Page mise en ligne le quinze septembre 2020 et mise à jour le sept mars 2022.
Le dix mai 1924 paraît dans Les Nouvelles littéraires un article de Paul Léautaud : « Notes et souvenirs sur Remy de Gourmont ». Depuis sa Bretagne natale (ou peut-être Gironde, nous verrons ça plus loin), la jeune Véronique Valcault (un pseudonyme), vingt ans, le lit. L’article plaît à Bécassine, elle écrit à l’auteur, qui lui répond. Elle va le rencontrer dans son bureau de la rue de Condé.
Ils échangent des lettres, il se fait pressant, elle se refuse mais finit tout de même par venir s’installer à Paris en septembre 1924 (début du chapitre II).
Cette année-et-demie d’intimité avec Paul Léautaud a été pour Véronique Valcault l’affaire de sa vie au point d’y consacrer un livre, trente-huit ans plus tard. Trente-huit ans, on imagine la macération. Alors qu’elle rêvait, jeune fille, d’être écrivaine, il semble bien que Véronique Valcault n’ait écrit que ce livre-là, qui est à peine un livre.

La couverture indique Roman, ce qui peut apparaître comme une précaution légale. Dès la première page, Véronique Valcault justifie cette mention. Comme bien des jeunes filles (il est impossible de parler de jeune femme face à de tels enfantillages), Véronique Valcault tenait le journal de ses rêves et de ses espoirs. Trente-huit ans durant, elle a conservé ces pages, en même temps que les copies des lettres envoyées à Paul Léautaud, qu’il n’a pas conservées lui-même. Le texte présenté ici est un récit, entrecoupé d’extraits de ce journal et de copies de lettres.
Ce livre est un témoignage unique parce que montrant de Paul Léautaud ce que seules ses maîtresses savaient et que seule Véronique Valcault a révélé. Mis face au Journal littéraire de Paul Léautaud il n’est pas plus contradictoire qu’un autre, pas moins non plus. Il décrit aussi les premiers émois d’une jeune fille (vraiment les premiers) et est, dans cette démonstration, hélas, d’une abyssale banalité. L’univers fantasque de cette très jeune femme la place dans la position du lapin dans les phares d’une voiture. Une phrase dit toute cette fascination :
J’éprouvais aussi de la joie à pénétrer un peu plus dans ses habitudes. “Je ne mange que du pain brûlé”, déclarait-il en s’arrêtant soudain et en levant un doigt prophétique. Et, docilement, j’accordais au pain brûlé une énorme importance.
Sous l’œil écarquillé du lecteur, l’adolescente va grandir, de façon fulgurante, comme c’est le cas à cet âge. Elle va rencontrer le fléau Anne Cayssac. Elles iront prendre un tilleul dans un café, comme des grandes. Véronique ira chez Anne, rue Dauphine, puis à Pornic, sans que Paul Léautaud n’en sache rien. Elles circonviendront une amie pour qu’elle écrive une de ces lettres-traquenard dont Le Fléau était coutumière et nous passons de Lamartine à Eugène Sue (ou à Georges Feydeau).
Lors des obsèques d’Aristide Briand en mars 1932, quai d’Orsay, cela fait six ans qu’ils ne se sont pas vus, ils se rencontrent par hasard : « Je le rencontrai en revenant sur la rive gauche par le pont de la Concorde, attiré comme moi par le spectacle. Je ne l’avais pas revu depuis des années. Nous nous sommes regardés dans les yeux un bon moment, sans la moindre aménité. »
C’est la fin du dernier chapitre, Véronique Valcault est devenue une femme, et dans un souffle on se dit « Enfin ! ».
Malgré quelques belles pages, comme le récit de la première visite dans le cabinet de travail de Paul Léautaud à Fontenay le 18 janvier 1925, ce texte n’échappe pas toujours au compte-rendu, parfois presque à la note de service. Véronique Valcault a fait des études littéraires, cela se sent bien, et à l’évidence elle a sans doute trop enseigné — et pas suffisamment écrit — pour en être débarrassée.
Reste à savoir qui est Véronique Valcault. Dans son ouvrage, l’auteur prend soin de masquer toute piste. Au début du premier chapitre nous lisons « J’habitais avec mes parents une campagne humide ». C’est large, même en éliminant le sud de la Loire. Et peut-être figuratif. Dans le même paragraphe, nous voyons qu’il y a des chênes, ce qui n’est pas incompatible, et « un fleuve bien dessiné vu de haut sur la plaine qu’il traverse. »
Nous ne saurons rien de plus de la main de VV, seules quelques informations viendront de cet étourdi de Paul. Dans le Journal littéraire, VV est parfois nommée La Bretonne, parfois La Bordelaise. Mais le plus souvent « A… »
Voyons à quoi correspondent ces trois appellations dans le tapuscrit de Grenoble, compulsé par notre ami Bertrand Vignon.
La première fois que nous rencontrons ce « A… » dans l’édition papier dont nous disposons tous, est à la date du 27 octobre 1924. Mais c’est un « R… », que l’on trouve dans le tapuscrit de Grenoble. Et au deux janvier 1925, ce A… de l’édition imprimée est en fait « Raymonde » dans le tapuscrit de Grenoble. Nous avons donc un prénom mais nous n’aurons rien d’autre.
Le nom « La Bretonne » apparaît pour la première fois le 13 décembre 1925 et « la Bordelaise » un mois et demi plus tard, le 28 janvier 1926.
Or, ce 28 janvier 1926 et à toutes les autres occurrences, le tapuscrit de Grenoble indique « la Bretonne ». Il n’y a plus de Bordelaise. Cette histoire de Bordelaise était donc un leurre destiné à éviter un procès, toujours possible.
Une version précédente de cette page web tentait de démêler l’indémêlable entre ces histoires de bretonne et de Bordelaise. Grâce au tapuscrit de Grenoble, quelques certitudes ont surgit :
Véronique Valcault est Bretonne, mais c’est grand, la Bretagne.
Dans une note à une lettre de PL à Anne Cayssac datée du cinq octobre 1932, Marie Dormoy avance « Une jeune fille des environs de Rennes… » Il y a un fleuve à Rennes (La Vilaine). Cela va. Mais plus loin nous comprenons que VV habite « à 200 kilomètres » de Paris. Pour Rennes, cela ne va plus.
Le 15 septembre 1925, en pleine affaire Véronique Valcault, PL écrit à Maurice Martin du Gard, directeur des Nouvelles littéraires. À la fin de sa lettre il indique :
« Voulez-vous, maintenant, faire le nécessaire pour ce qui suit, dont me demande de me charger une lectrice, car j’en ai, mon cher ami, et qui désirent lire ce que j’écris. J’en ai au moins une, comme vous allez en juger.
Abonnement d’un an aux Nouvelles à
Madame Raverat
Escures
par Montivilliers (Seine-Inférieure)
et faire présenter la quittance par la poste ».
Le lecteur du Journal littéraire se demande d’où sort cette personne, jamais citée nulle part, en un lieu où PL ne s’est jamais rendu. Par ailleurs Paul Léautaud n’est pas coutumier de ce genre d’intervention, qui est peut-être unique. Il a pu faire une exception, justement, pour Véronique Valcault, ou plutôt sa mère (Madame). En effet, cette minuscule localité au nord du Havre n’est pas loin d’un fleuve (le plus beau de France) et se trouve à deux-cent kilomètres de Paris. De plus les deux a de ce nom de famille correspondent bien au « A… » utilisé dans le Journal littéraire pour désigner « La Bretonne »…
Nous pouvons donc être maintenant quasi-sûrs que Véronique Valcault se nomme en fait Raymonde Raverat et a passé son enfance à Escures, par Montivilliers (Seine-Inférieure).
Mise à jour de novembre 2022
Cette page a été écrite en mai 2020. Un virus, une guerre, et deux ans et demi ont passé. Durant tout ce temps, Bertrand n’a jamais cessé de scruter le tapuscrit de la bibliothèque de Grenoble et d’envoyer ses trouvailles, par centaines, dont celle-ci : À la date du 14 août 1930, à la fin du premier paragraphe, l’édition papier du Journal littéraire donne le récit d’une visite de de Paul Léautaud à la Nouvelle revue française où il rencontre…
… une employée, toute jeune fille, Mlle Yvonne Vauder, nullement jolie, mais fine, distinguée et qui m’a fait un accueil !… À la fois de la considération, de la curiosité, de la sympathie et plus, même: une sorte de douceur, m’exprimant tout son plaisir de me voir là et de me connaître. Ah ! cela me changeait des manières de ma chère amie. Elle me regardait et m’écoutait — je lui ai parlé pendant quelques minutes de mes relations avec Valéry — comme me regardait et m’écoutait autrefois Georgette, et il y a quelques années Rollande A. »
Rien de spécial. Mais ce que lit Bertrand dans le tapuscrit de Grenoble ce n’est pas « Rollande A » mais « Raymonde Coupé ».
La bibliothèque Doucet conserve un brouillon de lettre à Raymonde Coupé daté du 21 septembre 1925, soit une semaine après la demande à Maurice Martin du Gard d’abonner Madame Raverat aux Nouvelles littéraires. Dans la Correspondance générale, nous trouvons une lettre de ce même 21 septembre, adressée à « Véronique Valcault » et il est assez vraisemblable qu’il s’agisse de la même lettre. Si Madame Raverat n’est pas une mère, c’est peut-être une tante, ou une sœur…
Poursuivons cette histoire en nous souvenant que cette Bordelaise est Bretonne. Nous sommes bien plus tard, au tout début de 1943. Conversation avec Marie Dormoy, chez elle, rue Paul Appell :
« Et Rolande O… ? » (la Bordelaise). […]. Je réponds que je n’en sais rien, que cela ne m’intéresse pas, que je sais qu’elle est mariée, voilà tout. Elle m’apprend : « Avec un Américain. » Je dis : « Ah ! je ne savais pas ce détail. » Elle se lance alors dans des considérations sur mes relations avec elle, que je me suis mal conduit, que j’ai abusé de sa confiance. J’exprime tout l’opposé : je n’ai jamais rien promis à la Bordelaise. Vierge je l’ai connue, vierge je l’ai laissée. Elle voulait absolument que je l’épouse, que nous partions vivre ensemble dans un petit domaine que nous auraient donné ses parents (aux environs de Libourne) : argent, tranquillité, etc. Elle 23 ans, moi 50 je crois bien. Jamais je ne me serais lancé là-dedans. Elle continue ses éloges de la Bordelaise « Elle voulait vous donner tout, vous assurer la liberté, le loisir pour travailler. » J’ai répondu qu’avant tout j’ai préféré là, comme toujours, ma liberté. Aller m’enterrer en province !
Pourtant, à la lecture de ce dernier texte on sent bien que quelque chose ne va pas. Si VV a épousé un Américain, cela date nécessairement d’avant juin 1940 et plus sûrement avant l’été 1939, époque à laquelle tous les américains sont rentrés chez eux. VV a suivi, presque obligatoirement, à moins que le mari soit diplomate ou homme d’affaires.
La vie aux États-Unis, à l’époque, pour cette encore jeune française de province, implique un chamboulement tel que le souvenir du petit Léautaud se volatilise et tombe en poussière, elle n’est pas Simone de Beauvoir conservant son sang-froid malgré Nelson Algren et rentrant en France. Peut-on l’imaginer, veuve ou divorcée (plutôt veuve, elle a dû épouser un homme bien plus âgé qu’elle), revenant en France et se replonger, 35 ans plus tard dans cette très vieille et toute petite histoire.
Non, si Véronique Valcault a écrit ce livre c’est que cette histoire — ancienne, certes — n’est ni petite ni oubliée. Elle s’est mariée, sans doute, a vécu — peut-on croire — une vie peut-être agréable mais ordinaire qui ne lui a pas fait oublier ce qui semble bien être l’aventure de sa vie.
Cette histoire de mariage américain pourrait bien être une invention de Marie Dormoy. un fort soupçon en vient de cette lettre que PL lui écrit le quatorze septembre 1946 alors qu’elle est en vacances à Lyons-la-Forêt :
J’ai fait une rencontre bien drôle hier matin sur le quai Malaquais. Mademoiselle Valcault, — j’ai oublié son prénom, — la Bordelaise. Elle est mariée à un Roumain. Elle habite Bucarest. Elle a fait là-bas, pendant la guerre, en pleine présence des Allemands, des conférences sur la littérature française, sur les « originaux actuels de cette littérature » (j’en étais, naturellement). Cela lui a valu la Légion d’honneur. J’ai su tout cela en lui demandant ce que faisait ce petit bout de ruban rouge sur son corsage.
Alors ? Et l’Américain annoncé par Marie Dormoy au début de 1943 ?
Ce livre paru en 1961 est introuvable, même sur le marché de l’occasion. Les vingt-cinq autres réponses de Google sur Véronique Valcault sont toutes des impasses. Pour le titre du livre aussi.
Une fois tous les deux ou trois ans, peut-être, un exemplaire surgit d’un grenier oublié. Il faut attendre que les gens meurent, ce n’est pas très commode.
C’est pourquoi ce texte est disponible ici en PDF réalisé depuis un Word et enrichi d’une centaine de notes. Il est au format d’une tablette de dix pouces.
Le PDF image, bien plus lourd (13 Mo), reproduction exacte de l’original peut être demandé ici.
Bonne lecture !