Vu par l’abbé Mugnier

Arthur Mugnier (1853-1944), abbé, vicaire puis Chanoine. Célèbre pour avoir participé à la vie mondaine et littéraire parisienne, Arthur Mugnier, a laissé un Journal (1878-1939), où il évoque ses relations avec les écrivains, les artistes et les aristocrates de son temps. Il fut notamment proche de Huysmans. Son Journal, largement caviardé, a été réédité par le Mercure de France le 19 janvier 2017. Nous apprendrons en même temps que PL, le 1er décembre 1929 lors du premier diner chez Henry Le Savoureux, comment Arthur Mugnier, interdit de théâtre par son habit, pouvait tout de même voir les pièces, dans le trou de souffleur de Firmin Léautaud, le père de Paul.

Afin de préciser qui est l’abbé Mugnier, commençons par un texte rare, paru dans La Revue catholique des idées et des faits du 23 mars 1934, page 24, article “Tablée parisienne” non signé.

Déjeuner chez Mme de G…

L’hôtesse est charmante, la chère exquise, la tablée parfaite. Pour être parfaite, à Paris, une tablée doit comprendre, entre autres, un membre de l’Académie, un maréchal de France ou un quelque chose d’approchant, et un ecclésiastique. Ce dernier point explique que l’abbé Mugnier a eu fort à faire dans les cinquante dernières années. Et Dieu merci ! malgré ses quatre-vingt-un ans, il n’est pas au bout de sa carrière. Il y a quelques mois, le saint homme n’y voyait quasi plus. Il avait peine à distinguer ce qu’on mettait dans son assiette. Il disait : « Dieu veut, désormais, que je sois seulement sensible aux clartés éternelles. » Mais, un habile ophtalmologue l’a opéré de la cataracte, et la lumière du jour commence à être rendue au plus célèbre des ecclésiastiques parisiens.

À ce déjeuner, où d’ailleurs ce n’était pas lui qui représentait l’Église enseignante, l’académicien présent disait : On le rencontre vraiment partout ! C’est à table qu’il aura exercé le meilleur de son apostolat. Mon collègue A. B1… a bien raison de dire qu’il faudra, à sa mort, l’ensevelir dans une nappe. Un linceul ne symboliserait pas assez le genre de ministère auquel il s’est dévoué. On l’a, d’ailleurs, rarement pris sans vert. Je le dis sans jeu de mots ! Un jour, dans un salon, Anatole France, lui prenant le bras, le conduit devant la cheminée, face à je ne sais quelle Vénus dévêtue :

— Que pensez-vous de cela, l’abbé ?
— Excusez-moi, mon cher maître, je ne puis rien vous en dire, ce n’est pas quelqu’un de ma paroisse. Il faut vous adresser ailleurs !

Une autre fois, je le vois s’approcher, en sortant de table, d’Y. de B… (vedette de music-hall2) : « Mademoiselle, dit-il avec onction, mon état m’a hélas ! toujours privé du bonheur de vous entendre et de l’honneur de vous applaudir. C’est là un de mes regrets éternels. Mais vous exercez votre art dans des lieux, pour moi, inaccessibles ! C’est sa façon, à lui, d’entreprendre la conversion des gens !

— Et il a converti Y. de B… ?
— Pas, que je sache ! Ses ouailles attendent souvent leur dernière heure pour entrer dans la bonne voie. Le fait est qu’on ne conçoit pas des funérailles de première classe qui n’aient été précédées d’une visite in extremis de l’abbé Mugnier.

Voir aussi « Le souvenir de l’Abbe Mugnier » dans Le Monde du quatre mars 1964, signé R. D. où il est raconté comment Arthur Mugnier recevait ses visiteurs pour se débarrasser des importuns.

Journal de l’abbé Mugnier au 7 août 1930

Hier soir, parti en auto avec Chalvet3 pour la Vallée-aux-Loups. Cueilli chemin faisant Paul Léautaud, qui habite 24, rue Guérard, à Fontenay-aux-Roses. C’est un homme qui, avec ses lunettes, sa figure maigre, sombre, mal rasée, sa voix et ses gestes de cabotin, ressemble ou à un prêtre défroqué ou à un homme de théâtre dans la débine. En réalité, un timide, un nerveux, un malheureux. Tout de suite, en arrivant à la Vallée-aux-Loups, il s’est soulagé en parlant des bêtes et en reprochant aux prêtres de ne pas les protéger. Il arrive de Bretagne4. Il trouve le Breton cruel, surtout le Breton du Morbihan. Il reproche à des religieuses qui tiennent un pensionnat à côté de sa maison d’abandonner les chats, et pour se débarrasser d’eux de les jeter par-dessus le mur, dans sa maison. Il ne demande pas qu’on prenne les bêtes, qu’on les aime, mais il veut que, quand on en a, on ne les délaisse pas, et surtout qu’on ne les fasse pas souffrir. Il nous parlait des chiens attelés et qu’on laissait sous la pluie. Le chat, dit-il, est un aristocrate.

Léautaud n’a pas gardé un bon souvenir de son père, le souffleur de la Comédie-Française que j’ai connu, dans les fêtes de charité que nous donnions à Saint-Thomas-d’Aquin5. Son père l’obligeait, enfant, à voir les dames de la Comédie-Française le Jour de l’An, à leur offrir des vœux et cela en vue d’une « galette » dont le père seul profitait. De cela il a gardé un souvenir détestable, mais il a assisté dans le trou du souffleur à je ne sais combien de pièces qui ont complété son instruction car il n’a été qu’à l’école communale.

Paul Léautaud déteste Léon Bloy6 et n’aime pas Huysmans7 pour son style. C’est de l’art, de l’artificiel. Il trouve que Remy de Gourmont8 valait mieux sous ce rapport que Huysmans. Il préfère Stendhal9, les bulletins militaires de Napoléon (vous ferez ceci à telle heure, cela à telle autre etc.10)

Quand on lui dit qu’on a de l’admiration pour ce qu’il écrit il trouve cela exagéré, affecté et cela l’agace. Il n’est pas ravi des pages que Rachilde11 lui a consacrées. Elle raconte des choses qui ne sont pas vraies.

Léautaud me connaissait. Vallette12 lui avait parlé de moi. En descendant de l’auto à Fontenay-aux-Roses il m’a dit un mot très aimable, et j’en ai été touché car il ne semble pas coutumier du fait. Et Chalvet de me reparler de Léautaud au cours de la route, du style dépouillé du Petit ami qui est épuisé et très remarquable. Léautaud nous a dit à table qu’il le publierait à nouveau mais Chalvet n’y croit guère13.

Léautaud a connu Charles-Louis Philippe14 qui était très gai. Ah ! j’oubliais de dire qu’il n’aime pas Baudelaire, mais pas du tout et qu’il aime Verlaine15. Et je me demande maintenant si cette rencontre d’un tel original et d’une personnalité si humble et si peu cabotine était bien en harmonie avec la Vallée-aux-Loups. C’est peut-être son seul loup, mais que nous étions loin, loin de Chateaubriand16 et de ses pompes de style !

Léautaud m’a encore dit combien la guerre est absurde, méchante. Se tuer les uns les autres ! Détruire tout ce qu’on a construit ! Il a tellement raison !

Journal de l’abbé Mugnier au 26 juin 1931

Hier, sous le coup de ma visite à l’oculiste, été dans la voiture de Mme de Durfort à Châtenay-Malabry. Trouvé à la Vallée-aux-Loups les Descaves17-18, Benda, etc. Lucien Descaves a lu, à la nuit tombante, quelques lignes ravissantes de Lamartine sur l’excursion qu’il fit à la Vallée pour voir de loin Chateaubriand jetant à un chat des « pelotes de pain »19. À propos de chat, que je n’oublie pas Paul Léautaud présent, drapé à la romantique, avec sa face tourmentée, cabotine. Il a 18 chats en ce moment et je ne sais combien de chiens, mais il en a eu davantage. Il a raconté ce fait curieux. Il avait découvert un vieux chat à qui il apportait sa pitance quotidienne. Or, à l’heure de la pâtée, sortait, d’un autre côté, un rat qui venait tranquillement partager le repas du chat. L’infortune crée la solidarité, la fraternité. Elle désarme. Léautaud disait qu’il n’écraserait pas un escargot. Il m’a dit que c’est au XVIIIe siècle qu’il aurait aimé vivre, que tout alors était parfait.

27 juin

Ma vie était de lire. Je suis mort.


1       Vraisemblablement Alfred Baudrillard (1859-1942), normalien, agrégé d’histoire en 1881 puis docteur en théologie. Professeur au collège Stanislas, Alfred Baudrillard est ordonné prêtre en 1893. Il est nommé professeur à l’Institut catholique, puis recteur en 1907. Confesseur de Paul Claudel, Alfred Baudrillard est élu à l’Académie française en mai 1918 au fauteuil du militaire Albert de Mun. Il recevra Abel Bonnard en 1932. Alfred Baudrillard est nommé évêque en 1921 puis cardinal en 1935. Après avoir conspué le régime nazi en 1939, Alfred Baudrillard a versé dans la collaboration et seule sa mort en mai 1942 l’a empêché de finir dans le déshonneur. Alfred Baudrillard a tenu son journal quotidiennement de 1914 à sa mort. Une partie (1919-1921) en a été publiée aux éditions du Cerf en mai 2000 (1 044 pages).

2       Peut-être Yvonne de Bray (1887-1954), qui a vécu avec Tristan Bernard.

3       En 1931, Maurice Chalvet (1898-1982), spécialiste de Chateaubriand, tiendra la librairie de la veuve de Ronald Davis avenue Franklin Roosevelt, qu’il rachètera en 1973. Maurice Chalvet a été l’un des membres fondateurs de la Société Chateaubriand avant d’en devenir le vice-président.

4       Paul Léautaud était allé, comme souvent à cette période de sa vie, retrouver pour quelques jours sa maîtresse Anne Cayssac qui était locataire rue Dauphine mais passait plusieurs mois par an dans sa maison de Pornic, au sud de Saint-Nazaire. Il était revenu à Paris le samedi cinq juillet.

5       L’église Saint-Thomas d’Aquin, au cœur du VIIe arrondissement, est un lieu assez privilégié. Sa façade donne sur une petite place circulaire, assez fermée et permettant donc de se retrouver après l’office, alimentée par deux petites rues discrètes et pourtant à une centaine de mètres du croisement entre le boulevard Saint-Germain, la rue du Bac et le boulevard Raspail, pas très loin de chez Gallimard.

6       Léon Bloy (1846-1917), polémiste catholique, mystique et sulfureux. La langue exacerbée de Léon Bloy — que l’on pourrait rapprocher de celle de Céline — conduit parfois à une lecture difficile. Le caractère de cet homme, exigeant et intraitable a conduit toutes ses relations à l’éloignement (y compris les milieux catholiques), ce qui l’a entraîné dans une extrême pauvreté. Léon Bloy a été particulièrement proche de Barbey d’Aurevilly et il est impossible de citer celui-ci sans celui-là. On peut noter ici qu’Henri Cayssac a fréquenté (et vraisemblablement secouru) Léon Bloy. C’est Remy de Gourmont qui a introduit Léon Bloy au Mercure, où ont été publiées plusieurs de ses œuvres.

7       Joris-Karl Huysmans (1848-1907) a d’abord été un romancier naturaliste, proche d’Émile Zola. Vers la quarantaine, Huysmans changea d’écriture en se tournant vers ce que l’on appellera l’esthétique « fin de siècle », qui apparaît de nos jours décadente, illustrée par son roman À rebours. Suite à cela, et après la rencontre de Barbey d’Aurevilly, Huysmans a accompli la fin du long et douloureux chemin vers la conversion avec En route, puis La Cathédrale, pour finir retiré dans une abbaye bénédictine. Voir l’enterrement de Huysmans décrit dans le Journal de Paul Léautaud le 15 mai 1907.

8       Remy de Gourmont (1858-1915), romancier, journaliste et critique d’art, proche des symbolistes. Paul Léautaud a été son intime.

9       Paul Léautaud a toujours considéré Stendhal (Henri Beyle, 1783-1842) comme un modèle, y compris pour ses romans. Le nom de Stendhal est cité 318 fois dans le Journal littéraire.

10     Il s’agit là de l’unique témoignage de ce goût de Paul Léautaud, au demeurant tout à fait vraisemblable. Le Bulletin de la Grande Armée, publié dans Le Moniteur universel (sorte de Journal officiel de l’époque) décrivait l’activité et les manœuvres militaires en cours. Ces bulletins ont été rassemblés sous le titre Bulletins officiels de la Grande Armée, recueillis et publiés par A. Goujon, ancien officier d’artillerie légère, membre de la Légion d’honneur (quatre volumes, 1820-1821). Voir Jean-Paul Bertaud, « Napoléon journaliste : les bulletins de la gloire » dans Le Temps des médias année 2005/1 (numéro quatre), pages 10 à 21.

11     Marguerite Eymery (1860-1953), personnage complexe, a épousé Alfred Vallette le 12 juin 1899. Rachilde a tenu la rubrique des « Romans » dans le Mercure de France. Elle a publié une soixantaine d’ouvrages.

12     Alfred Vallette (1858-1935), d’abord typographe, a été ensuite secrétaire de rédaction puis directeur du Scapin (1er septembre 1886). Mais Alfred Vallette est surtout connu pour être l’un des fondateurs (1890) et le directeur de la revue puis des éditions du Mercure de France jusqu’à sa mort en 1935. C’est dans Le Scapin qu’Alfred Vallette a publié en feuilleton son roman Monsieur Babylas (depuis le numéro 11, du premier mai 1886). Ce roman sera publié en volume au tout début de 1891 sous le titre Le Vierge chez Tresse et Stock (495 pages). Alfred Vallette a écrit un second roman (en collaboration avec Raoul Minhar), À l’écart, paru la même année 1891 chez Perrin.

13     En effet, Le petit Ami n’a plus été publié du vivant de Paul Léautaud.

14     Charles-Louis Philippe (1874-1909), poète et romancier, cofondateur de La Nouvelle revue française, surtout connu comme auteur de Bubu de Montparnasse (éditions de la Revue Blanche 1901).

15     Voir, dans le Journal littéraire au 24 août 1894, l’histoire du bouquet de violettes offert à Verlaine par Paul Léautaud.

16     François-René de Chateaubriand (1768-1848), écrivain et mémorialiste considéré comme l’un des précurseurs du romantisme français Son œuvre majeure est évidemment ses Mémoires d’outre-tombe, publiées à l’origine en douze volumes en 1849-1850 chez Eugène et Victor Penaud, éditeur historique de FRC. FRC a aussi été un homme politique. Bien que Paul Léautaud ne l’aime pas, le personnage prendra une importance plus particulière dans le Journal littéraire suite aux invitations à la Vallée-aux-Loups, ancienne propriété de Chateaubriand.

17     Lucien Descaves (1861-1949), journaliste, romancier et auteur dramatique naturaliste et libertaire, Lucien Descaves s’est rendu célèbre par Les Sous-offs, roman antimilitariste pour lequel il a été traduit en cour d’assises pour injures à l’armée et outrages aux bonnes mœurs. Acquitté en 1890, il a donné d’autres œuvres dans le même ton. Rédacteur au journal L’Aurore au moment de l’affaire Dreyfus, il lui apporte son soutien. Lucien Descaves a été secrétaire de l’Académie Goncourt.

18     « Les Descaves » impliquent donc Madame Descaves. Lucien Descaves s’est marié deux fois. La première fois en avril 1888 avec Céleste Embocheur (1869-1896). Après la mort de sa première épouse à l’âge de 26 ans (peut-être des suites de son deuxième accouchement), Lucien Descaves a épousé en novembre 1898 Marie Lancelot (1876-1958).

19     « Le lendemain, nous reprîmes à pied la route de la Vallée aux loups, et nos postes sur les grands chênes. / La moitié du jour s’écoula dans le même silence et dans la même déception que la veille. Enfin, au soleil couchant, la porte de la maisonnette tourna lentement et sans bruit sur ses gonds, un petit homme en habit noir, à fortes épaules, à jambes grêles, à noble tête, sortit suivi d’un chat auquel il jetait des pelotes de pain pour le faire gambader sur l’herbe ; l’homme et le chat s’enfoncèrent bientôt dans l’ombre d’une allée. Les arbustes nous les dérobèrent. Un moment après, l’habit noir reparut sur le seuil de la maison, et referma la porte. Nous n’avions eu que cette apparition de l’auteur de René ; mais c’était assez pour notre superstition poétique. Nous rentrâmes à Paris avec un éblouissement de gloire littéraire dans les yeux. » Lamartine, Cours familier de littérature, volume II, Xe entretien, page 253, chez l’auteur, 43 rue de la Ville-l’Évêque.