Les 150 ans de Paul Léautaud

Page mise en ligne le 18 janvier 2022

Le 18 janvier 1872 — cela fait 150 ans aujourd’hui — naissait Paul Léautaud.

Des lecteurs se sont réunis pour lui rendre hommage en décrivant la façon dont ils l’ont découvert et comment ils ont vécu leurs années de lecture du Journal. Ces récits sont donc à la première personne. Ils sont aussi signés.

Le Paul Léautaud Fontenaysien, par David Descatoire

Chronique théâtrale du 30 février 2032, par Gérard Linsolas

S’écrire ou ne pas écrire, par David Burjade

Édith et les Cahiers, par Jean marc Froidure

Scanner le Journal littéraire, par M. C.

La bibliothèque des maîtres, par Jean-Luc Souloumiac

Rencontres avec Paul Léautaud, par J. S., de Lille

Mon entretien avec Paul Léautaud, par Michel Courty

« J’ai oublié de noter ceci… » par Philipe Polart

Paul Léautaud et moi, par Bertrand Vignon

La porte des rêves, de G. pour O.

Je trouve imbécile d’être venu, pour être obligé de partir, par Michel Perdrial


Le Paul Léautaud Fontenaysien

Aujourd’hui, année du 150e anniversaire de la naissance de Paul Léautaud (1872-1956), je me pose la question de ce que je savais sur cet écrivain avant le 23 avril 2001. C’est la date à laquelle j’ai pris la direction des Archives municipales de Fontenay-aux-Roses. Une ville dont je ne connaissais qu’une caractéristique : elle était associée à cette personnalité controversée qui aimait les animaux.

J’avais dû parcourir quelques extraits du Journal littéraire dans une anthologie d’écrits autobiographiques. J’avais aussi en mémoire quelques photos d’Henri Cartier-Bresson prises dans sa maison fontenaisienne.

Rapidement, j’ai constaté que pour certains anciens Fontenaysiens, l’ex-secrétaire du Mercure de France était une figure toujours vivace. Il s’agissait du Léautaud des années 1940 et 1950 aperçu dans les rues : on se rappelait sa dégaine, ses animaux, la peur qu’il inspirait aux enfants, ses courses à l’épicerie Malliette ou à la boucherie de la place de l’Église…

Ces témoignages étaient aussi révélateurs sur la façon dont se forment les souvenirs : mélange inconscient d’instants vécus et d’images vues a posteriori. Chaque ville possède ses figures pittoresques. Bien souvent anonymes, elles finissent par faire partie du paysage local. Pour la plupart des Fontenaysiens, Paul Léautaud rentrait dans cette catégorie. On le reconnaissait sans réellement le connaitre et en ignorant sa carrière littéraire. Les entretiens radiophoniques et surtout la médiatisation qu’elle a générée ont modifié cette perception. Dorénavant, pour beaucoup, être habitant du Fontenay-aux-Roses d’avant 1956, c’était « avoir vu » Paul Léautaud.

Plaque inaugurée le six juin 1982 au 24, rue Guérard (photo : David Descatoire)

Par curiosité et pour répondre aux questions des visiteurs, j’ai appris à connaitre son parcours. J’ai accumulé les ouvrages et les articles pour enrichir notre bibliothèque. Au fil de la rédaction des inventaires des fonds d’archives que nous conservons, j’ai localisé quelques traces de celui qui, avec Pierre Bonnard (né en 1867 à quelques mètres du 24 rue Guérard), a fait connaître Fontenay-aux-Roses au-delà des Hauts-de-Seine : un courrier de 1918 à en-tête du Mercure de France sur les bombardements, un autre de 1937 sur les inconvénients de la TSF du voisinage, une déclaration de non-possession de chien en 1945, une signature en août 1951 dans le Livre d’or de la Ville, un courrier de 1965 signé Marie Dormoy demandant le changement de nom de la rue Guérard, une photo de la pose de la plaque devant sa maison en 1982, un tableau de Fernand Desnos… Bien peu en comparaison de la place que l’homme de lettres occupe dans la mémoire locale mais révélateur de sa défiance envers les institutions. Rappelons que les archives publiques conservent d’abord des documents administratifs.

Ferdinand Desnos, Un coin d’Ile de France, Huile sur toile (76 cm x 63 cm) acquise par la mairie de Fontenay en 1980
(fichier aimablement fourni par David Descatoire pour cette page web).

La figure de Paul Léautaud ressurgit régulièrement dans l’actualité fontenaisienne. Doit-on donner son nom à la nouvelle médiathèque (2006) ? Doit-on récupérer les cheminées de sa maison qui vont être démontées (2008) ? Conserve-t-on des preuves des visites d’un chanteur célèbre au 24 rue Guérard (2009) ? Doit-on accepter la proposition de cet artiste qui veut réaliser et vendre un buste de l’auteur du Petit Ami (2014) ?…

En 2010, pour préparer des Journées Européennes du Patrimoine dédiées à Paul Léautaud, je me suis lancé dans la lecture intégrale du Journal. Une lecture sous l’angle fontenaysien. La maison et le jardin du 24 rue Guérard y sont omniprésents. Le samedi 18 septembre 2010, une conférence de Madame Édith Silve (de l’association Les Amis de Paul Léautaud) puis une promenade « sur les traces fontenaisiennes de Paul Léautaud » ont confirmé la popularité de l’homme de lettres.

Régulièrement, des personnes continuent de demander des renseignements. Le personnage demeure peu connu et les moins avertis le recherchent dans la rue Paul Léautaud (mal nommée pour l’occasion) ou dans le cimetière de Fontenay-aux-Roses. Et puis, il y a aussi cette autre constante : la demande de protection ou la création d’un musée au 24 rue Guérard. Souhait de certains Léautaldiens ou regret de plusieurs Fontenaisiens, ce projet irréaliste sur bien des points a traversé les décennies.

Le 150e anniversaire devrait prolonger cet intérêt jamais démenti pour celui que semblait pourtant désirer qu’on lui fiche la paix !

David Descatoire
Archives municipales de Fontenay-aux-Roses,
le 10 janvier 20
22


Chronique théâtrale du 30 février 2032

La semaine passée, pour ceux qui suivent encore mes pérégrinations théâtrales dans cette revue qui demeure la dernière de qualité de la presse écrite avant qu’elle ne soit engloutie par les ogres numériques, la semaine passée donc, je vous ai donné mon avis sur la nouvelle création du théâtre National, ci-devant ex-comédie française, ouvrage approuvé par le ministère de l’Information et de la Culture normative. N’étant pas inscrit sur le canal français du réseau social Mondwest, je n’ai pas eu le loisir de lire toutes les gentillesses qu’a provoqué cette dernière chronique. Un ami attentionné en a imprimé quelques-unes et je ne résiste pas à vous en livrer certains passages : « ce ne sont que des commentaires aigris reflétant la déception d’un auteur raté », « votre vie doit être bien triste pour écrire d’aussi vilaines choses », « essayez donc d’écrire une vraie pièce avant de critiquer celle des autres », « vous dénigrez un auteur officiel pour vous faire bien voir par un petit cercle d’intellos végano-néosocialistes » et celle-ci dont je ne change pas une virgule — d’ailleurs il n’y en a pas : « cé paske té jalou ta pas de face té 1puissant du stilo et de la teubé ». Donc, si j’en crois la vox populi, mes chroniques ne sont écrites que par intérêt ou ressentiments voir même à cause d’une diminution physique. Heureusement qu’Internet a remplacé la Poste. Toutes ces lettres qui, aujourd’hui, encombreraient le bureau du rédacteur en chef, tout ce papier gâché inutilement, tous ces arbres abattus ! Quelle serait leur réaction si je devais dire du bien d’une pièce ou d’un auteur ? Car il m’arrive de voir de bonnes pièces écrites par d’excellents auteurs et interprétées par de bons acteurs et de bonnes comédiennes. Mais ces plaisirs sont rares. Ces dix dernières années, depuis le début de l’ère « post-covidienne », que la jeunesse appelle « la déconf », je ne peux être que déçu par les productions que nous offrent les théâtres. Par le passé déjà, le diktat économique nous imposait une profusion de pièces à un seul personnage que ce soit par le stand-up ou des classiques revisités comme Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand ! Pièce qui comporte, je le rappelle pas moins de 50 personnages et 2 600 vers ! Aujourd’hui les lois sanitaires en vigueurs réduisent drastiquement les distributions afin d’obtenir le certificat d’homologation délivré par le ministère de la Santé et de la Distanciation Physique. Les productions ayant plus de trois personnages sont devenues exceptionnelles. Moi qui ai connu par le passé les salles bondées pour les soirs de premières où la star de cinéma côtoyait sans masque l’élève du conservatoire invité là pour faire la claque, être obligé de compter le nombre de fauteuils que je dois laisser vides avant de m’asseoir ! Quelle tristesse ! Il reste la chaîne payante Téatro me direz-vous. Mais aussi moelleux et confortable que soit mon canapé, que je partage avec mes chats, il n’a pas la senteur particulière de l’intérieur d’un théâtre. Voilà que j’arrive au terme de ma chronique et je m’aperçois que je n’ai pas parlé du dernier spectacle que j’ai vu. La reprise d’un texte de Gérard Linsolas, un auteur disparu depuis quelques temps déjà et dont on monte que trop rarement les pièces. Ce sera pour une autre chronique. D’ici là, comme disent les communiqués officiels : « prenez soin de vous ».

(Gérard Linsolas
à la manière de Maurice Boissard
)


S’écrire ou ne pas écrire

Je ne me souviens plus exactement de ma première rencontre avec Paul Léautaud mais ce qui est sûr, c’est que mon goût pour les œuvres autobiographiques s’était déjà radicalement développé à la suite de ma lecture du Journal de Jules Renard, m’ouvrant ainsi les sentiers qui me mèneraient un peu plus tard à l’immense plaisir de la découverte de son œuvre et notamment de son Journal Littéraire.

Quel enthousiasme à la seule pensée que plus de 6 000 pages de ce Journal allaient alimenter mes lectures pour longtemps car Léautaud, c’est l’œuvre monumentale d’une vie et un plaisir à savourer indéfiniment !

Pour moi, ce qui caractérise son œuvre, c’est ce souffle (ou même cette tempête) de liberté qui se dégage de l’intégralité de ses écrits.

La sincérité de ses propos, son style concis, simple et brillant, son écriture « à la diable » comme il se plaît à le dire, son ton tantôt virulent ou moqueur, tantôt mélancolique, ses contradictions aussi m’ont fait découvrir ce personnage dans sa plus intègre entièreté, de ses plus grandes qualités jusqu’à ses plus discutables imperfections, sans jamais de complaisance ni d’autocensure.

Avec lui, j’ai mieux compris ce que signifiait le terme égotisme (tendance à s’analyser dans sa personne physique et morale ou par extension à cultiver la forme d’expression que constitue le journal intime).

Ce trait de personnalité, trop souvent confondu avec l’égoïsme, non seulement peut mais doit, selon lui, être la source de toute œuvre d’écrivain digne de son intérêt.

S’écrire ou ne pas écrire, je me dis que telle pourrait être sa devise.

Quel bonheur que de le lire, gouailleur, s’activant à éreinter œuvres et contemporains avec un humour détonant, décapant et ce sans méchanceté, sans gratuité.

Pour ma part, il réussit littéralement à me faire rire, chose relativement rare lors de mes diverses lectures.

Derrière son apparente rudesse, Léautaud, outre son esprit vif, montre aussi beaucoup de sensibilité et sait émouvoir. Il suffit de le lire évoquant ses histoires avec les animaux, de compagnie ou rencontrés au hasard de ses pérégrinations, et il nous transmet alors naturellement la larme à l’œil.

Cet homme aime LA femme (et non LES femmes !), les bêtes, Stendhal, le silence, la langue de Molière et pour encore mieux le cerner, il est indispensable (et délicieux) de l’entendre lors de ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet en 1951. On ne pourra alors plus lire ce personnage unique et profondément attachant sans entendre sa voix.

Léautaud a aujourd’hui 150 ans et reste plus jeune et plus actuel que jamais, son œuvre est un remarquable témoignage de l’air de son temps mais avec du sel, s’il vous plaît !

Merci Monsieur Paul Léautaud de tous ces intenses moments de vie, de rires et d’émotions que vous avez su transmettre comme nul autre. Et maintenant, vous que l’éloge encombrait à son plus haut degré, je vous fous la paix !

David Burjade


Édith et les Cahiers

Je suis invité à me remémorer des jours heureux : ceux du temps où je fréquentais les soirées des Cahiers Paul Léautaud, dont je fus modestement un des membres quelques années.

Pour commencer, j’ai ressorti, couchés dans une vieille malle, les premiers courriers que j’avais reçus de leur présidente, Édith Silve — qui travaillait alors, je crois, aux éditions du Mercure de France. On sait qu’Édith fut responsable de nombreuses parutions autour de Léautaud (notamment des journaux inédits), et qu’elle fut également l’auteur d’un essai central qui explorait, avec une précision entomologique, toutes les anecdotes et parutions de Léautaud pendant sa période d’écrivain et de chroniqueur au Mercure de France. J’ai mis en illustrations quelques documents : les lieux de rendez-vous des fameux dîners des Cahiers, où l’on pouvait croiser des journalistes, des professeurs, des acteurs, des écrivains et un nombre non moins conséquent d’happy few dont j’étais ; et quelques lettres aussi qu’Édith m’adressa à l’époque. Sur les raisons de mon intérêt furieux pour Léautaud à l’âge où les illusions pour l’avenir, les espérances pour des lendemains différents sont encore primordiales (j’allais sur ma 26e année), je dirai sûrement un jour quelque chose. Mais ce fut de toute évidence parce que je rencontrai quelqu’un qui m’écouta et répondit aussitôt à cet intérêt que je choisis d’adhérer à l’association. Édith Silve répondit en effet rapidement aux lettres que je lui envoyai. Qu’un jeune homme puisse s’intéresser à un vieil écrivain misanthrope, vivant dans une petite maison vétuste de la banlieue parisienne, entouré de chats, devait l’interpeller ; et sûrement lui plaire. Sa curiosité pédagogique (elle était encore je crois, professeur de français à l’époque) demeurait, et ce fut avec affection et amitié qu’elle m’accueillit au sein des Cahiers et me présenta ensuite à quelques-uns des membres historiques (Delfeil de ton, ou Pancho, dessinateur au Canard Enchaîné). À quoi ressemblait Édith Silve à cette époque ? Peu ou prou à l’image que la télévision lui donna lors de son invitation à Apostrophes, en 1985. Une femme de taille moyenne, d’une politesse ancienne, aux cheveux noirs courant sur les épaules, avec de petits yeux sombres et merveilleux, d’une séduisante vivacité.

Pendant ces dîners , qui se passaient non loin du lieu où se tenait le siège de l’association, des pages de Léautaud étaient lues, des extraits inédits de correspondance ou de journaliers étaient mis à jour, et nous écoutions tout cela dans un silence à peine troublé par le choc des verres et des couverts.

Nous goûtions ces moments uniques des cinq sens à la fois. Édith, silencieuse, mais l’œil aux aguets, écoutait les conversations, se levait pour présenter un tel à un tel, mettait tous les invités à l’aise avec une exquise gentillesse et un brin de timidité, et donnait enfin à ces soirées l’affectueuse chaleur qui était la marque même de sa nature..

J’ai prononcé son prénom plus haut, et voilà que tout me revient en mémoire. Parce qu’Édith fut, à n’en point douter, la fée charmante et sensible de tous ces instants, et que, sans elle, ces fameux cahiers — dont la parution s’étala sur presque 25 ans, avec la qualité et l’exigence littéraire que l’on sait, — n’auraient jamais existé. Dans la page concernant les Cahiers sont reproduits trois fragments d’une lettre dans laquelle elle décrit le travail titanesque qu’elle effectuait à chaque parution d’un cahier.

La signature d’Édith Silve

Édith éprouvait pour la littérature de Léautaud une passion évidente, mais tourmentée. Elle en parlait sans jamais se lasser ; mais, plus étonnant, elle abordait ce bloc de misanthropie et de misogynie féroce, avec la sensibilité inquiète d’une mère, je veux dire avec une affection touchante et une délicatesse de ton qui auraient sûrement fait fuir l’ermite de Fontenay. La crudité de certaines des lettres envoyées au « fléau », ses sarcasmes envers les femmes en général, la choquaient, mais l’amour de sa littérature et la blessure d’enfance qu’elle sentait chez lui, faisaient le reste et tout en somme lui était pardonné. Elle avait aperçu l’envers des saillies, soupesé la brusquerie de certains comportements, et le petit Paul, rejeté à la fois par son père (le tonitruant Firmin) et sa mère (la courtisane), rejaillissait toujours dans ses pensées quand il fallait le défendre sur les plateaux, dans un livre, ou dans les colonnes d’un journal. Elle revoyait constamment devant elle le petit garçon qui préférait jouer sous la table de la salle à manger avec des animaux, plutôt que de se mêler aux bavardages des adultes.

Il n’est pas si paradoxal de constater que celle qui œuvra en secret pour faire lire— ou relire — Léautaud, après la mort de Marie Dormoy, fut, à côté de Robert Mallet, une femme justement. Car les femmes furent, durant toute sa vie, le vrai anti-poison de Léautaud ; un remède physique et moral contre l’excès de solitude, et le propos, on le sait, non de quelques jours…, mais de plusieurs centaines de pages dans son Journal. De Jeanne Forestier au « Fléau », en passant par le témoignage de Véronique Valcault et de quelques autres, combien de marques d’amour ou d’affection données par ce grand insensible qui se vantait de n’avoir jamais dit « je t’aime » à une femme.

Jean marc Froidure


Scanner le Journal littéraire

Sauf à disposer d’une mémoire prodigieuse, aucune étude d’un auteur, quelle qu’elle soit et quel qu’il soit, ne peut, de nos jours, être conduite avec efficacité sans un scan préalable de la totalité de ses écrits. Les assistants servent à ça. Une fois cela fait, une OCR (reconnaissance optique de caractères) permet de générer un texte qui sera lisible par n’importe quel outil de texte, même le bloc-notes de Windows. La fonction « Ctrl+f » permet ensuite de retrouver n’importe quelle chaîne de caractères — et donc n’importe quel mot ou phrase. Le bonheur pour le chercheur qui, du coup, devient trouveur, ce qui change tout.

Encore faut-il que le scan soit bien fait.

Se lancer à l’assaut du scan, une à une, des 6 400 pages du Journal littéraire, c’est un peu comme escalader le mont Blanc pour un citadin champion d’Île-de-France de fauteuil de bureau à roulettes (section repose-pieds) : on hésite toujours un peu à se lancer dans l’aventure.

Quel que soit le livre, l’épaisseur et la fermeté de la reliure, le scanneur amateur n’a jamais trop de problèmes avec les premières pages. Quitter Chamonix et prendre le bon air de la montagne a quelque chose d’enivrant. Après le train à crémaillère, le téléphérique. C’est vers la centième page, que ça se gâte. Surtout dans le cas d’un livre épais avec de petites marges intérieures.

Oui — petit aparté — Il s’agit de l’encore facilement trouvable édition de 1986 en trois volumes. Trois gros volumes de plus de 2 000 pages chacun et leur reliure aussi serrée que cartonnée.

Le scanneur amateur a envie de gagner du temps et scanne les pages par paires. Ça fait deux fois moins de manipulation que scanner les pages une à une, on ne peut pas lui en vouloir. L’OCR issu de ça sera parfois moins performant — voire pas performant du tout — c’est mieux de s’en assurer avant d’avoir effectué les tout de même 3 200 manipulations et enregistré 3 200 images des double-pages qu’il va falloir couper en deux. Qui ne s’est jamais trouvé avec un texte où la première ligne de la page paire est suivie de la première ligne de la page impaire ?

Et puis arrive un moment où le scan d’une double page va donner ça :

Milieu de la paire de pages 1 672-1 673 du volume II

On peut préférer ça :

Juxtaposition de deux pages scannées séparément

Mais cela, un scanner « normal » ne le permettra pas, parce qu’il ne permettra pas d’ouvrir le livre davantage, même en appuyant très fort (au risque de briser la vitre, ou de la décoller, ça s’est vu).

Parce qu’en fait, tout le monde a pu l’observer, avec ce type de reliure, plus le livre est ouvert, moins les pages sont à plat. Le moment où les pages sont le plus à plat, c’est quand le livre est fermé. Ce serait bien de pouvoir scanner un livre fermé (ça se fait, dans les cas extrêmes, incendies, inondations). En attendant, la meilleure solution est de l’ouvrir le moins possible, avec un scanner spécial, un scanner à livres.

Avec un scanner à livres, le livre n’est ouvert qu’à 90 degrés. Plus si vous y tenez mais ce n’est pas nécessaire.

Ici le livre est ouvert à plus de 90 degrés mais il suffit de placer le scanner au bord de la table pour que ce ne soit plus nécessaire

La largeur d’un bord de la vitre d’un scanner à livres a été réduit au minimum industriel possible : trois millimètres, ce qui est suffisant dans la plupart des cas. En fait il n’y a qu’avec cette édition du Journal littéraire (et quelques Pléiade) que des problèmes sérieux ont été rencontrés, notamment avec cette page 1 673 du volume II — et les pages formant le même cahier, évidemment, qui ont une marge intérieure très étroite. Il faut vraiment appuyer fort, ce qui n’est pas le cas présenté dans l’image ci-dessus.

« Appuyer vraiment fort », ceux qui cherchaient un rapport entre Paul Léautaud et la musculation ont trouvé.

M. C., Paris


La bibliothèque des maîtres

Tout a commencé l’année du fameux bug informatique, annoncé et redouté comme un épais brouillard, mais qui se dissipa par un phénomène difficilement compréhensible pour les uns, considéré comme du vent pour les autres.

Une association d’enseignants de ma ville m’accueillit en son sein, bien que d’un milieu professionnel très éloigné de celui de l’éducation nationale.

Cela m’ouvrit les portes de leur vieille « Bibliothèque des Maîtres », riche en ouvrages anciens, rescapés pour la plupart de naufrages successifs qu’entraînent les guerres, les prêts sans retour, et l’idéologie d’élus municipaux.

Par manque de place et sous la menace d’une expulsion arbitraire de leurs locaux scolaires, cette association décida de libérer quelques rayonnages en procédant à une vente publique qui eut lieu un week-end et connut le succès.

Revenu peu après, ces « maîtres » me firent découvrir des paquets bien ficelés et oubliés dans leur coin depuis quelques décennies. Cent-trente numéros du Mercure de France s’étalèrent sous mes yeux, imprimés dans les années vingt pour quelques-uns, mais en majorité, dans les années trente, avec quelques-unes complètes.

Ainsi je fis connaissance du 26 de la rue de Condé, à Paris, de son propriétaire et de ses locataires.

C’est donc à la lecture du célèbre Mercure de France, avec sa Revue de la Quinzaine, de prime abord assez rebutante, que je découvris Paul Léautaud, dans quelques-unes de ses Gazettes d’hier et d’aujourd’hui.

Le hasard fit le reste. Un jour, dans un local Emmaüs, les deux premiers tomes du Journal littéraire me tendirent le caducée. Je venais de mettre les doigts dans l’engrenage.

La suite doit être commune à chacun(e) : on farfouille dans les bacs des sites de vente en ligne, on emporte, on se constitue un rayon à part grossissant année après année, jusqu’au jour où l’ultime rareté devient hors d’atteinte.

J’acquis l’intégralité du Journal littéraire en dix-neuf volumes, pour me plonger tout d’abord dans les années 1939 à 1951, que je complétais ensuite dans l’ordre chronologique naturel.

Paul Léautaud s’ancra ainsi progressivement dans ma vie. Je m’attachais à lui, à ce monde « intellectuel » foisonnant du Paris de l’entre-deux guerres, celui de la presse et de la littérature. Que de noms seraient tombés dans l’oubli sans ces milliers d’heures passées à noircir à la plume des feuillets à la lueur des bougies. Certes, la première moitié du vingtième siècle féconda d’autres « mémorialistes » enchanteurs, mais leur relationnel les conduisit davantage vers les têtes couronnées de lauriers académiques.

La particularité de Léautaud qui le distingue le plus, à mon avis, c’est l’emploi constant de la conversation, comme s’il nous racontait les petits potins de sa journée, ses petites affaires domestiques et sentimentales, le soir, à l’entrée de son pavillon de la rue Guérard, à Fontenay. Confidents, nous l’écoutons avec attention et gourmandise. Quelle chance avons-nous de disposer des enregistrements radiophoniques ! L’entendre et le lire se confondent avec plaisir.

Cette qualité naturelle chez Léautaud, ne serait-elle pas la conséquence positive d’un jeune garçon sorti de l’école communale, qui poursuivit dans l’isolement, loin des lieux où est dispensé habituellement un enseignement établi par le ministère, — juge suprême en matière de goût et de normalité — ses années d’apprentissage, au sommaire desquelles les lectures furent nombreuses et éclectiques ?

Bien sûr que Léautaud, par son penchant à ne rien nous cacher, heurte quelquefois notre sensibilité, notre moralité, notre bon sens, notre goût. Ses sarcasmes, l’érotisme des pages du Journal particulier, ses jugements sur la guerre, la religion, la politique, les savants, sa constance à ne jamais les remettre en cause, à se dédire, nous obligent, lorsqu’ils se présentent, à ne pas lui en tenir rigueur, à passer outre, à ne pas le juger par des raisonnements anachroniques, car son époque permettait encore une liberté de parole, — c’est ce qui me frappe le plus — bien amoindrie depuis, qui s’exprimait alors par voie de presse, intermédiaire de joutes « verbales » célèbres ou non, entre gens d’esprit et de verve.

Pour ma part, je n’ai pas connaissance qu’une main courante fut un jour déposée à l’encontre de Léautaud dans un quelconque commissariat de police, une garde à vue exécutée, pas davantage une arrestation à six heures du matin.

Très peu de biographies lui sont consacrées. Elles nous éclairent sur sa vie, sur les « années Mercure », mais le « monde de Léautaud », cette nouvelle comédie humaine, nous l’attendons avec la patience d’un des chats du solitaire devant un trou de souris.

Quelle serait la réaction de Léautaud apprenant qu’un spécialiste de sa vie et de son œuvre, du Mercure de France et que sais-je encore, lui édifie, en érudit, pierre après pierre, un monument qui enchantera les convertis et déridera enfin les récalcitrants ? Peut-être imaginerait-il un disciple de Remy de Gourmont, dans son appartement parisien et sa robe de bure ?

Pour ses cent-cinquante ans, je souhaite à Paul Léautaud, de connaître encore de nombreuses saisons ensoleillées, sinon estivales, au moins comme certains étés de saint Michel.

Jean-Luc Souloumiac
Novembre 2021 – Calais.


Rencontres avec Paul Léautaud…

Je veux rassurer tout de suite : je ne me mets pas dans les pas d’un chanteur à succès, quelque peu mythomane, qui, outre l’ouvrage médiocre qu’il commît, se permit de préfacer… la préface de Pascal Pia aux pages choisies du Journal littéraire de Paul Léautaud, se permettant aussi au passage de l’égratigner pour être dans l’ère du temps. Pauvre « Mercure » ! Paul Léautaud n’avait pas besoin de ce faire-valoir d’opérette.

Dans les années 60, disait-on encore T.S.F. ? J’avais une quinzaine d’années quand j’eus l’attention attirée par une voix « sortant du poste » ! Cette voix ne pouvait être comparée à aucune autre : stridante, moqueuse, ricanante. Il me fallut la fin de l’émission pour apprendre qu’il s’agissait d’une rediffusion des entretiens de Paul Léautaud avec le Professeur Robert Mallet. Les propos iconoclastes entendus me poussèrent à connaître un peu plus du principal protagoniste, ce qui n’était guère aisé, ma situation d’adolescent désargenté ne favorisant pas cette recherche. J’appris qu’il s’agissait d’un écrivain, âgé, atrabilaire, reclus avec ces chats à Fontenay-aux-Roses, auteur d’un livre scandaleux Le Petit Ami et d’un journal copieux où étaient éreintées les gloires littéraires du début du siècle, autant de bonnes raisons pour exciter mon intérêt et y aller voir de plus près dès que mes possibilités financières le permettraient.

Il m’arrivait souvent de fréquenter la vitrine d’une librairie relativement proche. C’était un lieu, quasiment disparu aujourd’hui : c’était LA LIBRAIRIE ! Une très grande vitrine avec un choix qui me faisait rêver. Ils étaient tous là ! Rien que des grands, loin des modes du moment. J’osais parfois entrer dans ce temple, accueilli par une dame âgée qui me laissait regarder à loisir. Son mari, en blouse grise, sortait de l’arrière-boutique, affairé dans quelques tâches obscures. Parfois, j’étais fier de pouvoir acheter un livre de poche. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré des clients dans ce lieu magique. Sur les tables, les murs, partout des livres jusqu’au plafond, un escabeau, une échelle pour atteindre les plus hautes rangées. Un jour, vainquant ma timidité, j’osais demander quels étaient les livres blancs bien alignés, très hauts, quasi inaccessibles. « C’est le Journal Littéraire de Paul Léautaud », me répondit la libraire. Révélation ! Ils existaient donc ces ouvrages mythiques ? Il suffisait de disposer d’une somme, assez rondelette, pour y avoir accès. Les obligations matérielles de la vie étaient accaparantes et repoussaient d’autant cet achat convoité. Entrant dans la vie active, l’idée ne m’avait pas quitté. Je me rendis un jour dans cette librairie où, je ne pouvais en douter, « ils » m’attendaient ! Je trouvais, persienne baissée, porte close, librairie définitivement fermée…

Bien sûr, d’autres libraires intentionnés me fournirent, volume après volume, le Journal dans son intégralité et aussi tout ce qui était disponible de l’œuvre de Paul Léautaud et des études et monographies s’y intéressant, sans oublier les microsillons reprenant l’intégralité des entretiens. (Par la suite, un ami m’en fournit très aimablement la gravure sur C.D., avant la parution du coffret « Frémaux »). La lecture du Journal reste attachée pour moi à une période bien particulière de ma vie, quand dormant chaque soir de semaine à l’hôtel, je n’avais qu’une hâte : me coucher et lire jusque tard dans la nuit. Je basculais alors dans un autre univers, entrant dans cette vie littéraire parisienne qui me passionnait, rencontrant tous ces grands noms de la littérature, les côtoyant dans leur grandeur et leur petitesse, cette petitesse que Paul Léautaud prenait un malin plaisir à cerner et à détailler.

Je me suis souvent demandé quelle était la raison première de mon intérêt aussi long dans le temps pour un tel auteur ? On a parfois qualifié Léautaud d’anarchiste de droite, c’est certainement une raison d’attirer ma sympathie. Sa franchise ravageuse additionnée d’une dose de mauvaise foi, ses emportements homériques, son amour inconditionnel des animaux, sa passion pour La Littérature, sa férocité de critique théâtral, sa curiosité face à la mort, sa vie sentimentale et sexuelle quelque peu agitée (!), sont autant de traits attachants qui traduisent une nature bien humaine sur laquelle il serait de mauvais ton de porter un jugement moral. En lisant Le monologue passionné de Véronique Valcault (c’est le moment de redire mes vifs remerciements à Michel Courty pour la mise à disposition de cet ouvrage sur son site d’une richesse incomparable pour les fervents de l’Œuvre de Paul Léautaud), on retrouve le cynisme de l’auteur, mais aussi sa grande vulnérabilité à travers cette jalousie maladive.

Le Journal Littéraire est au Panthéon des mémorialistes, à côté de Henri-Frédéric Amiel, des Frères Goncourt, de Jules Renard et de beaucoup d’autres. Il est constamment cité et l’éloge faite par certains peut entraîner vers de magnifiques autres découvertes. Ainsi, ouvrant au hasard un ouvrage de Louis Calaferte je tombe sur un éloge du Journal. Partant du principe qu’un auteur qui cite Léautaud ne peut pas être « mauvais », je suis parti dans une longue aventure Calaferte : les 16 volumes de ses superbes « Carnets », puis beaucoup d’autres m’ont accompagné les années passant. Encore une heureuse rencontre : le « Journal » du Père Alexandre Schmemann, théologien Orthodoxe célèbre, où j’apprends que sa lecture fréquente, après de difficiles journées passées à enseigner et surtout à confesser, se trouve être « Le Journal de Paul Léautaud ». Rencontre improbable, au Séminaire Saint Vladimir de New-York, du vieil athée libidineux et d’une haute figure de la spiritualité ! Les Voies de la Littérature sont vraiment impénétrables.

Une autre rencontre marquante avec Paul Léautaud, celle du Colloque de 2006 marquant la date de son décès. C’était l’occasion pour moi de rencontrer Madame Édith Silve, gardienne fervente et vigilante de cette mémoire, l’occasion aussi d’échanger avec des lecteurs qui partageaient le même intérêt pour cet écrivain singulier. Sur ce point, petite déception, d’ailleurs bien explicable ; je trouvai un esprit de chapelle, des jalousies mesquines, des désirs de prise de pouvoir afin d’être celui ou celle qui seraient plus aptes à perpétuer la mémoire du grand auteur. L’esprit de Paul Léautaud, dans ces commérages d’après repas, était bien perpétué…… Ouvrir au hasard un volume du Journal, commencer à lire, se retrouver quarante ans plus tôt dans une triste chambre d’hôtel, et la magie opère aussitôt. J’avais compris que la lecture était vraiment un plaisir onaniste qu’il était difficile de partager, même si tous ces lecteurs épars forment une confrérie très jalouse liée par ce subtil fil qui fait qu’une œuvre résonne ou pas en nous.

Voici le temps des regrets ! Celui de n’avoir pas acquis à leur parution les quatre volumes du « Journal » en belle édition reliée. Les prix actuels de l’occasion étant dissuasifs et le bon état des livres reçus incertain. Plusieurs fois projeté, je n’ai pu faire le pèlerinage à Fontenay, ni à La Vallée-aux-Loups, pas plus que sur sa tombe. Par contre, j’ai été heureux de visiter la chambre reconstituée de Paul Léautaud au musée Carnavalet à Paris. Sa proximité avec celle de Marcel Proust permet en quelques instants de visualiser deux lieux magiques qui ont servi de cadre à ces œuvres littéraires qui ont marqué, chacune à leur façon, le XXe siècle. Pour fermer la boucle des souvenirs, je veux rendre hommage au formidable travail effectué par Michel Courty qui met à disposition gracieusement le fruit de son labeur et qui me permet aujourd’hui de remonter le temps et de revivre ces riches « rencontres » avec l’Œuvre de Paul Léautaud.

J.S. Lille

P.S. Dernière précision : le Livre étant pour moi la respiration même de la vie, j’ai créé et animé une Librairie durant 33 ans, secondé et appuyé vaillamment par mon épouse. Notre librairie étant spécialisée dans les ouvrages consacrés au Symbolisme et aux Traditions du Monde, nous n’avons jamais vendu un seul ouvrage de Paul Léautaud……


Mon entretien avec Paul Léautaud

Tout le temps qu’ils ont duré j’ai été fasciné par les magnétophones. La première fois, j’avais trois ou quatre ans, c’était un dictaphone à fil de secrétariat. Je le vois encore tourner comme, plus tard, les yeux du serpent du Livre de la Jungle1 revisité par Walt Disney. C’était dans ces années 1950-1951 qui ont vu l’enregistrement puis la diffusion des entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet.

Le magnétophone ReVox A700 est sa bande montée sur plateaux

En 1986, trente-cinq ans avaient passé et les magnétophones à bandes brillaient, magnifiques, de leurs derniers feux. Il fallait occuper l’été de France-Culture et Le Mercure de France était sur un gros coup, la réimpression du Journal littéraire de Paul Léautaud. La dernière édition, celle du volume XVIII, avant l’Index, datait de fin août 1964. Vingt-quatre ans étaient passés plus vite encore et en octobre 1986 les nouveaux volumes sortaient de l’imprimerie Darantiere.

Le Mercure a su faire jouer ses réseaux et ce dimanche trois août 1986 a été rediffusé le premier entretien avec Paul Léautaud. Et tous les entretiens suivants, vers midi, jusqu’au vendredi cinq septembre.

La page d’ouverture de la partie radio de Télérama a-t-elle été réservée à cette série ? C’est vraisemblable sinon comment aurait-on pensé à faire tourner un magnétophone (et de la bande hors de prix) ce midi-là pour un auteur dont on ne connaissait qu’à peine le nom ? Ce dont je me souviens est que ça a été plus qu’une découverte… un événement. « Ce type est extraordinaire, il ne faut pas rater ça »

Ne pas rater ça, tous les jours pendant un mois, à midi ou à treize heures, quand on travaille, ce n’est pas facile.

Si nous avions été habitués, un peu avant cette époque, à programmer des magnétoscopes, ce n’était pas du tout le cas des magnétophones qui n’étaient pas programmables. Pas du tout. Il y avait des horloges programmables (il y a encore). La « programmation » de l’époque consistait en 96 encoches dans lesquels on pouvait insérer des onglets, un vert pour établir le courant, un rouge pour l’arrêt. 96 encoches pour une journée cela donnait une précision du quart d’heure. Ensuite, il fallait un magnétophone qui sache démarrer en enregistrement lorsqu’il recevait l’impulsion de l’horloge. Passons les détails, des femmes nous lisent. Juste pour dire : il fallait vouloir. Et pour vouloir à ce point, il fallait vraiment avoir été séduit par le bonhomme, ce qu’il avait à dire et la façon dont il le disait.

Ce n’est que plus tard, vers le printemps 2001 que les dix CD de Frémeaux sont apparus, avec leurs douze heures de son mais ne comprenant pas l’entretien zéro2. Cette parution était heureuse parce que le magnétophone était en panne depuis longtemps. De toutes façon ça devenait difficile de trouver des bandes magnétiques. Même hors de prix.

Une fois le public bien chauffé par France-Culture, les bouquins sont sortis. Un public chauffé par France-Culture, vous ne pouvez pas imaginer à quoi ça ressemble. Des tigres. Il fallait une ribambelle de bouquins pour les assouvir. Les premiers sont même sortis avant la rediffusion de France Culture3. Une réédition du texte des Entretiens4, justement, est sortie en décembre 1985, neuf mois avant la diffusion de France-Culture, c’est dire que le coup avait été préparé des mois à l’avance. Il est sûr que des choses pareilles ne s’improvisent pas. Puis le Journal particulier de 1933 par Édith Silve, achevé d’imprimer le 27 janvier 1986(5). Puis In Memoriam, en février 1987, puis les deux Passe-Temps en octobre 1987… Nous avons tout acheté. Tout. On a mangé des nouilles pendant un an. Et aussi tout ce que l’on pouvait trouver d’occasion, Le Théâtre de Maurice Boissard chez Gallimard (l’édition de 1958) dans une boîte de bouquiniste, à Toulon.

Comme tout le monde je me disais « quand je serai à la retraite ». Le problème c’est qu’on passe quarante ans à faire des projets pour « quand je serai à la retraite »… et que la retraite dure rarement quarante ans. Et que les dernières années sont rarement les plus performantes.

C’est ce Théâtre de Maurice Boissard acheté à Toulon qui a tout déclenché. La lecture, dans le train de nuit — il y en avait encore — de retour de Toulon… Avec la petite veilleuse des couchettes, on se crevait les yeux sur ces pages. Ces petites veilleuses étaient appelées liseuses. Déjà6.

En plus de la liseuse, quelque chose n’allait pas dans ces bouquins (deux volumes). Il y avait trop de manques, trop de lacunes, trop de gens évoqués par « Maurice Boissard » dont on ne savait rien, des choses lues dans le Journal et qui auraient dû être relevées. Ce travail devait être fait et j’avais envie de le faire, « quand je serai à la retraite ».

Des années plus tard, une fois sur le travail, l’évidence s’est imposée. Pour éditer selon mon exigence Le Théâtre de Maurice Boissard, il fallait d’abord éditer le Journal. Facile ! Au boulot, mon gars.

Michel Courty

1       Ce Livre de la Jungle, de Rudyard Kipling — tout le monde l’a oublié — a été introduit en France par Alfred Vallette grâce à une traduction de Louis Fabulet en 1899.

2       Un jour sera dressée ici une histoire plus détaillée de ces entretiens et de ces enregistrements, y compris l’aventure des six vinyles d’Adès de 1967 et des introuvables Propos d’un jour en 45 tours.

Les introuvables Propos d’un jour en 45 tours

3       Le premier est peut-être celui d’Édith Silve, Paul Léautaud et le Mercure de France, sorti en mai 1985 et qui a bénéficié d’un bel article dans Le Monde du 28 juin 1985 « Paul Léautaud, d’Édith Silve, Humour près du corps » dont l’auteur a été oublié.

4       Le texte des Entretiens, pas très conforme, était paru une première fois chez Gallimard en 1951.

5       Cette année 1933 prolongeait merveilleusement l’édition de Marie Dormoy de 1956 en deux petits volumes carrés (édition du Cap, Monte-Carlo, 1956). Ces livres introuvables ont fort heureusement été réédités au Mercure par Édith Silve en 1989.

6       Encore que… Ce mot est fascinant par le nombre d’objets qu’il recouvre de son nom. Bien sûr, chez soi, une petite lumière qui éclaire les pages sans éblouir le lecteur (la lectrice). Une liseuse est aussi une sorte de fauteuil, cousin de la méridienne ; un guéridon équipé de tablettes, tournantes ou à glissières ; un grand chausson où l’on glisse ses deux pieds (à quitter avant de se lever du fauteuil) ; une étole ou une veste douce sans boutons ; un couvre-livre, et même, parfois, un coupe-papier léger faisant office de marque-page. C’est aussi une jeune fille peinte par Fragonnard. Je crois même que c’est aussi un point de tricot.

Nouveau Larousse illustré en sept volumes (1898)

« J’ai oublié de noter ceci… »

Je lis le Journal depuis plus de 50 ans. J’en ai entrepris la lecture, trop jeune, à la fin des années 60. Si mes souvenirs sont bons, j’avais entendu Brassens parler de Léautaud avec ferveur. Si Brassens aime… J’ai quinze ans. Je vois encore les volumes, à la reliure toilée, alignés sur les étagères de la bibliothèque de Roubaix. Je les ai empruntés un à un dans l’ordre chronologique et j’avoue ne pas avoir compris grand-chose à cette première lecture initiatique. La première moitié du vingtième siècle m’était trop étrangère. Et, en outre, que pouvaient bien évoquer au jeune barbare que j’étais, Catulle-Mendes, Gourmont ou Schwob. À la fin de l’année suivante j’avais survolé plutôt que lu les 19 volumes, intrigué et surtout amusé, hors de toute prétention littéraire, par la liberté de ton de ce drôle d’écrivain. Je n’avais lu jusque-là que les plumes corsetées qu’imposait le lycée. On comprendra aisément ma sidération. Disons-le tout net et je n’en suis pas fier, ce sont d’abord ses relations avec les femmes qui m’ont attiré et plus précisément sa liaison compliquée avec Madame Cayssac. C’est que les propos grivois et les situations scabreuses narrées avec délectation avaient de quoi émoustiller l’adolescent que j’étais. Qu’eût été le Journal sans l’omniprésence du « Fléau » ?

Plus tard, je me suis davantage intéressé à l’aspect littéraire du Journal et je suis devenu très vite un familier du Mercure. J’avais l’impression de me retrouver au milieu d’une conversation entre Vallette et Duhamel, de voir Apollinaire entrer dans le petit bureau de Léautaud, ou d’écouter Bernard éructer à la lecture d’un article de presse. Contre toute attente, je me suis passionné pour cette vie littéraire, au périmètre réduit, qui, sous la plume acide de Léautaud, révélait davantage sa petitesse que ses aspirations à l’universel. Dès lors je n’ai jamais plus lu le Journal d’une manière régulière mais j’y suis souvent revenu. On y croise tout ce qui a compté dans la littérature du siècle passé : Gide, Duhamel, Drieu, Aragon et tant d’autres plumitifs tantôt appréciés et aussi vite éreintés par l’incorruptible autoproclamé. Ainsi, sous le fallacieux prétexte de m’intéresser aux lettres et aux écrivains, je me délectais en réalité de leurs vanités, leurs piteuses manigances, leurs bassesses racontées avec gourmandise, et parfois dégoût, par le misanthrope assumé.

Depuis quelques années c’est l’homme dont je sonde le cœur et les reins. J’ai réécouté avec attention les Entretiens. Malmené par Robert Mallet, l’Original se livre tout entier. Léautaud se rêve en Chamfort, ne badine pas avec la grammaire, prône avant tout la spontanéité dans l’acte d’écrire. Je le relis sans jamais me lasser. Une page au hasard : « Toute une journée perdue… », une autre « Ma pelisse est archi-usée… » une autre encore : « Ce journal me paraît assommant… » Jérémiades, haine de soi, amertume. Léautaud sait qu’il ne sera jamais un grand écrivain. Il a adulé Mallarmé dans sa jeunesse, essayé d’imiter les Parnassiens, admiré longtemps Gourmont dont il fut le disciple. À 50 ans il revient de tout. Sans œuvre digne de ce nom il se voit en chroniqueur aux succès étriqués, trop orgueilleux, trop fier pour se plier aux basses intrigues du métier d’écrivain. Dépit plus grand encore quant aux femmes. Ses amours de jeunesse qu’il a négligés par égoïsme, trop absorbé par sa littérature. Il s’en repent parfois, nostalgique. Le Fléau dont il est épris (amour physique, n’exagérons rien) et qui l’humilie sans cesse. Marie Dormoy, peu concernée par les choses de l’amour et surtout préoccupée par la publication du Journal.

Douloureux constat. Reste le rêve : Marguerite Moreno, Fernande Olivier, son manque d’audace, regrets.

Je me suis souvent demandé pourquoi je reviens sans cesse au Journal. Certainement pas par amour du beau style. Léautaud n’est pas un styliste. Il se plait à raconter qu’il n’a jamais possédé ni consulté de dictionnaire. On pourrait lui répliquer, avec une pointe d’insolence, qu’on n’en n’a pas besoin, non plus, pour le lire. Les idées ? Rien de bien transcendant. Un homme écartelé entre réaction et anarchisme, dreyfusard puis antisémite, anglophile puis pro-allemand. On s’y perd rapidement et, de toute évidence, il nous a prévenus d’emblée. À quoi bon exposer ses idées puisque nous en changerons demain. L’homme ? Bien que jamais dupe, il n’est pas insensible à la flatterie. Vallette lui a dit un jour qu’il avait des manières d’aristocrate. Dès lors il se pique d’élitisme dans ses choix. Il juge les ouvriers paresseux, abhorre la platitude et l’absence d’esprit de ses contemporains, vitupère les petites magouilles des politiciens. Il n’aime sans réserve que les animaux et son cher Stendhal.

Me voilà bien embarrassé ! Qu’est qui fait que, Léautaud est, à mon sens, le plus grand diariste du vingtième siècle. L’implacable franchise et parfois l’absence de pudeur qui courent tout au long des pages, sans doute. Là où tant d’écrivains, dans leurs écrits intimes, se complaisent à étaler leur grandeur d’âme et à flatter leurs lecteurs, Léautaud se montre sans fard. À coup d’aphorismes cinglants, de confessions impudiques, il finit par forcer le respect par son mépris des conventions. Jamais démonstratif, il se veut lucide et il décrit inlassablement. Que ce soit une rodomontade d’écrivain (pauvre Gide !) qu’il relate avec gourmandise, une visite à Castagnou à l’hôpital psychiatrique, l’agonie de Dumur,… tout est prétexte à des tableaux minutieux jamais exempts d’ironie. Et quelle verve !

Jusqu’alors, je me faisais fort de bien connaître le Journal. Ridicule prétention. Plus je consulte le “leautaud.com” et plus je constate l’ampleur de mes lacunes. Je me fais maintenant l’effet du « Bailli », le mari du Fléau. Léautaud raconte qu’il lisait toute la journée mais ne retenait rien. À la réflexion c’est, peut-être, une bénédiction pour les fervents du Journal, cette faculté d’oubli. Le plaisir de la lecture est sans cesse renouvelé. Un exemple entre mille. J’ai sans doute lu plusieurs fois le petit paragraphe du 20 août 1952. Léautaud se pèse, pour la première fois de sa vie, chez un pharmacien : 48 kgs. Je n’avais jamais prêté attention à cet insignifiant détail. Et aujourd’hui pourtant, plus attentif qu’à l’accoutumé, une indication de taille (de poids ?) me saute aux yeux : Jamais lourd, le vieux Léautaud !

Philipe Polart


Paul Léautaud et moi

Comment ai-je découvert Paul Léautaud ? je ne m’en souviens plus. Était-ce dans le Journal Inutile de Paul Morand, par la Correspondance de Marie Dormoy et Auguste Perret ? par hasard, tout simplement ?

Ce qui est sûr, c’est qu’à l’écoute des fameux entretiens et qu’à la vue des 19 tomes du Journal, je me plongeais dans l’œuvre de Paul Léautaud tout entier, et n’en ressortais plus jamais. Je lisais tout ce que je trouvais : les romans, le théâtre, les Propos, Passe-temps et les lettres.

Puis je guettais les sorties irrégulières des journaux particuliers, redoutant le moment où plus rien ne paraîtrait, en me promettant qu’un jour, je prendrai le temps de me rendre à la bibliothèque municipale de Grenoble, où Léautaud avait souhaité, en hommage à Stendhal, qu’un exemplaire du tapuscrit de Marie Dormoy y fut déposé.

Le 1er octobre 2020, j’achetais le Journal particulier 1937, et le dévorais le plus lentement possible, persuadé que je ne lirai rien de nouveau avant un moment.

Le temps passa…

Une nuit de confinement, dans mon alcôve, je tuais le temps sur Internet. Ayant épuisé le filon des sites d’information, je me surprenais à taper “Paul Léautaud” + “Actualités”, par facétie et désœuvrement.

À ma grande surprise, ressortit dans la liste des sites Internet à consulter, la mention d’un blog dédié (devrais-je dire, dévoué) à l’œuvre de Léautaud : au fur et à mesure de ma lecture, je me rendais compte que je n’étais pas le seul à apprécier cet auteur, et que surtout je ne connaissais finalement pas grand-chose de lui.

Un univers s’ouvrait à moi, aussi surprenant qu’inattendu, et je découvrais avec bonheur des pages et des pages à lire et à relire, et dont la source ne semblait jamais tarir.

Puis, à l’onglet “Appel à contribution”, je me jetais à l’eau, et proposais à l’auteur du blog d’apporter mon aide.

Michel Courty, fort gentiment et poliment, me répondit avec enthousiasme, et, le 16 avril 2021, je prenais rendez-vous avec la conservatrice en chef de la Bibliothèque du Patrimoine, afin d’étudier la possibilité de consulter le précieux document. Et, le 22 avril, remontée des fonds patrimoniaux, allait m’être confiée la première boîte cartonnée, première d’une longue série, contenant dossiers et chemises protégeant les fragiles feuillets.

Comment vous communiquer l’émotion, le désir, et l’excitation que je ressentis, lorsque la conservatrice accéda à ma demande et m’apporta à la table de travail, à la place 35, la première pochette contenant les dix premiers feuillets de l’année 1893 à 1901 ?

J’étais arrivé en avance, avec la précieuse liste des lacunes patiemment repérées par Michel Courty, un cahier de brouillon, un exemplaire du 1er tome du Journal et un crayon. Un peu fébrile, je ne savais pas trop à quoi m’attendre ! J’ouvrais la pochette violette, et là, sous mes yeux et au bout des doigts, la première page !

La pochette est bleu clair, et porte la mention écrite par une des conservatrices :

1893 – 1901
(1 photo de Léautaud, jeune
)

À l’intérieur, cette première page A4, légèrement translucide, tapée à l’encre violette.

Et le texte s’ouvre : 3 novembre 1893 — Cette nuit, pour la première fois depuis que Jeanne et moi nous nous sommes quittés, j’ai rêvé de Fugère, et encore pas au point de vue passionnel…

Une première page magnifique !

Et depuis bientôt un an, de concert et de conserve, Michel et moi, à distance, cheminons en cordée, à travers les joies, les trouvailles, les déceptions, les découvertes de ce texte incroyable.

Puissions-nous vous en faire profiter bientôt !

Le tapuscrit, en quelques chiffres :

  • 2 840 pages lues et déchiffrées, de 1896 à 1924,
  • 1 photo-portrait de Léautaud de 1901,
  • 1 léger croquis d’un tableau de Manet, aperçu et apprécié chez Paul Valery en 1909,
  • 1 croquis léger de Léautaud et du Fléau en 1917,
  • 19 séances de travail à la bibliothèque d’étude,
  • 110 heures passées assis à la place 35,
  • 284 pochettes de 10 feuillets échangées,
  • 1, 2, 3… erreurs de débutant : Trois feuilles de pages trouvées et tapées et finalement retrouvées dans les Pages retrouvées ! … puis une découverte essentielle d’un court texte absent du Journal mais finalement présent dans le Bestiaire ! et enfin (? !) une formidable trouvaille d’un long texte inédit… qui s’est révélé être initialement paru dans Passe-temps II, sous le titre Pensées de Guerre….
  • 2022 remerciements à Michel Courty, pour sa patience, son élégance et sa bienveillance et pour ses relectures attentives !

Le bureau de la conservatrice, avec de gauche à droite, la boîte numéro 4 (1922, 1923 et 1924), les dossiers 1922 et 1923, la pochette 1924, et enfin les chemises d’échanges dix pages par dix pages…

Ma table de travail, place numéro 35

Au 6e étage, avec vue sur la grande Poste, les trois tours de Grenoble, la tour Auguste Perret et enfin la Chartreuse. Sur la table, le Journal littéraire, les Pages retrouvées, le Journal Particulier « Le Fléau », les notes de Michel, mon cahier de brouillon et sur le portable, le Bestiaire.

Bertrand Vignon


La porte des rêves

Quoi de plus doux, de plus délicieux, de plus pétillant, de plus bénéfique qu’écouter et écouter encore, au creux de la nuit, tout contre l’homme aimé qui le lit chaque soir, la voix multiple et le rire sonore de Paul Léautaud ?

de G. pour O.


Je trouve imbécile d’être venu, pour être obligé de partir

Michel Perdrial, quotidien blogueur et léautaudphile a été l’un des rares avec nous (le seul autre ?) à publier une page le jour-même de ce cent-cinquantième anniversaire. Nous nous souvenons de lui pour avoir gentiment autorisé la publication de deux de ses photos sur la page Ker Miaou. Il a proposé que son texte soit ajouté ici mais le mieux est encore de lui rendre visite directement : https://is.gd/qEw0Kn.


Auteurs, vous pouvez modifier vos textes si vous le souhaitez.

Lecteurs, si vous souhaitez rédiger un texte pour cette page, envoyez-le par messagerie.