Les matinées Ballande

Page mise en ligne le premier septembre 2023 — 17 000 mots — temps de lecture : une petite heure.

Cette page est complémentaire de la page « Firmin Léautaud ». Elle est accompagnée de trois autres :

« La Comédie en voyage »

« La retraite de Firmin »

« 7 855 pièces de théâtre jouées à Paris de 1835 à 1906.

1872 est l’année de naissance de Paul Léautaud, fils de Firmin. En 1872, Firmin Léautaud, dont nous savons peu de choses, a travaillé pour Hilarion Ballande. Les ouvrages traitant de ce personnage et de ses matinées sont rares. Nous avons l’ouvrage de Justin Bellanger : Les matinées Ballande, souvenirs intimes, paru chez Lemerre en 1901 mais le seul exemplaire disponible à la date de rédaction de ces lignes (février 2023) est à cent dollars pour 67 pages. La bibliothèque de la Comédie-Française dispose d’un exemplaire et une mise en ligne serait la bienvenue (67 pages, c’est l’affaire d’une demi-journée).

Souvenirs d’âge mûr de Francisque Sarcey (Ollendorff 1892), journaliste bien plus connu à l’époque, a été tiré sans doute à un bien plus grand nombre d’exemplaires et se trouve de nos jours pour quelques €uros en édition papier.

Dans ce livre, Francisque Sarcey parle bien davantage de lui que d’Hilarion Ballande (et pas du tout de Firmin Léautaud). Mais les trois chapitres (V, VI et VII) qu’il réserve à ces matinées Ballande semblent être le seul texte facilement accessible. Afin de le rendre plus aisément disponible encore, ces trois chapitres sont intégralement reproduits ci-dessous. Sans notes, chacun se débrouillera.

Chapitre V — La première matinée Ballande

En ce temps-là — c’est de l’an de grâce 1869 que je parle — il n’y avait point de matinées le dimanche dans les théâtres, et personne n’imaginait qu’il pût y en avoir. Je vis entrer un matin chez moi l’homme à qui revient l’honneur d’avoir tenté l’entreprise et qui m’en apportait tout chaud le projet qu’il venait d’enfanter. C’était M. Ballande, M. Ballande était à cette époque fort peu connu du grand public ; il est même permis de dire qu’il ne l’était pas du tout. Il avait été, au sortir du Conservatoire, engagé à la Comédie-Française pour y jouer les héros ou les confidents de la tragédie, n’avait pu réussir à s’y faire la place dont il se croyait digne, et s’était enrôlé dans la troupe de Rachel quand la grande tragédienne avait organisé sa première tournée à travers l’Europe et les deux Amériques.

Il n’avait pas tardé à se fâcher avec elle. Et quand on lui demandait pourquoi Phèdre s’était séparée de son Hippolyte il n’avait aucun scrupule à dire les motifs de cette brouille. Mlle Rachel était jalouse de lui : lorsque, après un acte où il avait transporté l’auditoire, il était rappelé à grands cris, par un public enthousiaste, Mlle Rachel voyait avec dépit, quand tous deux reparaissaient pour le salut que tous les applaudissements, au lieu d’aller à Chimène, s’adressaient au Cid. Elle n’avait pu supporter plus longtemps cet écrasant voisinage : elle l’avait éliminé de sa troupe. Elle s’en était souvent mordu les doigts ; car c’était lui qui lui donnait pour ses rôles des indications précieuses, et il savait de source certaine que, plusieurs fois, voyant l’accueil glacé qu’on lui faisait, elle s’était écriée : « Ah ! si Ballande était là ! » Mais Ballande n’y était plus.

Il contait ces choses-là d’un ton posé et doux avec un air de conviction tranquille, sans témoigner en rien qu’il aspirât à la présidence de la République. C’était un Gascon froid, madré et onctueux. Des cheveux gris qui tombaient droits sur ses épaules encadraient sa figure large et placide. Il avait le geste lent et majestueux. Souvent il s’oubliait à parler de lui à la troisième personne : c’était une marque de déférence qu’il devait à son talent.

Ce Gascon était dans la conversation un homme redoutable. Quand il avait commencé d’exposer son idée, le flot coulait avec la continuité d’une tirade d’alexandrins tragiques, et il fallait renoncer à tout espoir de l’arrêter ou de le suspendre. Il était de la race de ceux à qui l’on ne peut se soustraire, à moins de leur laisser aux mains le bouton d’habit par où ils vous retiennent.

Je frémis à son aspect. Je savais qu’il faisait des pieds et des mains pour rentrer à la Comédie-Française, et que la Comédie-Française ne voulait point de lui. Il m’avait plus d’une fois entretenu de la décadence des études tragiques en France ; il ne m’avait pas laissé ignorer qu’il était le seul artiste au monde qui pût restaurer rue Richelieu le culte de Corneille et de Racine. Il avait été le maître de Rachel ; il saurait former d’autres tragédiennes.

Et de David éteint rallumer le flambeau.

Il prononçait éteingt ; car il avait l’accent du Midi, mais si peu, si peu ! C’était la gousse d’ail dans le manche du gigot. Cette pointe d’accent ne faisait que relever la saveur de la diction. Rachel la lui avait enviée ; mais c’était là une de ces qualités qu’on n’acquiert pas plus tard, comme on veut. Il faut avoir été pris jeune ; il faut être né au pays des truffes.

Je me mis en posture d’écouter l’éloge de la tragédie et le récit de la dernière tournée de Rachel : il ne disait point : la grande Rachel ; il ne disait pas non plus : Rachel tout court ; il disait : Mlle Rachel, avec une emphase où se sentait une nuance de protection paternelle et de dépit froissé ; il fallait entendre là-dessous : Mlle Rachel, qui a été mon élève, et qui m’a payé de mes soins par une si noire ingratitude.

Mais non ; il ne devait pas être question cette fois de ses démêlés avec l’ingrate Rachel. Il entra, grave, mystérieux, recueilli, l’air d’un évêque qui présente sous le dais le Saint-Sacrement aux fidèles ; il m’apportait un projet grand comme le monde, un projet qu’il avait longuement médité et mûri, un projet qui allait révolutionner l’art dramatique et pour lequel il avait besoin de mon concours. J’écoutais ce préambule magnifique avec une certaine inquiétude. C’est que ces méridionaux sont de terribles gens : on ne sait jamais avec eux si l’on va avoir affaire à un toqué ou à un fumiste.

— Je me suis entendu, me dit-il, avec le directeur de la Gaîté : il me loue la salle pour les après-midi des dimanches d’hiver, et j’ai l’intention d’y convier le public à des représentations où je donnerai les chefs-d’œuvre de la tragédie classique.

Je le regardais pour voir s’il ne se moquait pas de moi. Il était sérieux comme un pape.

— Pardon ! lui dis-je, mais la tragédie n’attire déjà que peu de monde à la Comédie-Française, et même alors qu’elle y est jouée avec ensemble et par des artistes de talent. C’est folie d’espérer qu’avec une troupe racolée au hasard sur le pavé de Paris, le dimanche, entre deux et cinq, vous amènerez la foule dans un théâtre voué aux féeries, pour y voir le Cid ou Phèdre.

Il sourit avec bienveillance :

— Je compte, me dit-il, pour attirer le public, sur deux innovations. La première, c’est la réduction du prix des places : l’orchestre et le balcon à quarante sous, les premières loges à trois francs, toutes les autres places à vingt sous ; je veux démocratiser l’art.

Et il me servit une superbe tirade sur le goût du peuple pour les belles œuvres.

— Passons à la seconde, lui dis-je.

— C’est précisément pour la seconde que je viens réclamer votre aide. J’ai pensé à faire précéder la représentation d’une conférence où un orateur expliquerait à ce public tout neuf ce qu’on va lui montrer, et le mettrait au courant de ce qu’il doit savoir pour le goûter pleinement.

Cette proposition n’aurait rien d’hétéroclite aujourd’hui. Il faut vous reporter au temps pour comprendre à quel point j’en fus étonné. Tout cela était si en dehors des habitudes ! Le théâtre classique transporté à la Gaîté ! Un dimanche ! en plein jour ! une conférence avant le spectacle ! Je ne me voyais pas parlant dans un théâtre et faisant le boniment de la lanterne magique.

— Ah bien ! m’écriai-je, si vous croyez qu’en ajoutant une conférence à une tragédie vous avez plus de chance de séduire les Parisiens, vous êtes loin de compte. La tragédie n’est pas trop en faveur ; mais la conférence est en plein discrédit. Nous venons d’en faire l’épreuve. Après une année de lutte, Yung a été forcé d’y renoncer, et son Athénée est devenu un théâtre de vaudevilles et d’opérettes. Vous aurez deux repoussoirs l’un par-dessus l’autre. La conférence fera fuir ceux qu’aurait attirés la tragedie ; la tragédie écartera les amateurs de conférence, s’il en est encore. Vous n’aurez personne.

Ballande n’était pas de ceux qu’on démonte. Il me rappela les campagnes que j’avais si souvent menées dans le journalisme en faveur du grand art classique et surtout de la tragédie ; il me fit sonner haut la gloire qu’il y aurait à la réinstaller, triomphante, dans un grand théâtre ; à initier les jeunes générations aux chefs-d’œuvre du temps passé. S’il avait jeté les yeux sur moi, c’était que j’étais le seul qui fusse capable de cette besogne, moi qui étais à la fois professeur, journaliste et conférencier. Il ne comprenait rien à mon hésitation ; il m’en faisait honte. Vraiment il parlait avec beaucoup de chaleur ; et il y avait dans tout ce qu’il disait un air de sincérité dont je ne laissais pas que d’être touché au fond.

Vous avez pu voir par ces confidences où je me laisse aller sur moi-même que si je suis très prompt à voir les difficultés des choses et à mesurer les inconvénients, je suis assez facile à revenir à l’opinion opposée, si l’on me presse d’arguments qui me semblent justes et solides.

Après tout, me disais-je, ce diable d’homme pourrait bien avoir raison ! Au fond, la nation française a dans le sang le respect et le goût de la tragédie ; qui sait si elle n’attend pas en effet qu’on lui fournisse une occasion nouvelle de la voir autre part qu’à l’Odéon ou à la Comédie-Française, où il est de convention qu’elle ennuie son monde.

Plus Ballande me voyait faiblir, plus il me poussait l’épée dans les reins.

— Écoutez ! lui dis-je enfin ; donnez-moi trois ou quatre jours pour réfléchir et consulter. Vous n’avez pas besoin d’une réponse immédiate, puisque vous n’ouvrez que de dimanche en huit.

Il me serra la main et s’en fut, croyant avoir cause gagnée. Et, de fait, je me sentis tout d’abord un grand penchant à tenter l’épreuve.

Qu’est-ce que je risque ? pensais-je à part moi. À supposer que nous ne réussissions pas et c’est à quoi il faut s’attendre — l’entreprise n’en restera pas moins honorable. Il n’y a aucune honte à tomber, quand le but où l’on court est très noble. Ce sera un léger ennui ; ce ne sera pas un gros ridicule.

J’étais presque décidé, quand j’eus l’idée fâcheuse d’en parler à mes amis. Voulez-vous un conseil, vous qui me lisez ? quand vous croirez une chose bonne en soi, si vous avez envie de la faire, ne consultez jamais personne. On peut prédire à coup sûr qu’un général qui assemble son conseil de guerre ne se battra pas. J’avais pour amis des gens d’esprit, des Parisiens, et des Parisiens qui ont de l’esprit l’ont volontiers sceptique et, tranchons le mot, blagueur.

Tous les mardis, en ce temps-là, j’en avais à déjeuner de douze à vingt, tantôt plus, tantôt moins, qui avaient choisi mon petit appartement de la rue de la Tour-d’Auvergne comme lieu de rendez-vous. On y mangeait assez mal, mais fort gaiement. Il s’y disait mille folies et l’on n’y parlait point politique. C’est à ce docte aréopage que j’exposai la proposition de Ballande et que je demandai conseil.

Au nombre de mes habitués, j’avais un clubman, très connu dans les cercles et sur le turf ; c’était Mosselmann, qui est mort aujourd’hui. Mosselmann était un fantaisiste, qui se piquait de connaître tous les mondes parisiens, mais qui ne se plaisait que dans ceux où l’on s’amuse. Il était fort bien vu, grâce à son énorme fortune, à ses illustres parentés, grâce aussi à son esprit caustique, dans le high-life parisien ; il n’en courait pas moins, tout comme Hugues Leroux, les huttes des chiffonniers et les baraques des saltimbanques. J’ai trinqué en sa compagnie avec l’hercule de Neuilly. C’est Laurier qui l’avait un jour amené chez moi, un mardi matin, déjeuner ; comme c’était à la maison un défilé toujours nouveau de gens de lettres, d’artistes et d’actrices, il y était revenu volontiers. C’était un des plus fidèles, et nous l’aimions tous pour sa simplicité d’allures et l’humour de sa conversation. Il avait le million aimable et gai. Nous le plaisantions sur ses immenses propriétés et sur son écurie de courses. Quand une nouvelle venue s’asseyait à ma table, on lui présentait toujours Mosselmann comme le millionnaire de la maison ; elle ouvrait de grands yeux, et tout le monde s’écriait en chœur : « Ah ! que c’est beau la fortune ! »

Je n’eus pas plutôt, au dessert, conté mon cas à mes convives, que Mosselmann se leva, s’empara d’une canne qui flânait dans un coin de la salle à manger et la promenant sur le mur, de la voix d’un homme qui montre la lanterne magique :

— Messieurs, vous allez voir Phèdre, la personne la plus amoureuse de la société. Paraissez, Phèdre…

Une actrice, qui se trouvait là, se dressa en pied, pouffant de rire, et se colla contre la muraille, glissant à la façon des ombres qui passent projetées sur la nappe blanche.

Admirez, messieurs, criait Mosselmann, son visage accablé ; elle aime Hippolyte. Levez-vous, Hippolyte…

Il continua quelque temps sur ce ton, émaillant ce boniment improvisé de saillies originales et de calembours saugrenus. Nous nous pâmions de rire, moi comme les autres.

Le jour même, Ballande venait chercher ma réponse :

— Décidément, non, lui dis-je d’un ton si tranchant qu’il vit bien que c’était une résolution définitive et qu’il n’y avait pas à insister :

Il parut surpris et chagrin :

— Vraiment, me dit-il, j’avais compté sur vous ; je vous croyais plus d’esprit d’initiative et de courage.

Le fait est que je n’étais pas trop content de moi ; j’avais cédé uniquement à la peur de la blague, et ma conscience m’en faisait tout bas un vif reproche. Pourquoi reculer devant ce hasard, moi qui en avais couru tant d’autres ? Je ne me reconnaissais pas à cette défaillance. Mais que voulez-vous ? je voyais encore se promener sur le mur la canne de Mosselmann ; j’avais dans l’oreille les rires qui avaient accueilli son boniment !… Et je m’étais pourtant juré plus d’une fois de n’avoir jamais égard à cette blague parisienne, que je savais être le pire dissolvant des initiatives hardies. Mais on ne tient pas toujours les serments que l’on a faits aux autres, ce n’est pas pour observer fidèlement ceux qu’on s’est faits à soi-même.

Je m’efforçai d’adoucir ce que mon refus devait avoir d’amer pour Ballande. Je lui promis d’annoncer à grand orchestre son entreprise ; je lui dis que sans doute il ne serait pas obligé de renoncer à la conférence, qu’il trouverait pour porter la parole en ce jour d’ouverture un homme moins timoré.

Oh ! me dit-il avec une superbe confiance, je ne suis pas en peine. J’aurai, coûte que coûte, une conférence, dussé-je la faire moi-même.

Je le regardai avec admiration ; je fus sur le point de lui crier : « Eh bien, non, je la ferai votre conférence ! » Je ne sais quelle fausse honte me retint. Je lui serrai la main avec confusion. J’entendais une voix intérieure qui me reprochait d’avoir commis un acte de pusillanimité.

C’est le 17 janvier 1869 que se donna cette première représentation. Je l’avais loyalement annoncée ; j’avais comblé d’éloges et l’entreprise et l’impresario ; j’avais de mon mieux cherché à piquer la curiosité du public. Je ne croyais pas beaucoup au grand effet de cette réclame. On avait affiché le Cid… Le Cid n’avait pas encore été remis à la scène par M. Perrin de la façon brillante que l’on sait ; quand on le jouait à la Comédie-Française un soir d’été on faisait six cents francs de recette. Je doutais qu’on vînt le voir, monté comme il allait l’être. Parmi les artistes qui avaient promis de jouer, quelques-uns avaient pris peur, comme moi, et s’étaient dégagés au dernier moment. Mlle Debay avait été forcée d’apprendre en huit jours le rôle de Chimène, abandonné par l’actrice, à demi célèbre, qui l’avait accepté d’abord. Le Cid lui-même avait fui au dernier moment : « Soit, avait dit Ballande, c’est moi qui jouerai Rodrigue. » Et, entre nous, j’imagine qu’il avait été ravi de ce contretemps : son ambition secrète était de montrer aux Parisiens, dans un des grands rôles tragiques, le maître de Rachel et d’enfoncer ce poignard au cœur de la Comédie-Française. D’autres artistes avaient fait mine de se dérober ; c’était une entreprise si insolite, et qui paraissait si extravagante, de donner une représentation dans l’après-midi, et surtout une représentation tragique ! Ballande demeurait ferme : lui seul, c’était assez !

Le ciel même semblait s’être conjuré contre lui : il faisait, ce dimanche-là, un froid abominable et la pluie tombait à seaux.

Le malheureux n’aura pas un chat, me disais-je, en me rendant par devoir, plus que par goût, au théâtre de la Gaîté.

Je fus très surpris : la salle était presque pleine ; une foule très animée et qui paraissait très sympathique. Le rideau se leva sur un spectacle avec lequel mes yeux se sont bien familiarisés depuis, mais qui était alors tout nouveau :

Une table, surmontée d’un verre d’eau sucrée, et, derrière cette table, un monsieur, debout, en habit noir.

Ballande avait fini par découvrir un conférencier de bonne volonté. C’était un prêtre défroqué, qui en avait bien d’ailleurs la tournure et la mine, M. Chavée, un savant linguiste, très versé dans l’étude du sanscrit, et qui avait fait, je crois, quelques conférences publiques sur l’objet particulier de ses études. Il est mort, à présent. Je puis donc à dire, sans craindre de le contrister, qu’il était plus ferré sur les langues aryennes que sur le théâtre. Il ne parla guère du Cid, qu’il semblait connaître assez confusément ; ce fut un sermon plutôt qu’une leçon ou une causerie ; il ouvrait de grands bras, se penchait sur la table, comme il l’eût fait sur le rebord d’une chaire, citait en nasillant les Pères de l’Église, et mouillait sa voix aux passages qui exigeaient des trémolos.

On ne pouvait décemment le louer que du courage avec lequel il avait accepté d’essuyer les plâtres de l’institution nouvelle ; il battit la campagne ; il fut franchement exécrable. La représentation ne fut guère meilleure ; je n’avais de ma vie entendu Ballande : c’était le vieux jeu dans toute son horreur. Il psalmodia le Cid, et toujours ce diable d’accent ! Cette pauvre Debay, qui était d’ailleurs : une charmante femme et, dans la comédie, une agréable actrice, n’avait mis que huit jours à apprendre le rôle de Chimène.

— Je crains qu’il n’y paraisse, m’avait-elle dit modestement.

S’il y paraissait !… Ah ! grand Dieu ! oui, il y paraissait ! Et les autres, étaient-ils fagotés ! On les avait habillés, sans doute, chez le costumier du coin, au rabais. Car Ballande visait à l’économie. Tout cela sentait la hâte et l’improvisation, et le souffleur avait eu fort à faire dans sa boîte.

J’avais rencontré à cette représentation un de mes vieux camarades d’école, fanatique, comme moi, du vieux répertoire, et comme je m’en retournais avec lui :

— C’est une affaire enterrée, me dit-il.

Ce n’était point mon avis. J’avais trop déjà l’habitude du public qui fréquente les théâtres pour me tromper à certains signes qui ne sont sensibles qu’aux gens du métier. Il était évident que toutes les défaillances d’exécution qui avaient pu choquer les beaux esprits et les juges sérieux n’avaient pas même été remarquées de la foule ; elle ne s’était inquiétée ni de la misère du décor, ni de la pauvreté des costumes, ni de l’insuffisance des acteurs, ni des vers passés ou estropiés. Elle avait apporté à cette représentation une bonne volonté qui était des plus significatives. Elle avait écouté et la conférence et la tragédie avec une extraordinaire attention ; à de certains moments même, elle avait été transportée, et les applaudissements avaient éclaté de toutes parts. C’était Dumaine qui avait été chargé du rôle de don Diègue. Dumaine, dont la diction a toujours tenu du bafouillement, ne disait pas trop correctement l’alexandrin ; mais il avait une prestance magnifique, une voix superbe, de la sensibilité et de la chaleur. On lui avait battu des mains ; on l’avait acclamé ; jamais Maubant ne s’était vu à pareille fête. Il semblait que tous ces gens-là n’eussent jamais vu le Cid et qu’ils en découvrissent les beautés pour la première fois. C’était un public tout neuf, à qui l’on allait avoir affaire, dans ces matinées dominicales.

Quel public ? des collégiens dont on était fort embarrassé le dimanche à la maison, entre deux et six, et que leurs parents menaient là, comme à une préparation au baccalauréat ; de petits bourgeois, férus de respect pour le vieux répertoire, qu’attirait la modicité du prix ; d’ouvriers cherchant une occasion de s’instruire à bon compte ; de jeunes gens studieux dévorés de l’amour du théâtre ; de toute cette population flottante qui, le dimanche, quand le soleil se cache, ne sait que faire de son après-midi, dont la longueur lui paraît démesurée. Le clergé catholique, qui n’est pas sot, avait aux jours de foi empli des prières et des chants des vêpres ces longues heures des après-midi dominicales. Les vêpres avaient disparu de nos mœurs et rien n’était venu combler ce vide :

— Ce seront nos vêpres laïques, me dis-je.

C’est moi qui, le lundi suivant, dans le journal, lançai le mot qu’on répéta partout et qui fit fortune.

Ce nouveau public était peu difficile, par toutes sortes de raisons, dont la première était que tout valait mieux pour lui que l’ennui de rester à la maison ; mais il y en avait bien d’autres : il apportait au théâtre, non l’idée de voir un spectacle amusant, mais un ferme propos de s’instruire, que dis-je ? de s’édifier, de communier en Corneille ou en Racine ; il n’arrivait point, comme on fait le soir, l’estomac chargé et dans le feu d’une digestion, quelquefois pesante. Il avait cette liberté et cette allégresse d’esprit que donne un corps dispos. Il n’était point, comme on l’est à la Comédie-Française ou même à l’Odéon, hanté du souvenir des grands artistes qui avaient marqué dans les rôles classiques ; il n’était pas gêné, dans ses expansions de curiosité ou d’enthousiasme, par la majesté des traditions, par la superstition du grand art. Il avait l’admiration naturellement primesautière, il était bon enfant.

Je me rendis en un instant compte de toutes ces considérations qui ne m’avaient pas frappé la veille, et je sentis un amer regret de n’avoir pas attaché mon nom à la première manifestation de cette œuvre, dont j’entrevoyais le long et brillant avenir. J’éprouvai là une fois de plus la vérité de cette maxime, qu’on ne fait rien en ce monde avec le bon sens qui doute ou qui blague, et qu’il n’y a que la foi pour transporter les montagnes. Ballande, lui, avait écarté tous les motifs de craindre, si raisonnables qu’ils parussent à la logique ordinaire. Il avait cru, il avait marché de l’avant ; c’est lui qui se trouvait être dans le vrai. Il avait convaincu les sages d’erreur.

Le lendemain de cette séance ; je vis Ballande et lui tendis la main :

— Eh bien, c’est dit, je suis des vôtres. Quand vous voudrez. Voulez-vous que je vous fasse votre seconde conférence ?

J’accepte, me dit-il, et en retour je vous promets de ne plus jouer dans mes représentations.

Ce Gascon avait de l’esprit.

VI Les matinées Ballande avant 1870

C’est donc moi qui fis la seconde conférence aux matinées Ballande. On jouait, ce jour-là, les Horaces, de Corneille. Je n’ai jamais oublié cette tentative, parce que le souvenir s’en lie dans ma mémoire avec celui d’un incident qui fut pour moi matière à de longues réflexions. Nous étions alors en 1869, et je ne sais si vous l’avez oublié, mais les idées de paix universelle étaient en grande faveur. Les députés de l’opposition refusaient, aux applaudissements du public, les crédits demandés par le maréchal Niel pour la réorganisation de notre armée ; il s’était formé une ligue des Amis de la paix, qui publiait brochures sur brochures où la guerre était maudite et vouée à l’exécration des peuples ; un journaliste de beaucoup d’esprit avait ouvert, dans un journal très retentissant, une rubrique sous ce titre : « les gaietés du sabre », où il raillait la manie des militaires à sortir en armes, comme si l’on devait jamais avoir besoin d’armes, dans l’ère de paix que nous venions d’inaugurer. La paix, c’était la turlutaine du moment ; il faut toujours que les Français en aient une.

Comme j’avais à expliquer les Horaces à un auditoire de collégiens, je leur avais montré que lorsque deux nations sont voisines et se touchent par de nombreux points du territoire, il se forme tout naturellement, en temps de paix, par voie de mariage, entre familles qui n’ont pas la même patrie, des alliances que la guerre rompt brusquement, si elle vient à éclater tout à coup :

— Ainsi, disais-je, supposez une famille d’Alsace où le fils aurait épousé une jeune fille née dans le grand-duché de Bade. L’Allemagne nous déclare la guerre…

À ce moment, il y eut dans la salle comme un soulèvement de réprobation et, du milieu de cette houle, partirent quelques coups de sifflet stridents. Je m’arrêtai étonné, n’y comprenant rien ; un monsieur se leva de l’orchestre et, d’un ton très animé :

La supposition est impie, cria-t-il ; c’est un manque de patriotisme.

Le mot me faisait la partie belle ; je me retournai vers mon homme et, l’apostrophant en face, je lui dis ce que vous lui auriez dit à ma place, qu’au cas où la guerre éclaterait, j’étais sûr qu’il serait le premier à courir à la frontière, que nous irions tous…

— Oui, tous, tous !

Et je continuai ; j’avais reconquis le public. Je l’aurais eu tout entier contre moi si je ne m’étais obstiné à expliquer ma pensée, qui était la plus simple du monde, si j’avais eu la sottise de donner des raisons raisonnables. Mais il faut croire que j’étais né pour l’éloquence, car il me monta tout de suite aux lèvres une phrase qui était une pure niaiserie, une niaiserie sentimentale, qui enleva la foule des badauds.

Le fait est que sur cette vaste scène, devant ce public immense, je me sentis tout de suite plus à l’aise que je n’étais dans le cadre plus restreint de l’Athénée. L’exubérance de mes gestes, le mouvement de toute ma personne, les audaces familières de mon langage, les éclats d’une voix très sonore et d’une diction naturellement ample et vive s’harmonisaient mieux avec ces espaces vides où j’évoluais en toute liberté, en face de ces douze cents têtes tournées vers moi, que je dominais de mes mains jetées en avant, par-dessus la rampe.

Il ne me resta de cette affreuse maladie du trac, qui m’avait jadis assiégé et paralysé, qu’un petit nombre de symptômes dont je n’ai pu venir à bout que beaucoup plus tard et qui même à cette heure, après trente ans d’exercice, remontent encore, comme une vieille goutte, les jours de grande première. Au moment où se levait le rideau qui me séparait des spectateurs, la bouche se séchait instantanément et il m’était impossible, même en avalant gorgée sur gorgée, d’y trouver une goutte de salive, la langue devenait épaisse et lourde, et c’était un effort des plus pénibles pour la remuer. La voix montait dans la tête ; je l’entendais haute et perçante comme si c’eût été une autre voix que la mienne. J’étais stupéfait et déconcerté de ce timbre qui m’était étranger ; il me semblait que les mots, difficilement articulés, se dévidassent d’eux-mêmes en dehors de ma volonté, et je cherchais en vain à ressaisir mes phrases qui s’enfuyaient. C’était un état extrêmement douloureux, qui ne durait guère plus de trois ou quatre minutes. J’ai su par les confidences de mes collègues en conférence et de beaucoup d’artistes dramatiques que la plupart avaient connu ce même malaise. Je n’y sais point de remède. J’ai essayé de tout : un médecin m’avait donné je ne sais plus quelle substance que je devais mâcher au moment d’entrer en scène et qui avait la propriété d’exciter la salivation. La salive avait beau être plus abondante au moment où j’allais paraître devant le public, il suffisait, pour la tarir, du bruit que faisait le rideau en se levant. J’ai voulu apprendre par cœur mes exordes, pensant que toute trace d’émotion disparaîtrait, et que j’aurais été, comme maître Petit-Jean, sûr de mon commencement. Mais je n’ai point de mémoire, et mon malaise s’augmentait des vains efforts que je faisais pour rattraper mes pauvres membres de phrases. Je me résignai enfin à ces trois minutes de supplice.

Que de fois, quand j’attendais l’heure d’entrer en scène, des camarades ou des amis me voyant préoccupé, inquiet, nerveux, me disaient d’un ton de reproche compatissant : « Comment, vous ! après tant d’années de succès, vous qui êtes sûr de votre public, vous vous mettez dans ces états-là…, ça n’a pas le sens commun… »

Mon Dieu ! oui, j’étais sûr ou à peu près du public ; mon Dieu ! oui, j’étais sans inquiétude, m’étant parfaitement préparé, sur le résultat final ; mais je savais qu’il me faudrait, coûte que coûte, traverser ces trois affreuses minutes, et j’en suais par avance. L’habitude seule et la confiance en soi guérissent de cette peur. Je sais des comédiens qui, après trente ans de gloire, entrant en scène, un jour de première représentation, ne trouvent plus, comme ils disent, pour un sou de salive, et parlent avec une voix en l’air, qu’ils ont une peine infinie à remettre dans la poitrine. J’ai vu, une fois, un artiste, qu’il est inutile de nommer, s’interrompre dans un long récit, aller à un guéridon, où se trouvaient pour les besoins de la pièce une carafe d’eau avec deux verres, s’en verser un, l’avaler, et, la gorge une fois gargarisée, redescendre en scène, et reprendre, avec sa voix redevenue naturelle, la tirade qu’il avait laissée là. Il eût été, autrement, incapable de poursuivre, tant sa gorge était sèche.

Chez Mlle Sarah Bernhardt, le trac se traduisait par un symptôme qui lui était particulier ; les dents se serraient violemment, par une sorte de contraction inconsciente, et les mots ne sortaient plus de sa bouche que martelés, avec une sonorité âpre. Elle ne retrouvait sa voix naturelle que lorsqu’elle s’était rendue maîtresse de son émotion. Le soir qu’elle débuta à la Comédie-Française, comme c’était une grosse partie qu’elle jouait là, se produisant pour la première fois devant un public qui lui était hostile, avec un rôle qui n’était pas dans ses moyens, celui de Mlle de Belle-Isle, elle en dit les trois premiers actes de cette voix métallique qui ne sortait qu’écrasée entre les dents. L’effet en fut désastreux. Elle n’a jamais pu se débarrasser absolument de ce tic, qui la reprenait aux jours de grande bataille. Elle a eu le bon esprit de se faire de ce défaut une manière ; et elle en a joué, et elle l’a imposé ; et vous voyez que les parodistes qui l’imitent dans les revues cherchent tous à reproduire ce martelage du son écrasé entre les dents serrées qui n’avait été jadis chez elle qu’un des symptômes de la peur.

Je fis durant ces deux saisons théâtrales de 1869 et 1870 une campagne très brillante à la Gaîté ; les matinées Ballande furent, comme tout le reste, interrompues par la guerre, et ne reprirent qu’en 1872, avec un éclat nouveau. C’est dans cette année et les trois qui suivirent qu’elles eurent leur plus glorieuse période ; mais, avant de vous en retracer, au moins en ses traits généraux, l’intéressante histoire, il faut que je vous conte ce qu’il advint de la conférence pendant le siège.

Elle fut, avec les lectures publiques, une des rares distractions de ces jours de deuil. Les théâtres étaient fermés ; car il n’y avait plus de troupes : les hommes faisaient, aux avant-postes, le service de garde national, les femmes soignaient les blessés aux ambulances. Et puis, vrai, on ne songeait guère à rire en ce temps-là, et l’on n’avait pas le cœur au vaudeville. Mais il était facile de demander à un artiste de dire une poésie de circonstance, à un conférencier de traiter un sujet qui ne jurât point trop avec les préoccupations publiques. On donnait ainsi, à peu de frais, une soirée au bénéfice des blessés. Quelques-unes de ces soirées ont été très intéressantes. On y lisait des vers où Banville se moquait des Prussiens, où Manuel célébrait nos tristesses et nous consolait de nos revers ; mais c’étaient surtout Victor Hugo, et, après lui, François Coppée, qui défrayaient ces représentations. Que de fois n’ai-je pas entendu, dans ces soirées, le morceau célèbre :

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.

ou la fameuse pièce des Châtiments : « Il neigeait, il neigeait !… »

La conférence était presque toujours de la partie. J’en ai fait beaucoup à cette époque et sur toutes sortes de sujets. Car je commençais à parler avec une grande facilité et sans longue préparation. Une seule m’est restée profondément gravée dans la mémoire, parce que ce fut le plus terrible four de ma vie, et si j’en rapporte l’histoire, c’est qu’elle pourra servir de leçon aux jeunes gens qui étudient ce métier.

M. Pasdeloup avait imaginé de reprendre, au Cirque d’Hiver, dans la journée, le dimanche, ses concerts accoutumés de musique classique, et comme il craignait que ce divertissement ne parût peu en harmonie avec nos tristesses et nos désespoirs, il s’était avisé, pour corriger ce que ce plaisir pouvait avoir de trop mondain, d’intercaler une conférence entre les deux parties du concert. La conférence lui paraissait être de deuil. Il s’adressa, pour ouvrir cette série, à un vénérable ecclésiastique dont le nom est sorti de ma mémoire. Vous figurez-vous aujourd’hui un curé, en robe, se dressant debout dans un cirque, et débitant un sermon entre une sonate de Mozart et une symphonie de Beethoven ! Mais il n’y avait plus de place dans nos âmes pour la blague parisienne. On prenait tout au sérieux et même au tragique.

L’allocution de ce digne prêtre fut très courte. Il nous dit, en fort bons termes, qu’il ne fallait pas s’obstiner à la contemplation oisive de ses maux, que la musique était un délassement où se retremperaient nos courages, que l’art élevait les cœurs, et les avertissait de Dieu… Des lieux communs, mais dits avec beaucoup de bonhomie et de force par un homme évidemment habitué à parler aux foules, du haut d’une chaire, dans une vaste église. La voix était pleine d’autorité, et elle sonnait avec une force merveilleuse dans ce vaste cirque. C’était, dans la circonstance, une manière de chef-d’œuvre que ce petit discours, si bien approprié au temps et au lieu. J’en fus ravi, et quand M. Pasdeloup vint me demander si je ne voudrais pas faire la seconde conférence, j’acceptai sans balancer. Où l’autre avait si aisément réussi, pourquoi n’aurais-je pas le même succès ? Je ne vis aucune des difficultés de l’entreprise, je m’engageai à l’étourdie, et n’y pensai pour ainsi dire plus, jusqu’à la veille du dimanche où mon tour allait venir de paraître sur l’estrade.

Bah ! me disais-je, ce n’est pas une affaire de parler vingt minutes. Je m’en tirerai toujours. J’ai fait plus difficile que ça !…

Le programme de l’affiche portait la Symphonie pastorale de Beethoven. La symphonie pastorale ! Rien de plus simple que d’en faire le thème d’un petit développement qui serait en situation. Le propre de la musique est d’exciter des sensations et d’évoquer des images. La symphonie pastorale nous rendrait la campagne, cette campagne dont nous étions privés depuis deux mois, pauvres assiégés qui n’en connaissions plus d’autre que les talus des fortifications, hérissés de baïonnettes. Il y avait bien là, en effet, de quoi parler vingt minutes et même une heure au besoin. Je vois d’ici l’argument qu’un professeur de rhétorique, donnant dans sa classe cette matière de discours à traiter, eût dicté à ses élèves :

Exordiemini pingendo campos suburbanos, ubi horrent arma et strepit bellum…

La chose me parut si aisée, si aisée, que je crus toute préparation inutile. Je me fiai à l’improvisation, comme j’avais fait au jour de mes premiers débuts. Je ne faisais pas réflexion que, ce jour-là, j’avais pris pour sujet un coin de littérature que je connaissais à fond, où j’apportais, à défaut d’habileté de parole, des idées personnelles, longuement méditées et mûries. J’arrivais ici avec un lieu commun en poche, un lieu commun d’une rare banalité, qui m’était d’ailleurs très indifférent et à la vérité duquel je ne croyais qu’à demi. Je ne valais guère dans la conférence que par l’impétuosité bon enfant avec laquelle j’exposais et soutenais des idées qui m’étaient chères : un lieu commun qui ne demandait qu’un joli choix de mots brillants, d’allusions fines, de détails ingénieux, ce n’était pas du tout mon affaire. J’aurais dû me dire tout cela et prendre mes précautions en conséquence. Mais on ne ferait jamais de sottises, si l’on songeait à tout, et je ne m’étais mis en peine de rien.

Je me vois encore descendant les boulevards par un joli soleil et me dirigeant vers le cirque. J’avais été de garde aux fortifications, et au lieu de passer chez moi pour revêtir l’habit noir de rigueur, j’avais trouvé spirituel de conserver le costume militaire, veston et képi. C’était une nouvelle bêtise ajoutée à plusieurs autres, mais lorsqu’on est en train… n’est-ce pas ? J’en étais à ne plus les compter. Je m’en allais, confiant et gai, les mains dans les poches, en vieux troupier sifflotant un petit air : je devais parler de Beethoven ; c’était une façon de m’entraîner.

J’arrive : le Cirque était bondé de spectateurs. Du haut en bas, sur tous les gradins, un noir fourmillement de têtes. Je crois bien qu’il y avait là réuni et serré tout ce que Paris comptait de gens pouvant donner cent sous. Les pistes mêmes regorgeaient d’auditeurs, debout et pressés les uns sur les autres : Densum humeris vulgus. Au moment marqué, Pasdeloup me fit signe, et je montai sur l’estrade où les musiciens m’avaient réservé une petite place.

À ma vue, un long murmuré courut la foule. C’était mon veston qui faisait son effet : un effet désastreux. Je n’ai pas précisément l’air guerrier, et puis là, vrai, pour une conférence, dans ce lieu solennel, devant tout ce monde assemblé, ce costume n’était pas de saison ! J’en eus la sensation immédiate ; il me souffla au visage comme une bouffée de réprobation, qui m’avertissait de la disproportion ridicule de ce vêtement hétéroclite avec ce que j’étais venu faire. Je ne sais comment cela se fit, mais un vieux refrain de vaudeville traversa ma mémoire, et tandis que je cherchais les premiers mots de mon exorde, j’entendais une voix intérieure qui me chantait tout bas à l’oreille :

En le voyant sous l’habit militaire,
J’ai vu tout d’suit qu’il n’était pas soldat ;
J’ai vu tout d’suit qu’il n’était pas soldat.

Je ne perdis pourtant pas contenance, et par un artifice qui m’avait déjà réussi plus d’une fois, tirant mon entrée en matière de ce qui faisait mon embarras même, je me mis à peindre l’aspect farouche de ces fortifications que je venais de quitter et la désolation des campagnes que l’on apercevait du haut des talus. Mais je n’ai, la plume à la main, aucun talent de description ; les mots justes et pittoresques me manquent. À plus forte raison ne les trouvé-je point, quand j’improvise. Je m’empêtrai dans ma peinture et je commençai à bafouiller sérieusement.

Un détail acheva de me démonter. J’avais l’habitude de parler dans un théâtre où l’orateur a tout son public en face de lui et sous la main. Au Cirque, par la disposition même du lieu, on n’en peut voir qu’une partie, et l’on parle de dos à la bonne moitié de ses auditeurs. Il me sembla que derrière moi j’entendais comme un murmure de désapprobation ; je voulus me tourner pour regarder le monstre en face et le dompter. Mais je n’ai point d’adresse dans les mouvements ; j’exécutai ce demi-tour avec une gaucherie déplorable : je me sentis ridicule et je l’étais.

J’allais toujours, car une fois sur les tréteaux, il n’y a pas à dire : mon bel ami, il faut jouer son rôle jusqu’au bout ; mais je sentais ma voix qui montait dans la tête ; et les paroles qui tombaient de mes lèvres, à mon insu, ne me semblaient avoir aucun sens. Un de mes amis, qui m’écoutait au pied de l’estrade, m’a conté depuis que j’avais le regard vague, égaré d’un halluciné ou d’un fou et qu’il avait eu quelque crainte d’un dérangement d’esprit.

Pour moi, je ne me rappelle pas un mot de cette funeste conférence ; le seul souvenir qui m’en soit demeuré, c’est que, ne sachant plus comment finir, je déclarai en terminant que les Français seraient toujours des Français et conclus par le cri de Vive la République, qui n’avait qu’un rapport lointain avec la Symphonie pastorale de Beethoven.

De tous les échecs que j’ai subis en ce genre, celui-là, sans contredit, m’a été le plus piquant. Le hasard avait réuni dans cette salle une foule de gens qui ne m’avaient jamais entendu parler, mais qui, sur le bruit de ma réputation, me tenaient pour un des premiers dans la partie. Ce fut une sorte d’écroulement. Dix ans plus tard, je rencontrais encore dans le monde des personnes qui n’avaient jamais assisté qu’à une seule de mes conférences, et c’était celle du Cirque, pendant le siège, et elles m’en faisaient compliment.

— Ah ! vous avez dit des choses charmantes sur la musique, tout à fait charmantes.

Je les aurais dévorées.

— Laissez donc ! j’ai été absurde.

Le fait est que je l’avais été dans les grands prix et je me serais souffleté de bon cœur car c’était ma faute et ma très grande faute. On ne tire d’une fontaine que l’eau qu’on y a versée d’abord ; on ne trouve dans sa mémoire que les idées et les développements qu’on a pris soin d’y emmagasiner d’avance. On a beau tourner le robinet de l’improvisation ; si la fontaine est vide, c’est du vent qui en sort. Par bonheur pour ma petite renommée, les journaux, qui étaient peu nombreux et ne paraissaient que sur une seule feuille, ne s’occupaient guère de ces menus faits de la vie parisienne ; ils étaient tout entiers aux détails du siège et aux polémiques de la guerre ; je ne crois pas qu’il y en ait eu un seul qui se soit avisé de conter ma mésaventure, et j’eus la faiblesse d’en être bien aise.

VII — Les matinées Ballande après la guerre de 1870

La guerre prit fin, puis la Commune. Cet horrible cauchemar s’évanouit enfin et l’on se reprit à vivre. Vous vous rappelez qu’il y eut alors dans tous les esprits un grand mouvement en faveur de l’instruction. Cette idée plus ou moins juste s’était répandue dans le public que si nous avions été battus, c’était par le maître d’école de Prusse. Il fallait donc instruire le peuple, et tout le monde se mit à la besogne avec cette impatience un peu désordonnée que nous portons en toute chose, nous autres Français, et surtout nous autres Parisiens, chez qui tout est affaire de mode.

La conférence bénéficia naturellement de cette turlutaine nouvelle. Je ne saurais vous dire combien à cette heure propice il se forma de projets, qui tous partaient d’un bon naturel, comme dit La Fontaine, mais qui n’avaient pas tous le sens commun. L’un voulait que dans chaque mairie, tous les jeudis et tous les dimanches, un lecteur vint lire et commenter aux enfants du peuple les plus belles pages de notre littérature ; un autre proposait de demander aux théâtres un jour par semaine où l’on exposerait l’histoire des chefs-d’œuvre qui s’y étaient joués, où l’on montrerait que l’art doit assainir le cœur et élever l’esprit. Et tous les faiseurs de projets arrivaient chez moi, fumeux de leur idée et me demandaient mon concours. Si je les avais écoutés, je serais allé de conférence en conférence ; quelques-uns me proposaient même sérieusement de m’emmener en province, pour évangéliser les départements ; il est vrai que ceux-là étaient des industriels fort malins, qui m’assuraient une part dans la recette. C’étaient de bons apôtres qui voulaient que je fisse à leur profit métier d’apôtre.

De toutes ces entreprises, dont les unes n’ont jamais reçu même un commencement d’exécution, dont les autres n’ont eu qu’un succès éphémère, il n’y en a qu’une dont j’aie plaisir à me souvenir, car j’en ai bien ri dans le temps.

Ceux d’entre vous qui ont vécu sous l’Empire se rappellent ce qu’était à cette époque le casino connu sous le nom de Casino-Cadet, parce qu’il était situé dans la rue de ce nom. C’était un établissement chorégraphique, où se donnaient rendez-vous toutes les belles de nuit du quartier. On y dansait, on y buvait, on y faisait pis encore. Depuis, le XIXe siècle y a installé ses bureaux, et maintenant je crois que la maison sert de lieu de réunion à une loge franc-maçonnique.

Vous pensez bien qu’au lendemain de la Commune l’impresario du Casino-Cadet n’avait pas eu l’idée d’en rouvrir les portes et d’y réinstaller des violons. Nous étions tous, en ce temps-là, tout entiers aux idées de régénération sociale ; on se piquait de sérieux, et le cancan, avec ses déhanchements et ses ô hé ! ne l’était pas suffisamment. La salle restait abandonnée et vide ; une très belle salle, avec de vastes annexes.

Arracher définitivement cette salle à la danse et à l’immoralité ; la régénérer, comme nous nous régénérions nous-mêmes, par l’instruction, et la conquérir à la conférence, quel rêve, mes amis, quel rêve ! Ce rêve, un honnête homme, dont le nom est inutile à rappeler ici, l’avait fait dans l’innocence de son cœur, et il était accouru, tout chaud, tout bouillant, m’exposer son projet. Il avait loué la salle à des conditions très douces ; nous serions quatre conférenciers, l’un pour les sciences, l’autre pour l’histoire, l’autre pour la philosophie ; c’est à moi qu’il avait réservé la partie littéraire. Nous prendrions chacun une conférence par semaine et deux à tour de rôle. La salle pouvait aisément contenir quinze cents spectateurs. À vingt sous les premières et à cinquante centimes les secondes, nous ferions aisément nos huit cents francs de recette. On payerait d’abord les frais d’installation et de loyer ; on userait du reste pour fonder d’autres centres de conférences et rétribuer richement certains orateurs dont le nom ferait prime, et qu’on ne pourrait avoir sans un fort cachet. La première année serait une année de sacrifices ; mais après, quelle fortune ! et nous aurions la joie de contribuer, tout en gagnant de l’argent, à la régénération de notre pays.

La personne qui me parlait avec cette candeur et ce feu était de celles que je ne pouvais décemment refuser.

— Écoutez, lui dis-je. Je crois que vous vous faites beaucoup d’illusions, et le Casino-Cadet ne me paraît pas un lieu merveilleusement choisi pour une première expérience. Mais vous pensez avoir besoin de moi ; je suis à votre disposition. J’ouvrirai vos conférences du Casino-Cadet, puisque vous le désirez. Après tout, j’ai vu Ballande faire réussir une entreprise qui m’avait paru bien plus extravagante encore. C’est peut-être vous qui voyez juste. Chargez-vous des affiches, des annonces, de tous les détails d’administration. À l’heure dite, je serai là, prêt à monter sur l’estrade.

Je vis en effet bientôt sur les murs du quartier des affiches où l’on annonçait en majuscules énormes la réouverture du Casino-Cadet, et plus bas, en plus petites lettres, de caractères divers, que le Casino serait affecté désormais à des conférences. Les noms des quatre conférenciers étaient donnés sur quatre lignes, le mien en tête.

Quand j’arrivai au jour marqué, l’entrepreneur vint me recevoir, très affairé et très échauffé. La salle n’était pas encore prête ; il bousculait les ouvriers et les domestiques qui n’en finissaient pas. Nous aurons ce soir un peu de retard… Vous concevez… le premier jour… mais rassurez-vous… il y aura une très belle salle… Le public est déjà très nombreux… Beaucoup de femmes… en toilette… Ça prend… ça prend… Vous verrez… En attendant, voulez-vous vous promener dans un de nos salons annexes ; vous n’y trouverez que peu de monde… Vous ne serez pas trop dérangé, vous pourrez à l’aise songer à votre conférence.

Je me laissai conduire dans le salon annexe. Cinq ou six groupes de femmes s’y promenaient, perdues dans cette steppe immense de parquet ciré. Elles étaient quelque peu décolletées et traînaient des robes à queue de couleur voyante. Je saisissais par-ci par-là quelques bribes de conversation qu’elles échangeaient à demi-voix…

— Ah çà ! disait l’une, est-ce que l’on ne va pas bientôt danser ?

— Il n’y a pas encore de musiciens ?

— Ils sont toujours en retard ; c’est dégoûtant.

L’une d’elles fit observer qu’on avait changé le chef d’orchestre. On tint conseil pour savoir qui était le nouveau. Elles allèrent se planter devant une des affiches collées sur la paroi du mur. Elles lurent mon nom :

— C’est lui qui est le chef d’orchestre ?

— Dame ! il paraîtrait.

— Est-ce que tu le connais ?

Aucune d’elles ne me connaissait. Mais l’une d’elles, qui avait continué de lire, s’écria d’un air d’effarement :

— Mais ce n’est pas d’un bal qu’il s’agit. On va faire une conférence.

Une conférence ! Elles restèrent d’abord consternées ; c’était un coup de massue. Une conférence ! Qu’est-ce que pouvait bien être cette sorte de bête-là !…

— Ah bien, zut alors ! dit celle qui avait lu. Et toutes se défilèrent indignées. On les avait prises en traître. Je riais aux larmes. Je n’eus pour m’écouter que moitié de salle ; il n’y avait personne à la troisième conférence. Il fallut renoncer à l’espoir de sanctifier le Casino-Cadet, qui était par trop récalcitrant aux idées de régénération par les conférences.

Toutes ces chimères ne tardèrent pas à se dissiper ; il n’y eut que les matinées Ballande qui bénéficièrent de cet état des esprits et dont le succès prit un nouvel essor. J’y reviens pour en conter la grandeur et la décadence.

Tandis que les directeurs de théâtre, au lendemain de la Commune, au milieu des ruines fumantes encore de la guerre civile, cherchaient, effarés, ce qu’ils pourraient bien offrir au public, Ballande n’eut pas une hésitation ; il rouvrit tout de suite les matinées, et la foule y accourut. Cette funeste année de défaites et de misère avait creusé un tel abîme dans la vie parisienne qu’il semblait qu’un siècle séparât les derniers mois de l’année 1871 du mois de juin 1870. Un torrent d’événements effroyables avait coulé entre les deux dates. Ballande renoua sans peine par-dessus l’écartement des bords les deux bouts de l’institution nouvelle. C’est qu’elle répondait à ce besoin que nous sentions de nous régénérer, et de nous régénérer par l’instruction. On avait quelque pudeur à se rendre au théâtre uniquement pour s’y amuser. Mais du moment qu’il s’agissait d’entendre une tragédie, et une tragédie doublée d’une conférence, tous les scrupules étaient levés.

Ballande avait eu le bon esprit de prendre l’avance ; le souvenir des matinées classiques d’autrefois était resté vibrant dans toutes les mémoires ; il n’y eut donc, pour ainsi dire, pas d’interruption, et les Vêpres laïques retrouvèrent au lendemain de la Commune le succès qu’elles avaient obtenu à la fin de l’Empire ; un succès plus grand encore et dont le souvenir est resté éblouissant dans nos mémoires ; Ballande passa un instant grand homme ; l’Académie, sur le rapport de M. Jules Simon, grâce à l’intervention puissante de l’austère Guizot, lui décerna un prix, et tous les journaux retentirent de ses louanges.

Il y a toujours, sur le pavé de Paris, une masse flottante d’artistes sans engagement, dont quelques-uns ont du talent et de l’avenir ; tous tendaient les mains vers Ballande et le suppliaient de leur donner une occasion de se produire dans l’ancien répertoire. Il les accueillait avec mansuétude et leur faisait de belles promesses qu’il ne tenait pas toujours. Parmi les acteurs connus, classés, en possession d’une renommée acquise dans les théâtres de genre ou de mélodrame, il s’en trouvait qui rêvaient d’entrer à la Comédie-Française : quel est le comédien dont l’ambition secrète ne soit pas de se faire une place dans la maison de Molière ? Eux aussi, ils s’adressaient à Ballande ; ils le conjuraient de monter pour eux telle ou telle pièce du vieux temps ; on convierait à la représentation M. Perrin, qui ne manquerait pas de proposer tout de suite un engagement. À la Comédie-Française même, il y avait des pensionnaires tout bouillonnants du désir de jouer un beau rôle qu’on leur refusait dans la maison : laissez-nous, disaient-ils à Ballande, nous y montrer une fois.

Et Ballande les écoutait tous, pénétré de son importance et souriant. Il sentait la grandeur de sa mission et il en portait le poids avec une sérénité confiante et douce. Il marchait paisiblement dans sa gloire, prenant soin d’amortir, pour ne pas trop blesser les yeux, quelques-uns des rayons qui ceignaient son front comme d’une auréole.

Ah ! il a eu de beaux dimanches ! j’ai vu là Mme Marie Laurent, qui souhaitait passionnément de terminer sa carrière rue Richelieu, jouer Clytemnestre et Agrippine ; j’y ai vu la charmante Mme Grivot, morte aujourd’hui et morte sans avoir réalisé son rêve, qui était de jouer les ingénues comiques de la Comédie-Française, ressusciter la Fausse Agnès de Destouches ; j’y ai vu cette pauvre Duguéret, qui avait tant de talent et qui a raté sa vie se produire dans la Pauline de Polyeucte ; j’y ai vu débuter ou s’essayer dans de grands rôles une foule d’artistes, devenus célèbres depuis ; ainsi Laroche, aujourd’hui sociétaire à la Comédie-Française, y a joué Néron ; ainsi j’y ai vu passer tour à tour et Talien, mort à cette heure, et cette aimable Dica Petit, qui, après avoir fait les beaux jours du théâtre de Saint-Pétersbourg, est revenue mourir misérablement en France d’une fluxion de poitrine ; et Mlle Lauriane, disparue aussi ; et cette spirituelle Jeanne Samary, qui devait faire plus tard dans la maison de Molière une carrière si brillante, trop tôt terminée, hélas ! et Dupont-Vernon, aujourd’hui professeur au Conservatoire, qui, dans un de ses livres, Diseurs et Comédiens, a rappelé en quelques lignes pleines d’émotion les souvenirs de cette heure d’enthousiasme.

Quelquefois même des comédiens, dont la position était faite depuis longtemps et qui étaient arrivés au comble de la renommée, venaient prendre part à ces représentations, pour le plaisir de jouer devant un public nouveau, plus sensible et plus expansif. J’y ai vu Coquelin aîné dans le Légataire, Mme Arnoult-Plessy dans Tartufe ; Febvre, si j’ai bonne mémoire, dans le Barbier de Séville. Mme Arnoult-Plessy me disait : « C’est un plaisir de jouer à ces matinées ! Au Théâtre-Français notre public est toujours guindé et froid ; mais ici, quelle fraîcheur et quelle vivacité d’impression ! On sent le public tressaillir sous sa main ! c’est une joie exquise. »

Que de fois je me suis entremis dans les négociations qui précédaient et préparaient ces matinées. Comme je m’en étais fait l’historiographe dans le feuilleton du lundi et que j’en étais l’un des conférenciers les plus assidus, c’est à moi que s’adressaient, comme à une sorte d’intermédiaire obligé, tous les artistes qui, pour une raison ou pour une autre, voulaient se produire. Ballande m’écoutait d’un air de condescendance bienveillante, car il avait de l’amitié pour moi, et me traitait presque sur un pied d’égalité. Il consentait à dépouiller pour moi son auréole.

— C’est, me disait-il, que j’ai déjà cent quatre-vingt-quatre jeunes personnes inscrites, qui m’offrent leurs services…

Il fallait l’entendre prononcer lentement, avec onction et componction, ce chiffre de cent quatre-vingt-quatre. Pourquoi n’allait-il pas tout de suite à deux cents, qui eussent fait le chiffre rond. Dites-moi pourquoi au bazard les objets se vendent dix-neuf sous et jamais un franc ! Cent quatre-vingt-quatre, cela vous a un air de précision honnête et sincère ! On a fait le compte juste ; cent quatre-vingt-quatre, pas une de plus ; mais aussi pas une de moins.

Et nous débattions ensemble, comme s’il se fût agi des destinées de l’Europe, l’opportunité d’une reprise ou d’un début. Vous ne le croirez peut-être pas, mais c’est la vérité : Mlle Sarah Bernhardt a désiré passionnément jouer aux matinées de la Gaîté. Elle était en ce temps-là à l’Odéon, et ne parvenait point à forcer les portes de la Comédie-Française. Elle avait ameuté contre elle des hostilités si nombreuses, les unes très perfides, les autres très bruyantes, que M. Perrin, malgré mes instances, hésitait à l’engager. Je m’étais mis en tête d’emporter, par un coup d’éclat, ces lentes résistances. Que d’entrevues ! Que de pourparlers ! car elle n’était pas, elle non plus, commode à manier ! Au dernier moment, tout bien arrangé, tout bien convenu, les directeurs de l’Odéon, c’étaient MM. Chilly et Duquesnel, refusèrent à leur pensionnaire de paraître, même pour un jour, sur une autre scène. C’était leur droit ; il n’y avait qu’à s’incliner. Mais Ballande ne put se tenir de marquer un certain dépit ; il crut que Mlle Sarah Bernhardt, par une de ces inconséquences qui lui étaient déjà familières, se dérobait aux paroles données.

— Cette jeune fille, dit-il d’un ton doctoral, n’arrivera jamais.

Il l’eût formée, comme il avait jadis formé Rachel. Car il ne se faisait pas faute de distribuer à droite et à gauche ses conseils et ses enseignements qui tombaient, comme ils pouvaient, sans qu’on les lui demandât. Il indiquait des intentions à Mme Plessy ou à Coquelin. C’était tout de même un drôle de corps !

Depuis qu’il avait réussi, il accouchait d’une idée tous les mois. Un beau matin, il s’avisait de fêter Lamartine ; un autre jour Alfred de Musset ; et il faisait réciter, en grande cérémonie, les plus belles de leurs pièces de vers, le tout, bien entendu, toujours précédé d’une conférence. Il lui vint en tête une fois de composer un spectacle le jeudi saint avec l’oraison funèbre du prince de Condé, que Dupont-Vernon récita d’un bout à l’autre, sans broncher. C’est moi qui prononçai l’éloge de Bossuet : oh ! ce fut une fête austère, et je vous jure qu’il n’y eut pas le plus petit mot pour rire. Mais que voulez-vous ? On faisait mieux que de se régénérer en ce temps-là, on s’édifiait. Le public affluait à ces communions.

Une année, il lui tomba en cervelle de célébrer un jubilé de Molière. Il loua une salle, où il réunit tous les portraits qu’il put se procurer du grand homme, tous les bibelots qui lui avaient appartenu, toutes les éditions qu’on avait faites de ses œuvres ; et toujours des conférences pour expliquer ces merveilles.

Il fit mieux : il institua un concours de tragédie ; le prix du concours devait être le droit de se faire représenter deux fois aux matinées du dimanche. Il nomma une commission, avec charge (la clause était expressément mentionnée) de ne point s’inquiéter des goûts frivoles du public. La pièce choisie ne devant avoir que deux représentations, on n’avait pas besoin de complaire à la foule et d’avoir égard à la considération de la recette. Le projet n’avait pas l’ombre de sens commun ; mais ce diable d’homme avait le vent en poupe ; tout lui réussissait.

Sa commission mit la main sur une œuvre très incomplète sans doute, mais admirable par endroits, Ulm le Parricide, de M. Parodi, où se trouvait une des situations les plus nouvelles, les plus fortes et les plus pathétiques du théâtre contemporain. On joua Ulm le Parricide, et c’est encore moi qui fis la conférence. Le drame, encore qu’il fût écrit en vers bien rocailleux, eut la chance d’attirer l’attention de M. Perrin ; et l’auteur ne tarda pas à être admis à la Comédie-Française avec une nouvelle tragédie, Rome vaincue, où Mlle Sarah Bernhardt, dans le rôle de l’aveugle, emporta un des plus beaux et des plus purs triomphes de sa vie.

Des artistes et des pièces, M. Ballande en eut donc tant qu’il voulut, plus même qu’il ne voulut. Il trouva aussi, mais plus malaisément, des conférenciers. Je lui en présentai quelques-uns, ainsi La Pommeraye, qu’il ne connaissait pas encore ; ainsi Albert Delpit, qui a peut-être oublié qu’il parla, lui aussi, et avec succès, à ces matinées. D’autres lui étaient tout indiqués par le renom qu’ils avaient conquis dans ce genre d’exercices ; ainsi Deschanel, qui voulut bien prêter à trois ou quatre de ces représentations l’éclat de sa parole ; ainsi M. Legouvé…

Je m’arrête à ce nom ; car M. Legouvé a été l’un des maîtres de la conférence. C’est le goût que je portais, comme lui, à cet art délicat et charmant qui m’a valu l’honneur d’entrer plus avant dans son intimité. Je l’ai entendu plus d’une fois ; il avait une manière à lui, bien à lui, qu’il avait poussée à son plus haut point de perfection et que j’admirais de tout mon cœur, tout en comprenant l’impossibilité de m’approprier un seul des procédés qu’elle mettait en œuvre.

M. Ernest Legouvé n’abandonnait rien à l’improvisation. Il écrivait sa conférence d’un bout à l’autre avec un soin infini, et ce premier travail fait, il priait sa femme, sa fille, quelques-uns de ses amis d’en écouter la lecture. Il se composait un public, et suivait sur leur visage l’impression de ses auditeurs bénévoles. Tout développement qui avait paru les fatiguer, tout mot piquant dont ils n’avaient pas souri étaient impitoyablement retranchés. « Ce qu’on supprime n’est jamais sifflé, » disait Scribe. Il écoutait toutes les observations ; tel passage n’était pas assez clair ; tel autre eût gagné à être raccourci ; et il se remettait à la besogne.

M. Legouvé était avant tout auteur dramatique. Il avait l’instinct et le goût de l’effet théâtral. Lisez tous les livres qu’il a composés : tout s’y tourne en scènes de comédie ; les récits se changent en dialogues et le mot de théâtre, le mot qui doit accrocher l’attention, arrive toujours juste à sa place. Il concevait la conférence comme une manière de vaudeville ou de drame, où l’idée, exposée dans l’exorde qui était comme un premier acte, se développait d’un mouvement régulier, à travers des scènes épisodiques, anecdotes ou digressions, qu’elle soulevait sur son passage, et emportait les esprits par un progrès certain, quoique insensible, jusqu’au dénouement. Il excellait à ces compositions savantes, où se trahit la main experte de l’homme de théâtre.

Quand une fois il avait bien arrêté, de concert avec sa famille, la composition de la conférence, et qu’il en possédait le texte écrit ne varietur, il se livrait à un autre travail qui n’était pas moins méticuleux : il s’exerçait à la dire. M. Legouvé, vous le savez sans doute, car il a publié sur l’art de la diction des livres excellents, M. Legouvé est un des meilleurs diseurs de ce temps. Il réunit dans cet art deux qualités qui semblent exclusives l’une de l’autre. Il est tout ensemble comédien jusqu’au bout des ongles, et homme du monde, ou si vous aimez mieux, honnête homme, du cœur à l’âme et de la tête aux pieds. Écoutez-le conter une anecdote : il a des finesses de débit, des suspensions, des soulignements, des changements de voix, qui sont presque inquiétants par l’idéal de perfection où ils arrivent ; on craint d’y découvrir un grain de métier, et ce métier touche au cabotinage. Mais ces roueries se dissimulent sous un si brave et si grand air d’irréprochable simplicité, le causeur semble être si désintéressé de l’art déployé à son insu par lui-même, que tout soupçon d’affectation s’évanouit : il ne reste que le plaisir délicieux d’écouter dans un salon un monsieur de bonne compagnie, qui, s’étant mis au piano, en joue comme Rubinstein, sans paraître s’en douter ni s’en faire accroire.

M. Legouvé revenait, à force d’art, au naturel le plus exquis. Les moindres intonations étaient longtemps étudiées, et je suis sûr que ce qu’il y avait de plus difficile pour lui, c’était précisément de les ramener au ton aisé de la conversation courante, d’en faire toujours sentir la finesse, sans l’accentuer jamais. C’est en s’apprenant à dire le texte qu’il se le mettait dans la mémoire. Il réunissait alors une dernière fois son aréopage, il lui récitait à nouveau la conférence, et ne se hasardait qu’après un visa définitif devant le grand public.

Et encore ne s’aventurait-il qu’après avoir pris toutes ses précautions. Il se rendait compte de l’acoustique de la salle, fixait la place où devait être posée la table, envoyait par avance le fauteuil sur lequel il devait s’asseoir ; car il craignait que, sur une chaise dont le maniement ne lui aurait pas été familier, des mouvements eussent risqué de perdre quelque chose de leur aisance. Ne souriez pas ; on n’arrive qu’à ce prix à la perfection absolue.

M. Legouvé ne nous a donné qu’un petit nombre de conférences ; toutes étaient des chefs-d’œuvre. C’étaient des morceaux de maître dits par un impeccable virtuose. Je me souviens qu’un jour M. Legouvé, me rencontrant dans les coulisses comme il allait entrer en scène, me dit, moitié sérieux, moitié badinant :

— Pourquoi êtes-vous venu ? Vous avez déjà entendu cette conférence-là deux fois.

— Eh ! mais, lui répondis-je, je serais allé entendre dix fois le Carnaval de Venise joué par Paganini.

Il sourit ; ce pouvait être à la fois une louange et une critique ; et peut-être était-ce, dans ma pensée, l’une et l’autre. J’étudiais, avec la curiosité d’un homme du métier, cet art merveilleux de composition, cette constante habileté de mise en scène, cette science imperturbable de diction, tandis que le public se laissait aller, lui, sans arrière-pensée, au plaisir d’écouter une parole si aisée et si piquante.

J’étonnerai sans doute beaucoup de mes lecteurs en leur disant que, parmi nos conférenciers, nous avons eu Paul Féval, le célèbre romancier d’autre fois, dont le nom commence à tremper dans l’ombre. J’étais son collaborateur au XIXe Siècle ; il me fit part du désir qu’il avait de parler chez Ballande. Je fus un peu surpris ; car il ne s’était jamais essayé, et il touchait à l’âge où l’on n’apprend pas facilement un nouveau métier. Mais c’était un homme trop considérable pour que sa proposition fût écartée par une fin de non-recevoir. Ballande fut ravi de pouvoir mettre son nom sur son affiche.

J’allai l’entendre. Non, vous n’imaginez pas le succès ; oncques ne vis rien de pareil. C’est là que, pour la première fois, je me suis rendu un compte exact du prestige qu’exerçaient sur la foule, dans l’éloquence, les dons extérieurs. Paul Féval était aimable de sa personne ; un visage doux et mystique, avec une habitude de pencher légèrement la tête sur le côté, comme si elle s’inclinait sous le poids d’une souffrance intérieure ; il séduisait, au premier aspect, par cet air de lassitude, sous lequel on sentait pourtant la force du Breton, solidement charpenté ; il souriait l’œil à demi clos, un sourire extatique errant sur les lèvres : il restait ainsi quelques instants silencieux, l’esprit occupé de quelque vision céleste. Ses yeux s’ouvraient alors ; la salle en était comme illuminée ; il avait repris possession de lui-même ; on s’apercevait alors qu’il y avait dans le regard et dans le sourire une malice narquoise, qui amusait par le contraste. Il commençait de parler, c’était la voix l’a plus enchanteresse que j’aie entendue jamais, sans en excepter celle de M. Larroumet, l’éloquent directeur des Beaux-Arts. Une musique d’une suavité pénétrante, une musique de séraphin, nuancée des inflexions les plus fines, les plus tendres, les plus spirituelles. On ne pensait pas aux idées qu’il exprimait ; on était sous le charme.

Des idées, mon Dieu ! il n’en exprimait pas beaucoup, et il n’avait pas pris grand soin de les ranger dans un bel ordre. Je me souviens qu’il parla la première fois du Barbier de Séville. Il fit, en vrai romancier qu’il était, un portrait de ce coquin de Figaro, mais un portrait si joliment troussé qu’on se pâma dans le public. J’entends encore les petits cris d’aise que jetaient les femmes. Je serais fort en peine de me rappeler le reste.

Je l’avais vu, à diverses reprises, tirer de sa poche un papier qu’il consultait du regard. Après la conférence, comme j’avais l’habitude d’en rendre compte au XIXe Siècle, j’allai lui demander communication de ses notes, pour aider ma mémoire. Car il n’y a rien de si difficile que de se souvenir exactement d’un discours qui s’en est allé sans plan et au hasard.

— Les voilà, me dit-il, mais elles ne vous apprendront rien.

Je vis avec stupéfaction, en les lisant, que ces notes se composaient des premiers mots qui amorçaient chaque paragraphe. Il avait écrit sa conférence et l’avait apprise par cœur, et, comme il n’était pas sûr de sa mémoire, il avait consigné sur un papier, à chaque point d’arrêt, les premiers mots du développement suivant, qui mettaient le reste en branle.

Mais nous eûmes plus d’une fois, par la suite, l’occasion de nous entretenir de cette conférence. Il m’avoua qu’il y avait travaillé trois mois.

— Elle m’a été payée cent francs, me dit-il en souriant, elle m’en a coûté dix mille.

Il était évident qu’à ce prix-là il n’en ferait pas beaucoup. Le fait est qu’il ne parla que quatre dimanches, répétant chacune de ses conférences deux fois de suite. Mais de tous ceux qui ont passé chez Ballande, c’est peut-être celui qui a le mieux empaumé son auditoire, qui l’a le plus ému et charmé : j’ai vu des femmes à demi pâmées ; l’action qu’il exerçait tenait de l’hystérie.

M. Hippolyte Maze, qui vient de mourir sénateur, est un des conférenciers que j’avais présentés à Ballande. C’était dans la première période des matinées, sous l’Empire. Maze, qui appartenait alors à l’Université, me vint parler du désir qu’il avait de s’asseoir sur notre chaise. Je le savais déjà très enfoncé dans l’opposition, d’un tempérament ardent, d’une parole impétueuse.

— C’est que nous nous sommes engagés d’honneur, lui dis-je, à ne jamais parler politique. Nous avons affaire à un public très sensible sur l’article. Il suffit de prononcer devant lui, d’une certaine façon, le mot de liberté, pour qu’il tressaille et batte des mains. Ce sont là des succès faciles ; nous devons nous les interdire. Nous ne vivons que par la tolérance du gouvernement ; au lendemain d’un scandale, il supprimerait purement et simplement les conférences ; Ballande serait ruiné et l’institution perdue.

Maze m’assura en riant que mes craintes étaient chimériques, qu’il saurait parfaitement se modérer et même s’abstenir : il ne voyait dans la conférence de la Gaîté qu’un moyen de s’exercer à l’art de la parole, qu’il comptait pratiquer plus tard.

— Sur ce pied, lui-dis-je, je me fais fort de vous faire agréer de Ballande.

Ballande, qui eut plus tard plus de conférenciers qu’il n’en voulait, était alors obligé de les chercher partout. Il accueillit Maze à bras ouverts, et je le prévins de rappeler à son nouvel orateur la petite leçon que je lui avais faite. Il n’y manqua pas.

Je ne pus ce dimanche-là assister à la conférence, mais je vis le lendemain arriver chez moi Ballande, non pas bouleversé, car Ballande ne descendait de son calme non plus qu’une statue de bronze de son piédestal, mais grave et soucieux :

— Est-ce que ça n’a pas marché hier ? lui de mandai-je.

— Très bien. Un succès prodigieux ; il a vraiment l’éloquence entraînante. Mais le croiriez-vous ? Il avait à parler de Phèdre, un sujet qui ne prête pas aux allusions politiques. Ne s’avise-t-il pas de dire à propos de Thésée, qui cherche la vérité qu’on lui cache, que c’est le destin des rois de ne jamais savoir la vérité, de n’avoir autour d’eux que des flatteurs qui la leur dérobent, de ne pas écouter la grande voix du peuple… La salle aurait croulé sous les applaudissements. S’il se trouvait hier dans toute cette foule un censeur ou quelque ami du ministère, nous sommes tous flambés.

Il y eut plus de peur que de mal. Ballande se contenta d’espacer Maze et, lorsque après la Commune les conférences reprirent, Maze n’eut plus besoin de ce tremplin, il put se lancer à visage découvert dans la politique active et militante, où il a fait un grand chemin.

Quelques-uns de nos professeurs de rhétorique de Paris, et notamment Gidel et Talbot, firent également des conférences très goûtées, mais le plus gros de la besogne retomba, tout le temps que dura l’institution, sur deux hommes qui étaient toujours sur la brèche, prêts à boucher tous les trous, c’étaient Lapommeraye et moi.

Il est temps que j’y arrive.

C’est moi qui avais présenté à Ballande Henri de Lapommeraye, qui commençait à faire parler de lui sous les deux espèces d’écrivain et de conférencier. Il conquit du premier coup le public des matinées et le garda tant qu’elles durèrent. Personne n’eut jamais la parole plus prompte, plus facile, je dirais presque plus fluide. Il y avait chez lui de l’avocat de cour d’assises et du prédicateur de paroisse. Il était prêt sur tout sujet et traitait le lieu commun avec une abondance extraordinaire d’improvisation ; c’était la part du barreau. De la chaire, il tenait le don de l’émotion vraie ou feinte. Il s’attendrissait, il s’indignait, il protestait, et tandis que de ses bras il battait l’air ou se frappait la poitrine, sa voix, qui était fort belle et très étoffée, ou se mouillait de larmes réprimées ou éclatait en accents généreux. Il avait tour à tour le trémolo pathétique ou la vibration superbe. De ses yeux grands ouverts, penché sur la table, qu’il dominait debout de sa haute taille, il regardait, il fascinait son auditoire, à moins qu’il ne l’agitât et ne le fît frissonner en secouant d’un mouvement passionné sa noire chevelure, qui tombait longue et onduleuse sur son cou et dont il relevait d’un geste puissant de tête une mèche toujours rebelle. De temps à autre il s’humanisait, et d’un air gracieux, avec un sourire tout plein d’onction, il distribuait aux dames quelque compliment flatteur, comme s’il eût interrompu une causerie pour leur offrir des bonbons dans un drageoir d’or, ou il lançait avec malice, mais sans arrière-pensée de malveillance, quelque innocente épigramme aux opinions qu’il savait leur être antipathiques. Elles tressaillaient d’aise et se chuchotaient l’une à l’autre : « Il est charmant ! Il est délicieux ! »

Les hommes ne leur devaient rien ; ils se laissaient pénétrer à la chaleur communicative de cette éloquence toujours en action. Ce que disait l’orateur n’était pas toujours d’une nouveauté bien piquante, mais il avait l’air d’en être si sincèrement, si profondément, si ardemment convaincu ; il mettait à en convaincre les autres une telle ferveur de passion qu’on était, malgré qu’on en eût, remué, entraîné. Il s’emparait de la foule, comme autrefois Lachaud de ses douze jurés ; il savait tous les moyens de la prendre et de la garder en sa main. L’artifice était parfois trop visible pour les délicats : jamais je n’ai vu le public résister ni même faire mine de se défendre. Lapommeraye, dans sa longue carrière de conférencier, n’a compté que des succès.

Nous ne tardâmes pas à devenir les deux colonnes du temple d’Israël. C’est sur nous que reposaient les matinées. Aussitôt qu’un conférencier manquait de parole à Ballande, ou quand il n’en trouvait pas pour un sujet qui semblait peu attrayant, c’était Lapommeraye ou moi qu’il allait chercher. Nous répondions toujours : « Présent ! » et nous allions gaiement au feu. Le public et le journalisme avaient associé nos deux noms à l’entreprise de Ballande. Quand les faiseurs de revues mettaient sur la scène un conférencier, c’était toujours ou Lapommeraye ou moi dont l’acteur se faisait la tête ou copiait les tics en les exagérant. Je me souviens d’une de ces charges qui amusa le tout-Paris d’alors. C’était à l’acte des théâtres. Chacune des pièces jouées dans l’année défilait, selon l’usage, à tour de rôle sous les yeux du compère, qui demandait des explications.

Des explications ! et aussitôt surgissait de derrière un portant le conférencier, sa table sur la tête et sa chaise sous le bras. Il s’asseyait gravement :

— Des explications, disait-il, je vais vous en donner.

Et il remuait du sucre dans son verre, et il buvait, et au lieu de reposer le verre sur la table, il le renversait sur lui et s’essuyait avec son mouchoir.

— Des explications, reprenait-il, les voilà. Et le compère s’impatientait et il finissait par le chasser. À la troisième apparition que fit le conférencier, apportant ses explications, ce fut un fou rire dans toute la salle, et quand le compère se jetant sur sa table la lui prit des mains, lui criant : Ne revenez plus ! Vous êtes assommant avec vos conférences.

On se pâma, on se tordit. Tous les regards s’étaient tournés vers moi, qui riais du meilleur de mon cœur, car c’était moi que les Aristophanes de la revue avaient caricaturé dans cette scène. Lapommeraye eut son tour l’année suivante, et Saint-Germain fit de lui une charge très ressemblante, qui l’était même trop pour être vraiment comique, car il ne faut pas dans ces sortes de caricatures copier trop exactement le modèle. Il ne faut en prendre que les traits les plus saillants et les grossir avec le sens du grotesque. Au reste, nous prêtions l’un et l’autre à la caricature, car nous avions tous deux des procédés très en dehors, des tics faciles à saisir et à pousser au ridicule.

Je crois bien que pendant ces quelques années de vogue j’ai passé en revue tous les chefs-d’œuvre classiques et, par-dessus le marché, un assez grand nombre d’ouvrages de second ordre, que Ballande exhumait à titre de curiosités. C’est ainsi qu’il a joué la Phèdre de Pradon, la Fausse Agnès de Destouches, le Martyre de Saint-Genest de Rotrou ; c’est ainsi qu’il essaya une fois de nous rendre une tragédie de Racine avec la mise en scène du temps, Il avait disposé sur les faces latérales de la scène trois rangées de bancs, sur lesquels il avait assis des comparses qui figuraient les courtisans du grand roi. Ils les figuraient, hélas ! de la façon la plus mesquine, et ces malheureux avaient l’air de s’ennuyer à quarante sous l’heure. Les payait-on même ce prix-là ? Je m’étais chargé de les présenter au public et de lui conter la révolution que fit Voltaire, au XVIIIe siècle, lorsqu’il rendit la scène libre et en chassa la cohue des jeunes seigneurs qui l’avaient longtemps encombrée.

C’était le conférencier qui avait, dans ces représentations de jour, la plus large part de responsabilité ; c’était lui aussi qui en tirait le plus de gloire. Je ne vous dirai pas les succès que j’ai pu emporter dans ce genre. Je ne rappellerai d’autre souvenir que celui d’une ou deux matinées, qui ont marqué dans ma vie d’une façon plus particulière.

J’écrivais alors tous les matins au XIXe Siècle, que lisait tout Paris. Je ne sais plus trop à propos de quelle frasque que nos écoliers s’étaient permise dans un des grands lycées de Paris je leur avais, dans le journal, adressé une petite semonce, et je m’étais servi au courant de l’article de ce qualificatif : ces malins singes. Je n’y avais pas attaché d’autre importance, non plus qu’About, qui avait laissé passer le mot. Vous savez comme les jeunes gens ont la tête près du bonnet : ils avaient pris feu sur cette injure ; on s’était conjuré, on avait fait partie de louer l’orchestre du théâtre et d’y siffler l’insulteur de la jeunesse française. Je ne me doutais de rien, quand je reçus le samedi matin un billet de mon vieil ami Maxime Gaucher, celui-là même dont les lecteurs de la Revue Bleue ont goûté si longtemps les critiques aisées et fines : « Je viens, m’y disait-il, de coller dans ma classe une liste de souscription où s’étaient inscrits la plupart de mes élèves. J’ai interrogé l’un d’eux, qui m’a révélé l’horrible secret. Ils organisent pour dimanche un furieux boucan en ton honneur. Je n’ai pas même essayé de les dissuader, tu sais toi-même qu’aucun conseil ne serait écouté. Il faut les laisser faire et en rire. Je te préviens pour que tu ne sois pas pris à l’improviste et déconcerté ; tiens-toi sur tes gardes. »

Je ne fis, en effet, que rire de cet avis. Je suis né avec l’instinct de la combativité. L’attente d’une lutte m’excite et m’amuse.

J’avertis Ballande, qui me demanda si je ne voulais point qu’il prît des mesures de concert avec la police.

— Jamais de la vie, lui dis-je, je me tirerai d’affaire tout seul, ce sont des gamins ; ils se promettent un divertissement, ne le leur gâtons point. Quand ils seront las de crier, je reprendrai l’avantage et ferai la conférence.

C’était également l’avis de Ballande. Au fond, il était enchanté. Outre que la salle était pour cette matinée exceptionnelle louée du haut en bas, il prévoyait que le bruit de cette manifestation aurait son écho dans le journalisme ; c’était de bon bien de réclame qui lui tombait du ciel comme une manne gratuite,

À midi, selon ma coutume, je me mis en route à pied, ruminant tout le long des rues et des boulevards l’exorde de ma conférence. Voilà qu’au moment d’entrer dans le théâtre par la porte des artistes, je vis deux personnes se détacher d’un groupe assez nombreux qui stationnait sur le trottoir et se diriger vers moi, avec l’intention évidente de m’adresser la parole.

Mon Dieu ! monsieur Sarcey, me dit l’une d’elles, nous ne sommes pas connus de vous, mais nous sommes pères de famille et nous venons par avance vous présenter nos excuses pour nos galopins de fils, qui vous ménagent un fort charivari. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour les détourner de ce projet, mais ils sont enragés ; il ne nous reste qu’à vous demander pardon. Au reste, nous avons nous-mêmes loué des places et nous serons là pour vous soutenir.

— Vous me rappelez Brutus, lui dis-je en riant. Je remerciai ces messieurs de leur démarche, je leur serrai la main et j’entrai. On était un peu nerveux dans les coulisses. Les acteurs avaient eu vent de ce qui se préparait. Les artistes n’aiment point en général que le sifflet entre en jeu, dans les choses du théâtre. Ce n’est pas précisément par intérêt ou par amitié pour le camarade ; c’est qu’une fois le public déchaîné, il ne connaît plus rien ni personne. On ne sait jamais au juste où il s’arrêtera. C’est le chat de la fable qui, après avoir croqué le moineau du voisin, lui trouve un goût exquis et dévore les autres. J’étais peut-être le seul qui eût gardé son sang-froid et sa bonne humeur. Cette idée que les fils et les pères allaient se battre en mon honneur — plus quam civilia bella — m’avait mis en gaieté.

Je n’eus pas plutôt prononcé la formule sacramentelle : « Mesdames, messieurs, » que l’orage éclata. Ah ! mes amis, quel vacarme ! Ils avaient tous des sifflets à roulettes, et ils ne s’interrompaient de siffler que pour crier : des hurlements sauvages, des cris variés d’animaux, et de temps à autre sur l’air des lampions : « Des excuses ! des excuses ! » Quelques-uns, plus farouches, criaient même : « Pas d’excuses, à la porte ! »

J’attendais, résigné et souriant. À la moindre éclaircie, j’essayais de jeter une phrase, qui était à l’instant couverte par un énorme brouhaha. Je n’insistais pas ; je ménageais mes forces et ma voix. Ma tactique était de laisser s’épuiser les braillards ; j’étais convaincu que le vrai public, après s’être amusé dix minutes ou un quart d’heure de ce tapage, finirait par s’en lasser, prendrait mon parti en masse et leur imposerait silence.

Ce calcul, qui était assez malin, trouva par le plus grand des hasards un auxiliaire sur lequel je n’avais pas compté. Dans l’avant-scène de gauche, il y avait, à côté de Ballande, un avocat que je connaissais un peu, car c’était le frère de M. Laya, l’auteur du Duc Job, que l’on a repris tout dernièrement à la Comédie-Française. Il possédait une voix énorme, ce que nous appelons, en style de théâtre, un bon creux, une extraordinaire faconde, et une envie plus extraordinaire encore de déployer, coûte que coûte, l’une et l’autre. Le voilà qui enjambe le rebord de la loge, saute sur la scène, me serre la main, et embouchant sa trompette en lance les éclats à travers ce tumulte. À ce renfort inattendu, les assaillants redoublent de fureur ; c’est une nouvelle tempête de cris et de sifflets. Il tient bon ; je l’entends qui fait mon éloge, celui de Ballande, celui de Racine, celui des matinées, celui de la jeunesse, de cette noble jeunesse qui peut sans doute être égarée un instant, mais qu’un seul mot, un seul mot parti du cœur ramène aux grandes pensées et aux sentiments généreux.

Il en dit beaucoup, qui partent d’où ils peuvent, et la jeunesse n’est point ramenée. Mais elle faiblit sensiblement ; il ne reste plus que deux groupes d’acharnés, qui forment deux taches, très distinctes, l’une à l’orchestre, l’autre aux galeries d’en haut. Les siffleurs isolés se sont tus, soit par lassitude, soit plutôt que leurs voisins leur aient imposé silence. Le bataillon des pères saisit le moment.

Nous nous levons alors ! comme on va dire tout à l’heure dans le Cid.

Quelques voix crient : « À la porte, les potaches !… Laissez-nous entendre !… C’est absurde !… c’est révoltant ! »

Je vois un homme d’âge prendre un de ces gamins par l’oreille :

— En retenue, petit drôle !

On rit, le public décidément se révolte ; c’est l’instant que mon défenseur choisit pour repartir. Je me jette sur lui, je le supplie de me laisser faire. Je le pousse doucement vers la coulisse ; il se débat, il veut absolument me tendre la perche d’un nouveau discours ; je tiens absolument à ne pas la recevoir sur la tête :

— Partira… partira pas !…

II part, il est parti ; je rentre vainqueur sur la scène :

Mesdames, messieurs… Une nouvelle bordée de sifflets ; mais cette fois le public se dresse sur pied, furieux :

La police… la police !… il n’y a donc pas de police dans le théâtre ?

Elle arrive, sous la forme de municipaux, et l’on voit poindre leurs uniformes aux troisièmes galeries. On leur indique les plus déterminés de la cabale ; ils les cueillent proprement, malgré quelques résistances individuelles, et les emmènent hors de la salle. La même exécution va se faire à l’orchestre : mais les conjurés ont mieux aimé déposer les armes. Ils ont de bonne grâce remis les sifflets à roulettes dans leurs poches ; l’insurrection est vaincue ; l’ordre règne à Varsovie.

— Mesdames…, messieurs…, nous venons de perdre vingt-cinq minutes ; je vais tâcher de vous les faire regagner.

Et avec un emportement de parole extraordinaire, je fais une conférence… oh ! mais là une conférence ! Je vous ai conté quelques-uns de mes fours ; c’est bien le moins que je vous dise aussi mes jours de triomphe. J’ai goûté pleinement cette fois-là le délicieux plaisir de sentir un public vibrer sous ma main. Comme j’étais près de finir, un coup de sifflet honteux partit d’un coin de l’orchestre :

— Oh ! mon jeune ami, lui dis-je, votre montre retarde d’au moins quarante minutes.

Le mot n’était pas autrement spirituel ; mais il eût été cent fois plus bête qu’on l’aurait applaudi tout de même : ce fut une explosion de rires et de bravos. À la sortie, j’allai, comme bien vous pensez, demander la grâce de ceux qu’on avait menés au poste. Je leur serrai la main, après une petite admonestation paternelle. L’un d’eux, plus arrogant, me dit en secouant la tête que ça ne pouvait pas finir comme ça, et qu’on me sifflerait encore. Il se servit d’un autre mot que je ne veux pas écrire.

Eh bien ! mon ami, lui dis-je, je ne veux pas vous priver de ce petit plaisir. Je ne devais pas parler dimanche prochain ; mais, pour vous être agréable, je prierai Lapommeraye de me céder son tour de conférence ; tâchez de ne pas vous faire mettre en retenue.

Le bruit de ces petits incidents s’était répandu dans le public, en sorte que le dimanche suivant la salle était bondée ; il y avait du monde jusque dans les couloirs. Et voyez à quoi tiennent, en conférence, les succès et les échecs ! L’auditoire était visiblement préoccupé ; il attendait une manifestation qui ne se produisait pas. Moi-même j’avais préparé (ce qui était une sottise) quelques phrases piquantes, dont je ne trouvai pas le placement. Je fus gêné ; on se tint sur la réserve à l’orchestre ; je ne parvins pas à rompre cette mince couche de glace. Je parlai froidement et l’on m’écouta de même.

C’est toujours une entreprise bien délicate que de faire une conférence devant un public dont l’esprit est ailleurs. On a une peine infinie à le ramener ; on y réussit quelquefois… Je me souviens à ce propos d’une petite histoire où j’ai joué un rôle.

Les organisateurs d’une fête de charité s’étaient fait donner la salle du Châtelet, et, pour forcer la recette, ils avaient imaginé de s’adresser à Edmond About. About était alors en pleine possession de sa renommée ; personne n’ignorait que c’était un causeur étincelant, et il n’avait jamais parlé en public, ce qui doublait la curiosité de l’entendre. Quand on sut qu’il avait accepté, quand son nom brilla sur l’affiche, ce fut comme si la Patti avait dû chanter ; en deux jours, l’immense salle du Châtelet fut louée du haut en bas. Les coupons firent prime.

About avait donné sa parole un peu imprudemment. Le bruit qui se faisait et dans les journaux et dans le public l’inquiéta outre mesure. Il y a dans cet art de causer avec douze cents personnes une énorme part de métier qu’il n’avait pas apprise ; il lui eût été pénible de n’obtenir qu’un succès d’estime. Il ne se sentait pas sûr de lui. La veille, nous le vîmes arriver au XIXe siècle, le cou enveloppé d’un foulard et parlant à peine :

— Diantre ! lui dis-je, est-ce que ça ne va pas, la voix ? Et demain ?

— Je tâcherai d’être en état.

Je le quittai là-dessus. Le lendemain, c’était dimanche, le fameux dimanche. À huit heures du matin, on sonne chez moi, et je vois entrer effaré, éperdu, un des organisateurs de la fête :

— Tenez ! lisez, me dit-il, me tendant une lettre. About les prévenait qu’une bronchite le retenait au lit ; il les invitait à venir chez moi, les assurant que je les tirerais d’affaire. À cette lettre en était jointe une autre qui m’était personnellement adressée : About m’y priait de dégager sa parole ; c’était un service qu’il attendait de ma vieille amitié.

Mon premier mouvement fut de refuser net. Moi, m’en aller parler, pauvre baryton de province, devant une salle qui comptait sur Faure, qui avait payé pour l’entendre, qui serait horriblement désappointée et s’écoulerait peut-être, me laissant seul avec mon déshonneur :

— Il faut sauver la recette, s’écriait mon homme au désespoir, une recette énorme, formidable, la recette des pauvres. C’est pour les pauvres que vous vous dévouez ; dévouez-vous. Le public vous en saura gré.

— Mais le sujet de la conférence est annoncé ; je n’ai rien de prêt là-dessus, et il n’y a pas moyen de le changer, puisque vous jouez la pièce après.

— Bah ! c’est du théâtre ! Vous êtes toujours prêt sur le théâtre.

Tandis que nous discutions, une nouvelle lettre arriva, portée par le domestique d’About.

Il insistait avec force sur l’embarras où je le mettrais lui et les braves gens qui s’étaient placés à la tête de cette bonne œuvre, si je n’acceptais pas.

— Allons ! voilà qui est dit ! je me rends. On n’avait point mis de bande sur l’affiche ; on n’avait pas prévenu le public du changement de spectacle. On avait trop peur qu’il ne se produisît avant mon entrée en scène une désertion en masse. On supposait qu’une fois le rideau levé, les spectateurs prendraient leur parti de la substitution ; satisfaits ou maugréants, peu importe ! l’essentiel était de ne pas rendre l’argent.

La toile se lève ; je m’avance à la rampe, portant ma table, comme j’en ai l’habitude, au trou du souffleur. Tandis que je me livre à cette opération, j’entends courir du haut en bas de la salle un murmure de surprise et de désappointement.

— Eh bien ! oui, dis-je en regardant le public, ce n’est que moi… Et j’accompagnai la phrase d’un geste de résignation et d’humilité qui fut, à ce qu’il paraît, d’un si irrésistible comique que toute la salle part d’un fou rire. Ce début m’encourage ; je me mets à conter avec beaucoup de verve et de bonne humeur le rhume d’About, les instances de ces messieurs, mes inquiétudes sur le public ; je lui peins à lui-même les états d’esprit par où il vient de passer ; tout le monde se reconnaît à ce tableau, et l’on rit de plus belle. J’aborde le sujet, et de temps en temps je m’arrête : ce n’est pas ça qu’About aurait dit… Voulez-vous que je vous dise ce qu’About aurait dit, et ce qu’il aurait dit beaucoup mieux sans doute, et je le fais parler et je lui réponds : c’est une comédie dont tout le sel est dans la gaieté bon enfant de l’improvisation. Je n’ai guère eu, dans ma vie de conférencier, de succès plus instantané et plus complet. Le lendemain, je reçus des organisateurs de la fête un encrier monumental avec cet exergue : Vale, scribe et ora ; c’est dans cet encrier que je trempe aujourd’hui ma plume pour vous conter cette histoire.

Tout a une fin dans ce monde. Ce fut le succès même des matinées Ballande qui les perdit. Tous les directeurs, voyant qu’à convier le public le dimanche dans l’après-midi on faisait de belles recettes, organisèrent des matinées dans leur théâtre. Ils ne se décidèrent que lentement, les uns après les autres, et à grand peine ; mais ils y vinrent. Il n’y a pas d’endroit au monde où l’esprit de routine ait plus d’étroitesse, de force et de ténacité que le théâtre. Il vous semble, n’est-ce pas, qu’au premier bruit de l’engouement du public parisien pour les matinées dominicales, tous les directeurs, mis en éveil, auraient dû se jeter sur cette manne imprévue. Ils hésitèrent longtemps. J’étais alors en très bonnes relations avec Montigny, le directeur du Gymnase, qui était, Dieu merci ! très intelligent et plein d’initiative. Dès que je vis le public affluer chez Ballande, j’allai trouver Montigny, et lui représentai avec chaleur qu’il y aurait beaucoup d’argent à gagner pour lui et que ce serait un service rendu à l’art si, tous les dimanches, il nous donnait dans l’après-midi quelque ouvrage de l’ancien Théâtre de Madame remonté avec soin. Je vois encore Montigny m’écouter d’un air de dédaigneuse condescendance et me dire de sa voix tranchante d’autocrate, impatient de toute contradiction :

— Des spectacles de jour ! C’est insensé !

Il se rendit pourtant, vaincu plus tard par l’exemple. Mais jamais il ne voulut tremper les mains dans cette besogne subversive de toute tradition. Il s’en déchargea sur Landrol, un excellent comédien, qui la bousilla comme il put, loin de l’œil du maître. Le maître n’en empochait pas moins l’argent ; car ces matinées en rapportèrent beaucoup ; mais il soupirait et se lamentait sur la décadence du théâtre.

À mesure que ce mouvement s’accentuait, ce pauvre Ballande voyait décroître le profit de ses matinées. Il s’en inquiétait, il en souffrait : son chagrin me faisait peine, et je ne puis cependant y penser sans rire. Mon Dieu ! qu’il était plaisant, quand il entrait, majestueux et irrité, dans mon cabinet :

— Encore un qui annonce des matinées ! C’est mon idée que tout le monde me vole ! Je suis au pillage ! c’est une indignité ! Est-ce que le gouvernement devrait permettre qu’on me dépouillât ainsi.

Et, sérieusement, il me consultait sur l’opportunité qu’il y aurait pour lui à intenter un procès à tous ces filous qui lui avaient dérobé son idée ! Il écrivait des placets aux ministres, pour demander une récompense nationale. J’ose à peine dire qu’il sollicita la direction de la Comédie-Française, et qu’il augura mal de son avenir quand il apprit qu’elle avait été remise en d’autres mains.

S’il s’était contenté de verser ses plaintes dans mon gilet, il n’y aurait eu que demi-mal, mais il les répandait, avec une impartialité bien rare dans notre siècle de fer, sur tous ceux qu’il rencontrait. Il était en train de devenir ridicule, et il passait tête de Turc, après avoir failli devenir tête de pipe.

Il avait toujours conduit son affaire avec beaucoup d’économie ; une économie qui lui était imposée par les nécessités de son œuvre, mais qui était aussi dans son tempérament. Il avait eu jusque-là pour peu de chose et la salle où il donnait ses représentations et les acteurs qui jouaient tous chez lui pour l’honneur, et j’ajouterai même ses conférenciers pour qui ces matinées étaient un champ d’exercice, une palestre. À présent qu’il y avait des matinées partout, il s’était vu dans l’obligation de hausser ses prix, et rien ne lui était plus douloureux. Les yeux au ciel, il le prenait à témoin de l’ingratitude des artistes, qui lui demandaient un feu de vingt francs. C’était pourtant lui qui les avait formés ; et le fait est qu’il leur donnait des conseils ; on en faisait des gorges chaudes dans les foyers. Il courait sur son compte une foule de légendes, qui à force d’avoir été répétées étaient tenues pour vraies. Que de fois n’ai-je pas entendu conter une anecdote qui avait le privilège d’exciter un fou rire ? Un jour, il jouait l’Alceste du Misanthrope, et comme il lui avait prêté son accent et son jargon, il avait été dès le premier acte fortement égayé par un public gouailleur. Il rentra dans les coulisses, et d’un air scandalisé :

Oh ! mes amis, s’écria-t-il, c’est la première fois que j’entends siffler Molière. Pauvre France !

Ajoutons que le public s’était peu à peu dépris des conférences. Outre que toutes n’étaient pas amusantes, le nombre des sujets n’est pas infini, et les mêmes reparaissaient plus d’une fois sur l’affiche. Je me souviens d’une lettre irritée que je reçus un jour d’un honorable habitant de la province, qui, se trouvant de passage à Paris, était venu m’entendre parler du Barbier de Séville.

— Monsieur, me disait-il, si l’on m’avait dit que dans une conférence sur le Barbier de Séville il ne serait pas question de Figaro, je ne l’aurais jamais cru.

Et il me faisait la leçon, et il s’indignait.

Monsieur, lui répondis-je, il faut qu’une conférence plaise au public et l’instruise, cela est évident ; mais il faut aussi qu’elle intéresse le conférencier. Celle que vous avez entendue est la troisième que je fais sur le Barbier de Séville ; dans la première, j’ai en effet parlé de Figaro, de ses ancêtres et de ses successeurs ; dans la seconde, j’ai montré que le Barbier de Séville est le prototype du vaudeville, tel que l’ont entendu les écrivains de la Restauration. Cette fois-ci, pour ne pas me répéter et m’ennuyer moi-même, j’ai pris le personnage de Rosine et l’ai comparé à toutes les jeunes filles de Molière, de Regnard et du théâtre contemporain. Et voilà pourquoi, dans une pièce dont Figaro est l’âme, c’est à peine si le nom de Figaro a été prononcé une fois.

L’institution s’effritait donc, jour à jour ; elle tombait lentement en ruines. Ballande se retira enfin. Il obtint la concession du Théâtre Déjazet, et y fonda, avec son habituelle solennité de langage, le troisième Théâtre-Français. J’y fis encore, ainsi que Lapommeraye et quelques autres, un petit nombre de conférences ; mais elles n’attirèrent plus la foule ; le goût n’y était plus.

J’avais gagné, à cette campagne poursuivie durant plusieurs années, d’apprendre le métier tant bien que mal, de me rendre compte de mes procédés et d’en acquérir le maniement plus facile. Peut-être ne m’en voudrez-vous pas si je profite de cette halte pour vous dire quels étaient ces procédés, pour vous faire une petite théorie de la conférence, telle que je l’ai comprise et pratiquée.