Jean Le Barbier de Tinan (19 janvier 1874-18 novembre 1898) a vécu 9 069 jours, soit 24 ans et dix mois. Avant de mourir, Jean de Tinan a eu le temps d’obtenir un diplôme d’agronomie à Montpellier. Revenu à Paris (où il est né) en 1895, Jean de Tinan est devenu l’ami de Pierre Louÿs1 (son aîné de quatre ans) et fréquente ses amis André Gide et Paul Valéry, tous trois sensiblement du même âge. Entre mars 1895 et mars 1899 Jean de Tinan a écrit quatorze articles pour le Mercure et, sur deux numéros, son roman Aimienne ou le détournement de Mineure (Aimienne étant Minnie, la fille du romancier J.-H. Rosny aîné2). Paul Léautaud écrira « L’Ami d’Aimienne » dans le Mercure d’août 1899, qui est reproduit infra. Jean de Tinan a écrit en tout six romans, dont deux signés Willy3.
Dans le Mercure, Jean de Tinan tenait la rubrique des « Cirques, cabarets, concerts », qui avait été créée pour lui (dix chroniques entre novembre 1897 et novembre 1898) mais à une époque où tout le monde écrivait un peu sur tout dans cette encore jeune revue. On le rencontre aussi bien tenant la rubrique des livres ou celle des théâtres ou même, en mars 1897, celle des sciences biologiques. C’est dans les deux numéros de février et mars 1899 que paraîtra, donc à titre posthume son Aimienne ou le détournement de mineure, présenté par Pierre Louÿs :
Je présente aux lecteurs du Mercure, avec une tristesse infinie, le dernier roman de Jean de Tinan.
Ceux qui suivaient, depuis un an, les chroniques légères et hâtives qu’il écrivait ici même sous la rubrique « Cirques, Cabarets, Concerts » s’imaginent sans doute connaître le caractère et les limites de son talent. Ils ne les soupçonnent même pas. C’est ici qu’ils les jugeront.
Le roman qu’on va lire, et qui clôt l’œuvre d’un enfant mis en terre à vingt-quatre ans, devait inaugurer une vie d’homme. Jean de Tinan y révèle tout entier, avec son originalité intense, ses dons d’observation exacte, d’expression brève et de style scrupuleusement dépouillé. Il y donne la mesure de sa force. Il y expose ses théories, en vue d’une longue série de romans qui sont à jamais perdus pour notre littérature.
Nous ne demandons pas à ceux qui ne l’ont point connu de pleurer avec nous, un ami dont personne n’a pris la place au milieu de nos réunions ; mais nous voudrions qu’on lût ce livre avec admiration et avec pitié.
Pierre Louÿs
Dans les « Échos » du Mercure de décembre 1898, page 854, est paru ce très court hommage, non signé :
Le 18 novembre est mort notre collaborateur et ami Jean de Tinan. Il n’avait que 24 ans. Très jeune, il avait débuté dans les lettres par des livres où il prouvait déjà qu’il était un écrivain subtil et où l’on pressentait l’observateur qu’il devait un jour devenir, d’une intelligence si multiple et si vive. Plus tard il donnait un roman : Penses-tu réussir ! et, il y a quelques mois à peine, une sorte de monographie historique et romanesque, L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse4.
Jean de Tinan était un ironiste et un sentimental. Dans ce qu’il nous laisse, il y a des pages exquises et d’un mélancolique qui semble se railler soi-même. Ceux qui l’ont approché n’oublieront jamais le charme primesautier et l’entrain spirituel de sa conversation. Et ceux dont il fut l’intime pleureront longtemps l’ami sûr et précieux qu’ils ont perdu.
La première fois que Paul Léautaud évoque Jean de Tinan dans son Journal littéraire est le mars 1896, en citant Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France.
Vallette me disait tantôt : « Si on mettait de l’argent sur les écrivains comme on en met sur les chevaux, j’en mettrais sur Tinan5. »
Lettre de Paul Léautaud à Jean de Tinan, datée du sept septembre 1898 :
Mon cher Tinan,
Hier, au Mercure, j’ai appris de Louÿs votre installation à Dubois6. Je n’attends que de savoir qu’il n’y a pas d’indiscrétion à vous visiter, pour aller vous dire bonjour. Mais, déjà, et si quelquefois il était préférable de ne pas vous déranger, je vous prie de trouver ici, avec tous mes vœux pour l’amélioration de votre santé, l’expression de mon affectueuse sympathie.
Puis, le dix octobre :
Été voir cette après-midi Tinan à la Maison Dubois. Je n’ai pu le voir que quelques minutes dans sa chambre. On est venu le chercher. En me quittant et en plaisantant : « Je suis désolé… Vous m’excuserez… Vous voyez… on m’emmène encore… » (Je pense, dans la salle d’opérations).
Puis le 18 novembre, il écrit à Paul Valéry
Mon cher ami,
J’ai appris cette après-midi, par Albert, la mort de Tinan, survenue je crois la nuit dernière ou ce matin. Les obsèques auront lieu lundi à 10 heures. Certainement vous recevrez un faire-part ; mais quand même j’ai voulu vous prévenir.
Bien à vous.
Paul Léautaud
Et le premier juillet 1899, Paul Léautaud écrit à Alfred Vallette7
Paris le 1er juillet 1899
Mon cher Monsieur Vallette,
Dès la mort de Tinan, j’avais résolu d’écrire quelques pages sur lui. L’annonce de la publication d’Aimienne m’avait assuré dans ce projet. J’avais commencé mon travail. Puis, ne sachant où le publier — car vous avez déjà un manuscrit de moi8 et je n’osais vous en remettre un second9 et ayant su par vous que Louÿs devait écrire une préface, je m’étais arrêté.
Mardi dernier, Klingsor10 m’a demandé quelque chose pour la Vogue11. Je lui ai parlé de mon article sur Tinan. Cet article lui allant, je dois à peu près le lui remettre pour une prochaine semaine. Mais, en plus du goût de n’écrire, aussi longtemps que possible, que dans une seule revue, j’ai, vis-à-vis de vous et du Mercure, des scrupules invincibles presque, et d’autre part, il me semble que mon article serait mieux dans le Mercure qui avait Tinan comme collaborateur. Voilà toutes les raisons qui me font vous écrire ces lignes. Il faut bien que j’écrive, puisqu’une timidité ridicule et que je blâme moi-même m’empêche de parler et de vous demander des choses souvent d’une grande importance pour moi. Mon travail, qui comportera 4 ou 5 pages du présent format et qui n’est pas de la critique proprement dite mais une sorte d’étude à la fois impressionniste et sentimentale, sera terminée d’ici à la fin du mois (il est à moitié). Que dois-je faire ?… Faut-il que j’écrive à Klingsor, ou ne me garderez-vous aucune rancune ?… J’irai, ce soir, demander à van Bever12 votre réponse.
Mes excuses et mes sentiments reconnaissants.
Paul Léautaud
Sautons les années, nous voici au sept avril 1903 :
Dîné chez les parents de Tinan avec Albert13. Accueil charmant. Décidément, je pourrai mettre cette formule-là partout. M. de Tinan grand collectionneur d’outils d’art, un bourru très distingué, et sachant des tas de choses. Mme de Tinan, une bourgeoise tout à fait, vous entretenant de ses petits ennuis de maison, par exemple de sa femme de chambre qui veut devenir la cuisinière. Le mari disant sans cesse des méchancetés à sa femme. On me montre des portraits de Tinan, celui, si intéressant, fait par Louÿs : Tinan ouvrant une porte (photographie reproduite dans la Revue Encyclopédique). On parle de Willy, de son duel avec Mitty14, appelé Monsieur de Quatorzheures dans Claudine s’en va15-16. Cela nous reporte au temps où Tinan travaillait pour Willy. Maîtresse d’Esthète17. Le sculpteur Fix-Masseau18 propose un jour à Willy un paquet de lettres d’une ancienne maîtresse (la femme qui servit pour Une Passade), en lui disant qu’il pourra peut-être en faire quelque chose. Willy lui donne rendez-vous pour quelques jours après, en disant qu’il amènera un sténographe. Au jour dit, Willy arrive avec Tinan. « Mais il me semble que Monsieur est Monsieur Jean de Tinan », dit Fix-Masseau. « Taisez-vous donc ! dit Willy. Cela ne fait rien. C’est un ami. » Fix-Masseau raconte son histoire, Tinan prend des notes, Willy boit et fume. Tinan part pour Jumièges, se met au travail, deux ou trois mois. Willy va pendant quelques jours pour examiner le travail, donner le ton, et ce fut Maîtresse d’Esthètes. Tinan toucha cinq cents francs. Tinan fit aussi Un vilain Monsieur, mais, ici, le sujet était de lui. Paul Acker19 y travailla aussi un peu. Je me rappelle avoir vu souvent Tinan, trouvant un mot drôle, au hasard de la conversation, demander aussitôt un « bleu » pour envoyer son mot à Willy, qui le fourrait dans sa chronique. Tinan a laissé des tas de choses, d’abord les papiers remis à Louÿs et à Albert, puis des lettres, des brouillons, etc. Ce soir encore, je ne me suis guère amusé. Cela me fait pourtant plaisir de voir des gens, des lumières, d’entendre bavarder. Ah ! réussir ! Comment y arriver, si je m’ennuie autant partout, si partout je ne pense qu’à moi ? Toujours la même chose : rien ne m’étonne, ne me ravit, ni les choses, ni les gens, et je ne crois pas que ce soit parce que je m’en fais avant une trop grande imagination. J’étais comme cela quand j’étais enfant. J’arrive, je me mets dans un coin, et là je pense à moi, à mes affaires. Oui, c’est là le vrai : je ne pense qu’à moi. De plus, de quelque endroit qu’il s’agisse, de quelques gens aussi, en deux fois j’ai vu ce qu’est le premier et ce que valent les seconds.
L’Ami d’Aimienne
Il faudrait que quelqu’un accepte la charge d’écrire une page sur les rapports de Paul Léautaud avec Maurice Barrès20 ; elle trouverait sa place ici, ne serait-ce que pour la dédicace de Paul Léautaud à Maurice Barrès pour son Ami d’Aimienne.
Lettre de Paul Léautaud à Maurice Barrès datée du sept juillet 1899 :
Monsieur,
Le Mercure de France, dans son numéro d’août, publiera quelques pages que j’ai écrites sur Jean de Tinan, mort l’année dernière, et que vous connaissiez, il me semble.
Autant pour ma satisfaction personnelle que parce que mon ami, lui aussi, devait beaucoup à vos livres, je serais heureux d’inscrire votre nom en tête de ces pages malheureusement un peu rapides.
Voulez-vous m’y autoriser.
Je pense avoir les épreuves vers le 15 et je vous serai obligé de me donner, d’ici là, et au Mercure, votre réponse.
Avec mes sentiments respectueux.
P. Léautaud
Inévitablement, ceux qui s’intéressent à Paul Léautaud s’étonnent de la considérable évolution de son écriture et de sa pensée — en fait un revirement complet — qui s’est produite au début de ce nouveau siècle. Avec sa lucidité coutumière sur lui-même il décrit cette évolution le seize décembre 1902 :
[…] Il y a eu comme cela la crise élégiaque (17 à 20 ans), — la crise poétique (et un peu romans et nouvelles) (20 à 25 ans), — la crise philosophique (Taine21, Renan22, Barrès) (25 à 28 ou 29 ans), puis j’ai commencé à être un peu moi-même (article sur Tinan), […]
C’est cet « article sur Tinan », « cinq ou six pages mal bâties », selon ses propres mots23, que nous allons lire ci-dessous.

Paul Léautaud
L’Ami d’Aimienne
À Maurice Barrès
L’humanité est plus riche de morts que de vivants
Auguste Comte24
Ce sont des choses touchantes que ces livres, parfois, où se trouve retenu l’ensemble des phrases dans lesquelles essayèrent de faire passer un peu de l’émotion qu’ils portaient en eux ceux-là pour qui fut court le monotone chemin de vivre. Après tant de volumes de ce genre, après, entre autres, le Centaure de Maurice de Guérin25, le Journal de Marie Bashkirtseff26, les Reliques de Jules Tellier27, les Moralités de Jules, Laforgue28 et l’Interrupta de Paul Guigou29, voici, aujourd’hui, inachevé et adorable, Aimienne, le dernier roman de Jean de Tinan. En feuilletant ces pages où se reflète le meilleur, peut-être, et le plus significatif de celui qui les écrivit, je ne puis me défendre d’une sorte de pitié mélangée de dédain et de mélancolie : c’est que toujours je me complus dans la pensée des morts ; et davantage qu’une critique de ce livre posthume, je voudrais noter ici les traits du sentiment qui se lève en moi chaque fois que je songe à notre ami disparu.
Ces deux ou trois pages, cependant, n’auront de goût, je le crains, que pour ceux qui connurent Jean de Tinan. Malgré toute l’affection que je lui gardais, à cause d’une vie différente de la sienne je le fréquentais peu. D’ici, de là, dans des réunions de camarades, au Mercure, à des premières, dans quelque café ou parmi les allées du Luxembourg, je l’apercevais et lui serrais la main ; et souvent des semaines mouraient avant que je le revisse. Mais dès le premier jour, voilà quatre ans, tout de suite il m’avait séduit, me laissant de lui une image que je ne me lassais pas de caresser, et sans qu’il le sût je le chérissais précieusement. Je ne crois pas, d’ailleurs, qu’il soit beaucoup de gens qui l’aient approché sans aussitôt l’aimer. Avec un visage charmant, il avait ce qui conquiert par-dessus tout : la grâce et la simplicité. Il avait aussi une douceur résignée, une indulgence sincère, tout un abandon intelligent et nuancé, avec, au fond, une vraie modestie de soi-même. Sans doute, le perpétuel sourire où il s’amusait agaçait parfois quelques uns et j’avoue que je fus, par moments, de ceux-là qu’intimidait et déconcertait son continuel esprit. Mais j’ai appris de bonne heure que rien ne dissimule plus de tristesse que ce même sourire dont s’ornait le visage atténué et clair de Jean de Tinan, et sachant combien il faut offrir d’amour à ceux là qui sourient sans cesse, par pudeur et pour savourer mieux le désir de pleurer, nous étions plusieurs qui gardions à ce jeune homme délicat et un peu essoufflé une véritable amitié.
Jean de Tinan ! ce nom, pour moi, c’est de la sensibilité, du scepticisme et de la grâce. Ce me fut aussi le paysage d’un modernisme un peu aigu. Le soir, vers minuit, quand tout se tait et s’apaise, et que notre cœur, délaissant notre cerveau, tremble indéfinissablement, souvent, quittant ma table de travail pour me réfugier en quelque fauteuil, je songeais à mon ami. Tout l’espace se dissipait. Je le voyais assis dans l’un de ces bars à la mode, chez Maxim’s par exemple, buvant quelque boisson compliquée et glacée, en compagnie de Kerante, son double, de Silvande, de Silly, de Welker, et de plusieurs de ces créatures élégantes et froissées et qu’il affectionnait aussi30. Rigide et strict, le barman émergeait de son comptoir. Des groupes, çà et là, s’anémiaient sous les lumières. Inclinées et minces, des femmes, par endroits, mettaient la parure d’une tendresse riche et facile. Dans leur coin, mes camarades bavardaient, cultivant leur sentimentalisme, échangeant des vues sur ce que fait celui-ci ou celui-là, disant du mal de l’un et de l’autre, par plaisir, pour user le temps et s’entretenir l’esprit, sans beaucoup de méchanceté, cependant que grave et comique à la fois, Chocolat31, en dansant, fredonnait, d’une voix uniforme et nègre, la sérénade « Sois bonne, ô ma chère inconnue…32 » Et ce tableau éclatant et nocturne, aux couleurs dures et mobiles tout ensemble, me pénétrait délicieusement.
Ce qui était appréciable, chez Jean de Tinan, c’était sa supériorité sur ce qu’il écrivait. Être supérieur à ses livres, avoir plus d’esprit que ses livres, garder de l’intelligence encore en dehors de ses livres, que cela a l’air de rien et pourtant que cela est rare. Un écrivain, d’ordinaire, dans des ouvrages qui lui coûtent des efforts et parfois quelques emprunts, met le meilleur et le plus clairvoyant de soi-même, jusqu’à se retrouver, à l’achèvement, fatigué et appauvri. Au contraire de ces auteurs qui ont commis de livres ineptes et qui montrent à l’auditeur plus de bêtise encore, Jean de Tinan égalait toujours sa littérature et souvent la dépassait. Je crois bien qu’écrire, pour lui, fut simplement un jeu. Ces romans un peu hâtifs et où il faut louer, avec un style très particulier, l’absence entière de préoccupations humanitaires ou naturistes33, ces rapides chroniques, ici-même34, où il excellait et pour lesquelles on n’a pu ni voulu le remplacer, tous ces travaux d’un art exact et divers et qu’illustreraient si parfaitement des lithographies de Toulouse-Lautrec, paraissent bien ne lui avoir fourni qu’un amusement, sans plus. C’est pourquoi il ne faudrait pas prendre trop au sérieux l’épigraphe que j’ai mise à ces pages. En écrivant les mots qui la composent, Comte, certainement, entendait parler des individus qui eurent le temps de préparer leur génie et de qui les œuvres augmentèrent notre cerveau. S’il avait vécu, Jean de Tinan n’eût peut-être fait qu’un chroniqueur, et, se prodiguant dans les journaux, produit seulement que des pages d’un goût vite évanoui. Mais si notre admiration, avec raison, va vers ceux-là de qui les livres nous furent des enseignements, combien nous devons l’accorder aussi à ces jeunes hommes interrompus dans leur effort et qui nous laissent, à défaut souvent d’une œuvre éloquente, cette heureuse illusion qu’ils auraient pu nous la donner.
Il me semble bien que ce que je préfère dans toute l’œuvre de Jean de Tinan — et je n’ai pas lu Penses-tu réussir ?… — c’est la préface35 et les pages 185, 186, 187, 188 et 189 de L’Exemple de Ninon de Lenclos. « Misère et beauté », comme dit le titre d’un récent roman-feuilleton36. Cette préface, ces pages que j’aime et que par moments je voudrais avoir écrites, je sais bien qu’elles sont un peu fragiles, un peu vaines, un peu décousues aussi. Je connais les reproches qu’on peut leur adresser et toute la faiblesse qui les déprécie. Je n’ignore point que beaucoup de mes camarades jugent que ce n’est pas là de la vraie littérature, que tout ce qu’écrivait Jean de Tinan était souvent trop lâché, que notre ami avait au plus l’esprit des salons mondains, etc… Tout cela, l’un d’eux, dernièrement, me le disait avec dogmatisme37 Mais à quoi sert de catéchiser ? Ces gens-là ne comprennent point que la littérature n’est pas une chose bien sérieuse. Pour eux, elle est un sacerdoce, et de cela il faut les féliciter. Ils ne comprennent pas que c’est une sorte de sagesse que d’écouter sa fantaisie, de regarder, de sourire et d’oublier. Ils détestent le dilettantisme et l’ironie et les proclament des dispositions dangereuses. Ils ignorent que l’ironie et le dilettantisme sont des exercices fort difficiles, qu’on n’y est guère apte qu’après quelques années de réflexion, qu’il y faut une intelligence curieuse et souple à l’extrême, et ils vont jusqu’à refuser à mon ami disparu le don triste et charmant d’y avoir presque excellé. Ils sont convaincus et irréductibles… Et peut-être ces butors ont-ils un peu raison.
Et pourtant, moi aussi, j’ai mené visiter, Place des Vosges, les appartements de Ninon de Lenclos38, une jeune et complaisante personne que j’aime sans l’aimer et qui m’est chère avec indifférence. Ainsi que Jean de Tinan à sa blonde Madame, et parce que, comme lui, je l’avais appris dans les livres, je disais à ma compagne39 l’histoire des grands hôtels de briques et de pierre devant lesquels nous passions, et que c’était là, là, et là, qu’autrefois avait habité tel personnage, et tel autre, et tel autre encore. Mais si elle était belle à souhait de la mélancolie qui m’exalte, mon amie de ce jour-là ne dissimulait pas assez une bêtise un peu ennuyeuse, et comme la solitude fut toujours à mon cœur plus chaude que l’amour, pour la laisser à ses affaires et pour revenir seul le long des quais, je quittai, au tournant d’une rue cette enfant que d’autres, peut-être, eussent désirée et de qui les seins tremblants ne me sont que bien rarement un oreiller suffisant.
Aimienne ! ce petit livre familier et tendre, malgré sa frivolité et ses railleries, tout ensemble ironique et sentimental, insensible et apitoyé comme le sourire d’un pastel de La Tour40 qui contient des paroles si touchantes et des mots si durs, et où fleurit, lumineuse et grave, l’idée de la mort, je l’ai prêté, pour qu’elles le lisent, à quelques-unes de ces femmes dont, aux soirs d’inquiétude et de désenchantement, je fais ma compagnie41. Elles le liront avec douceur. Avec une lassitude proche de leur fatigue, elles y retrouveront un reflet de leur légèreté et du romanesque qu’elles montrent toute une part d’elles-mêmes amoureuse et désabusée. Quand elles l’auront terminé, accoudées dans le souvenir des phrases qui surent les émouvoir plus particulièrement, elles laisseront leur rêverie s’effeuiller au hasard de ces pages charmantes. Et songeant lentement au jeune homme qui les écrivit et que la mort vint détourner de leur achèvement, elles éprouveront pour notre ami cette admiration et cette pitié qui lui sont dues et que M. Pierre Louÿs n’avait pas besoin de nous demander42. Et ce petit livre, alors, me sera plus précieux encore, avec les traces qu’y auront marquées de leurs doigts aux ongles fardés ces créatures frémissantes et toujours soumises.
Notre ami dort aujourd’hui dans ce même cimetière du Père-La-Chaise43 d’où Rastignac44, autrefois, pressé de conquérir la ville illustre et tortueuse, adressait à Paris le défi que l’on sait. Jean de Tinan m’apparaissait souvent comme une réduction du héros balzacien. C’est avec intention que j’écris ce mot réduction qui s’applique un peu à chacun de nous : Sauf le financier, plus rien, pas même le paysage, ne subsiste maintenant de l’épopée balzacienne. Le monde à la fois grandiose et, misérable inventé par le romancier, et que réalisa un instant le second Empire, est pour jamais rentré dans l’ombre. Ceux-là de nous qui prononcèrent, un soir de fièvre, les mots superbes de Rastignac, et qui rêvèrent, comme lui, de parvenir et de dominer, ne sentant pas en eux la volonté, l’audace, et la force d’insulter par quoi l’on réussit, ont à peine osé sortir de leur chambre. Et si quelqu’un, dans une œuvre analogue à celle de Balzac, voulait cataloguer la société d’aujourd’hui, je crois bien que le titre pris par le maître serait un peu trop grand et qu’il faudrait lui préférer celui, mieux en rapport, d’opérette humaine. Tout cela, Jean de Tinan le comprenait et certainement, parfois, il devait se le répéter tout bas. Pas plus qu’il ne s’illusionnait sur soi-même, il ne cherchait à duper autrui. « Ce que je veux, me disait-il un jour, c’est l’argent et la notoriété. » Et s’il ne fut qu’un Rastignac de Cirques, Cabarets et Concerts, il le fut avec une douceur, une simplicité, toute une grâce et toute une élégance qu’on rencontre rarement chez les très jeunes gens.
Il fut un tendre. Il fut un sentimental et un contemplatif. Il fut de ceux qui se promènent ici-bas sans longtemps s’arrêter aux paysages qu’ils visitent ; qui entrent dans les bibliothèques, non pas pour y lire ou pour y travailler, mais seulement pour s’apitoyer sur les richesses immortelles et fanées qu’elles renferment ; qui s’approchent des femmes, inconstants et timides et pleins d’une tendresse jamais utilisée ; qui se désespèrent à propos de rien et qui sont heureux de même, et qui défaillent infiniment quand, parfois, au détour d’une rue, quelque ronde de petites filles étroites et maigres et qui dansent en chantant « Nous n’irons plus au bois…45 » soudain fait remonter à leur cœur un peu des chagrins de leur enfance passionnée.
Il savait qu’on doit s’attacher aux choses sérieuses, s’efforcer vers les idées, exiger de son cerveau tout ce qu’il peut donner, penser. Il savait aussi que cela n’en vaut pas la peine, que rien n’est sûr et solide, que tout se dérobe sans cesse à nos doigts frémissants, que seul le silence convient et que sourire est l’unique sagesse. Pourtant, il écrivit des romans et des chroniques, des sermons pour un curé et des inepties pour un auteur gai, en se moquant de soi-même et sans accorder aucune importance à ce qu’il écrivait. Il écrivit pour plaire et pour être aimé, pour jouir et pour être connu. À-t-il plu ? a-t-il été aimé ? a-t-il joui ? des inconnus, quelque part, conservent-ils son souvenir ? Il est mort…
Je viendrai souvent vers cette tombe46 pour lui demander de fortifier en moi le don du sourire et de l’indifférence, car dans ces phrases que nous traçons et que l’ingratitude et la sottise aussitôt insultent, c’est à peine si quelque chose persiste et chante de cette harmonie et de cette beauté qui sanglotent sous notre front.
Paul Léautaud
Juillet 1899
ANNEXE I — Aimienne, par Rachilde47
Aimienne ou le détournement de mineure, par Jean de Tinan.
Très pâle, hautement cravaté, vêtu d’une redingote 1830 s’ouvrant sur un long gilet de velours noir, coiffé d’un feutre à large bord, et glissant, quand il marchait, comme un bon danseur, ce jeune homme, déjà mort, c’est-à-dire ne vivant que par son esprit, avait bien l’aspect d’une ombre. Il était le joli ténébreux dont rêvent les vierges sages et que ruinent toujours, fortune ou santé, les vierges folles. Si on l’aimait beaucoup il aimait littérairement : puissance des physiques faibles. Il faisait de frénétiques noces à froid. Son livre, ses livres en débordent. On dirait que le morceau de glace déposé dans son champagne agit comme la volonté d’un revenant d’un tout autre monde. Il ne m’apparaît pas certain qu’il soit mort. II est simplement allé ailleurs. Sorti d’un salon pour se promener sur les boulevards et en d’assez mauvais lieux, il est remonté là-haut… dans ce salon très fermé du cimetière du Père-La-chaise où il fréquente chez des marquises poudrées par la poudre du cercueil. Je crains qu’il ne revienne plus. Très mûr, très indifférent, pour cela même plein de tous les enthousiasmes superficiels, très travailleur parce qu’il comptait les minutes de ce supplice de Tantale qui est la vie, son imagination, analyse, débrouille, embrouille, se désespère, nous effare. Il trouve trop d’idées, trop de mots, et néglige la trame. À quoi bon composer son œuvre quand il se sent, presque chef-d’œuvre lui-même, se décomposer chaque jour ! (Tout roman est malade du roman empoisonné que nous portons en nous.) Il a vécu tant d’existences, en changeant si souvent de maitresses, qu’il commence à rire de bon cœur en face de son propre sort. Et il joue tous les rôles sans les moindres croyances, enlève les valseuses d’un soir, séduit les jeunes mariées, et c’est à lui que vont les mineures timides pour se faire détourner proprement. Il est à la fois leur tourmenteur gracieux et son propre bourreau. Combien cela peut-il durer ? L’espace d’un matin !
La grande question pour lui est de plaire. C’est ainsi que l’horrible existence peut lui plaire. Il évoque bien une époque de dandysme à jamais disparue et je crois qu’il y est retourné, comme irait se replacer dans son cadre un jeune mondain de Dreux pour la terreur intime que lui aurait causée le frôlement squelettique d’une bicyclette durant son tour au Bois. Jean de Tinan, malgré ses glorieux vingt ans et sa fine beauté d’imberbe, n’était pas un enfant. On pouvait causer avec lui comme avec un très vieux philosophe, mais il n’oubliait pas le mot si on oubliait son âge. Et c’était toujours drôle, son mot, sinon toujours tendre. Méchant, je ne crois pas. Seulement, comme au siècle de Mme des Ursins48, il disait tout. Le roman que le Mercure publie n’est pas fini. Ainsi est-il bien plus l’image même de son auteur. C’est un mot, une plaisanterie perpétuelle, amoureuse, libertine, se festonnant sur la vie de celui qui s’appelle Raoul de Vallonges comme une guipure extraordinairement compliquée sur un velours sombre. Jean de Tinan savait très bien qu’il allait partir, mourir. Au lieu de perdre son esprit avec son courage, il a forcé la note et s’est fait peut-être illusion à lui-même l’espace d’une anecdote. Il est mort en écrivant, en plaisantant et pourtant a beaucoup souffert pour s’effacer. On doit lui pardonner ce détournement de mineure en faveur de la grâce qu’il met à effleurer seulement son sujet. Dans le respect voulu qu’il exprime pour Aimienne il y a tout le prestige d’une fine morale… mais c’est l’auteur qui se termine et non le roman. Pierre Louÿs, dans deux lignes attendries de préface, demande qu’on lise avec pitié cette œuvre toute fleurie de femmes. Il faut peut-être envier un tel sort : Mourir jeune, beau, enguirlandé de tous les bras blancs des charmeuses terrestres, c’est aller à une gloire certaine, c’est préférer les dieux qui vous préfèrent et vous touchent de la palme avant l’heure des critiques déflorantes. Avec son esprit terrible, Jean de Tinan pouvait devenir un simple grand journaliste, tenté par sa facilité, sa spontanéité d’anecdotier. Maintenant il demeure un chanteur de l’amour et voilà pourquoi il a son droit à sa petite part d’éternité « L’Amour… Il n’en dit pas plus long pour le moment sur l’amour parce que l’on quittait la salle à manger !… ».Ce sont ses dernières lignes et il a quitté en effet la vulgaire salle à manger de cette terre pour aller chercher, plus haut, quelques voluptés plus… infinies. Le manuscrit d’Aimienne se termine par une courte, mais très lucide rédaction des notes laissées en marge, qu’un ami, Henri Albert, a soigneusement recueillies. Le livre est orné d’une couverture illustrée de Maxime Dethomas et d’un portrait.de l’auteur, une belle page du poète-peintre Henry Bataille49.

ANNEXE II — Une note de Francis Jammes
Dans le Mercure de mars 1901, page 657, notre ami Jean-Luc Souloumiac signale cette courte note sur de Francis Jammes50 sur Jean de Tinan :

La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais mort et que je retrouvais Jean de Tinan, que j’ai vu une seule fois dans ce salon51, à même époque, peut-être à même date. Il m’est donc apparu en songe et m’a invité à déjeuner en une maison de campagne située dans un petit village protestant : Bellocq52. Je doute qu’il ait jamais été là durant sa vie53. Mon rêve indiquait dix heures du matin. Tinan était comme je le vis en réalité charmant et ironique. Il m’offrit des gâteaux singuliers et me raconta qu’il avait, pour s’amuser, fait boire des boissons anglaises à des soldats qui faisaient les grandes manœuvres. Et qu’il était arrivé à ce résultat que chefs et soldats pris de gaîté ne savaient plus, les uns commander, les autres obéir.
Tout à coup une angoisse terrible m’a saisi, une sympathie douloureuse, un regret de n’avoir pas assez connu durant sa vie le poète d’Aimienne. Je lui ai tendu la main en pleurant et me suis éveillé.
Qui sait ? En quels mystérieux pays allons-nous aborder, en quelles îles de l’Océan du Sommeil ? Quels pavots blancs nous enchantent ? Pourquoi invoquer le hasard et non l’ignorance ? S’il est vrai que la vie ne tienne qu’à nos sens et que nos royaumes soient en nous — pourquoi les poètes qui sont, comme on l’a écrit, les explorateurs de leur âme, n’apercevraient-ils pas dans la nuit et la brume de leurs rêves, parfois, un promontoire de la Mort ?
Le lecteur intéressé pour lire la lettre un peu hors-sujet que Paul Léautaud a écrite à Tristan Klingsor de 1899 sans date plus précise : « Toutes mes excuses, mon cher Klingsor, pour n’avoir pas encore tenu ma promesse »…
Ce même lecteur pourra aussi consulter les articles d’Henriette Charasson dans le Mercure du seize novembre 1910 : « D’Hélisenne de Grenne54 à Jean de Tinan » (page 193) et dans le numéro suivant : « Un bâtard du romantisme », page 426 et aussi l’article d’Auriant dans sa rubrique du Mercure du quinze juin 1939 « Petite histoire littéraire et anecdote », page 742.
« Aimienne ou le détournement de mineure », texte du Mercure de France de février et mars 1899 :
Notes
1 La Correspondance entre Pierre Louÿs et Jean de Tinan, étalée sur les années 1894-1898, présentée et annotée par Jean-Paul Goujon, spécialiste de Jean de Tinan, a été joliment publiée par les éditions du Limon en 1995 (429 pages). Cette maison d’édition n’existe plus.
2 J.-H. Rosny est le pseudonyme commun des frères Joseph Henri Honoré Boex (1856-1940) et Séraphin Justin François Boex (1859-1948). Entre 1887 et 1908 ils écrivent en collaboration de nombreux contes et romans à dominantes scientifique ou fantastique, et mêlant souvent les deux. En juillet 1908 les frères arrêtent leur collaboration et Joseph continue d’écrire sous le nom J.-H. Rosny aîné, pendant que Séraphin signe J.-H. Rosny jeune. Rosny aîné aura droit à son portrait-charge dans Mots, propos et anecdotes.
3 Willy (Henry Gauthier-Villars, 1859-1931), fils d’éditeur, journaliste, critique musical et romancier, surtout connu pour avoir épousé Colette en 1893, faisait couramment appel à des nègres (dont Colette).
4 Mercure de France, été 1898.
5 À la date à laquelle Alfred Vallette veut miser sur lui, Jean de Tinan a 22 ans et quatre mois.
6 Cette maison religieuse de santé trouve son origine au XVIe siècle. Au début du XIXe siècle, le docteur Dubois crée un service de chirurgie dans ce qui est devenu une « maison municipale de santé », payante. La « Maison Dubois » est actuellement l’hôpital Fernand-Widal, 200, rue du Faubourg-Saint-Denis.
7 Lettre extraite d’une plaquette publiée aux éditions « À l’Écart » en 1985 et reproduite dans le Cahier Paul Léautaud numéro deux de septembre 1987.
8 Le manuscrit de Paul Léautaud qu’Alfred Vallette a déjà en mains est le quatrième « Essai de sentimentalisme », écrit en mars 1899, qui paraîtra dans le Mercure de France du premier novembre 1900 et que l’on peut consulter ici-même dans une page sur les textes de jeunesse de Paul Léautaud.
9 À cette époque, Paul Léautaud n’est pas encore salarié du Mercure. Il ne le sera qu’à partir de janvier 1908.
10 Tristan Klingsor (Léon Leclère, 1874-1966), poète, musicien et peintre. Le nom de Tristan Klingsor survit de nos jours essentiellement grâce à la musique de Maurice Ravel sur trois poèmes issus de Shéhérazade (1903) : « Vieux pays merveilleux des contes de nourrice / Où dort la fantaisie comme une impératrice… »
11 L’hebdomadaire La Vogue est parue avec des bonheurs divers au printemps 1886 sous la direction de Léo d’Orfer et du poète Gustave Kahn. Léo d’Orfer s’est assez rapidement retiré, laissant la place à Félix Fénéon, qui la rend « artistique, scientifique et sociale », le mot sociale ayant un sens aigu chez Félix Fénéon. Après deux interruptions au moins, de plusieurs années, La Vogue, devenue mensuelle, reparaît pour vingt-quatre numéros sous la direction de Tristan Klingsor.
12 Adolphe van Bever, (1871-1927), bibliographe et érudit. Paul Léautaud et lui se sont rencontrés à l’école communale de Courbevoie et sont restés amis. Dans ses Entretiens avec Robert Mallet, PL dira de lui : « van Bever, qui était un être d’une précocité étonnante et d’un naturel hardi, entreprenant, faisait des conférences. Il ne devait pas avoir plus de quatorze ou quinze ans environ et il organisait des conférences littéraires à la mairie de Neuilly. » Vers la fin du siècle, Adolphe van Bever et Paul Léautaud ont habité ensemble par économie. Adolphe, à ce moment-là est secrétaire au Mercure après l’avoir été au théâtre de l’Œuvre. À son départ en 1912, Paul Léautaud occupera son bureau. En décembre 1999 ils publieront ensemble les Poètes d’aujourd’hui. Voir Marie Dormoy, Vie secrète de Paul Léautaud, Flammarion 1972, page 74. Voir aussi André Billy, Le Pont des-Saint-Pères, pages 33-35. Voir enfin un extrait des mémoires de Lugné-Poe : La Parade II : Acrobaties, pages 37 à 42, chapitre : « Le premier abonné », NRF 1931.
13 Note ultérieure de Paul Léautaud, à l’occasion de la parution de quelques extrais de son Journal littéraire dans le Mercure à la fin des années 1930 : « J’aurais dû l’indiquer plus tôt : Henri Haug, dit Henri Albert, le traducteur de Nietzsche. / Henri Albert connaissait tout Paris : le « grand monde », la bourgeoisie, le monde de la galanterie, la littérature. Il tenait un Journal. À sa mort, ces papiers sont passés entre les mains de son frère. Il faut souhaiter qu’ils n’aient pas été détruits, par puritanisme, “respect des convenances”, comme ces gens qui, sans aucun droit, mettent au feu les lettres d’un écrivain, à leur avis “préjudiciables à sa mémoire”. Ils oublient comiquement que, ces lettres détruites, le fait demeure connu. Exemple : la lettre de Vigny à Marie Dorval. / La non-publication, absolument abusive, véritable “Fait du Prince”, de la partie posthume du Journal des Goncourt, n’a pas d’autres raisons que des plaisanteries de ce genre. »
14 Jean de Mitty (Mircea Barbo Golfineano, 1864-1911), journaliste d’origine roumaine, stendhalien, directeur du magazine Le Cri de Paris.
15 « Dans Claudine s’en va, Willy avait placé le personnage de Jean de Katorzeur, un cerbère à tête de palefrenier, dans lequel on pouvait reconnaître Jean de Mitty, un romancier qui l’avait provoqué en duel, et blessé [en avril 1903]. Willy dut présenter ses excuses, mais il ne modifia pas son texte. » Colette, Mes vérités, entretiens avec André Parinaud.
16 Voici le début du texte : « Enfin, essentiel, culminait Jean de Katorzeur, vous savez, ce Serbe à gueule de palefrenier anglais, jadis rédacteur, en langue belge, d’une feuille de chantage bien parisienne, chochotte qui se dit impérialiste pour justifier ses mœurs à la Cambacérès. Depuis que je le menaçai de lui boucher son gagne-pain avec le bout de ma bottine, il m’accable de prévenances — sans doute pour assurer ses derrières, et je l’écoute volontiers, car il y a souvent d’utiles indications à glaner dans les médisances baveuses de ce débineur, toujours prêt à manger le morceau, tous les morceaux : nous déjeunâmes ensemble… »
17 Dans ce roman à clefs nous découvrons les personnages de cette époque et de ce Journal, Colette, Willy, Tinan lui-même, Vallette et quelques-uns du Mercure, les poètes symbolistes et quelques autres du Théâtre de l’Œuvre…
18 Pierre-Félix Fix-Masseau (1869-1937), représentant de l’Art nouveau et de son courant symboliste. Il sera l’auteur du monument à Baudelaire, érigé en 1936 dans le jardin du Luxembourg.
19 Paul Acker (1874-1915), journaliste et romancier populaire.
20 Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique, figure de proue du nationalisme français. Maître à penser de sa génération et de ce courant d’idées, sa première œuvre est un triptyque paru sous le titre général du Culte du Moi chez Alphonse Lemerre (Sous l’œil des Barbares, 1888, Un homme libre, 1889, et Le Jardin de Bérénice, 1891), tous trois lus et admirés, un temps, par Paul Léautaud.
21 Hippolyte Adolphe Taine (1828-1893), philosophe et historien. Normalien, il échoue à l’agrégation de philosophie et choisit d’enseigner en province. En 1878 il est élu à l’Académie française par 20 voix sur 26 votants.
22 Joseph Ernest Renan (1823-1892), philosophe et historien français. Une grande partie l’œuvre religieuse de cet ancien ecclésiastique a causé de violentes controverses dans le clergé. Les Nouvelles littéraires du 23 février 1923 publieront un numéro spécial à l’occasion de son centenaire. Pour sa famille, voir le Journal littéraire de Paul Léautaud au 23 juin 1937.
23 Lettre au poète Lucien Bauzin datée du 17 mars 1903.
24 Auguste Comte (1798-1857) a dû abandonner Polytechnique avec toute sa promotion en 1814. En effet, suite à la Restauration il était difficile d’avoir longtemps des idées politiques cohérentes avec le pouvoir. Quoi qu’il en soit Auguste Comte sera happé par l’enseignement sa vie durant et même répétiteur à Polytechnique, comme quoi rien n’est jamais définitif. Est-ce en réaction aux incertitudes du temps ? toujours-est-il que cet homme déterminé finira par établir une philosophie, le positivisme qui peut être défini rapidement comme l’explication de l’histoire — voire de l’homme — par la science.
25 Maurice de Guérin, Le Centaure, poème en prose, a été publié posthume par Georges Sand dans La Revue des deux mondes du quinze mai 1840. Maurice de Guérin (1810-1839), mort à 29 ans, poète et écrivain. Maurice de Guérin était le frère cadet d’Eugénie de Guérin (1805-1848). On ne confondra pas Maurice de Guérin avec Charles Guérin (1873-1907), mort à 34 ans.
26 La peintre ukrainienne Marie Bashkirtseff (1858-1884), fille de famille morte à 26 ans est de nos jours surtout connue pour son Journal, rédigé en français de sa quinzième année (janvier 1873) à sa mort. Comme le Journal d’Anne Franck, le Journal de Marie Bashkirtseff, où elle relatait avec une grande sincérité ses émotions et ses espoirs, a été largement caviardé par sa famille dans ses premières parutions. Il a fallu attendre la publication, par le cercle des Amis de Marie Bashkirtseff entre 1995 et 2005, pour obtenir une version qui peut être considérée comme définitive en seize volumes dont certains sont déjà épuisés.
27 Jules Tellier, Reliques, recueil de poésies paru chez Charles Hérissey à Évreux en 1890 (372 pages). Jules Tellier (1863-1889), écrivain et journaliste mort à 26 ans. Maurice Martin du Gard dressera son portrait en une des Nouvelles littéraires du 25 juillet 1925. Voir le Journal littéraire de Paul Léautaud au 23 juillet 1925.
28 Jules Laforgue, Moralités légendaires, recueil de six nouvelles, Librairie de la Revue indépendante, 11, chaussée d’Antin, 1887 (233 pages). Jules Laforgue (1860-1887), mort à 27 ans, est né d’une famille française exilée à Montevideo mais dans son enfance il est renvoyé à Tarbes dans le berceau familial. Après de petites études, Jules Laforgue a vivoté en écrivant dans des petites revues et un peu de secrétariat. Grâce à Paul Bourget il trouve, en 1881, un emploi de lecteur auprès de la déjà très âgée impératrice Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach (1811-1890). Jules Laforgue est entré dans les Poètes d’aujourd’hui dès la première édition de 1900. Sa notice a été rédigée par Paul Léautaud.
29 Paul Guigou, Interrupta, recueil de textes agrémenté d’un frontispice de Pierre Puvis de Chavannes, Plon, Nourrit et cie, 1898, 364 pages. Paul Guigou (1865-1896), est qualifié par François Coppée dans cette préface d’Interrupta, de « Marseillais mélancolique et rêveur ». Après avoir passé quelques années à Paris puis avoir été le précepteur des enfants de Gyp, Paul Guigou s’en est retourné à Marseille où il a été directeur du musée de la ville. Il est mort à 31 ans.
30 « C’était l’époque jeune et bénie où, souvent, des nécessités pécuniaires pressantes faisaient entreprendre à Vallonges, à Gérard de Kerante, à Welker, à Pierre Lionel Silvande, auxquels parents ou tuteurs étaient sévères, d’économiques pèlerinages vers la forêt de Fontainebleau et les vertes rives du Loing. » Jean de Tinan, Aimienne ou le détournement de mineure, Mercure de France 1899, page 22.
31 Chocolat était un clown noir, né à Cuba dans la dernière partie des années 1860. Chocolat est arrivé à Paris en 1886 et a passé le reste de sa courte vie en France où il a connu un grand succès avant de mourir dans la misère en 1917.
32 Cette chanson, La Sérénade du pavé, a été écrite et composée vraisemblablement en 1894 par Jean Varney (1868-1904), qui n’a pas vécu très longtemps non plus. À l’époque où cette chanson est évoquée par Paul Léautaud, elle était chantée par Eugénie Buffet, sa créatrice, avant d’être reprise par Harry Fragson l’année suivante puis Édith Piaf en 1954.
33 Paul Léautaud évoque évidemment ici le mouvement littéraire apparu en cette toute fin de siècle sous l’impulsion d’Eugène Montfort. Le naturisme, soutenu par La Revue naturiste, était une sorte de renaissance à la nature au sortir du symbolisme, qui est apparu alors un peu pesant. On peut considérer ce mouvement littéraire comme accompagnant (un peu tardivement toutefois) l’hygiénisme tel qu’il était développé depuis le milieu du siècle dans la politique, la santé et même l’architecture.
34 Dans le Mercure de France, et notamment la rubrique « Cirque, cabarets, concerts ».
35 Cette préface tient en deux citations. La première est de « Sorel-Francion » (il faut comprendre « Charles Sorel (v. 1600-1674) auteur de La Vraie Histoire comique de Francion, parue en 1623) : « Il est nécessaire de mettre un avertissement ou une préface dans les œuvres ; car on y dit beaucoup de particularités qui importent à notre gloire. » La seconde est de Chamfort (1641-1794) : « La plupart des livres d’à présent ont l’air d’avoir été faits en un jour avec des livres de la veille. »
36 Le feuilleton « Misère et beauté ! », de Charles Mérouvel est paru dans Le Petit Parisien, du quinze janvier au onze mars 1899. Charles Mérouvel (Charles Chartier, 1832-1922), romancier prolifique et dramaturge. Ce feuilleton sera rassemblé en deux volumes chez Tallandier en 1907.
37 Auriant ?
38 Ninon de Lenclos (1620-1705), comme tous les enfants prodigues (comme Mozart 140 ans plus tard) a été exhibée de sociétés en salons. À la mort de sa mère, alors qu’elle-même avait vingt-deux ans, Ninon de Lenclos était devenue une jolie jeune femme cultivée, polyglotte, lettrée et musicienne. Très libre, athée, aimant les hommes elle en aima beaucoup, ce qui lui valut quelques inimitiés et même un peu de prison. L’âge venant, et les belles fréquentations, la respectabilité suivit et Ninon de Lenclos tint un salon quasi-quotidien et très suivi. On lui attribue plusieurs recueils de lettres dont l’authenticité est incertaine. Ninon de Lenclos n’habitait pas place des Vosges mais à une rue de là, rue des Tournelles, ouverte en 1637. Tout le monde donne le numéro 36 mais dans le livre de Jean de Tinan nous lisons, chapitre XLII : « Mademoiselle de Lenclos habitait, alors, rue des Tournelles. / (Nous avons été — (vous vous en souvenez, blonde Madame !) par une après-midi grise et douce de février, visiter — (c’est au numéro 28) — les anciens appartements de Ninon. »
39 Jeanne Marié, maîtresse de PL jusqu’à fin juillet 1893.
40 « La Tour », chez PL, est toujours Maurice-Quentin de La Tour (1704-1788), portraitiste et pastelliste. On se souvient notamment de son portrait de Louis XV, présent dans tous les livres d’histoire. Maurice-Quentin de La Tour figurait sur nos billets de 50 francs dans les années 1980 et 1990 avant de faire place à Antoine de Saint-Exupéry. On ne confondra pas Maurice-Quentin de La Tour avec son illustre devancier Georges de La Tour (1593-1652).
41 Ces lignes sont évidemment très influencées par l’écriture de Jean de Tinan, que Paul Léautaud vient sans doute de relire.
42 Allusion aux derniers mots de la présentation de Pierre Louÿs à l’occasion de la parution d’Aimienne ou le détournement de mineure dans le Mercure de février 1899 déjà citée : « mais nous voudrions qu’on lût ce livre avec admiration et avec pitié. »
43 XXIXe division du cimetière du Père Lachaise (en un seul mot), dans la sépulture de son ancêtre Antoine Merlin de Thionville (1762-1833), au sud-est, du côté de la rue de Bagnolet.
44 Eugène de Rastignac, personnage de La Comédie humaine. Paul Léautaud évoque l’avant-dernier paragraphe du Père Goriot : « Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : — À nous deux maintenant ! »
45 Contrairement à ce qu’évoque cette chanson dans la culture populaire et ici chez Paul Léautaud, il s’agit sinon d’une chanson paillarde mais au moins d’une chanson polissonne, ce qui est assez courant dans les chansons dites enfantines. En effet, au XVIIe siècle, les maisons de prostitution étaient signalées aux passants par une branche de laurier, parfois sculptée ou peinte. Suite à une soudaine recrudescence des maladies vénériennes, Louis XIV fit fermer ces maisons, d’où les « lauriers coupés ». On peut noter la deuxième strophe, un rien provocatrice si on la comprend dans ce sens : « Et les lauriers du bois les laiss’rons nous faner / Non, chacune à son tour ira les ramasser » et, bien entendu, cette partie du refrain : « embrassez qui vous voudrez ».
46 Alors que tous les ans, chaque neuf novembre jusqu’aux années 1940, Paul Léautaud s’est rendu au Père Lachaise sur la tombe de Guillaume Apollinaire, nous n’avons aucune mention dans le Journal littéraire d’un quelconque retour sur la tombe de Jean de Tinan.
47 Critique de Rachilde parue dans le Mercure d’août 1899, page 493.
48 Marie-Anne de La Trémoille, princesse des Ursins (1642-1722), diplomate auprès de la cour d’Espagne.
49 Henry Bataille (1872-1922), auteur dramatique et poète avec lequel Maurice Boissard ne sera pas toujours d’accord. La notice d’Henry Bataille dans les Poètes d’aujourd’hui, rédigée par Paul Léautaud ne nous apprend pas grand’chose.
50 Francis Jammes (1868-1938), poète, romancier, dramaturge et critique béarnais. Francis Jammes a fait partie de la première édition des Poètes d’Aujourd’hui.
51 Il s’agit des premiers mots de ce texte et aucun salon n’est donc évoqué précédemment. La précédente parution de Francis James dans le Mercure date d’octobre 1900 — cinq mois auparavant — et est réservée à Albert Samain. De quel salon s’agit-il donc, à moins que Francis Jammes dorme dans son salon ? Vraisemblablement celui de Rachilde.
52 Bellocq est un village béarnais qui se trouve entre Tounay, où est né Francis Jammes, et Hasparren, où il est mort, ces trois villes se trouvant sur une horizontale de 200 kilomètres de long, passant par Tarbes et Pau.
53 Francis Jammes semble vouloir dire « Je doute qu’il ne se soit jamais rendu là… » En effet, le Parisien Jean de Tinan n’a jamais connu ces lieux.
54 Hélisenne de Crenne, née Marguerite Briet (±1510±1560), femme de lettres.