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Journal littéraire au 6 juin 1907 :
Je signerai Maurice Boissard, comme j’ai déjà signé l’article que j’ai publié sur la Comédie-Française1. Maurice, le prénom de mon frère2, Boissard, le vrai nom de ma marraine Bianca3.

Sauf que Paul Léautaud, maîtrisant parfaitement l’orthographe mais toujours très fâché avec la graphie des noms propres, ne savait pas (ou n’y avait pas prêté attention) que le nom de sa marraine finissait par un t.
Mais qui est Bianca ? Aucune page ne permettra de l’évoquer mieux qu’ici. Elle est née à Valenciennes en septembre 1841 et morte le premier février 1912 dans son appartement du 42 rue de Courcelles. Elle avait un frère aîné, mort à l’âge de 27 ans et délicieusement prénommé Charlemagne, comme son père, et un autre frère très tardif, Émile, son cadet de 21 ans. Il ne semble pas qu’elle ait été mariée, au moins officiellement.

Dans la nécrologie ci-dessus, parue dans Le Figaro du deux février 1912, on peut constater que le rédacteur indique, lui aussi, « Boissard ».
* * *
L’ensemble des écrits journalistiques de Paul Léautaud avant 1939 est signé Maurice Boissard à compter de cette date de juin 1907. Paul Léautaud, âgé de 33 ans en 1905 s’amuse à camper en Maurice Boissard la figure d’un vieux monsieur, ainsi qu’on peut le lire au début de cette chronique sur la Comédie-Française :
J’ai vu aussi à leurs débuts ceux qui ont aujourd’hui une certaine réputation, j’ai été lié avec eux comme avec les premiers, mieux peut-être, moins de prestige nous séparant, et curieux de ma nature, j’ai beaucoup vu et retenu, sans jamais en avoir l’air. Puis, l’âge est venu, et les rhumatismes,…
Journal littéraire au six juin 1907 :
Je prendrai le personnage d’un vieux monsieur.
Journal littéraire au huit octobre 1907 :
J’ai cherché sur les quais une photographie de vieux monsieur, distingué, au visage vif et spirituel, pour figurer M. Maurice Boissard. Je n’ai rien trouvé que des têtes de cabots ou de grands-ducs de Russie, ce qui n’avait rien de mon objet.
Journal littéraire au Jeudi 2 Janvier 1908 :
Débuté ce matin au Mercure. Un lecteur, M. Poyanne, 11, rue Bonaparte, a écrit à M. Boissard pour lui faire part du plaisir que lui causent ses chroniques. Il le trouve plus amusant à lui tout seul que tous les autres collaborateurs réunis. “Quel privilège d’être vieux”, écrit-il. Cela en fait au moins un qui croit à M. Boissard.
Voici un article du critique dramatique Paul Souday (1869-1929), paru dans Comœdia du 1er avril 1922. Maurice Boissard, dans sa chronique dramatique du premier janvier 1921 a nommé Paul Souday « mon très supérieur confrère ».
À Maurice Boissard
Au risque de m’attirer une rebuffade, j’avouerai à Monsieur Paul Léautaud que les chroniques dramatiques qu’il signe Maurice Boissard me paraissent tout à fait jolies et divertissantes. C’était naguère un des attraits du Mercure de France ; c’est maintenant un de ceux de la Nouvelle revue Française où il a porté ses pénates4.
Maurice Boissard a l’esprit le plus primesautier, une étonnante verdeur d’expression, avec des airs de ne pas y toucher, et une manière tranquille de casser les vitres ; c’est charmant, je dois le dire, au risque de me brouiller avec lui. Car il n’aime pas les compliments et regarde tout de suite de travers ceux qui lui montrent quelque estime.
Il raconte qu’un de ses amis, c’est-à-dire lui-même — si tant est qu’il soit lui-même son ami — ayant reçu un volume de M. Léon Werth5, avec cette dédicace « À …, son admirateur », se fâcha tout rouge et s’écria : « Est-ce que Léon Werth se moque de moi ? » Mais comme les plus farouches ont leur point faible, il avoue qu’une autre dédicace de M. Émile Seyden6 : « À …, un de ses lecteurs », lui plus beaucoup. Qui ne voit qu’au fond c’est la même chose ?
Seul le cas d’un strict et pénible devoir professionnel, on ne lit que les livres ou les articles où l’on trouve quelque intérêt, c’est-à-dire qu’on admire au moins dans une certaine mesure. Évidemment, il y a des degrés, mais les signatures connues sont des écriteaux qui vous engagent à suivre une route ou à l’éviter comme la peste. Tout comme Léon Werth, M. Émile Seyden vous admira, mon cher Boissard, et moi aussi, dussiez-vous nous envoyer à tous les diables.
Et pourquoi redouteriez-vous les éloges, puisque vous n’avez peur de rien ? Quelqu’un disait un jour : « Je n’ai peur que des femmes ». Boissard, pas même. Ce misanthrope est aussi misogyne. Il a repris la guerre de Molière et de Barbey d’Aurevilly7 contre les précieuses, les femmes savantes et les bas-bleus. Il ne leur mâche pas les mots ! Il va parfois un peu loin, car enfin il y a aujourd’hui quelques femmes de lettres qui ne sont pas ridicules et qui ont un vrai, ou même un grand talent. Boissard est terrible ! Un de ces jours, comme Euripide, il se fera déchirer par les bacchantes8.
On ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de la froide intrépidité ou de l’extraordinaire fantaisie de ses jugements. Car Boissard et d’abord un fantaisiste, qui écrit et juge par humeur, sans doctrine et avec l’horreur de tout ce qui y ressemble. Il prend visiblement un malin plaisir à bousculer les idoles honorées dans les maisons où il exerce sa verve.
Il a furieusement piétiné Claudel9 -10 au Mercure de France, où l’on a coutume de l’encenser et même de l’éditer. N’est-ce pas au Mercure que M. Georges Duhamel11 s’est émerveillé de la grâce céleste qui l’a fait naître à l’incomparable époque où vit un Claudel ? Boissard déclare, maintenant dans la Nouvelle Revue Française, que Rimbaud et Mallarmé sont destinés à mourir tout entiers ! Du reste, je crois qu’il se trompe. Mais c’est drôle, surtout à cette place !
Il ne ménage personne. Rousseau le gêne par son emphase et son affectation de sensibilité. Chateaubriand lui semble déclamatoire et théâtral. Victor Hugo le fait rire et lui apparaît puéril par ses sujets et par son vocabulaire. Flaubert le lasse par sa phraséologie apprêtée, tendue et monotone. Je vous assure que je cite textuellement12. Boissard est iconoclaste avec délices.
Il l’est aussi avec fureur. Par exemple, il arrange l’infortuné M. Paul Bourget13 de telle manière qu’il donne presque envie de le défendre, à ceux-là même qui d’habitude s’en avisent le moins. Assurément, l’étude de M. Paul Bourget sur Molière parue dans L’Illustration14 qui posait le grand comique en écrivain de droite, en penseur orthodoxe et en soutien de la royauté, mérite les sarcasmes de Maurice Boissard et les romans mondains du même académicien prêtent souvent à sourire. Tout n’est pas faux dans cette plaisante diatribe.
Mais déjà, en ce qui concerne Stendhal, il faut au moins savoir gré à M. Paul Bourget de lui demeurer fidèle et de lui rendre un culte public. Et quand Boissard appelle M. Bourget « l’écrivain le plus ennuyeux qu’on ait jamais vu », vraiment il exagère. Bien ou mal, souvent assez mal, j’en conviens, M. Paul Bourget traite au moins des sujets intéressants. Et puis il ne faut pas décourager les autres…
Quant aux ruades que Boissard envoie à Victor Hugo, Rousseau, Chateaubriand, Flaubert et compagnie, peut-on les prendre au sérieux ? Ces grands écrivains n’amusent pas Boissard, voilà tout ce que prouvent ses irrévérences. Et je crois même que c’est tout ce qu’il entend prouver. Il se raconte, il nous fait part de ses goûts et de ses dégoûts, le plus spirituellement du monde, en y mettant une sorte de bravade et d’espièglerie qui rappelle un peu J.-J. Weiss15. Ainsi Boissard range Tallemant des Réaux16 parmi les gloires immortelles de notre littérature ; Weiss y rangeait Parny17. Ce sont même jeux de lettré. À supposer que ce soient là des opinions, et Boissard, qui ne respecte rien, trouverait peut-être déjà ce mot pédantesque, il ne prétend nullement nous les faire partager.
On parlait beaucoup de critique impressionniste, au temps de Jules Lemaître18. Nul ne l’a plus radicalement ni plus sincèrement pratiquée que Maurice Boissard. Mais la véritable critique impartiale, compréhensive et objective, rend également justice aux maîtres dont raffole Boissard et à ceux qu’il jette par-dessus bord. Il n’aime que l’extrême simplicité, le style qui garde le ton de la conversation. C’est exquis, sans doute mais la haute poésie, le lyrisme, l’art savant, l’éloquence même gardent leurs droits.
À propos de certains récents interprètes du Misanthrope, Boissard me cherche une petite querelle19. J’avais dit « Le classique ne s’improvise pas. » Là-dessus Boissard de s’écrier ; « Voilà bien le détestable état d’esprit auquel nous devons la manière si peu vivante dont on joue Molière… C’est, au contraire, comme si on improvisait qu’il faut le jouer et non avec ce ton de récitation et de leçon qu’on a si fâcheusement adoptés. » Et il me traite de professeur, voire de normalien20. En fait je ne suis et n’ai jamais été ni l’un ni l’autre. Peu importe, mais quel malentendu ! C’est justement pour jouer Molière avec naturel et d’une façon vivante qu’il faut un long apprentissage. Ce sont manifestement les novices qui débitent le classique comme une leçon. C’est précisément le grand art de le jouer comme si l’on improvisait qui ne s’improvise pas. À moins d’un génie exceptionnel, et encore ! tous les grands interprètes du classique s’y étaient préparés par de patientes études.
Mais les artistes remarquablement doués, qui avaient eu d’éclatants et légitimes succès au boulevard, dans des rôles souvent écrits pour eux ou qui n’exigent que du tempérament, ont échoué à la Comédie-Française, dans le Corneille, le Racine ou le Molière, faute de culture préalable et d’entraînement approprié. C’est un fait d’expérience, mon cher Boissard, et non pas du tout un décret arbitrairement promulgué dans cette École normale que je ne connais d’ailleurs que de réputation.
Paul Souday
1 Texte paru dans le Mercure de France du 1er février 1905 à partir de la page 389. Ce texte est reproduit ici. Les pages du Mercure peuvent être demandées ici.
2 Maurice Léautaud (1884-1961), demi-frère de Paul, est le fils de Firmin Léautaud et de Louise Viale.
3 Blanche Boissart (avec un t), dite Bianca (1841-1912), comédienne à la Comédie-Française de 1872 à 1884 prit sa retraite en 1888. Quand Paul Léautaud choisit le nom de Boissard pour signer certains textes puis ses critiques dramatiques à partir d’octobre 1907, il mit par ignorance un d final au lieu d’un t, d’où « Boissard. »
4 La première chronique de Maurice Boissard dans La NRF est parue le premier octobre 1921. Il n’y restera pas longtemps et rejoindra Les Nouvelles littéraires pour le numéro du 14 avril 1923.
5 Léon Werth (1878-1955), romancier, essayiste, critique d’art et journaliste.
6 Émile Seyden, journaliste critique d’art, jamais cité dans le Journal de Paul Léautaud.
7 Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), écrivain majeur de son temps, a toujours été une référence pour Paul Léautaud.
8 Euripide, Les Bacchantes : « Elle prend son bras gauche dans ses mains et, un pied sur le flanc de l’infortuné [Panthée], elle le lui arrache de l’épaule, non par sa propre force, mais le dieu lui donnait l’aide de sa toute-puissance. Inô, de l’autre côté, fait de même, lui déchire les chairs. Autonoé et toute la foule des Bacchantes s’acharnent sur lui. […] » (Traduction française d’Henri Berguin chez Garnier).
9 Paul Claudel (1868-1955), auteur dramatique, poète, et diplomate. Paul Claudel a été élu à l’Académie française en avril 1946 avant d’y être reçu par François Mauriac l’année suivante.
10 Dans trois chroniques, 1er octobre 1912, 16 janvier 1913 et enfin 1er avril 1914 où il a écrit : « M. Paul Claudel a été de bonne heure le génie qu’une cinquantaine de personnes admirent. »
11 Georges Duhamel (1884-1966), médecin (en 1909) et homme de lettres surtout connu pour son ensemble romanesque en dix volumes, La Chronique des Pasquier, écrit de 1933 à 1941 et dont le dernier volume est paru au Mercure en septembre 1945. Georges Duhamel a été en charge de la rubrique des poèmes au Mercure depuis le numéro du 16 avril 1912. Il a reçu le prix Goncourt pour son deuxième roman : Civilisation, publié au Mercure en avril 1918. À la mort d’Alfred Vallette en septembre 1935, Georges Duhamel l’a remplacé à la tête du Mercure de France mais a dû démissionner en février 1938 devant la charge de travail. Il a été élu à l’Académie française en 1935, puis secrétaire perpétuel en 1944.
12 Ces quatre exemples sont pris au début de la chronique du 1er avril 1922.
13 Dans la même chronique. Paul Bourget (1852-1935), écrivain et essayiste catholique. Ses premiers romans ont un grand retentissement auprès d’une jeune génération en quête de modernité. À partir du Disciple (1899), Paul Bourget s’oriente davantage vers l’étude des mœurs et les sources des désordres sociaux, qu’il relie parfois à la race.
14 L’Illustration numéro 415, datée du 24 janvier 1922, parue à l’occasion du tricentenaire de Molière comprend notamment : « Molière et le génie français » (Paul Bourget, qui nous intéresse ici), « Molière comédien » (Lucien Guitry), « Dernière image de la vie de Molière » (Émile Magne), « Le tricentenaire de Molière à la Comédie-Française » (Robert de Beauplan). Paul Bourget écrit ici : « Ce que Molière attaque dans la société de son temps, ce ne sont pas les institutions, c’est l’abus que les bénéficiaires font de ces institutions. »
15 Peut-être Jean-Jacques Weiss (1827-1891), professeur, homme de lettres, journaliste, collaborateur à La Revue contemporaine. Proche des milieux bonapartistes. Weiss a été exclu de sa fonction de conseiller d’État en 1879 pour ses articles dans Paris-Journal. Gambetta le nomma plus tard directeur des affaires politiques aux Affaires étrangères.
16 Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692), connu pour ses Historiettes sur ses contemporains et restées inédites jusqu’en 1835. Actuellement deux volumes dans La Pléiade parus en 1960 et 1961, 3 136 pages en tout.
17 Peut-être Évariste de Parny (1753-1814), poète surtout connu de nos jours grâce à la mise en musique, par Maurice Ravel en 1926 de trois de ses Chansons Madécasses de 1787.
18 Jules Lemaître (1853-1914), agrégé de lettres. Enseignant puis collaborateur de la Revue bleue et du Temps, Jules Lemaître se fit connaître comme critique dramatique au Journal des Débats. Ses critiques ont été rassemblées en volumes. Il a été élu à l’Académie française en 1895 avant d’écrire une douzaine de pièces, entre 1889 et 1912. Maurice Boissard a chroniqué La Princesse de Clèves, comédie en trois actes et un épilogue, de Jules Lemaître, d’après le roman de Mme de La Fayette le 1er août 1908.
19 À la fin de cette chronique du 1er avril 1922 déjà évoquée.
20 Même chronique dans La NRF : « Si je ne me trompe, M. Paul Souday est normalien ? Il parle là comme un professeur. »