Le 26 septembre 1941, Paul Léautaud s’est fait renvoyer du Mercure de France par son directeur, Jacques Bernard1, avec effet au 30 septembre.
Chaque fois que Paul Léautaud expliquai son licenciement il en donnait la raison avancée par Jacques Bernard : « rien que pour le plaisir de ne plus vous voir. » Il en est ainsi dans la première lettre publiée de PL après son licenciement le lendemain vendredi 27 septembre à Pierre Drieu La Rochelle :
Je viens d’être liquidé de la façon la plus grossière, la plus injurieuse, sans autre motif exprimé que le désir de ne plus me voir, de mon emploi au Mercure. Après trente-trois ans de présence et quarante-cinq de collaboration à la revue.
Jamais PL ne donnera une autre raison. Pourtant la veille de ce renvoi, il a écrit dans son Journal :
Ce soir, à 5 heures, attitude et propos de Bernard avec moi purement odieux. Sa voix s’étranglait dans sa gorge. Et jusque je ne sais quelle menace. Tout cela parce que, un gros orage s’étant produit, le fond du magasin s’est trouvé inondé, le toit étant depuis longtemps détérioré, toutes les piles de paquets de volumes sous la voûte, le premier paquet du bas baignant dans l’eau, et que j’ai fait cette observation, puisque pareille chose n’est pas nouvelle, qu’on aurait pu prendre la précaution de placer les piles de paquets de volumes sur des poutres les isolant du sol et qui auraient laissé un passage à l’écoulement de l’eau. Je suis resté à le laisser vociférer, en lui répondant à peine. Ma décision est prise. […] Il est inadmissible qu’un homme comme moi, attaché au Mercure depuis 45 ans, soit traité de cette façon. […] Et le drôle, dans cette affaire, c’est de m’entendre traiter, moi ! de gaulliste ! Je sais bien ce qu’il aurait voulu : que je m’emballe et y trouver un prétexte pour me mettre dehors. Il n’aura jamais cela de moi.
Mais il y a peut-être une autre raison à ce renvoi, et nous la découvrirons près de cinq ans plus tard, le huit janvier 1946 :
J’étais plus tranquille quand j’étais au Mercure. Les gens qui voulaient me voir venaient à mon bureau (lequel était quelquefois plein, des visiteurs assis sur la grande table. L’opinion s’était même accréditée dans le personnel, Bernard devenu directeur, à ses façons à mon égard, qu’il était jaloux, personne ne montant chez lui. Quand il m’eut renvoyé, on ne vit plus personne venir).
Ces causes établies, voyons la suite. Dans une note sans date mais à l’évidence du jour même de ce renvoi :
La concierge du Mercure, à midi, en pleurait. Tous les employés n’en reviennent pas, crient à l’abomination. Il n’y a que moi qui rie.
Suit le récit de la conversation entre Jacques Bernard et Paul Léautaud. C’est Paul Léautaud qui parle en premier :
— Je suis désolé de vous apprendre une chose désagréable : ce que vous m’offrez est au plus la moitié de ce que vous me devez.
— Très bien. Alors, qu’allez-vous faire ?
— Vous recevrez la visite de l’inspecteur du travail.
— Eh bien ! vous m’entendez, je suis prêt à payer de ma poche — de ma poche vous m’entendez, — pour avoir le plaisir de ne plus vous voir.
Ce licenciement a été une bénédiction pour Paul Léautaud et l’a contraint à une situation à laquelle tous ses amis l’engageaient depuis des années : quitter l’emploi mal rémunéré qui lui prenait tout son temps et l’empêchait d’écrire. Seule la crainte de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de ses animaux auxquels il consacrait les deux tiers de ses revenus l’a retenu, toujours. Mais à partir de ce moment, jamais il n’aura été tant à l’aise financièrement, ne serait-ce la guerre (nous sommes fin 1941 et quelques hivers à passer encore).
Le 25 mars 1945, le journal Combat2, issu de la Résistance annonce l’arrestation de Jacques Bernard pour fais de collaboration. Paul Léautaud sera assigné « comme témoin dans le procès de Jacques Bernard, le lundi 16 juillet, une heure après-midi, 10e chambre correctionnelle, au Palais de Justice. » (Journal littéraire au onze juillet).

Devant le tribunal, Paul Léautaud, depuis toujours rétif à toute autorité, jouera le benêt avec un grand naturel : il n’a rien vu, rien su, n’est au courant de rien.
Paul Léautaud ne notera rien de la suite des événements dans son Journal à la date du procès ni plus tard. Nous ne verrons que cette étonnante réaction plusieurs mois plus tard, le 21 novembre :
Je voulais aller […] savoir des nouvelles de ce malheureux Bernard, qui me fait pitié dans sa situation. Il est dans une maison de force dans l’Est, je ne me rappelle pas le nom.
Rétif à toute autorité mais quand même. Ce même 21 novembre :
Je le disais tantôt à la librairie, au Mercure, à propos de Bernard : « Quand on se rappelle comme il faisait l’important, l’arrogant, le dominateur, l’homme supérieur. Que tout cela est bête. Il doit faire de jolies réflexions ! Il paraît qu’il a déjà eu une ou plusieurs syncopes. Il avait assez l’air d’une loque dans son box d’accusé, à l’audience de la Cour de Justice. Il n’avait encore que quatre mois d’emprisonnement : tout blanc, tout pâle, quatre-vingts ans sur le visage. Le voir ainsi, et sa condamnation à cinq ans de réclusion, si je l’avais chargé, je ne me le serais pas pardonné de ma vie. Aux obsèques de Valéry, à la sortie de l’église, quand Mme Herold s’est précipitée vers moi, et d’un ton triomphant : « Eh ! bien, nous l’avons fait condamner ! », je ne me suis pas gêné pour protester à haute voix : « Pas moi, Madame, pas moi ! »
C’est dans ma nature : je n’ai pas le goût du châtiment, même si je suis victime, comme je l’ai été de Bernard, mis par lui hors du Mercure, fin septembre 1941, après quarante-cinq ans de collaboration à la revue et trente-trois ans dans mon bureau, et actionnaire et auteur de la maison, sans autre motif que celui qu’il m’a exprimé : le plaisir de ne plus vous voir. Il est vrai que cela m’a peut-être bien servi. Je sais ce que je veux dire.
Par « Je sais ce que je veux dire » on peut comprendre que, retrouvant sa liberté et tout son temps, et aussi pressé par la nécessité de gagner sa vie, Paul Léautaud a enfin pu (et dû) répondre favorablement aux demandes des éditeurs… et enfin gagner sa vie comme écrivain. Jamais il n’aura eu tant d’argent.
1 Jacques-Antoine Bernard (1880-1952), est arrivé au Mercure en 1906 sans qu’on sache vraiment à quel titre, mais sensiblement à la même époque que Paul Léautaud, qui y a effectivement été embauché le 1er janvier 1908. Jacques Bernard sera administrateur du Mercure en 1935, à la mort d’Alfred Vallette, sous la direction de Georges Duhamel, puis directeur au départ de celui-ci à la fin de février 1938. Avant cela Paul Léautaud et Bernard se sont plutôt bien entendus. Pendant l’occupation, Bernard s’est livré à la collaboration et a été jugé à la Libération pour « Intelligence avec l’ennemi » et condamné à cinq ans de prison (mais laissé en liberté), à la privation de ses biens et à l’Indignité nationale. Convoqué comme témoin en juillet 1945, Paul Léautaud, rétif à toute autorité, a refusé de l’accuser. Pour l’anecdote, Jacques Bernard était prétendant (sans enthousiasme) au trône de l’éphémère et quasi-inexistant royaume d’Araucanie et de Patagonie.
2 Le premier numéro de Combat, issu d’autres journaux clandestins de la Résistance, est paru en octobre 1941.
Suite à la lecture de cette page, notre ami Jean-Luc Souloumiac a posté le commentaire suivant : « Cet affreux Bernard m’a automatiquement fait penser à son anti, le gentil Bernard. Voir son article… » Suit un lien vers la page Wikipédia de Gentil-Bernard. Ça n’a rien à voir mais je trouve ce message tellement gentil…