Conversation avec Julien Benda 1950

Julien Benda (1867-1956), critique, philosophe et écrivain, est principalement connu pour son ouvrage de 1927, La Trahison des Clercs. Julien Benda a été, dans les années 1930, une des figures intellectuelles les plus respectées de la gauche antifasciste. Julien Benda a été pressenti à quatre reprises entre 1952 et 1955 pour recevoir le prix Nobel de littérature. Paul Léautaud et Julien Benda se sont fréquentés régulièrement tout au long de leurs vies, notamment lors de déjeuners organisés à la Vallée-aux-Loups par Henri Le Savoureux1.

Julien Benda

Le seize mai 1950, à la demande de Robert Mallet, Paul Léautaud a commencé l’enregistrement d’une série d’entretiens à la radio qui ont été diffusés en trente-neuf émissions entre décembre 1950 et jusqu’en juillet 1951.

Les conditions dans lesquelles s’est déroulée cette conversation ont été décrites par Paul Léautaud dans son Journal daté du 5 septembre 1950, dont voici un extrait :

Arrivé comme d’habitude en avance à la Radio, et assis comme je fais chaque fois, sur le mur bas du perron2. J’entends de là, venant d’un studio du rez-de-chaussée, la voix de je ne sais qui, prononçant une sorte de grand discours philosophique et métaphysique sur la vie et la mort, de façon un peu déclamatoire et solennelle. Je monte regarder, par la vitre de ce studio. Un vieux monsieur, tenant un manuscrit à la main et lisant. Je demande à un employé qui il est. Il ne le sait pas. Deux ou trois minutes après, il vient me trouver sur le perron : « C’est M. Benda. — Julien Benda ? — Oui. » Je ne l’avais pas reconnu, ni sa voix, très changée dans l’enregistrement. Il n’en a plus que pour quelques minutes. Quand il a terminé, j’entre dans le studio : « Bonjour, bonjour. Je m’excuse d’entrer ainsi. Je n’ai pas voulu manquer l’occasion de vous dire bonjour. » Une bonne demi-heure de la conversation la plus cordiale et la plus gaie, pleine de rires de sa part et de la mienne.

J’avais retenu quelques mots de la fin de sa lecture : « Aux portes de la mort, je tiens à dire… » Et le trouver ainsi ! le contraire de ce que j’ai noté un jour : « Auteur gai, homme triste. Auteur de “lamentations” de sombres présages, homme gai. »

Je l’ai trouvé vieilli de visage, complètement blanc de cheveux. Deux ou trois ans, si ce n’est quatre, de notre dernière rencontre. Il était presque couché dans une sorte de transatlantique très bas (probablement à lui). Il s’est excusé de ne pouvoir se redresser. Il a un sourire charmant et resté très jeune.

Là, Pierre Sipriot3 demande au technicien de lancer l’enregistrement. Cet entretien dure 14 minutes et 33 secondes. Chaque minute est indiquée en petits caractères et entre crochets dans le corps du texte.

Nous n’avons pas connaissance que ce texte ait été publié, ou alors de façon tout à fait confidentielle ou fragmentaire. La fin, de peu d’intérêt (au revoir, au revoir…), n’est pas reproduite ici.


JULIEN BENDA : [00:00] Et alors il vous arrive… on dit tout le temps la même chose [rire] mais c’est le cas de tous les gens qui ont eu une idée.
PL :   Maintenant, n’est-ce-pas, ça peut se renverser parce que on peut dire aussi que c’est peut-être une forme… une certaine médiocrité que de n’être pas curieux des choses.
JB :  Une certaine paresse ? Non, que disiez-vous une certaine ?…
PL     [Élevant la voix] : Une certaine médiocrité !         
Ainsi, regardez : je n’ai pas eu un seul livre qui ont paru depuis la Libération.
JB :  Oui.
PL :   Eh ben,… quelquefois, je le reproche !
JB :  Non. Non, parce que… J’ai fait là une distinction qui va vous amuser : il y a les gens, qui entrent dans un bazar, touchent à tout. Ils disent : « Tiens, c’est joli, ça sent bon… Et puis il y a ceux qui vivent dans une cellule…
PL :   Ouais…
JB :  Ils ont une idée…
PL :   Ouais…
JB :  Mais ils vont jusqu’au fond.
PL :   Ouais…
JB :  … Par conséquent ils ne ont pas… ils ne sont pas du tout…
PL :   Oui, oui, oh ! certainement !
JB :  Aussi…
PL :   Oh mais moi ça m’est égal ! Je suis partisan de l’histoire de l’incuriosité et de l’isolement.
JB :  La cellule, et le bazar !
PL :   Et de l’isolement.
JB :  Ah, absolument !
PL :   Ah.
JB :  [01:00] Vous ne faites quelque chose que comme ça.
PL :   Voilà.
JB :  Ou sans ça, vous caressez tout, n’est-ce pas…
PL :   Ouais ouais ouais.
JB :  C’est très surfait. Mais vous venez faire une série, ici, aussi ?
PL :   Oui, oui, oui… Oh, il y a longtemps que ça dure… Ça n’en finit pas !
JB :  Ah oui ?
PL :   Et venir de Fontenay, vous savez, c’est pas une petite affaire.
JB :  Ah ben je m’en doute ! Oui…
PL :   Enfin je crois que…
JB :  Vous voyez quelques fois notre ami Le Savoureux, non ?
PL :   Heu… Non. Je l’ai vu une fois chez Gallimard.
JB :  Chez Gallimard…
PL :   Moi je me suis brouillé… parce qu’il y a là un personnage incroyable, c’est Paulhan4
JB :  Ah oui, oui…
PL :   C’est un drôle [fort rire de PL].
JB :  Ce sont des gens qui n’ont rien à dire, il danse sur un pied…
PL :   Ouais, ouais, ouais…
JB :  Évidemment il remarque… oui…
PL :   [fort rire de PL].
JB :  Non, mais c’est ça…
PL :   Oui, oui, c’est ça. C’est un danseur !
JB :  Sur un pied. À mais à ce point de vue-là, un graphologue — j’en ai connu qui m’ont impressionnés, des graphologues — à qui j’ai montré l’écriture de Gide…
PL :   Ah.
JB :  Sans qu’il sût qui c’était. Ça a tété son premier mot : « Mais c’est un danseur ! » Et c’est en effet un danseur !
PL :   Oui.
JB :  [02:00] Ah oui, ça m’a fait plaisir de vous voir.
PL :   Zarathoustra5 aussi est un danseur.
JB :  Hein ?
PL :   Vous ne trouvez pas, Zarathoustra est un danseur, aussi.
JB :  Zarathoustra ?… Oh combien ! Avec beaucoup plus…
PL :   Seulement alors !…
JB :  Ah ben… Génial ! Des images, des belles images…
PL :   Oui oui…
JB :  Seulement beaucoup plus prétentieux, évidemment. Ah nous sommes… Moi j’ai une pensée très grave au sujet de l’art… Je ne sais pas si vous la partagez… Je crois que l’art a dit tout ce qu’il avait à dire.
PL :   Oui, je n’ai pas d’estime pour le mot « art ». Je n’aime pas ça.
JB :  Enfin cré… la création artistique, la création…
PL :   nnn nn non non non, je n’aime pas ça, non non non.
        [Ensemble, plusieurs fois :] JB : La création dramatique… PL : Le mot « art »…
PL :   Le mot « art », introduit dans l’écriture est une chose qui est pour moi antipathique.
JB :  C’est un mot équivoque.
PL :   Les faiseurs de jolies phrases, j’ai ça en horreur.
JB :  Mais par exemple, la création dramatique, je ne serais pas étonné qu’elle ait dit ce qu’elle avait à dire.
PL :   Oui, peut-être. Je n’ai…
JB :  Si vous aimez mieux, je ne crois pas au progrès nécessaire des créations humaines.
PL :   [03:02] Ouais… Oouais…
JB :  Si, dans un certain ordre, [c’est la science (peu audible)].
PL :   Ah bon…
JB :  Mais dans l’ordre de la littérature je ne serais pas étonné qu’on ne fasse pas mieux que ce qu’on a fait.
PL :   Ouais.
JB :  Et ça ne me choque pas.
PL :   …
JB :  Et alors la poésie ? Vous marchez dans cette poésie ?
PL :   Non non non, c’est fini, ça. Et du reste, toute la poésie depuis le romantisme, je l’ai en horreur.
JB :  mais le romantisme, vous l’acceptez ?
PL :   Non.
JB :  Ah ? pas même Victor Hugo ?
PL :   Oh non ! Oh, ça c’est pour moi le…
JB :  Vigny6, Vigny ?
PL :   Vigny ! non, non, non. L’homme qui écrit de choses parce que ça fait bien !
JB :  Oh, oh ! mais enfin…
PL :   Non, non ! non non.
JB :  Alors c’est fini avec le XVIIe siècle ?
PL :   Ouais ouais. Moi je m’arrête au… J’arrête l’histoire de la littérature et des arts au XVIIIe siècle.
JB :  Oui.
PL :   Le reste je m’en fous.
JB :  Oui.
PL :   Vous, vous n’aimez pas le XVIIIe siècle ?
JB :  Ah, pardon, comme idée, si, je l’aime beaucoup. Mais au point de vue formel le XVIIe est supérieur.
PL :   Ah oui, oui, oui…
JB :  [04:00] Les tragédies de Racine sont des choses parfaites.
PL :   Oui, je ne peux pas souffrir ça.
JB :  C’est votre avis ?
PL :   Oui oui. C’est trop… C’est trop orné, pour moi.
JB :  Ah oui, enfin, c’est parfait. [Grands rires de PL].
JB :  Molière est admirable.
PL :   Ah, ça, Molière, c’est [approbation inaudible]
JB :  C’est admirable.
PL :   C’est ça, quand je fais la comparaison… La concision des répliques de Molière avec les ornements de Racine.
JB :  Ah, c’est très différent… Racine a la faculté d’enfermer des choses très profondes en quelques mots…
PL :   Écoutez… [longue hésitation] Non, non, non, il n’y a pas la concision, la [limpidité peu audible], la spontanéité de Molière.
JB :  Oui et quelquefois avec des riens. Par exemple moi j’admire beaucoup ceci, dans Le Bourgeois Gentilhomme (comment dit-il ?…) Oh, c’est beaucoup plus joli que je vais le dire [05:00] :
Voilà un curieux animal avec son plastron7
PL :   Oui.
JB :  C’est admirable. Oui. Mais alors là une question se pose : comment se fait-il qu’il arrive là en une… quarantaine d’années, des génies… Et on ne les retrouve plus.
PL :   Ouais.
JB :  C’est fini. On a la même chose dans l’histoire romaine, d’ailleurs,
PL :   Ouais.
JB :  Avec les…
PL :   C’est très curieux, ces choses-là…
JB :  Oui, n’est-ce pas ?
PL :   Oui, ces floraisons et puis…
JB :  Oui. La Fontaine est admirable.
PL :   Ah oui. Ça… Ah oui, moi j’admire beaucoup [inaudible].
JB :  Il console de tout.
PL :   La Fontaine est surtout admirable parce que… Enfin… à des choses probantes il joint une simplicité… C’est ça qui et beau, la simplicité. Il n’y a rien de plus beau au monde que ça, la simplicité.
JB :  C’est la mm… c’est l’éternité [peu audible]. [Coupe vraisemblable.]
PL :   Et comment vous venez ici, vous ? Vous ne venez pas à pied ?
JB :  Ah ben j’habite l’hôtel Cayré8 d’où je vous ai écrit.
PL :   Oui, oui… Boulevard Raspail, par là ?
JB :  Oui, c’est ça.
PL :   Mais dites-donc, il y a un chemin, d’ici le boulevard Raspail9.
JB :  [06:00] Mais je prends un taxi.
PL :   Ah oui…
JB :  Oui. Ah non, je ne marche pas.
PL :   Ah oui.
JB :  Non, je ne marche pas. [Coupe évidente].
JB :  Ah, c’est embêtant, ce diabète. On me fait des piqûres d’Insuline. C’est un traitement terrible, très fatiguant.
PL :   Ouais.
JB :  Enfin la tête est bonne ; et les yeux aussi. Ah vous vos yeux ne vont pas ?
PL :   Ouais, ouais.
JB :  Et le… Et l’ouïe va bien ?
PL :   Oh, excellente.
JB :  Excellente ?
PL :   Excellente.
JB :  Oui, oui.
PL :   Ça du moment que la tête fonctionne, vous savez, c’est l’essentiel.
JB :  Et vous êtes toujours avec des animaux, là-bas ?
PL :   Non, je n’ai plus que trois chats et une guenon10.
JB :  Ah oui.
PL :   On a les guenons qu’on peut. [Cascade de rires].
JB :  Oui. Trois chats.
PL :   Ah, vous savez, ça, c’est ma faiblesse, la passion des animaux.
JB :  Oh, elle est bonne, elle est bonne.
PL :   Et c’est pas… Et c’est pas… Et c’est pas une chose qui est venue par passion, c’est une chose qui est venue par pitié.
JB :  C’est une chose ?
PL :   Qui est venue par pitié.
JB :  Ah.
PL :   Je crois que la plupart des humains se conduisent comme des bandits à l’égard des bêtes.
JB :  Oh, c’est odieux. C’est odieux. Absolument.
PL :   Ainsi en ce moment-ci, n’est-ce pas, tous les gens qui partent en vacances et qui ont un chat ou un chien, on le fout dehors !
JB :  Ah c’est odieux.
PL :   Voilà.
JB :  C’est odieux.
PL :   Et quand on revient on en prend un autre !
JB :  Oui oui.
PL :   Et aux prochaines vacances, on recommence !
JB :  [07:00] Oui, oh c’est odieux.
PL :   Comme ça !… Moi je comprends très bien les gens qui disent « Moi les animaux ne m’intéressent pas, je n’en veux pas ! »
JB :  Ah oui, c’est entendu, ça.
PL :   Voilà !
JB :  Oui.
PL :   Mais n’en prenez pas par fantaisie.
JB :  Oh c’est odieux.
PL :   Non, je n’aime pas ça.
JB :  Oh c’est odieux.
PL :   Eh puis, des êtres sans défense… Oh ben ça, je suis obligé de confesser que j’ai une âme de vieille concierge, sur ce chapitre-là.
JB :  Oui, mais vous l’aviez tout jeune.
PL :   Oui ! [Cascade de rires de PL]. C’est pas très aimable, ce que vous me dites là.
JB :  Oui mais je veux dire que ce n’est pas un effet de la sénilité, chez vous.
PL :   Ah non !
JB :  Ça tient à votre nature.
PL :   Oui, oui !
JB :  [Changement de support, peut-être disque Pyral]. Oh moi aussi j’adore les animaux.
PL :   Ouais.
JB :  Et tous les animaux.
PL :   Je n’ai jamais été capable de sacrifice que pour les bêtes.
JB :  Ah oui…
PL :   Je ne me suis jamais sacrifié pour un humain.
JB :  Ben oui. [Cascade de rires de PL].
JB :  Il y a des passages admirables du… poète américain… Walt Whitman11
PL :   Ah oui…
JB :  Vous le connaissez ?
PL :   Feuilles d’herbes
JB :  Oh… oui. Il ne m’embête pas à s’humilier devant le Seigneur… Il m’embê… Oh, il est admirable !
PL :   [Inaudible].
JB :  Ils ne sont pas là à se frapper la poitrine…
PL :   Ouais… Ouais… Ouais…
JB :  Du reste c’est un poète important, ce type là.
PL :   Ouais… Ouais…
JB :  [08:01] Solide, c’est très fort.
PL :   Le Mercure en avait publié une belle traduction autrefois par Bazalgette.
JB :  Ah oui, je me rappelle bien… Je me rappelle bien.
PL :   Ouais…
JB :  Et qu’est devenue la maison du Me… Ah ben il existe toujours le Mercure de France ?
PL :   Oui, mais… La revue… Vous ne pouvez pas vous imaginer…
JB :  Vraiment ?
PL :   …du néant…
JB :  Vraiment ?
PL :   De la médiocrité.
JB :  Ah, ben oui… J’ai… récemment ils ont publié un article d’un s… d’un médecin… Sur euh… sur l’exi… non, sur quoi donc ?… Qui était qui était assez bien… Girond, un nom comme ça, ça ne vous dit rein, non ?
PL :   Non.
JB :  Mais ils conservent toujours leur heu… rubrique de littérature étrangère ?
PL :   Oui. Oui, oui. Seulement ils ont tout modifié, la disposition, l’aspect, n’est-ce pas.
JB :  Vraiment ?
PL :   Il y avait quelques rédacteurs qui avaient tout de même une place…
JB :  Ben oui…
PL :   …l’ancienneté et le savoir… On les a laissés dehors.
JB :  Saqués. Et qui dirige ça ?
PL :   Un nommé Monsieur de Sacy12.
JB :  Ah oui, ça me…
PL :   C’est un descendant du Sacy de Port-Royal, paraît-il13.
JB :  [09:01] Ah ? Ah oui ?
PL :   Oui.
JB :  Hum, oui… Sacy ?
PL :   Sacy, oui. Samuel de Sacy14.
JB :  C’est un anagramme d’Isaac.
PL :   Oui…
JB :  J’ai appris il n’y a pas longtemps.
PL :   Ah ?
JB :  Oui, oui.
PL :   C’est un garçon qui est venu d’Indochine pour diriger le Mercure.
JB :  Ah !
PL :   Comme Petit-Jean est venu d’Amiens pour être suisse15.
JB :  En effet très curieux.
PL :   Il y a un nommé Guéhenno, qui s’est mis dans la maison16-17.
JB :  Ah18
PL :   Guéhenno, cette espèce de… de…
JB :  Vous savez ce qu’avait dit Gide de lui ?
PL :   Plus que démagogue !
JB :  C’est très… opf… Très joli, ce qu’avait dit Gide de lui : « Il parle du cœur comme d’autres parlent du nez. »
PL :   [Cascade de rires de PL]. C’est un peu vrai !
JB :  Mais c’est très exact.
PL :   Ouais.
JB :  Il est insupportable.
PL :   Ouais, ouais…
Ensemble : JB : Il est insuport… PL : Pour moi ce sont des gens à vomir. JB : Il est cul et che… Oh.
PL :   Alors il vient… Il vient de publier une étude en deux… En deux parties, enfin, dans le Mercure, comme ça : Renan ou l’équation [Léautaud insiste sur « équation »] de la vie19.
JB :  Ou le ?
PL :   L’équation !… Alors, voyez-vous, ça, ce mot de mathématiques, comme ça, non, non, non…
JB :  Il est très prétentieux, d’ailleurs.
PL :   Ouais, ouais…
JB :  [10:00] Il a publié aussi des souvenirs… où… il parle de moi, mais j’ai pas lu tout ça.
PL :   Hmmm.
JB :  Hmm… oui… Je ne lis pas ce qui s’écrit sur moi.
PL :   Vous avez bien raison.
JB :  C’est une création de Halévy… C’est une création de Daniel Halévy20.
PL :   Ah, tiens… Ah, ça m’étonne, ça… Parce qu’enfin, Daniel Halévy a tout de même…
JB :  Ah ben il était très démagogue, Halévy, très désireux de… d’aller au peuple, n’est-ce pas…
PL :   Ah bon ?
JB :  Oui… oh non, j’ai horreur de ce Guéhenno… Oui… Et là, vous êtes à… Vous vivez tout seul, là-bas ?
PL :   Tout seul. J’ai toujours vécu seul. Toujours.
JB :  Mmm… C’est une grande force… Je l’ai eue toute ma vie mais j’avoue que je l’ai moins maintenant parce que j’ai besoin de soins.
PL :   Ah oui…
JB :  Oui… Non…
PL :   Ah, naturellement, moi j’ai toutes mes corvées domestiques à faire. C’est bien embêtant, mais enfin…
JB :  Oui.
PL :   Nous sommes à une époque, n’est-ce pas, si vous introduisez quelqu’un chez vous, vous n’êtes pas sûr de pouvoir… euh… euh… la mettre dehors si le besoin vous en prend.
JB :  Ah oui…
PL :   Et puis ensuite, n’est-ce pas, quand on a atteint un certain âge, euh… vous prenez une… une femme quelconque comme gouvernante ou quoi… vous savez jamais si elle ne vous fera pas suriner par un miché au milieu de la nuit.
JB :  [11:07] Ah oui…
PL :   N’est-ce pas ? C’est entré dans les mœurs aujourd’hui ! Eh !
JB :  C’est évident.
PL :   Alors, n’est-ce pas…
JB :  Ça peut arriver. Alors vous parlez ici, tout à l’heure ?
PL :   Oui, j’attends que mon questionneur arrive.
JB :  hmm. Oui…. Ah, avec Sipriot21 ?
PL :   Non, avec un nommé Robert Mallet22.
JB :  Ah, oui, oui, je sais très bien qui c’est.
PL :   Ah oui.
JB :  Un dialogue…
PL :   Oui, Oui, il pose des questions, je réponds.
JB :  Oui c’est ça, oui.
PL :   Alors moi…
JB :  Et vous avez vu tout ça à l’avance ?
PL :   Non non non.
JB :  Ah ah !
PL :   Non non.
JB :  Ah ben c’est pas un mauvais moyen, ça. Vous répondez…
PL :   À chaque entretien il me dit « Ben aujourd’hui voilà sur quoi ça va passer ».
JB :  Oui…
PL :   Voilà.
JB :  Ah ben alors ça donne une euh… une note de spontanéité, c’est amusant.
PL :   Oui oui, je crois qu’il y aura même beaucoup de choses à réviser parce que je me suis laissé…
JB :  Ah ? hum… Oui… Est-ce que vous n’avez pas fait aussi… « Quelle est votre vie ? »25.
[Entre Robert Mallet]
RM :  Messieurs, excusez-moi de vous interrompre, justement je vais commencer [12:00] bientôt pour notre entretien, voilà.
PL :   Oui. [une phrase inaudible, couverte par la voix de JB et du technicien parlant en même temps].
JB :  Alors, bonjour Monsieur.
RM :  [Fin de phrase] : …respect24.
JB :  Excuse-moi, je ne me lève pas, parce que…
PL :   Il y a longtemps que vous êtes là ?
RM :  Ben j’étais là depuis quelques minutes.
PL :   Ah oui…
RM :  Mais comme j’ai trouvé que vous bavardiez avec Monsieur Benda…


1       Henry Le Savoureux (1881-1961), médecin aliéniste et directeur de la Maison de Santé de la Vallée-aux-Loups (Chatenay-Malabry), ou mourra Paul Léautaud. Henry Le Savoureux est le fondateur de la Société Chateaubriand.

2       Tous les studios de radio étaient à l’époque équipés d’enregistreurs sur disques mais un enregistrement sur disque, on le comprend, n’est pas montable. Il est impossible de déplacer ou supprimer une phrase. Il fallait donc utiliser l’un des deux seuls supports d’enregistrement de l’époque, le procédé Philips-Miller ou la bande magnétique. Le procédé Philips-Miller utilisait une pellicule transparente, de huit millimètres de large, recouverte d’une couche noire. Cette couche noire était gravée par un burin, qui traçait une piste sonore. Contrairement au son de cinéma, procédé photographique, l’avantage de la gravure est qu’elle n’exigeait ni obscurité ni développement et que le son pouvait être écouté immédiatement. Il se trouve que peu de studios disposaient de Philips-Miller ou de magnétophones. Ces studios étaient donc gérés par un planning rigoureux qui obligeait Robert Mallet à se déplacer soir rue Paul Lelong (magnétophone, pour une première partie) soit rue de l’Université (Philips Miller pour les enregistrements suivants).
Le premier studio d’enregistrement se trouvait au numéro 11 de la rue Paul Lelong, communiquant avec le 13, rue du Mail, qui était l’entrée de la salle Érard (du facteur de pianos) où se sont produits nombre de pianistes célèbres. Cette cour étant isolée des bruits de ces deux rues, par ailleurs peu passantes.
Le second studio se trouvait dans le quadrilatère formé par les 176-180 rue de l’Université, qui communiquait avec le 13-15 rue Cognacq-Jay en formant un grand ensemble de studios de radio puis de télévision. Nous retrouvons donc, comme rue Paul Lelong, des fenêtres sur cour. Si les studios d’enregistrement étaient évidemment complètement clos, la salle où se tenaient les techniciens qui surveillaient et écoutaient l’enregistrement pouvaient donc conserver les fenêtres ouvertes. Ce que PL entend n’est pas Julien Benda mais « sa voix, très changée dans l’enregistrement » et venant des Haut-Parleurs.

3       Pierre Sipriot (1921-1998), journaliste et spécialiste d’Henry de Montherlant est surtout connu pour avoir créé et animé l’émission de France-Culture Les lundis de l’histoire qui a été diffusée pendant quarante-huit ans, de 1966 à 2014.

4       Jean Paulhan (1884-1968), professeur, écrivain, critique et éditeur. Entré à La NRF comme secrétaire en 1920 il en est devenu le directeur à la mort de Jacques Rivière en 1925. Pendant la seconde guerre mondiale, Jean Paulhan, entré dans la clandestinité a collaboré à Résistance, participé à la création des Lettres françaises en 1941, et à la fondation des éditions de Minuit, avec Vercors, en 1942. Jean Paulhan a été élu à l’Académie française le 24 janvier 1963 au fauteuil de Pierre Benoit, où il a été reçu par Maurice Garçon.

5       Allusion au personnage du poème philosophique de Friedrich Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra, traduit en français par Henri Albert pour le Mercure de France en 1898 (476 pages) depuis le texte allemand de 1894.

6       Alfred de Vigny (1797-1863), écrivain, romancier, auteur dramatique et poète romantique, proche de Victor Hugo. Alfred de Vigny a été élu, avec difficulté, à l’Académie française en 1845.

7       La phrase est du maître de ballet, acte I, sc. 2. La citation exacte est « plaisant animal »

8       Orthographe incertaine, suggérée par la présence, en 2021, d’un hôtel Cayré au quatre boulevard Raspail.

9       Nous ne savons pas où a eu lieu cet enregistrement mais le trajet depuis la rue Paul-Lelong  comme depuis la rue de l’Université (lieu plus vraisemblable à cette date) est d’environ deux kilomètres à pied.

10     Paul, qui sentait sa mort prochaine, ne recueillait plus d’animaux depuis quelques années.

11     Walt Whitman (1819-1892), poète et humaniste américain surtout connu pour son poème Leaves of Grass (Feuilles d’herbes), que citera Léautaud dans ses Entretiens avec Robert Mallet. Léon Bazalgette, Walt Whitman : L’Homme et son œuvre, Mercure 1909, 513 pages. Cet ouvrage sera considéré comme fantaisiste.

12     Samuel Silvestre de Sacy (1905-1975) est le petit-fils de l’orientaliste Ustazade Silvestre de Sacy (1801-1869), conservateur de la bibliothèque Mazarine en 1836 et académicien en 1854. Samuel a publié quelques compte-rendus dans La NRF avant d’être nommé administrateur des services civils en Indochine et adjoint du gouverneur général jusqu’au début de l’été 1946. Spécialiste de la littérature du XIXe siècle et plus particulièrement de Balzac, il a aussi publié des ouvrages de Flaubert et de Stendhal. On lui doit l’édition du volume II en Pléiade des Propos d’Alain (1970) dont il a été l’élève en classe de khâgne au lycée Henri IV.

13     Louis-Isaac Lemaistre, sieur de Sacy (1613-1684), prêtre proche de Port-Royal, théologien, bibliste et humaniste surtout connu par sa traduction de la bible, la plus répandue au XVIIIe siècle, dite aussi « Bible de Port-Royal »

14     Ainsi qu’on a pu le comprendre note 12, le nom de famille est Silvestre de Sacy (on peut penser à un autre auteur Mercure, Auguste Gilbert de Voisins dont le nom de famille était Gilbert de Voisins). Mais la signature dans le Mercure était Samuel de Sacy ou S. de Sacy.

15     Petit Jean prononce les premiers vers des Plaideurs : « Ma foi, sur l’avenir, bien fou qui se fiera. / Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. / Un juge, l’an passé, me prit à son service, / Il m’avait fait venir d’Amiens pour être Suisse. »

16     Jean Guéhenno (1890-1978), normalien en 1911, agrégé de lettres en 1920, professeur aux lycées Henri IV et Louis-le-Grand puis inspecteur de l’Éducation nationale. Écrivain et critique littéraire, collaborateur du Figaro après la guerre, Jean Guéhenno a été élu à l’Académie française en janvier 1962 au fauteuil d’Émile Henriot. Jean Guéhenno est surtout connu de nos jours pour son autobiographie Journal d’un homme de 40 ans (grasset 1934). Voir aussi son Journal des années noires (1940-1944), Gallimard 1947, 346 pages.

17     Paul Léautaud prononce très nettement géhé alors que la prononciation usuelle se rapproche davantage de guenno.

18     Dans La NRF d’avril 1930 (pages 553-562), Julien Benda a écrit une « Lettre à Jean Guéhenno ».

19     « Renan ou l’équation de l’humanité » dans les parutions du Mercure de juillet et août 1950. Ce sera d’ailleurs le seul écrit de Jean Guéhenno dans le Mercure de France jusqu’au moins janvier 1955. Il ne sembla pas qu’il y ait eu d’autre édition de ce texte.

20     Daniel Halévy (1872-1962), historien et homme de lettres, est le fils du librettiste Ludovic Halévy. Daniel Halévy a été le condisciple de Marcel Proust au lycée Condorcet. Il est le beau-père de Louis Joxe et le grand-père de Pierre Joxe. Voir Sébastien Laurent, Daniel Halévy, Grasset, 2001, 595 pages, préfacé par Serge Berstein.

21     Pierre Sipriot (1921-1998), a commencé sa carrière de journaliste en 1945, comme producteur d’émissions éducatives à la radio. Il a été le principal biographe de Montherlant. On se souvient de son émission sur France Culture : « Un livre, des voix » dans les années 1970.

22     Robert Mallet (1915-2002), docteur en droit et en lettres pour n’avoir pas voulu choisir a été en poste à Madagascar (alors colonie française) entre 1959 et 1964. Pendant ces cinq années, Robert Mallet a créé la faculté des lettres de Tananarive, dont il a été le premier doyen. Rentré en métropole, ce Picard d’origine (bien que né à Paris) parvient — il sait maintenant comment faire — à créer l’université d’Amiens, qu’il ouvrira en tant que recteur à la rentrée de 1964. En 1968 Robert Mallet est recteur de l’université de Paris et s’engage dans la création de Paris VII (fusionnée depuis avec Paris-Diderot). Parallèlement, Robert Mallet publie des recueils de poésie, des romans et des pièces de théâtre. On se souvient que sa thèse de doctorat portait sur Francis Jammes, ce qui l’a conduit à fréquenter la Bibliothèque Doucet et Marie Dormoy. Dans le Journal et dans la vie de Paul Léautaud, Robert Mallet sera surtout présent au titre de son activité d’homme de radio.

23      Cette émission hebdomadaire d’André Gillois a été diffusée la première année (d’octobre 1949 à octobre 1950) sur la Chaîne parisienne puis l’année suivante sur la chaîne nationale, plus culturelle. Paul Léautaud a participé à l’émission qui a été diffusée le 24 décembre 1949. Voir la page « Entretien avec André Gillois ».

24     Journal de Paul Léautaud à cette date : « Je veux aussi noter l’attitude de Robert Mallet, entrant me retrouver, se présentant à Benda, son chapeau à la main, très incliné : “Je vous présente tous mes respects.” »

Note générale : lire le très intéressant article de Philippe Lejeune, que je salue sans le connaître, sur le site de l’ITEM : http://www.item.ens.fr/?p=1968.