. — Puisque c’est grâce à la radio…
P.L. — Et puis ?
R.M. — Et bien c’est cette radio qui vous a permis de vous révéler au grand public.
P.L. — Euh… Mon dieu, que voulez-vous que ça me fasse !
R.M. — Et bien c’est une forme de progrès cela.
P.L. — Euh… C’est une forme de cabotinage aussi c’est certain !
33:21 — Dessins représentant
Paul Léautaud avec ses animaux.
33:24 — Commentaire : Le rire tonitruant de Paul Léautaud a retenti dans tous les foyers. La voix est maintenant bien connue. Quant au visage, si la photo ne suffit plus, les crayons de Jean Cassou, d’Édouard Vuillard, de Dunoyer de Ségonzac, d’Henri Matisse, de Jean Cocteau et de tant d’autres, sont là pour en donner la transposition artistique.
33:53 — Mais d’où provient cet engouement ?
Robert Mallet chez lui.
33:57 — R.M. — C’était l’époque où paradoxalement ou au contraire peut être de façon très orthodoxe une autre personnalité se révélait — Minou Drouet — qui, à huit ans passait pour être grand poète et elle était à huit ans grand poète je dis bien grand pas grande et elle était grand poète.
34:12 — À la même époque à soixante-dix-huit ans un homme se révélait comme un enfant en somme une petite fille se révélait adulte et un vieillard se montrait comme un enfant mais comme un enfant mûr comme un adolescent. Comme un de ces adolescents qui contestent et ce qu’au fond a aimé tant le public c’est que Léautaud avec son visage —je ne dis plus ici de cabot mais de cabotin — il avait un visage de cabotin, vous savez, ces… marionnettes, taillé au couteau avec l’âge et ce personnage un peu de guignol qui avait la batte, le bâton pour frapper sur tous les gendarmes de la société, pour taper sur toutes les gloires acquises pour déboussoler les gens, leur faire perdre la boussole en effet en déboulonnant les gloires attitrées en les faisant tomber de leur socle, cela a plu. C’est la première fois que l’on entendait un homme qui osait, sans aucun ménagement, dire du mal de ses confrères et qui osait dire du mal de tout ce que l’on considère comme sacré, la patrie la famille le travail, l’armée enfin tout ce qui reste d’une certaine manière, consacré, était atteint par lui. Il a choqué beaucoup, il a provoqué des lettres de protestation des anciens combattants à l’époque. Et je pense qu’il a fait réfléchir aussi beaucoup d’autres qui ont compris qu’il y avait vraiment une patrie commune qui était la vie et qu’il fallait peut être le dire sans ménagement pour que cela pénètre en dehors des milieux politiques où l’on sait parfaitement que toutes ses idées on les exprime avec une arrière-pensée politique. Chez Léautaud il n’y avait pas d’arrière-pensée politique il y avait une pensée viscérale profonde, une pensée généreuse, fraternelle, car finalement c’était là qu’était le frère chez Léautaud. Cet homme qui pendant la guerre a, envoyait à Pergaud, à Apollinaire des provisions au front qui pleurait en allant apporter ça dans les bureaux de postes et qui se privait sur son petit gain mensuel. C’était ça la fraternité de Paul Léautaud.
36:01 — Pages manuscrites du Journal littéraire.
38:04 — Commentaire : Ce ne fut que trois ans après la fin des entretiens que paru le premier volume du Journal littéraire. Marie Dormoy et Paul Hartmann réussirent — non sans mal — à convaincre Léautaud de laisser publier son Journal. Le premier tome parut donc du vivant de son auteur. Il participa à la correction des trois volumes suivants, qui ne furent publiés qu’après sa mort. Et à partir du tome IV ce furent Marie Dormoy et Silvestre de Sacy qui assurèrent la parution des volumes suivants jusqu’au tome dix-neuf.
36:34 — Ce Journal, dont Léautaud parlait sans cesse tout en refusant de le laisser paraitre, était certainement à ses propres yeux son œuvre capitale.
38:44 — Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour considérer que ce Journal apporte en effet quelque chose de passionnant — à la limite du néoréalisme — à la fois par la contestation d’une époque, par le souffle de sincérité qui le traverse et par le style d’un grand nombre de passages.
37:02 —Paul Léautaud marchant dans la rue.
37:22 — Robert Mallet chez lui : Léautaud avait la qualité première d’être un écrivain d’humeur. C’est-à-dire un homme qui écrit comme il sent. Et qui sent comme il écrit. Il n’y a pas de différence entre ce qu’il était et ce qu’il disait. C’est la première vertu. Il ne trafiquait pas son style ; il y a tellement de trafic dans un style. Il écrivait directement et c’est ce rapport direct, sans ambiguïté, sans complaisance, entre une pensée parfois brute ou brutale et une écriture nette qui fait la première qualité de Léautaud. C’est là que son Journal nous le révèle, ses aphorismes très courts, ses mots à l’emporte-pièce qui jaillissaient du plus profond de lui-même sans aucun intermédiaire d’artifice n’est-ce pas, artem facere, il ne faisait pas l’art. L’art se faisait malgré lui à travers lui c’est pourquoi il y a de si mauvaises pages de Léautaud car on n’est pas toujours bien inspiré, et il avait beau dire « l’inspiration n’existe pas », n’appelons pas ça l’inspiration, disons la prédisposition. Il y a des jours on écrit bien, des jours on parle bien, des jours où l’on s’exprime mal et il y a des jours il était possédé par ce bonheur des dieux qui est celui de bien écrire et alors là nous sommes possédé nous aussi par ce bonheur de le lire.
38:45 — Robert Mallet chez lui : Je ne sais pas si vous connaissez cette confidence qu’il a faite dans son Journal, Propos d’un jour, qui contient parmi ses plus beaux aphorismes, il les a écrit en faisant sa lessive. Et hop une chaussette que je lavais, et hop une pensée que j’écrivais, et hop un mouchoir, et hop une pensée… tout ça, ça jaillissait je ne sais pas comment, il dit « je faisais les deux choses à la fois, j’étais autant à ma lessive qu’à ce que j’écrivais. » Voilà Léautaud c’est l’homme qui quitte une paire de chaussettes en train de laver pour écrire ce qu’il pense profondément. Il n’est pas du tout cet écrivain qui se met à sa table comme devant l’établi et qui pense qu’il a là à faire œuvre d’art ou d’artisan pas du tout.
39:23 — La maison de la Vallée-aux-Loups.
39:24 — Commentaire : Au mois de février 1956, Léautaud a quitté Fontenay-aux-Roses. Il avait depuis longtemps placé ses derniers chats comme s’il s’attendait à sa mort. Ses amis l’installèrent pour passer l’hiver à la Vallée aux Loups, cette maison que Chateaubriand a rendue célèbre et qui est la maison de santé de repos du docteur Le Savoureux.
Léautaud est mort là au mois de mars à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
39:56 — On l’a enterré au cimetière de Châtenay-Malabry. Sur la pierre tombale on a gravé le seul titre dont il aurait été fier « Paul Léautaud écrivain français ».
40:11 — Cette tombe est proche de celle de Latouche qui avait abandonné la vie littéraire par misanthropie. Léautaud le savait-il ?
40:20 : R.M. — Robert Mallet chez lui : Il se trouve que, à sa mort de même que j’ai… j’ai vécu avec Loulou sa chatte préférée pendant un certain nombre de mois après sa mort, j’ai eu la chance de pouvoir recueillir les meubles abandonnés de Léautaud. Abandonnés non pas du tout par Marie Dormoy qui en rien avait abandonné Léautaud mais qui justement voulait que ses meubles fussent mieux préservés qu’elle ne pouvait le faire dans son appartement exigu de Paris. Si bien que dans cette maison où je m’entretiens avec vous, j’ai les meubles de Léautaud notamment les deux tables où il a écrit son Journal et que l’on voit maculé de taches d’encre, de ces taches d’encre faites avec sa plume d’oie qu’il brandissait nerveusement et qu’il secouait carrément sur la table sans souci de la table si bien que cette table est une véritable relique car on la voit maculée de cette encre noire qui correspondent à quinze mille pages de Journal. Il y a là son pot à tabac, il y a le fauteuil, le fauteuil un peu abimé éventré dans lequel il a vécu et on voit du côté droit l’usure de son coude et l’usure des pattes de la guenon Guette qui venait s’assoir près de lui. Il y a là son lit de bois qu’il avait acheté à la salle des ventes, il y a son portrait, un des rares portraits de Léautaud que l’on connaisse, et puis il y a le buste de Diderot qui est là, ce fameux buste de Diderot sous lequel j’ai placé le panier à chats avec la canne de campagne de Léautaud. On a là tout l’homme, l’homme qui s’intéressait aux animaux et qui savait parfois atteindre la grandeur de Diderot. Et puis il y a ce pantin qu’André Rouveyre le dessinateur lui avait donné et qu’il aimait faire manœuvrer avec une petite ficelle, ce pantin accroché au mur sous forme de Polichinelle dont il me disait « voilà le visage de l’humanité… hein, c’est pas vrai, c’est bien ça l’humanité ? » et on voyait ce guignol avec ses pattes dégingandées et sa tête qui hochait qui se cadençait comme ça au-dessus de son lit et dont il faisait l’image d’une humanité en se disant « Je ressemble à cet homme-là » car vous pourriez voir aussi dans cette chambre un portrait de lui fait par André Rouveyre, une véritable caricature mais très ressemblante et Léautaud de sa plume, de sa belle plume d’oie et de son écriture très belle — jusqu’à la fin de ses jours il avait une très belle écriture — a mis pour moi a, re-cité ce vers de Villon « C’est d’humaine beauté l’issue ». L’issue. Car il n’était dupe de rien il savait combien il était laid et il savait combien il plaisait malgré sa laideur et il trouvait finalement que le monde était laid car pouvoir être aimé quand on était laid il trouvait que ce n’était pas beau.

42:41 FIN et générique sur le parcours du train :
Bonnes adresses du passé
Une émission de Jean-Jacques Bloch et Roland-Bernard.
Avec la participation de Robert Mallet
Notre visiteur : Jean Berger
Documentaliste : Françoise Renaudot — Photographe : Daniel Lefèvre
Caméra : Éric Dalmat — Banc-titre Roland Darnois
Prise de son : Lucien Vidal — Mixage : Jean Boussuge
Montage : Monique Rizzon et Nelly Moulineau
Illustrateur sonore : Dominique Paladilhe
Directeur de la photographie : André Lecœuvre
Assistant : Guy-Henri Jaunet — Script : Élisabeth Soroquère
Réalisation : Roland Bernard
1 Joseph Reinach (1856-1921).