Paul Léautaud et la grammaire

Extraits du Journal littéraire :

Lundi 11 Avril [1932]

Bernard1 parlait ce matin à Vallette2, pour la belle affaire d’édition qu’elle représente, de la Grammaire de l’Académie, qui vient de paraître chez Firmin-Didot3. 50 000 exemplaires, paraît-il, enlevés en trois ou quatre jours. Je disais qu’il faut avoir cela. On va faire un nouveau tirage. Il l’achètera. Dumur4 a déclaré que lui aussi tient à l’avoir et qu’il l’achètera également. Alors Vallette : « Cela vous intéresse tant que cela, la grammaire de l’Académie ? Je vous assure que je m’en passerai facilement. » Je me suis joint à lui, en disant que moi aussi je m’en passerai et non moins facilement. Dumur s’est écrié : « Mais il peut y avoir des choses nouvelles ? » Bernard a émis le même avis. Des choses nouvelles ! J’ai demandé en riant à Dumur quoi diable il voulait qu’il y eût de nouveau dans cette grammaire : « Elle vaudra n’importe quelle autre grammaire. » J’ai ajouté, comme je le pense depuis longtemps, que j’ai une opinion, à laquelle je tiens, à savoir qu’il y a trois ouvrages que ne doit pas avoir chez lui un écrivain : une grammaire, un dictionnaire, et un dictionnaire de synonymes ou d’analogies. Dumur s’est récrié : « Mais je ne pourrais pas écrire sans un dictionnaire. J’en ai besoin à chaque instant. Comment faites-vous ? » Je lui ai répondu : « Je n’en ai jamais besoin. J’estime qu’on doit écrire très simplement et que les mots courants suffisent pour tout dire. L’instinct est le plus sûr guide pour la langue. Il n’y a qu’à se fier à son instinct, la preuve, c’est que quand vous réfléchissez, quand vous hésitez, vous ne savez plus. » Je ne pouvais m’empêcher d’éclater de rire de la stupéfaction de Dumur. Il s’est mis à me citer ce cas, dans lequel il s’est trouvé pas plus tard qu’hier. Il avait à écrire quelque chose comme ceci : il manque à ce mot une S. Comment devait-on dire : un S ? une S ? « Comment auriez-vous dit ? » me demande-t-il. Je réponds : « J’aurais dit : une S. » Il continue : « J’ai cherché dans le dictionnaire5. Il faut dire une S. » Je me suis écrié alors : « Vous voyez bien. Pas besoin de dictionnaire. » Et je me mets encore à éclater de rire, tout le monde, y compris Dumur, m’imitant. Mais très sérieusement je tiens à mon axiome : un écrivain doit n’avoir chez lui ni grammaire, ni dictionnaire, ni dictionnaire de synonymes. Je m’en suis pour ma part passé toute ma vie.

Samedi 7 Mai

Le mot réaliser entre décidément dans la langue avec le sens qu’il a en anglais : se rendre compte. Henriette Roggers6 l’a employé en racontant à un journaliste ce qu’elle a vu de l’attentat d’hier7. Un nommé Jacques Mortane8 l’emploie dans Le Quotidien d’aujourd’hui dans un article sur le même sujet. Qu’est-ce que c’est que ces écrivains qui travaillent eux-mêmes à abîmer la langue française ?

Lundi 9 Mai

Dans La Volonté d’hier dimanche. Toujours à propos de l’attentat sur le président de la République. Ce que nous dit M. Henry Paté (député notoire)9 : « Il est intolérable qu’un étranger ait pu commettre un tel attentat contre le chef de l’État. » Encore un linguiste distingué. 1o Un patron peut trouver intolérable qu’un employé arrive en retard, un mari que sa femme le trompe, mais intolérable un fait accompli et définitif, comme un meurtre suivi de mort ? Veut-il dire aussi qu’un étranger ne pouvait se permettre qu’un attentat d’un genre différent, ou que cet attentat de la part d’un Français eût été acceptable ? Charabia ! Il est vrai que l’Académie, dans sa récente Grammaire, a bien expliqué le mot terre plein (orthographe exacte : terre-plain10) par un lieu plein de terre. J’ai vu cela dans un article du Progrès Civique.


1       Jacques-Antoine Bernard (1880-1952), est arrivé au Mercure en 1906 sans qu’on sache vraiment à quel titre, mais sensiblement à la même époque que Paul Léautaud, qui y a effectivement été embauché le 1er janvier 1908. Jacques Bernard sera administrateur du Mercure (société du Mercure de France) en 1935, à la mort d’Alfred Vallette, sous la direction de Georges Duhamel, puis directeur au départ de celui-ci à la fin de février 1938. Avant cela Paul Léautaud et Bernard se sont plutôt bien entendus. Pendant l’occupation, Bernard se livrera à la collaboration et sera jugé à la Libération pour « Intelligence avec l’ennemi » et condamné à cinq ans de prison (mais laissé en liberté), à la privation de ses biens et à l’Indignité nationale. Convoqué comme témoin en juillet 1945 Paul Léautaud, rétif à toute autorité, refusera de l’accuser. Pour l’anecdote, Jacques Bernard était prétendant (sans enthousiasme) au trône de l’éphémère et quasi-inexistant royaume d’Araucanie et de Patagonie.

2       Alfred Vallette (1858-1935), d’abord typographe, a été ensuite secrétaire de rédaction puis directeur du Scapin (1er septembre 1886). Mais Alfred Vallette est surtout connu pour être l’un des fondateurs (1890) et le directeur de la revue puis des éditions du Mercure de France jusqu’à sa mort en 1935. C’est dans Le Scapin qu’Alfred Vallette a publié en feuilleton son roman Monsieur Babylas (depuis le numéro onze, du premier mai 1886). Ce roman a été publié en volume au tout début de 1891 sous le titre Le Vierge chez Tresse et Stock (495 pages). Alfred Vallette a écrit un second roman (en collaboration avec Raoul Minhar), À l’écart, paru la même année 1891 chez Perrin. Voir le compte-rendu de Jules Renard dans le Mercure de juillet 1891, page 42.

3       L’auteur principal, non crédité, de cette Grammaire, est très vraisemblablement Abel Hermant, qui a prononcé, le 25 octobre 1930 devant les cinq académies réunies le discours annonçant cette édition. Ce discours se termine sur ces mots « [L’Académie] mettra sa signature à la page de titre, et sa signature seule. […] Et si jamais vous entendiez citer auprès du sien des noms propres de personnes, vous pourriez répondre en toute sûreté que ce sont encore de fausses nouvelles académiques. » Cette Grammaire fut très contestée par plusieurs personnalités dont Ferdinand Brunot dans son Observations sur la grammaire de l’Académie française (Droz 1932). Malgré une seconde édition corrigée en 1933, l’aventure n’a jamais été retentée.

4       Louis Dumur (1860-1933), romancier, poète et dramaturge suisse. Après avoir fondé la revue La Pléiade (deuxième du nom) avec Édouard Dubus, Gabriel-Albert Aurier et Louis-Pilate de Brinn’Gaubast, il est avec Alfred Vallette l’un des fondateurs du nouveau Mercure de France, dont il est rédacteur en chef en 1889 et secrétaire général en 1895. On lira son portrait dans le Journal littéraire de Paul Léautaud aux 13 et 15 novembre 1922 et au 4 août 1931. Voir aussi chez André Billy, Le Pont des Saint-Pères, pages 40-42.

5     Le dictionnaire qui se trouvait à disposition dans les bureaux du Mercure de France était le Nouveau Larousse illustré en sept volumes de Claude Augé, sans date mais sorti en avril 1898.

6       Henriette Roggers (Joséphine Roger, 1873-1950), comédienne, pensionnaire à la Comédie-Française (1923-1924), a épousé Claude Farrère en 1919. Le 21 juin 1944, PL évoquera « Mme Claude Farrère (au théâtre autrefois Henriette Roggers, et qui me plaisait tant) ».

7       En visitant l’exposition des livres d’Écrivains anciens combattants, Paul Doumer a été mortellement blessé hier six mai de deux balles par Pavel Gorguloff. Albert Lebrun lui succédera le dix mai. Claude Farrère, président des Écrivains anciens combattants, blessé en voulant s’interposer, sera élu à l’Académie française le 28 mars 1935.

8       Jacques Mortane (Joseph Romanet, 1883-1939), historien, journaliste écrivain, spécialiste de l’aviation.

9       Six fois député de la Seine de 1910 à 1936 sous diverses étiquettes de gauche Henry Paté (1878-1942) a œuvré pour le sport et la vie au grand air.

10       Selon le TLFi (Trésor de la langue française informatisé), un terre-plein est une « Plate-forme, levée de terre soutenue généralement par une maçonnerie ». Au XVIe siècle, on trouvait terreplain ou terrapin issu de l’italien terrapiéno « rempli de terre », d’où le terreau.