par Jean-Pierre Lapointe
Cher Jean-Pierre Lapointe
Nous ne nous connaissons pas. Nous ne nous sommes jamais écrit, jamais parlé. Peut-être même êtes-vous mort. En avril 1967 vous avez passé une maîtrise d’Arts à l’université de Montréal, et pour cela vous avez rédigé un mémoire sur La notion du classicisme de Paul Léautaud. 168 pages dactylographiées, la chose est appréciable.
Vingt ans plus tard se fondait à Montréal l’Association des amis de Paul Léautaud, dont il n’apparaît pas que vous ayez fait partie. On peut trouver ça dommage mais vous aviez vos raisons. L’année suivante, 1982, cette association a publié le premier numéro des Cahiers Paul Léautaud qui a été republié ici et nous n’y avons pas lu votre nom. Dommage encore. Avec vous cette association aurait peut-être survécu davantage ?
Dans Le Journal de Montréal du 23 août 1999, un avis de décès indique qu’un Jean-Pierre Lapointe né en 1948 (la date convient1) est mort l’avant-veille, à l’âge de 51 ans. C’est bien jeune. Mais les Lapointe sont nombreux au Québec, il y a même un Jean-Pierre Lapointe gouverneur d’on ne sait quoi d’officiel ; c’est peut-être vous ?
Le texte de votre mémoire est disponible sur le Web, on a oublié par quel chemin tortueux. Des photocopies de photocopies bien grasses mais lisibles même par un OCR. Alors voilà, il est reproduit ci-dessous, intégralement, sauf vos notes, cher Jean-Pierre Lapointe.
À ces notes ! Comme vous avez dû être malheureux lorsque vous vous en êtes aperçu ! Cet embrouillamini (maxi)… Quelle confusion ! Quelle malchance vous a joué ce mauvais tour ? Quelles feuilles volantes ont volé ? Nous ne voulions pourtant pas y toucher, à vos notes. Ne toucher à rien, laisser votre travail intact. Mais voilà, ce n’était pas possible de laisser subsister cet enchevêtrement et il a bien fallu supprimer ces notes qui ne vous rendaient pas honneur.
Pour tout vous dire, cher Jean-Pierre Lapointe, à cause de ces notes baladeuses il a été un temps question de laisser tomber tout ça. De vous laisser tomber. Mais votre texte à lui-seul est une richesse. Une version a été établie — beaucoup de travail pour rien — comprenant des rectifications entre crochets de la quinzaine — tout de même — de notes fautives. Dans cette version, vos notes se trouvaient largement caviardées de « [note de leautaud.com] » suivies de laborieuses rectifications. Un travail de censeur, de pion ; vous ne méritez pas ce traitement. Le parti de les supprimer a paru le moins pire, d’autant que votre tapuscrit intact (et donc ses notes) est disponible au téléchargement ici-même en fin de page.
Le chemin du web où est réfugié votre texte est tellement tortueux qu’on ne le retrouve plus. Et tellement caché que ce n’est qu’après des années de recherche « Léautaud » sur Google et sur d’autres moteurs, que nous sommes arrivés sur lui, comme souvent en cherchant autre chose… Le voilà donc enfin au jour.
Mais si cette exhumation vous déplait, bien sûr, la suppression interviendra à votre première demande. Peut-être pourrons-nous alors le laisser en pages privées ?
Bien léautaldement à vous.
1 En fait nous ne sommes pas sûrs que cette date convienne tant que ça. À l’évidence l’auteur de ce mémoire n’a ni dix-neuf ni vingt ans. Il paraît un homme fait, s’exprimant comme tel.
Ayant supprimé les notes de Jean-Pierre Lapointe il a semblé inconvenant d’insérer les nôtres.
La notion du classicisme de Paul Léautaud
by
Jean-Pierre Lapointe
A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts.
Department of Romance Languages,
French,
Mc Gill University,
Montreal.
April 1967
© Jean-Pierre Lapointe 1967
Table des matières
Chapitre I — Aspects biographiques
Chapitre II — Les origines symbolistes
Chapitre III — Deux récits : À la recherche de l’individualisme
Chapitre IV — Les Chroniques dramatiques : Assimilation de la notion du classicisme
II Ouvrages biographiques et critiques
Introduction
Lorsqu’il mourut en 1956, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, Paul Léautaud laissait en héritage une œuvre considérable. Il avait consacré plus de soixante années de sa vie à écrire. Plus qu’une simple occupation, plus qu’un métier, plus qu’une vocation même, écrire avait été pour lui un besoin essentiel. À l’âge de trente-cinq ans, au moment de se donner tout entier à l’activité littéraire, il exprimait son besoin d’écrire dans un passage qui pourrait lui servir d’épitaphe :
« Je n’ai vécu que pour écrire. Je n’ai senti, vu, entendu les choses, les sentiments, les gens, que pour écrire. J’ai préféré cela au bonheur matériel, aux réputations faciles. J’y ai même souvent sacrifié mon plaisir du moment, mes plus secrets bonheurs et affections, même le bonheur de quelques êtres, devant le chagrin desquels je n’ai pas reculé, pour écrire ce qui me faisait plaisir à écrire. Je garde de tout cela un profond bonheur. »
L’œuvre qu’il laissait est très particulière. On ne peut à son sujet parler de création littéraire, car ce mot même de « création », par ce qu’il suggère d’artificiel, est tout à l’opposé du caractère de spontanéité et de naturel qui fait le charme de l’écrivain. Léautaud n’est pas un « créateur » littéraire ; c’est plutôt un mémorialiste, un chroniqueur qui raconte sa vie. C’est ce qui fait l’unité de l’œuvre. Il a été le seul sujet et objet de presque tout ce qu’il a écrit et il a écrit pour lui, pour son plaisir, sans chercher à plaire à qui que ce soit. Son univers était fait à sa mesure, les autres ne comptaient pas :
« Étrange, exacte incarnation de la liberté de vivre à son gré, de ne penser et de n’écrire qu’au regard de soi, sa curieuse et pittoresque personne apparaît aux bons yeux comme juste l’opposé de ce que notre époque d’intérêt matériel, de servilité, d’expédient d’impertinence et d’avidité met en pratique. »
Pour prix de son intégrité, Léautaud a dû renoncer à la gloire immédiate. L’œuvre, quoique volumineuse, est relativement peu connue. Peut-être faut-il attribuer cela au peu d’attrait qu’exerce l’égotisme littéraire sur des lecteurs contemporains. Peut-être encore le lecteur est-il déçu de ne pas trouver dans l’œuvre les traits que dégage la légende. Paul Léautaud, en effet, avait une légende ; Benjamin Crémieux en 1929 employait déjà le mot. Mais c’est surtout à la suite des entretiens radiophoniques hebdomadaires Paul Léautaud-Robert Mallet, en 1950 et 1951, que la légende se répandit. La France entière découvrit Léautaud à ce moment. On se passionna littéralement pour ce vieillard original, alerte, piquant, qui savait puiser très loin dans ses souvenirs et déballer quantité d’anecdotes au sujet des grands personnages de l’histoire littéraire contemporaine ou récente, personnages dont le prestige établi commandait le plus grand respect. Or Léautaud, avec cette franchise crue qui le distingue, traçait de ces illustres personnages des portraits insolites et amusants. Tantôt fielleux, tantôt ironique, sans détours trompeurs, sans admiration feinte ni fausse pitié, il jetait une lumière vive et inusitée sur les hommes qui avaient fait la littérature du XXe siècle. Valéry, France, Proust, Gide, Claudel et consorts étaient ramenés par lui à la dimension des mortels et essuyaient les avanies de son humeur iconoclaste. Avec le même abandon, faisant fi des « convenances », Léautaud parlait de lui-même comme il l’avait toujours fait dans ses écrits, sans dissimuler, sans déformer, sans chercher à épater. L’individualisme farouche, la verve ironique et la grande franchise de l’écrivain eurent sur l’auditoire un effet prodigieux. Pendant des mois, aussi longtemps que durèrent les émissions, Paul Léautaud reçut quotidiennement des dizaines de lettres d’admirateurs. Lui qui avait toujours mis un soin particulier à fuir la société, il était reconnu et interpellé dans la rue, on allait le déranger chez-lui à toute heure du jour, on le sollicitait à droite et à gauche. N’y avait-il pas jusqu’à son livreur de bois de chauffage qui lui offrait ses compliments.
Les livres de Léautaud se vendirent beaucoup à cette époque. C’était, après tant d’années, la gloire et, du même coup, la fortune. Ce serait mal le connaître que de supposer qu’il se réjouit d’accéder de cette façon aux premiers rangs. La série radiophonique avait suscité dans les journaux des compte-rendus forts élogieux. Mais la notoriété l’attristait :
« …je ne retire de cela qu’une mélancolie… à en pleurer si je ne me dominais. »
Il était trop fin juge des hommes pour ne pas sentir tout ce que cette adulation avait de faux :
« Quand on parle tant d’un écrivain quand il vit, gare au contraire quand il ne sera plus là. »
Lucide jusqu’au scrupule, uniquement préoccupé de se bien connaître et d’être parfaitement lui-même, il sentait avec amertume que la gloire s’attachait à la légende, au personnage, beaucoup plus qu’à l’écrivain. Il aurait été facile de se laisser porter par le courant, d’être ce qu’on voulait qu’il fût. Mais la facilité et l’hypocrisie lui faisaient horreur :
« J’ai beau essayer de me monter la tête, je n’arrive pas à me prendre pour tout ce qu’on dit de moi et écrit à mon sujet depuis ces “Entretiens” à la Radio. »
Qu’on ne s’y trompe pas ! Pour étrange, original, extrême qu’il fût, Léautaud n’avait rien du clown qui quête la gloire en amusant la foule et en attirant sur soi l’attention. Il est vrai que son originalité ne pouvait passer inaperçue. Marie Dormoy, qui lui tint fréquemment compagnie à compter de 1932, a laissé de lui un portrait un peu excessif mais tout de même savoureux :
« De taille moyenne, bien proportionné, nerveux et dépouillé comme un cep de vigne, les cheveux en bataille, l’œil fureteur, l’oreille aux aguets, Paul Léautaud attirait les regards, faisait se retourner les passants, ameutait les gamins. Qui l’avait vu, ne fût-ce que quelques secondes, ne pouvait plus l’oublier, tant son aspect était insolite et tant il y demeurait étranger. Combien de fois, entrant avec lui en un lieu public, ai-je surpris des rires étouffés, des exclamations assourdies, des clins d’yeux complices. »
On le disait insociable, hostile, insensible. Rachilde en témoignait ainsi :
« Il a le bagage d’un monsieur sérieux qui ricane au nez et à la barbe d’autres personnages sérieux, seulement il leur fait peur… et parce qu’ils ont peur de lui, ils restent graves, perplexes, se demandant pourquoi il est insociable. »
Pour André Rouveyre, un compagnon fidèle, sinon loyal, des vingt dernières années, Léautaud faisait figure de Diogène :
« Une manière de comique stoïque, anachronique, tout usagé par le temps… Bien assis dans ses expériences, curieux au surplus comme un singe, plein d’un relief brusque, sans retenue, dont il bouffonne avec extravagance, il remue tout à coup les lieux qu’il occupe de ses glapissements, de son rire et parfois de ses éclats torrentiels, de ses colères, selon les caprices de sa bonne ou de sa pire humeur. »
Tous ces portraits pèchent par excès et ne découvrent que la surface extérieure du personnage : C’est à Benjamin Crémieux que revient la distinction d’avoir cerné le vrai Léautaud :
« M. Léautaud est un homme du XVIIIe siècle égaré au XXe siècle. »
La religion de Léautaud, sa mystique si l’on veut, peut tenir à deux principes dont l’un transcende l’autre : honnêteté et liberté. Honnêteté constante dans l’examen de soi ; refus entier du compromis et de l’illusion. Liberté dans l’expression du moi ; refus de toute contrainte, de tout ordre, de toute limite qui risquerait d’atrophier l’originalité. C’est tout un programme et l’on peut dire que Paul Léautaud n’en a pas souvent dévié. Et puisque l’œuvre de Léautaud est née de cette mystique et en a constitué l’expression, nous sommes en présence d’une littérature aussi peu « artistique » que possible et tellement authentique qu’elle donne des plaisirs plus vifs, des émotions plus durables que toute œuvre d’invention. Or c’est précisément autour de ce critère que Léautaud a bâti sa notion du classicisme.
À l’encontre de la plupart de ses contemporains, Gourmont et Gide en particulier, de même que Valéry, Léautaud ne s’est guère soucié de formuler sa conception de l’art littéraire. Méprisant les écoles, les théories des chapelles, il n’aurait eu ni la patience ni la vanité de réduire à des formules cet art qu’il entrevoyait comme un instinct naturel. La synthèse de cette notion du classicisme ne peut donc être établie que par le moyen d’un examen minutieux de quelques échantillons, prélevés à différentes époques de la vie de Léautaud. Cette méthode a un double avantage : d’abord elle permet de réunir les thèmes majeurs qui font l’unité de l’œuvre ; ensuite, elle dégage les principaux jalons de l’évolution de l’auteur. Plus que l’auteur lui-même, c’est sa pensée qui doit nous occuper. Voilà pourquoi nous avons jugé bon d’exclure tout ce qui se rapporte à la vie amoureuse de l’homme, là où l’amour n’a eu aucune espèce d’influence sur la notion qu’il se faisait de la littérature. De même, nous avons rejeté comme secondaires tous les traits de l’écrivain qui n’ont aucun rapport avec son art : son amour des bêtes, ses excentricités, son humeur brouillonne. Pour ce faire, nous avons groupé dans un premier chapitre tous les éléments biographiques essentiels. Un second chapitre est consacré à l’étude des origines symbolistes de l’écrivain. Le troisième chapitre traite de l’éveil de l’individualisme dans les premiers récits, et le quatrième chapitre examine la pensée critique de Léautaud et montre l’assimilation et la mise en valeur de l’individualisme classique de l’écrivain.
Chapitre I — Aspects biographiques
« Est-ce que en conscience je serais le bonhomme que je suis si j’avais joui de la bonne famille d’usage ? »
Les circonstances qui contribuèrent à l’éveil de la passion littéraire de Paul Léautaud sont multiples et mal définies. Sa carrière littéraire ne fut pas l’accomplissement d’un rêve de jeunesse, pas plus qu’elle n’est attribuable à un « appel », à une révélation soudaine. Sa passion vint graduellement, au hasard des jours et des événements de sa vie. Passion tardive d’ailleurs puisqu’il ne se mit à écrire sérieusement que vers la trentaine. Entre temps il avait eu plusieurs occupations, tâté de tout, sans que rien n’ait laissé soupçonner le talent qu’il possédait. Au contraire, les années d’enfance et d’adolescence ne laissaient présager rien que de très médiocre.
Paul Léautaud est né à Paris le 18 janvier 1872, d’une union passagère entre l’acteur Firmin Léautaud et « l’actrice » Jeanne Forestier. Sitôt l’enfant mis au monde, la mère n’eut d’autre souci que de fuir le domicile de son amant tandis que le père, à peine gêné par ses nouvelles responsabilités, se replongeait dans une vie d’amours passagères. Une nourrice, puis une bonne, la tendre et généreuse Marie Pezé, se chargèrent de l’enfant jusqu’à ce qu’il fût en âge de fréquenter l’école. Il ne vit sa mère que sept ou huit fois en trente ans mais chaque rencontre avivait en lui un sentiment étrange, un trouble indéfinissable qui dépassait la simple curiosité. N’ayant connu ni les caresses ni les soins d’une mère, il ne souffrait pas d’être privé d’amour maternel. Mais cette femme, toujours séduisante à ses yeux, restait pour lui une énigme fascinante. Toute sa vie, il rêva d’elle, cherchant â définir les sentiments troubles qu’elle lui inspirait, sans jamais réussir à imaginer ce qu’aurait pu être leur amour s’il eût existé. Jeanne Forestier était plus femme que mère à ses yeux et, constatation plus troublante encore, cette femme l’attirait profondément :
« J’ai rêvé cette nuit de ma mère…Nous étions à Calais, dans sa chambre, auprès de son lit, elle en corset. Je la tenais dans mes bras, lui embrassant les seins, le creux des épaules et sous les bras…Il m’en reste ce matin toute une sorte de singulière émotion. »
C’est cette image de la mère sensuelle, et non pas l’image d’une mère pure et tendre, qui servit à la fois de prétexte et d’inspiration au récit intitulé Le Petit Ami, le premier et le seul « roman » qu’écrivit Paul Léautaud.
Le libertinage du père ne semble pas avoir eu d’effets sur l’enfant. Autant Firmin Léautaud traitait son fils avec indifférence, lui laissant toute liberté, ne lui imposant aucune surveillance, autant celui-ci était docile et soumis. Timide et sage, il fuyait la compagnie des garçons, se laissait parfois gagner aux jeux des petites filles, mais le plus souvent préférait être seul. Il obtint de bons résultats à l’école communale, se classant même au premier rang durant trois années, bien qu’il ne fût pas très studieux. Son éducation religieuse n’alla pas plus avant que les exercices préparatoires à la première communion. Il va sans dire que le milieu familial n’était guère propice à l’acquisition d’une formation intellectuelle et morale conventionnelle. En revanche, c’est à son père qu’il dut de connaître et d’aimer le théâtre. Dès l’âge de cinq ans, il le suivait trois fois par semaine dans sa cage de souffleur à la Comédie-Française. Trop jeune encore pour comprendre et apprécier le répertoire classique, il aimait néanmoins par-dessus tout les pièces de Molière et de Beaumarchais. Racine et Corneille, déjà, lui plaisaient moins. À la remorque de son père, il passa de nombreuses heures dans les coulisses, effacé et muet, mais écoutant et observant les dieux de la rampe. L’impression qu’il reçut dans ce milieu ne fut pas très nette d’abord mais elle se cristallisa plus tard ; il faut noter avec quel fiel et quelle intransigeance Maurice Boissard éreintera la Comédie-Française à compter des débuts de sa chronique dramatique.
Paul Léautaud enfant était timide, gauche, enclin au mutisme et fermé sur lui-même. On pourrait dire : engourdi ou apathique. Et pourtant, ce petit personnage peu reluisant cachait une nature vive et sensible, une intelligence éveillée. Beaucoup plus tard, dans l’un des rares moments où il s’est penché sur son enfance, Paul Léautaud écrit :
« Je suis profondément intéressé par l’enfant que j’ai été ; j’ai pour lui une sorte de tendresse, je pense à lui, je le vois souvent dans une sorte de véritable dédoublement. Je le rapproche de ce que je suis devenu, de ce que j’ai été, et, malgré les années en plus, les occupations différentes, je ne vois pas dans mes sentiments, mes sensations, les réactions de mon caractère, de grandes différences entre ce que je suis et ce que j’étais enfant. »
La différence, ou les différences, dont il est question dans ce passage, se situent au niveau de l’expression. Léautaud enfant avait déjà commencé à observer, à sentir, mais il n’avait pas acquis l’instrument d’expression qu’allait être sa plume. Le goût d’écrire ne s’était pas encore manifesté.
Au sortir de l’enfance, deux influences éveillèrent le goût des lettres chez Léautaud. La première lui fit connaître la poésie ; la seconde le poussa à écrire. Adolphe Van Bever, avec qui il s’était lié d’amitié sur les bancs de l’école, était d’une précocité étonnante. Dès l’âge de quatorze ou quinze ans il organisait des conférences littéraires dans diverses salles de la banlieue parisienne de Courbevoie, où les deux amis habitaient. Paul Léautaud avait remporté, en 1884, le premier prix de récitation des écoles communales du canton de Neuilly. Encouragé par Van Bever, il accepta en 1889 de participer aux séances littéraires de ce dernier et y récita des poèmes de François Coppée, de Sully Prudhomme et de Théodore de Banville. Plus tard, en 1892, toujours avec Van Bever, il fonda une revue littéraire, Les Indépendants, mais le premier numéro ne se vendit pas et les deux amis y perdirent leur mise de fonds. Sous l’influence de Van Bever, Léautaud s’était mis à écrire. Poésie d’adolescent, grossière imitation des postes symbolistes les mieux connus.
La seconde influence, moins directe mais plus profonde se manifesta à la même époque. En 1889, Paul Léautaud s’était épris de la sœur d’un camarade d’école. Jeanne Marié était un peu plus âgée que lui et infiniment plus éveillée aux questions de l’amour. En peu de temps, malgré le peu d’empressement sexuel de Léautaud, les deux jeunes gens furent amants. Cette liaison dura quatre ans au terme desquels Jeanne signifia à son amant qu’elle n’entrevoyait aucun avenir avec lui et que force lui était de chercher un mari. Plus amoureux qu’il ne le croyait, le jeune homme fut profondément mortifié par cette rupture. Il chercha dans la poésie le moyen d’exprimer son chagrin. En 1893 et en 1894, plusieurs de ces poèmes furent publiés dans le Courrier français. Les premières entrées du Journal littéraire datent aussi de 1893, mais l’édition définitive, sans doute expurgée par l’auteur lui-même, ne contient pas d’allusions à ce chagrin amoureux, du moins pas avant 1897.
Jusqu’à ce moment Léautaud avait peu lu — des poètes surtout — et préférait occuper ses heures de loisir à la rêverie :
« Parce que j’avais trop lu dans les poètes le mot : rêver, combien d’heures j’ai passé accroupi dans mon fauteuil et sur moi-même. »
En 1894, il fit une découverte qui allait donner une impulsion nouvelle à son goût des lettres et stimuler du même coup son besoin d’écrire. Il lut la Chartreuse de Parme et cela lui plut tellement qu’en quelques semaines il avait lu les autres romans de Stendhal. Plus que l’auteur, ce sont les personnages qui le fascinèrent d’abord. Le beylisme l’attirait : « Julien Sorel, écrivit-il, presque un modèle. » À travers les personnages il découvrit ensuite l’écrivain et, quelques années plus tard, il lut les œuvres intimes. Si dans les années qui suivirent sa période poétique, il s’appliqua à se donner un style simple et naturel, c’est principalement à Stendhal qu’il le dut. C’est aussi chez l’auteur de La Vie de Henri Brulard qu’il trouva l’inspiration de se raconter avec sincérité, en toute liberté.
Cette même année, 1894, marqua le début d’une importante étape dans la vie de Léautaud : les années de cléricature. Entré chez l’avoué Barberon, à titre de troisième clerc, puis gravissant les échelons chez Lemarquis, une étude plus importante par la qualité de sa clientèle, il acquit pendant plus de dix ans une formation et une expérience que ni l’école ni les premières années de littérature n’auraient pu lui donner. N’ayant aucune formation en droit, il dut s’initier péniblement aux responsabilités toujours croissantes qui lui incombaient. Il se montra fin observateur et très diligent dans l’exécution de ses fonctions. Il s’affermit, surmonta sa timidité et, à force d’étudier les dessous d’affaires plus ou moins propres, il se départit de son reste de naïveté et apprit à reconnaître et à juger les mobiles humains. Nul doute que cette expérience fit éclore la misanthropie latente qui lui venait de l’enfance. Comme le fait remarquer, non sans une certaine méchanceté, Maurice Martin du Gard :
« C’est la basoche, probablement, les dossiers de divorce, de succession, qui ont dû lui donner le goût du petit fait vrai, de l’anecdote plus ou moins scandaleuse. On devient indiscret à confesser les plaideurs et cynique. On se mêle par profession de ce qui ne regarde personne. L’indiscrétion et le cynisme font le caractère de ses chroniques dramatiques du Mercure. »
Dans un court récit, intitulé Souvenirs de basoche, Léautaud a réuni ses impressions les plus vives sur cette époque :
« Quelles belles heures j’ai connues ! Le jour, par mes occupations, en promenade dans tous les quartiers de Paris, le soir, jusque très avant dans la nuit, enfoncé jusqu’au cou dans la lecture. »
Le métier de clerc, fort déplaisant par plus d’un côté, lui offrait tout de même le loisir de s’occuper de toutes les choses qui l’intéressaient. En plus de lire à satiété, il allait au théâtre aussi souvent que ses moyens le lui permettaient. Son théâtre de prédilection, à compter de 1894, était L’Œuvre, que dirigeait alors Lugné-Poe et où l’on jouait surtout des auteurs symbolistes ainsi que quelques auteurs étrangers.
C’est par l’entremise de Lugné-Poe, qui voulut bien lui donner un mot d’introduction, que Léautaud fit la connaissance d’Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France. En avril 1895, il se décida à porter des vers au Mercure. Vallette le reçut chaleureusement et accepta de publier un poème. Quelques mois plus tard, sur les conseils de Vallette, Léautaud abandonna la poésie et se mit à écrire en prose. Mais il ne se sentait pas encore prêt à devenir écrivain :
« Je n’étais pas de ces jeunes gens, comme beaucoup de mes amis d’aujourd’hui, qui se mettent à écrire sans connaître et sans avoir rien lu. Avant d’écrire, je voulais, j’avais une grande curiosité de tout connaître. »
À la vérité, ce n’était pas tellement l’inexpérience qui le gênait que l’influence symboliste dont il avait peine à se défaire. À preuve, ces Essais de Sentimentalisme, méditations pseudo-philosophiques obscures et verbeuses, qui ne furent pas moins acceptés au Mercure par Vallette, tout comme Élégie, un fort mauvais poème symboliste, l’avait été en 1895. Il est vrai que Léautaud, entre 1895 et 1905, était un habitué du Mercure. Il y passait presque tous ses après-midi, dans l’entourage des Vallette, Rachilde, Dumur, Van Bever, Henri de Régnier, Hirsch et Remy de Gourmont. Le directeur Vallette aimait s’entretenir avec lui et le prit en quelque sorte sous sa protection. Il n’hésita pas à lui donner toutes les chances voulues. C’est grâce à lui que Léautaud put faire publier, en collaboration avec Van Bever, en 1900, les Poètes d’aujourd’hui, une anthologie de la poésie contemporaine qui fut tout de suite bien accueillie par le public autant que par la critique, et qui devait être rééditée et augmentée en 1908 et encore en 1929. En 1903, c’est Vallette qui encouragea Léautaud. à faire publier Le Petit Ami, dont il lui avait d’ailleurs suggéré le titre. En 1904, Vallette lui confia une étude sur Henri de Régnier et, quelques mois plus tard, en collaboration avec Gourmont, l’édition du volume sur Stendhal, dans la collection : Les plus belles pages. Entre-temps Léautaud collaborait régulièrement au Mercure, y soumettant soit des revues de livres, soit des portraits littéraires, soit des articles divers.
Parmi les habitués du Mercure, il en est un, Remy de Gourmont, dont l’influence sur Léautaud fut considérable. Plus âgé que Léautaud, Remy de Gourmont jouissait déjà, vers 1900, d’une réputation étincelante dans le monde des lettres. Une cruelle maladie l’avait défiguré en pleine jeunesse et depuis lors il vivait en reclus, se consacrant exclusivement aux lettres et à la philosophie. Exégète du Symbolisme, en fin de siècle, il incarnait maintenant au Mercure la jeune tradition non conformiste qui tendait vers l’Idéalisme. À une époque où la littérature française était sollicitée par de nombreux mouvements novateurs qui, le plus souvent, entraient en conflit les uns avec les autres, la ferveur évangélique de Gourmont, sa critique lucide et raffinée et surtout sa volonté de défendre chèrement le droit de l’artiste à la plus entière liberté, faisaient de lui un véritable héros aux yeux de la génération montante. Sa pensée était souvent enfermée en des postulats d’une froideur toute philosophique, comme dans l’extrait suivant où il tente de définir sa notion de l’Idéalisme :
« L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu intellectuel dans la série intellectuelle. »
Mais ce qui expliquait son ascendant sur les jeunes, c’était sa grande facilité à concrétiser sa doctrine en des phrases incendiaires, à l’emporte-pièce :
« Le crime capital pour un écrivain c’est le conformisme, l’imitativité, la soumission aux règles et aux enseignements. L’œuvre d’un écrivain doit être non seulement le reflet mais le reflet grossi de sa personnalité. »
Entre Gourmont et Léautaud il y avait un monde de différences. Autant l’un était porté vers l’intellectualisme et l’idéalisme, autant l’autre craignait les idées philosophiques et se sentait mal à l’aise en dehors de la littérature personnelle. Mais ces âmes disparates avaient un commun amour de la liberté artistique et de l’individualisme littéraire et leur amitié se nouait dans le plaisir partagé que leur donnaient Molière, Chamfort, Stendhal, Voltaire et dans un identique refus du Romantisme et du Parnasse. Discutant avec Gourmont, Léautaud appréciait la cordialité et la simplicité de cet homme érudit et se sentait flatté d’être l’objet de son amitié :
« Avec Gourmont, aucune gêne, j’ai tous mes moyens et j’ai souvent senti que je l’intéresse. »
Un autre sentiment cher aux deux hommes, c’était la haine de la guerre. En 1891, Gourmont avait fait paraître Le Joujou Patriotisme, une dure attaque contre la philosophie belliciste qui prenait chaque jour plus d’ampleur à la faveur du boulangisme. Léautaud avait admiré cette prise de position. Or, en 1914, dès les premiers jours du conflit, Gourmont, dans un revirement inattendu, avait rendu hommage au patriotisme des écrivains qui se portaient volontaires. Léautaud, profondément déçu, s’était brouillé avec son aîné. Un an plus tard Gourmont mourait sans que les deux hommes se soient réconciliés. Léautaud fut ému et, contre son habitude, il ne tint pas rancune à Gourmont.
En 1905, Léautaud abandonna ses fonctions de premier clerc chez Lemarquis afin de collaborer plus régulièrement au Mercure. Pour subvenir à ses besoins matériels il accepta néanmoins la charge moins lourde de secrétaire chez un administrateur judiciaire. Il ne travaillait que durant la matinée, et pouvait consacrer la plus grande partie de sa journée à écrire. En 1907, Vallette lui offrit la succession de Ferdinand Hérold à la Chronique dramatique du Mercure. N’ayant jamais fait de critique théâtrale, Léautaud hésita longtemps avant d’accepter :
« Je ne suis pas du tout sûr de moi. Je ne sais pas du tout si je saurai m’en tirer, mais tous les deux (Vallette et Gourmont) ont si bien insisté, m’ont si bien encouragé, et si cordialement… Je signerai Maurice Boissard…Je prendrai le personnage d’un vieux monsieur. »
La première chronique dramatique de Maurice Boissard parut dans le numéro du 1er octobre 1907 du Mercure. Le pseudonyme Boissard était emprunté à sa marraine Blanche Boissart, ancienne actrice de la Comédie-Française. Derrière le subterfuge du pseudonyme et du personnage fictif ainsi incarné, il faut voir plus qu’un simple caprice stendhalien. Paul Léautaud était connu dans les milieux du théâtre, par son père d’abord, ensuite par les nombreuses rencontres qu’il y avait faites depuis le début de sa collaboration au Mercure. Il craignait de ne pouvoir jouir de toute sa liberté en se présentant ouvertement. Peine perdue. Dès la troisième chronique, Octave Mirbeau avait reconnu, sous l’artifice du personnage naïf et objectif, la partialité rusée de Léautaud. Celui-ci n’en continua pas moins de camper son personnage et, pendant de nombreuses années, plus d’un lecteur s’y laissa prendre. Léautaud avait exigé que sa collaboration ne dure qu’un an. En octobre 1908, il remit sa chronique à André Fontainas et reprit un projet de livre qu’il caressait depuis bien longtemps.
Sous le titre de Passé Indéfini, il voulait retrouver et prolonger le récit de sa vie déjà amorcé dans Le Petit Ami et dans In Memoriam, la narration de la mort de son père. À plusieurs reprises depuis 1905, Lucien Descaves de l’Académie Goncourt l’avait pressé de soumettre un roman au Prix Goncourt. Descaves se portait garant du succès. Léautaud avait toujours refusé, d’abord parce qu’il n’avait jamais sous la main la matière d’un roman, et surtout parce qu’il trouvait trop mauvais les quelques récits déjà publiés et les pages inédites qui s’étaient accumulées dans ses cartons. En 1908 pourtant, il semblait résolu à écrire ce roman. Il ne le fit pas car il accepta d’entrer comme employé au Mercure et ne trouva plus le temps dont il avait besoin pour réaliser ce projet. Au Mercure, il s’occupa d’abord de travaux généraux et, lorsqu’en 1912 Van Bever remit sa démission, c’est à Léautaud que l’on confia le poste de secrétaire de la rédaction. Il allait l’occuper jusqu’en 1941.
Entre temps il avait repris la Chronique dramatique en 1911, toujours sous le pseudonyme de Maurice Boissard. Il tint cette chronique jusqu’en 1920, date à laquelle Vallette la lui retira au profit d’Henri Béraud. Léautaud-Boissard avait une notion très personnelle de ce que devait être une chronique dramatique. Point de critique conventionnelle d’après une méthode annoncée, point de portraits fleuris camouflant la charge, point de ménagement des auteurs établis : Une pièce lui plaisait ou ne lui plaisait pas, voilà tout. Ceci dit, il profitait de la circonstance pour tenir au lecteur des propos qui n’avaient le plus souvent rien à voir avec la pièce. Il parlait de ses chats, de ses rencontres, des nouvelles du monde littéraire ; il donnait son opinion sur les événements, il plaçait ici et là les bons mots entendus ou inventés par lui, ou ceux qu’il s’était appropriés. Surtout, il parlait de lui-même, inlassablement et sur tous les tons. Cette manière, qui lui valait un public restreint de lecteurs fidèles, n’était pas faite pour plaire à l’amateur de théâtre qui attend d’une chronique dramatique l’analyse détaillée et le jugement méthodique d’une œuvre. À la suite d’une chronique trop personnelle, les protestations de lecteurs furieux abondaient au Mercure mais Léautaud ne démordait pas. À Lugné-Poe qui avait fait allusion au genre de la Chronique dramatique, en 1918, il avait répondu :
« Voulez-vous une bonne fois, une fois pour toutes, vous bien mettre dans la tête ceci : Dans ma chronique de théâtre, quand je ne parle pas de moi, de mes petites affaires, de rien, que je me borne strictement à la pièce, c’est que ma Chronique a été une corvée, un travail, rien de plus, sans intérêt pour moi. »
Les protestations continuaient à affluer et Vallette crut satisfaire tous les intéressés en ouvrant à Léautaud une nouvelle chronique du Mercure, une chronique créée à son intention. De mauvaise grâce il abandonna le théâtre, en 1920, et rédigea quelques articles qui parurent sous la rubrique : Gazette d’hier et d’aujourd’hui. C’était une chronique libre dont il pouvait user à sa guise. Il n’y prit aucun intérêt. En 1921, André Gide et Jacques Rivière lui offrirent la chronique théâtrale à la Nouvelle Revue Française. Sans quitter son emploi au Mercure, et avec l’approbation de Vallette, il accepta d’écrire dans une revue rivale. De nouvelles difficultés ne tardèrent pas à surgir. Malgré leur assurance de lui laisser toute liberté, Gide et surtout Rivière étaient souvent indisposés par le ton de certains articles. En 1923, ils voulurent forcer Léautaud à tempérer un article qui constituait un magistral éreintement de la nouvelle pièce de Jules Romains : M. Le Trouhadec saisi par la débauche. Romains était un auteur à succès, dont plusieurs œuvres avaient été publiées à la NRF. Avec l’esprit de chapelle qu’on leur a souvent reproché, Gide et Rivière tenaient à ménager un auteur ami de la maison. Léautaud fut intransigeant : il ne retrancherait pas un mot de son article. Gide et Rivière refusèrent alors de faire paraître l’article et Léautaud « prit son chapeau et s’en alla » Aussitôt, Maurice Martin du Gard et Jacques Guenne lui offrirent les pages des Nouvelles littéraires : Moyennant sa collaboration régulière, ils publieraient l’article sur Jules Romains : Léautaud accepta, flatté par le prix que l’on mettait à obtenir ses services. Six mois plus tard, de nouveau relégué à une chronique libre, il cessait sa collaboration aux Nouvelles littéraires. De 1939 à 1941, sous son vrai nom cette fois, il fit la critique de quelques pièces pour le compte de la Nouvelle Revue Française. Puis ce fut tout. La critique dramatique de Léautaud a été réunie en deux volumes et publiée sous le titre : Théâtre de Maurice Boissard.
L’essentiel de l’œuvre de Léautaud est contenu, aujourd’hui, dans le Journal littéraire, en dix-huit volumes. Sa vie durant, Léautaud y a consigné méticuleusement les faits divers, les anecdotes littéraires, les propos échangés entre écrivains qu’il a connus. Il y a raconté ses amours, y a détaillé sa passion pour les animaux. Ici comme ailleurs, mais à plus forte raison ici, il est question de lui, de ses souvenirs, de sa santé, de ses inquiétudes, de ses regrets et de ses espoirs. L’homme se dépouille avec une franchise d’autant plus grande que le Journal n’était pas, en principe, destiné à la publication. Ce qu’on y trouve le moins souvent, ce sont des commentaires littéraires, des analyses, des jugements appuyés sur un raisonnement bien bâti. Cela n’était pas le propre de Léautaud. En face de l’œuvre, il accepte ou refuse d’instinct, il aime ou il n’aime pas. L’intérêt de ce long journal vient de ce que non seulement l’homme s’y dépeint mais aussi de ce que l’écrivain s’y cherche.
En 1941, Léautaud fut remercié de ses services au Mercure. C’est le successeur de Vallette et de Georges Duhamel, Jacques Bernard, qui le congédia en invoquant le manque de ponctualité et les absences trop fréquentes du vieux secrétaire de la rédaction. En vérité, le motif était politique. Bernard s’était rallié au régime de Vichy. Tout anti-belliciste qu’il fût, Léautaud était trop profondément nationaliste pour s’identifier à la collaboration. Il se retira au milieu de ses chats, à Fontenay, vivant dans le dénuement et obligé, lui toujours si indépendant, d’accepter les secours que ses amis lui obtenaient.
Il connut ses heures de gloire lors des entretiens radiophoniques en 1950 et 1951 puis, après quelques articles que lui valurent sa popularité soudaine, et en particulier un numéro spécial du Mercure qui lui était entièrement consacré, il rentra dans l’ombre. Il mourut le 22 février 1956. Sa dernière parole, l’infirmière qui le soignait, quelques heures à peine avant de mourir, fut : « Maintenant, foutez-moi la paix ! » Il avait été jusqu’à la fin l’être insociable et bourru qui plaçait au-dessus de toutes choses son indépendance et sa liberté, y compris celle de mourir en paix.
Chapitre II — Les origines symbolistes
« Plus je vois, et plus je pense qu’on ne devrait peut-être commencer à écrire que vers quarante ans. Avant, rien n’est mûr, on est trop vif, trop sensible, pour ainsi dire, et surtout on aime encore trop la littérature, qui fausse tout. »
Rares sont les écrivains qui au cours de leur noviciat littéraire n’ont pas subi plus ou moins consciemment l’influence de ce que Léautaud appelle dédaigneusement la “littérature”. Celui qui aspire à écrire commence nécessairement par imiter ce qui lui plaît dans ce qu’il a lu. Son imitation sera d’autant plus servile qu’il aura moins lu, d’autant plus banale qu’elle ne sera pas servie par un talent authentique et policée par un goût sûr. Le risque est grand de n’aimer d’abord que les œuvres qui captivent l’attention du lecteur grâce à des artifices de composition et à des effets de style. Cette littérature s’adresse directement à l’imagination, souvent à ce que l’imagination a de plus primaire, plutôt qu’à la sensibilité. Chez le jeune écrivain, cette notion de la littérature s’enracine d’autant plus facilement que l’œuvre de sensibilité exige, pour être appréciée à sa juste valeur, un affinement intellectuel et sensoriel qu’il ne possède encore qu’imparfaitement. Le jeune écrivain obéit donc à une notion encore indistincte de ce qu’il croit être la littérature. Ce n’est qu’en s’affinant et en s’affermissant qu’il se détachera peu à peu de ces premières influences imprécises mais fortes, et qu’il définira sa propre notion de l’art. Ainsi, il pourra s’affranchir des conventions de style, de genre et de procédés, qu’il avait d’abord copiées.
Les années qui correspondent à l’apprentissage littéraire de Paul Léautaud se situent entre 1890 et 1900. Ce sont les années où il découvrit et perfectionna peu à peu son instrument, à la faveur d’une initiation progressive aux lettres. Ce sont aussi les années de l’apprentissage humain : celles qui virent l’éveil de la maturité intellectuelle, jusque-là retardée ; celles où la sensibilité, sans rien perdre de sa vivacité, s’entoura de moyens de défense qui permirent le triomphe de la force de caractère sur la sensiblerie et la sentimentalité.
Il faut concevoir cette période — Léautaud le fit lui-même — comme un temps d’essai. A priori, deux phases distinctes apparaissent : la phase poétique et celle des essais en prose. En effet, Léautaud ne publia que des poèmes jusqu’en 1896. À partir de ce moment et pour le reste de sa vie, il écrivit exclusivement en prose. Cette démarcation facile est trompeuse cependant, non pas parce qu’elle ne correspond pas à une étape de son évolution, mais bien parce qu’elle dissimule la complexité et les ramifications de cette évolution. À toute fin pratique, le passage de la poésie à la prose coïncide avec le premier indice d’une intention avouée d’écrire. Désir modeste, empreint de simplicité et de retenue, et qui présage déjà le classicisme de l’écrivain :
« Je souhaite aussi écrire quelques pages qui puissent encore me plaire quand j’aurai cinquante ans. »
Il faut cependant revenir aux premiers poèmes pour comprendre le cheminement de l’évolution. L’un des premiers poèmes de Léautaud fut publié en 1893 dans le Courrier français :
Vieillesse
Je porte encore en moi le regret du passé
Et c’est un poids si lourd et sous lequel je plie
Que je voudrais toucher au couchant de ma vie
Pour que meure l’amer charme qu’il m’a laissé.
Quand mes tempes seront grises, alors peut-être
Perdrai-je la moiteur du coupable désir,
Et se pourra calmer le cuisant souvenir
De l’amour, et le mal qu’en mon cœur il fit naître
Peut-être alors aussi connaîtrai-je l’oubli
Du nom aimé qui chante aujourd’hui dans ma peine
Et quand mon cerveau las aura germé la haine
De ce passé d’hier qui sitôt m’a vieilli.
Le thème, très simple, est celui du regret amoureux. Léautaud vient de perdre l’affection de Jeanne Marié. Si l’on fait la part du lyrisme et de l’amplification, rendus plus évidents encore par les défauts de la technique, l’on est quand même frappé par le ton de douceur, par la mélancolie verlainienne de ce gémissement, intime. L’influence ici est romantique ; on songerait, l’art en moins, à Lamartine, à Vigny, par le ton. Léautaud emploie peu d’images et celles qu’il fabrique sont banales. En somme, ce poème annonce une certaine facilité d’écriture ; rien de plus. À la décharge de Léautaud, notons qu’il n’a que vingt et un ans, qu’il n’a pas encore suffisamment lu, qu’il a peu écrit et que, surtout, il succombe à un excès de lyrisme dont il aura tôt fait de se corriger. L’utilité première de ce poème, ici, est de montrer l’absence de l’influence symboliste qui caractérisera les poèmes des années suivantes. On peut donc placer la naissance de cette influence après 1894, c’est-à-dire, vers la fin de la phase dite “poétique”.
Au moment où Léautaud se mit à écrire, le mouvement symboliste avait déjà connu son apogée et, quoique son influence restât considérable, l’élan premier avait été ralenti par la dissidence de certains de ses chefs de file, dont Moréas, et par la difficulté grandissante de renouveler les sources d’inspiration d’une aventure poétique qui se voulait perpétuellement authentique.
Paul Léautaud était, à peu d’années près, un contemporain de la jeune génération symboliste, mais il ne joua pas le moindre rôle, ni de près ni de loin, dans le mouvement symboliste. D’abord, Léautaud, à l’origine du mouvement, était encore trop jeune pour se préoccuper des questions artistiques, philosophiques et sociales soulevées par la génération de 1885. Dix ans plus tard, parvenu à maturité, le jeune homme était, non plus ignorant, mais insensible à ces mêmes questions, lesquelles d’ailleurs, avaient beaucoup perdu de leur actualité. Enfin, rappelons-le, Paul Léautaud n’avait pas le génie poétique, ne nourrissait aucune illusion à ce sujet et ne s’adonnait à la poésie que parce qu’il était tourmenté par le besoin d’écrire et que c’était là la forme d’expression qu’il croyait la plus adaptée à son besoin.
Néanmoins la vague symboliste l’atteignit et imprima sur lui une marque qu’il devait mettre plusieurs années à effacer. Les poèmes de la période « symboliste » de Léautaud ont ceci de particulier qu’ils allient à une forme restée classique par son être et sa versification, une inspiration nettement symboliste :
Élégie
Tu m’as dit ta pitié de roses effeuillées
La malade douceur des voix qui sont voilées
Et le parfum séché des âmes en oubli,
Mon rêve entre tes seins fanés les a cueillis
Tes mains ont un ennui dont la grâce m’effleure
Songeuse, et tu m’es chère à cause que tu pleures
Et que se désoler c’est savoir aimer mieux.
Penchée, avec des mots presque silencieux,
Le péché qui revêt ta figure pâlie
Tes tristesses, ces sœurs de mes mélancolies
Et les divins remords en ton cœur qui s’érigent
Un solitaire octobre où l’automne s’afflige
Où l’on s’explore en soi comme en des funérailles,
Tous ces chagrins qui sont bagues à tes doigts pâles
Tu vins les dédier à mon seuil exilé
Fragile et dans le soir de cheveux croulés
Nés de vieux souvenirs à ton front diadème,
Le songe fleurissait du précieux poème
Où j’ai paré d’émoi ta tendresse foulée
Et ton cœur de pleureuse, hélas ! inconsolée.
Le thème du poème est ténébreux, volontairement caché. L’objet de ce chant pourrait être la mère absente ou, plus justement, l’image de la mère, mais une mère vieillie et triste qui se penche avec nostalgie sur l’amour maternel qu’elle n’a pas su donner. C’est de la part du poète un rêve qui est l’envers de la réalité. Jeanne Forestier n’avait que faire de l’affection de son fils et fuyait systématiquement toutes ses responsabilités maternelles. Ce ne peut donc être à cette femme dure, égoïste, capricieuse et absente que le poème s’adresse. Paradoxalement, le poète persiste à voir en cette mère absente et mystérieuse un idéal lointain et nébuleux mais plus attachant que la réalité. L’imagerie symboliste propose, sans la définir, cette idée d’une mère tendre, aimante, imbue de sagesse : femme déifiée qui porte ses remords et ses chagrins comme des joyaux, femme qui regrette son passé et qui s’ouvre enfin à la tendresse du fils.
Tout comme dans le poème cité précédemment, le ton n’est pas exempt d’un certain lyrisme ; par contre l’amplification du sentiment qui alourdissait le premier est obligatoirement réduite ici par l’emploi d’images qui suggèrent, plutôt qu’elles ne disent, le chagrin, la tristesse et l’espoir. On remarque aussi l’absence de tout cynisme, voire d’ironie. Léautaud à vingt-trois ans est encore trop profondément émotif et sensible pour railler le sentiment qu’il éprouve. La mère appartient encore à un univers idéalisé dont le poète est, pour l’instant, exclu, mais auquel il ne cesse de croire. Quelques années plus tard, Léautaud ne craindra pas de mêler l’ironie à l’émotion sincère dans le portrait qu’il tracera de sa mère.
Le dernier poème que fit publier Léautaud, son chant du cygne à la poésie, illustre encore mieux que les précédents la portée de l’influence symboliste sur son style, même si l’on y voit aussi les signes d’un retour à la versification classique :
Sonnet
De l’antique joyau l’éclat est retenu
Sur sa flûte stérile, un oubli, vers la nuit
Immense d’où la gloire aussi n’a pas de bruit,
Joua, pour l’expirer, le soupir méconnu
Pourtant, des soirs d’orgueil encor constaté nu,
Cet esprit, défardé, hors de la flamme fuit
La page où nul sanglot n’est par la plume inscrit
Et supplie au miroir un reflet souvenu
Mensonge mérité par tel qui s’ingénie
À revivre un frisson de l’étreinte finie
Lorsqu’un cristal s’éteint l’émoi d’un chrysanthème
Le silence amassé s’étonne d’une moire
Pareil et dissipant l’absence du poème
Le couple ancien s’avance au baiser de mémoire.
Profusion d’images groupées dans un ordre sibyllin ; densité étouffante du style ; mariage inégal et gênant de sons disparates. Léautaud avait voulu quitter le lyrisme intime qui lui était coutumier pour explorer, à la manière de Mallarmé, un thème plus métaphysique et plus universel. Il faisait fausse route et le reconnut puisqu’il abandonna la poésie.
On peut se demander ici comment, par quel concours de circonstances, Léautaud fut entraîné dans le courant symboliste ? La réponse à cette question, comme à la suivante : quelle fut la véritable portée de l’influence symboliste sur lui ? ne peut être que conjecturale puisque l’écrivain ne se soucie pas, du moins à cette époque, d’analyser en profondeur ses goûts littéraires et encore moins d’en identifier les sources. Beaucoup plus tard, à la fin de sa vie, Léautaud niera catégoriquement qu’il ait pu subir l’influence du Symbolisme :
« Oui, j’ai vécu à l’époque du Symbolisme, mais j’étais absolument en, retrait, ça n’a jamais pris sur moi. »
Les poètes qu’il semble avoir préférés avant 1900 sont Baudelaire et Mallarmé. Au lendemain de la mort de Mallarmé, il écrivait :
« Celui-là fut mon maître. Quand je connus ses vers, ce fut pour moi une révélation, un prodigieux éblouissement, un reflet pénétrant de la beauté, mais en même temps qu’il me montra le vers amené à sa plus forte expression et perfection, il me découragea de la poésie, car je compris que rien ne valait ses vers et que marcher dans cette voie, c’est-à-dire : imiter, ce serait peu digne et peu méritoire… Mallarmé est vraiment le seul poète. Depuis que je l’ai lu, j’ai cette opinion. Comme poète, par l’expression, la quintessence de la forme, il est de beaucoup au-dessus de Hugo, et Verlaine, à côté de lui, n’est qu’un élégiaque. Les vers de Mallarmé sont une merveille inépuisable de rêve et de transparence. »
L’exclusivité dont jouissait Mallarmé dans l’esprit de Léautaud ne devait d’ailleurs pas durer. Cinq ans plus tard, dans un autre élan d’admiration exclusive, il s’écriait :
« Je n’aime même plus que lui [Stendhal] en littérature et puis Baudelaire, pour les vers. »
À quelques mois de là, cet autre élan d’admiration au cours d’une conversation avec Marguerite Moréno :
« Nous avons parlé de Baudelaire. Elle l’aime autant que moi, et le sent autant que moi, je l’ai bien vu. Comme moi aussi, elle ne trouve que lui comme poète, et déteste Gautier, par exemple, ce poète uniquement de la forme. »
À côté de ces deux poètes, il en est d’autres, contemporains ceux-là pour la plupart, que Léautaud connaissait assez bien et pour qui il avait une certaine admiration, puisqu’il les a choisis personnellement pour les faire figurer dans la première édition des Poètes d’Aujourd’hui. Ce sont :
Francis Jammes
Jules Laforgue
Charles Guérin
Paul Verlaine
Laurent Tailhade
Georges Rodenbach
René Ghil
Henry Bataille
Fernand Gregh
Maurice Maeterlinck
Camille Mauclair
Pierre Quillard
Henry de Régnier
Pierre Louÿs
Paul Valéry
Parmi les poètes choisis et présentés par Adolphe Van Bever, on peut en nommer quelques-uns que Léautaud aimait et qu’il aurait certainement choisis, si Van Bever ne l’est déjà fait. Ce sont :
Paul Fort
Albert Samain
François Coppée
Tristan Corbière
Dans cette liste, la prépondérance des noms connus du Symbolisme démontre clairement l’ascendant qu’exerce ce mouvement sur Léautaud, même en 1900. Ajoutons qu’aucun des poètes issus du Symbolisme n’est particulièrement mis en relief dans les appréciations de Léautaud, par rapport à Baudelaire et Mallarmé. Il est vrai que, dans la première édition du moins, Léautaud se laissa aller à une admiration assez vive pour Henry de Régnier ainsi que pour Valéry. On comprendra cet élan en se rappelant que Henry de Régnier était l’un des principaux membres de l’équipe du Mercure, et que Valéry, à ce moment-là, était un ami intime de Léautaud. Dans les éditions subséquentes de Poètes d’Aujourd’hui, la louange à l’endroit de Régnier et de Valéry sera nettement atténuée.
Il serait hasardeux de chercher à démontrer que l’influence symboliste qui orienta Léautaud dans sa brève tentative poétique lui était transmise par tel poète ou groupe de poètes symbolistes plutôt que par tel autre. Nous nous contenterons de proposer que les véritables “maîtres” de Léautaud, au sens très large du mot, furent Baudelaire et Mallarmé. L’influence symboliste, qui est surtout évidente dans le choix des images et dans l’accent sibyllin des derniers poèmes, ne serait, somme toute, que le fruit d’un certain phénomène d’imitation du style et de la manière symboliste, contre lequel Léautaud, encore indécis quant à son véritable talent littéraire, n’a pu se défendre. Cela revient à dire que le « symbolisme » de Léautaud ne résulte pas d’une adhésion spontanée ou réfléchie à la pensée qui anime le mouvement mais plutôt d’une imitation inconsciente des poètes qui semblaient avoir recueilli l’héritage de Baudelaire et, surtout, de Mallarmé.
En 1896, à l’âge de vingt-quatre ans, pressentant que sa tentative poétique le conduisait à une impasse, Paul Léautaud s’était tourné vers la prose, comme le lui avait conseillé Alfred Vallette. Rien d’étonnant dans cette réorientation, si ce n’est que Léautaud va se consacrer, durant les quatre prochaines années, au genre de l’essai. On imagine difficilement Léautaud penseur, lui qui s’appliquera plus tard à éviter dans ses écrits tout ce qui peut approcher, même de loin, le didactisme philosophique et l’érudition trop voyante. On comprend mal comment, plongé jusque-là dans une ambiance symboliste dont la pensée lui reste étrangère, cet artisan de la poésie lyrique et sensorielle se découvre soudain le goût de s’adonner à des spéculations purement intellectuelles. S’agit-il d’un exercice qu’il s’impose pour se remettre dans la voie du classicisme après s’être commis au lyrisme ? N’est-ce pas plutôt le prolongement sous une étiquette nouvelle de ce même lyrisme engoncé dans les moules d’une technique symboliste mal asservie ? À quelles sources, à quels besoins, à quelles aptitudes peut-on rattacher cette section de l’œuvre ?
La question des sources reste obscure malgré les révélations de Léautaud sur ses auteurs préférés à l’époque des Essais. Ce sont Stendhal, Barrès et les Goncourt pour le roman, Taine pour la philosophie, et Renan pour sa Vie de Jésus et ses souvenirs. Parmi ceux-ci, il n’y a guère que Taine et Renan qui eussent pu servir d’inspiration et de modèles aux Essais de sentimentalisme : Et encore faut-il noter que le ton de ces Essais ne s’apparente en rien à la rigoureuse démarche intellectuelle de Taine. Reste Renan ; non pas l’exégète érudit de l’histoire religieuse, mais le clairvoyant psychologue des souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui fouille avec patience et lucidité les secrets de son âme pour connaître la vérité sur lui-même. C’est aussi ce que Léautaud a voulu faire, pour chercher à se définir, non pas en tant qu’écrivain, mais en tant qu’homme. Les textes que nous allons examiner nous révèlent, non plus un adolescent mélancolique, mais un jeune homme soudainement conscient du tragique de sa vie. À vrai dire, cette prise de conscience n’est pas tout à fait soudaine ; disons plutôt qu’elle est amenée par le réveil accéléré quoique tardif de sa maturité. En guise de conclusion à son dernier Essai de sentimentalisme, Léautaud précise le motif de sa recherche de soi :
« C’est pourquoi j’ai écrit les phrases légères de ces Essais. Arrêté et assis au bord du chemin, laissant passer les autres, ambitieux, convaincus, pressés d’agir et qui se disputent, je me suis penché vers moi-même pour tâcher de surprendre ce que la vie avait pu y déposer de lumière et d’amertume. »
Le premier Essai de sentimentalisme fut écrit en février 1896 et parut dans le Mercure de France en juin suivant. Dès les premières lignes, l’auteur laisse paraître le malaise profond qui l’étreint :
« Tant je désespère croiser une intelligence qui les comprenne, c’est presque pour moi seul que j’écris ces lignes. »
En une langue tout encombrée des relents de sa préciosité symboliste, le jeune écrivain tente de recréer l’image du jeune homme qu’il était :
« Jusqu’à la plus abstraite réussirai-je à dérouler les phases, du sentiment qui même alors que je n’étais qu’un enfant, toujours m’a fait rechercher, pour me l’associer, quelque ami que distinguait de gracieuses allures. Ma jeune époque et le cerveau informe que je portais me restent si obscurs, que je négligerai de cette enfance même les lignes vives. »
Le « sentimentaliste » s’abreuvait de tendresse, de douceur et d’idéalisme. Surtout d’idéalisme. Naïvement il recherchait l’amitié pure, l’amour entier, et il n’était que trop disposé à voir la vérité partout. Immanquablement, cet excès de confiance lui procura d’amères déceptions. Et maintenant, il sent bien qu’une sensibilité trop vive risque de le mener tout droit à la vulnérabilité devant la vie réelle. Que faire ? Se mettre en quête de la vérité, avec tout ce que cela comporte de désillusion, et tout ce que cela requiert de patience et de résignation ? Cela exigerait de lui une maturité qui hélas ! tarde encore à surgir, un équilibre qu’il n’a pas encore atteint. Non ! sa première réaction sera instinctive, et comme un enfant à qui on aurait manqué de promesse, il boudera, sous le masque d’un cynisme qu’il voudrait serein :
« Rien n’est plus désolant que les choses trop vraies. On dit la Vérité au fond d’un puits et toute nue ; pour moi, depuis si longtemps qu’on l’invoque, je la pressens ridée comme une vieille femme et ne veux point la connaître. »
Pendant les jours qui entourent la composition de cet essai, Léautaud a été en proie à un pessimisme intense :
« Quelle journée vide ! et pourquoi est-ce que je la note ici ?… Je suis navré quand je songe qu’il me reste peut-être bien des années à vivre une pareille existence. Je me désespère de plus en plus. Rien ne me remonte, aucun espoir ne me donne du courage. Et pourtant j’aime passionnément les lettres. »
Déjà cependant la métamorphose de la sensibilité est commencée. Quelques mois plus tard, dans un second Essai de sentimentalisme, l’accent de désespoir a fait place à la résignation. Feignant d’être blasé, cachant mal son amertume, Léautaud essaie d’asseoir sa sensibilité sur des bases nouvelles :
« Le mérite n’est pas de pleurer. Loin du carrefour des sentimentalités publiques, et pour dégager ensuite dans elles-mêmes la part qui vaut vraiment quelques pleurs, méditons des émotions qui soient dignes de notre sensibilité. »
Armé d’un pessimisme de bravade, il abat les derniers remparts de l’idéalisme ancien :
« Qu’importent les paysages qui s’encadrent aux fenêtres ; de pareils éléments les composent : c’est partout la banalité de la nature. La vie est trop courte pour qu’il soit efficace d’agir ; entreprendre est vain ; jamais nous ne connaîtrons tout. Le vide est le terminus inévitable. »
Et pour bien montrer qu’il s’est détaché des contingences bourgeoises, il affecte de mépriser la vie, sans toutefois oser pousser le mépris jusqu’à sa conclusion logique. C’est par une cabriole assez visible qu’il tente de se justifier :
« Vivre ne vaut pas qu’on s’y efforce beaucoup. Un proverbe, je crois, dit qu’on doit, pour vivre bien, penser quelquefois à la mort. J’ai toujours trouvé les proverbes un peu ridicules. Pourtant on sent bientôt qu’il n’y a plus guère que les très extrêmes préparatifs du suicide pour refréner en soi la lassitude de vivre. »
Ce deuxième Essai contient néanmoins le germe de ce qui sera Le Petit Ami :
« Je sais une pâtisserie où se rejoignent le soir des prostituées un peu défaites et de qui la beauté cernée et les fards ont pour moi plus d’émotion que la fraîcheur des jeunes filles. Durant un entretien dont la volupté me reste inoubliable, ces tendres créatures, auprès de qui m’assaillirent toujours de maternels souvenirs, ont pleuré entre mes bras le dégoût de l’amour. »
La différence entre le ton de ce passage et celui du « roman » qui sera publié en 1903, illustre assez nettement la transformation que le jeune écrivain va subir dans l’intervalle. Alors que dans Le Petit Ami, le mémorialiste s’abandonne à des souvenirs sensoriels et relate avec naturel les impressions qu’il a connues, l’écrivain ici s’empêtre dans une phrase onctueuse et surfaite et ne peut échapper à la tentation d’asservir son souvenir à une émotion également surfaite. Que d’apitoiement sous le couvert de la nostalgie, que d’éloquence !
Le troisième Essai, daté de novembre 1897 et publié dans le Mercure en juin 1898, est le prolongement, en des termes encore plus grandiloquents, de l’examen du moi. Cette fois cependant, une philosophie plus mûrie et plus saine commence à paraître :
« Au loin, par-delà le bruissement des spontanéités et de ces enthousiasmes qui dégradent, déjà se laisse deviner la savante douceur du détachement et de l’hypocrisie sous quoi plus rien ne violera notre âme mobile et voluptueuse. »
La mise à mort de l’idéalisme naïf n’est pas sans amertume :
« En fuyant cette pestilence de marais que dégage toute société, contemplant consolé de tant de contingence, la monotone agitation des hommes simplement on s’abandonne au silence de sourire. »
Que conclure de ces premiers Essais ? Manifestement, l’écrivain n’a pas encore atteint son régime. Mais l’homme est en voie de transformation. La sensibilité un peu mièvre qui débordait des poèmes a fait place, dans les Essais, à une sensibilité plus aiguë et plus angoissée, signe d’une crise intérieure qui conduit Léautaud au bord du pessimisme. Plutôt que de sombrer dans le découragement, il choisit de s’arrêter pour traduire le malaise qu’il ressent. Ainsi, devant ce malaise qui s’apparente assez bien à une crise d’adolescence tardive, il s’interroge dans le but d’arriver à formuler non pas uniquement ce qu’il est, mais aussi sa façon d’être. À cette façon d’être, c’est-à-dire, de penser, de réagir, il donne un nom : le sentimentalisme. Ce mot évoque beaucoup plus qu’une simple échelle des valeurs ; dans l’esprit de Léautaud, c’est une notion de la vie, un assemblage de concepts qui orientent la vie. Mais ces concepts, quelque présents qu’ils soient, restent obscurs, vaguement mystérieux ; l’auteur doit, pour les exprimer, avoir recours à une codification symboliste. C’est pourquoi la vie est comparée â un fleuve et l’homme à un navire. C’est pourquoi l’artiste est représenté sous les traits d’un gracieux jeune homme, ou d’un enfant infirme. Sans nous arrêter à la signification des symboles contenus dans les Essais, notons à quel point l’état d’âme de Léautaud se rapproche de la pensée symboliste des premières années du mouvement : comme les premiers symbolistes, l’auteur éprouve un malaise de vivre, comme eux il s’interroge mais sa recherche bute contre le seuil des mystères de la vie, comme eux il se révolte contre une réalité inconnaissable.
À travers la vague du sentimentalisme paraissent peu à peu les ornements d’une sensibilité plus fermement ancrée : l’idéalisme. En effet, la notion dont Léautaud fait maintenant le procès est celle de son idéalisme. Le monde du sentimentaliste est un monde idéalisé, où coexistent le plaisir et la charité, l’amour et la fidélité, l’affection et le désintéressement ; c’est le monde de l’ordre, de la justice, un monde où chaque être à sa place. Or en activant ses souvenirs pour recréer ses divers états d’âme, Léautaud se rend compte que ce monde n’existe que dans son esprit. La vie réelle n’offre aucune prise à l’idéalisme ; la société est un champ de bataille où s’affrontent des intérêts contradictoires, où se heurtent des sensibilités différentes. L’auteur doit se rendre à l’évidence : le sentimentalisme n’est pas cette formule dont il a besoin pour trouver sa place dans la vie. L’insuffisance du système vient de son caractère positiviste. C’est pourquoi Léautaud, à compter de ce moment, va se tourner vers un négativisme actif. Par le biais du blasement, il prendra le parti d’ignorer ses élans de sentimentalité pour se maintenir vis à vis de ses semblables dans un état d’indifférence qui se manifestera tour à tour par le cynisme, la méchanceté, l’ironie, ou, le plus souvent, par le sentiment qu’il est tout à fait étranger aux préoccupations ordinaires des hommes. C’est pourquoi Léautaud adulte sera misanthrope, hostile à l’ordre social, délibérément imperméable à, toute forme de sentimentalité envers les hommes ; c’est ce qui lui fera dire que l’amour n’est rien de plus qu’un phénomène d’attraction physique. Obstinément, il refusera de s’incorporer à la société, vivant en ermite, ne tolérant que les contacts essentiels à ses besoins personnels en plus de ceux, minimes aussi, qu’il aura avec les gens de son milieu littéraire.
Pendant que l’homme se purgeait de sa sensiblerie, l’écrivain touchait à la dernière étape de son apprentissage. Parti d’une imitation plus ou moins consciente, tant pour les thèmes que pour le style, il tente maintenant de se dégager des influences pour aller vers un individualisme authentique. Cette tâche, peu facile dans les meilleures conditions, était rendue plus ardue par la crise de conscience qui le déchirait intérieurement. Il s’agissait d’abord de savoir quoi écrire. Pour faire ce choix, Léautaud devait se donner un système de valeurs littéraires. En même temps, il devait forger son style. Pour atteindre l’un et l’autre de ces buts, Léautaud devait faire table rase des influences littéraires reçues et leur substituer les éléments d’une notion personnelle de la littérature, laquelle restait encore à élaborer.
L’écrivain va donc s’appliquer à lire quotidiennement pendant plusieurs heures. Sans plan déterminé, il lit un peu au hasard, profitant de ce que sa maîtresse du moment est abonnée à un cabinet de lecture bien garni. S’il ne réussit pas à étendre beaucoup ses connaissances de la littérature en général, il parvient tout de même à approfondir ses écrivains de prédilection en cherchant à cerner, par synthèse, une définition de la littérature. Cette définition, il ne la formulera jamais ; pourtant, au fur et à mesure que s’accomplit cette immersion dans la littérature, sa notion de ce qu’est la littérature se précise.
Ce n’est pas tout de vouloir écrire, encore faut-il savoir quoi écrire. Léautaud, tiraillé par ses scrupules, reste longtemps perplexe. Par pudeur, autant que par prudence, il hésite à se prononcer de peur que ses opinions ne soient pas suffisamment mûries :
« Pourquoi faire part de nos opinions ? Demain nous en aurons changé. »
Il se croit incapable de discerner, à travers le flot de ses idées, celles qui vont avoir pour lui une valeur durable. Dès lors, à quoi bon écrire puisque toute notion que l’on se fait des choses est inexacte ? La vérité et la beauté sont fugitives et incommunicables :
« …nos idées se transforment constamment et il est vain de produire des œuvres dont tout nous déçoit sitôt leur achèvement et désormais nous semble étranger. »
L’art est un outil bien imparfait qui ne peut capturer la beauté sans la déformer, la fausser. L’acte mental seul peut atteindre à la vérité :
« Petites choses dures et serrées, pleines de reflets et insaisissables, à la fois unes et multiples, tantôt frémissantes et tantôt glacées, petites vies éternelles et sans limites : idées, tout l’art, peut-titre, ne vaut pas votre vigueur. »
La littérature a aussi une valeur inhibitrice ; dans l’acte de transposition de l’idée première, la vigueur, la pureté de cette idée sont alourdies, et parfois dénaturées par l’écriture :
« La littérature, ce n’est guère intéressant que par les notes qu’on prend avant d’écrire. Ces notes, qui sont l’essentiel des travaux projetés, ont alors toute leur valeur d’expression. Combien seraient plus intéressants des livres de notes. La mise en œuvre les affadit toujours. Quand on les reprend pour composer son travail, tout ce qu’il faut ajouter entre elles pour les lier est si vain, si vide, qu’on est écœuré jusqu’à s’abstenir. »
Le dilemme auquel tout écrivain doit faire face repose sur l’imperfection même de la littérature. Que faire ? L’écrivain doit se torturer pour extraire de ses pensées la matière d’une phrase bien faite, tout en sachant que cela est futile. Car la phrase bien faite ne correspond déjà plus à l’idée dont elle est partie. L’alternative, également inacceptable, parce que trop facile, est de s’imposer le silence. Ce dilemme, Léautaud l’a retrouvé chez Jean de Tinan :
« Il savait qu’on doit s’attacher aux choses sérieuses, s’efforcer vers les idées, exiger de son cerveau tout ce qu’il peut donner, penser. Il savait aussi que cela n’en vaut pas la peine, que rien n’est sûr et solide, que tout se dérobe sans cesse à nos doigts frémissants, que seul le silence convient et que sourire est l’unique sagesse. »
En dépit de ses hésitations, Léautaud est fermement résolu à écrire. Déjà, il a conclu à la nécessité de rejeter les modèles qu’il s’était d’abord donnés :
« Et puis, il serait temps d’écrire sans s’occuper des autres livres. Après tant de réflexions, d’essais, je dois posséder ma manière, ou bien je ne la posséderai jamais. Il serait temps d’écrire tranquillement, librement, comme si j’étais seul vivant. Quittons le souci des livres, des maîtres. C’est de trop penser à eux qui m’a paralysé jusqu’ici. Soyons nous-même, si c’est possible, si c’est possible. »
Une phrase de ce passage constitue le premier indice de cette notion de classicisme vers laquelle il évolue : « Il serait temps d’écrire, dit-il, comme si j’étais seul vivant ». Ne pas se plier aux exigences d’un public ou d’un éditeur, ne pas chercher à plaire, à flatter le lecteur. Écrire pour soi, pour son propre plaisir, n’écoutant que ses goûts. Dans son article sur Jean de Tinan, Léautaud reprend cette idée, en prenant la défense de son ami devant les adeptes de l’art pour l’art :
« Ces gens-là ne comprennent point que la littérature n’est pas une chose bien sérieuse. Pour eux elle est un sacerdoce, et de cela il faut les féliciter. Ils ne comprennent pas que c’est une sorte de sagesse que d’écouter sa fantaisie, de regarder, de sourire et d’oublier. Ils détestent le dilettantisme et l’ironie et les proclament des dispositions dangereuses. Ils ignorent que le dilettantisme et l’ironie sont des exercices fort difficiles, qu’on n’y est guère apte qu’après quelques années de réflexion, qu’il faut une intelligence curieuse et souple à l’extrême… »
La littérature est et restera pour lui un acte gratuit dont la seule justification est de procurer à l’écrivain un instrument de connaissance de soi. Pour ce qui est du lecteur, l’œuvre littéraire doit lui permettre de s’enrichir en lui donnant le moyen de connaître à fond l’écrivain ; le texte doit être le lieu de rencontre de l’écrivain et du lecteur, le moyen par lequel le lecteur s’introduit dans l’âme de l’écrivain :
« Il y a toujours une chose qui m’intéresse plus que les œuvres mêmes des écrivains : c’est la façon dont ils les écrivirent, ce sont les sentiments sincères ou imaginés (supérieurs, ces derniers) qui les animaient en écrivant. »
Ces écrivains qui pratiquent l’art pour l’art s’éloignent plutôt qu’ils ne s’approchent du lecteur, en interposant entre leur pensée et celle du lecteur une forme tellement travaillée qu’elle interdit toute spontanéité dans la communion d’âmes nécessaire à l’exercice littéraire. L’auteur doit se livrer tel qu’il est et non pas tel qu’il voudrait que ses lecteurs le voient.
La première condition à la pratique de cette conception de la littérature, c’est que le style de l’écrivain doit tendre vers l’expression spontanée de la pensée, des sentiments. L’écrivain devra écrire comme il pense et raconter les choses comme il les entend, comme il les voit. Ainsi, le principal attrait des Goncourt, selon Léautaud., c’est le plaisir que donnent leurs descriptions, où les auteurs s’amusent à décrire les choses dans le menu détail. On sent que ces descriptions ont été faites avec amour et avec plaisir. « Les livres d’aujourd’hui, à côté des leurs, ajoute Léautaud, ont un air de besognes de bureau. Par contre, la perfection du style qui masque la joie d’écrire, la perfection de la forme qui ne dégage que l’ennui, rendent les œuvres insipides :
« Quand on songe qu’on dit : un grand écrivain, de ce pauvre Flaubert, qui ne fut qu’un ouvrier du style — encore que ce style soit d’une uniformité désespérante et lacée — sans intelligence ni sensibilité. »
Sur le plan de la technique, Léautaud se montre d’abord intransigeant. Il faut mettre la pensée à nu, la livrer dans la simplicité même de sa vigueur première :
« Ne pas faire de phrases faciles, fades. Au contraire, des phrases dures, sèches, même rudes. Une harmonie se dégage aussi de ces phrases. Simplifier sans cesse.
Le moins possible d’épithètes.
Une phrase tendre et chantante par-ci par-là, comme un sourire voilé, atténuera.
Savoir choisir….Pour exprimer une idée, un sentiment, dix mots, dix images s’offrent. Savoir choisir. »
L’harmonie est tout aussi importante que la spontanéité et, de toute façon, l’une n’exclut pas l’autre. Désormais il s’appliquera à faire des phrases longues, « qui permettent seules l’harmonie. »
« La phrase doit être entière, d’une seule ligne, je veux dire non coupée par des point et virgule, ponctuation qui ne correspond à rien : autant commencer une autre phrase. »
Nous voyons donc, au cours de ces années qui précédent la rédaction du Petit Ami, c’est-à-dire avant 1900, tout le chemin parcouru par Léautaud. Le jeune homme timide et gourd qui s’affligeait d’un revers amoureux et qui offrait à une mère inexistante les touchants bouquets de sa poésie naïve, se retrouve en 1900 beaucoup moins susceptible, moins vulnérable aux avanies que lui réserve la vie. D’autre part, l’écrivain s’est efforcé à la réflexion et, s’il n’exploite pas encore la pleine mesure de son talent, il est tout de même plus apte à le faire, maintenant qu’il est sorti assagi de ses premiers tâtonnements littéraires. Deux ans plus tard, Léautaud évaluera lui-même la signification de son apprentissage :
« Comme Rousseau, “je sentis avant de penser”. Et ce n’est que vers vingt-sept ans que je commençai vraiment à penser, et un pis après à avoir des idées sur tel ou tel sujet. »
Au moment où il écrit ceci, Léautaud a trente ans et il est déjà engagé dans la partie « classique » de son œuvre. C’est là que maintenant nous le suivons.
Chapitre III — Deux récits : À la recherche de l’individualisme
« Je ne veux plus écrire désormais que de la manière dont on écrit les Souvenirs ou les Mémoires. »
Après tant d’années consacrées à la lecture et à la réflexion, Léautaud conservait encore une certaine répugnance à l’idée de livrer ses plus intimes pensées à l’insensibilité du public. Ce n’est pas la crainte de l’hostilité du public qui le retenait, mais une pudeur exagérée : celle de se prêter à un exercice dont il mettait en doute la validité. Il craignait qu’en écrivant il ne trahisse, bien malgré lui, cette indépendance de la pensée à laquelle il tenait avant tout. Mais en même temps, et paradoxalement, son besoin d’écrire le pressait :
« Je pense aux individus qui n’ont pas parlé, qui n’ont pas écrit, qui n’ont fait que passer, qui n’ont rien laissé d’eux, n’ayant pas trouvé, peut-être, les mots dont ils avaient besoin. Un grand silence, savant peut-être ? Le mot de Valéry est peut-être vrai : Plus on écrit, moins on pense. »
La ferveur d’écrire allait triompher de l’hésitation. Peu à peu Léautaud acquérait la certitude qu’il avait atteint le degré de lucidité nécessaire à la maîtrise de son talent. Il possédait un style et une pensée littéraire qui le protégeaient contre les risques de la « littérature ». Suffisamment aguerri par ses méditations, sachant ce qu’il aimait et, encore plus nettement, ce qu’il n’aimait pas, il ne risquait plus d’être influencé, à son insu, ni par un style en vogue, ni par une école de forme ou de pensée étrangère à ses aspirations. Bien plus, il parvenait depuis peu à se mettre en état d’hostilité contre la tradition littéraire qui semblait recueillir le plus grand nombre d’adeptes, tant parmi les écrivains que dans le public :
« Il faut savoir lire, avoir beaucoup lu, et comparé et pesé la duperie de ce mot : l’art, qu’affectionnent les imbéciles. Alors, on revient de bien des admirations, et tous ces soi-disant grands livres ne tiennent pas une minute. »
Ce qu’il sentait auparavant sans pouvoir le dire avec précision, il pourra maintenant le formuler avec beaucoup plus de clairvoyance et avec une énergie qui témoigne de sa conviction. Il posera le principe suivant : la littérature ne doit pas, ne peut pas être vue comme un exercice intellectuel. La recherche du Vrai et la création du Beau ne doivent être dirigées que par l’âme et non par l’intelligence. C’est la sensibilité qui fait l’homme et non l’intelligence :
« On ne devrait pas avoir de livres. L’intelligence ne crée pas. Elle se traîne en raisonnements, en analyses et elle use les jardins où elle rôde. Un écrivain ne vaut que s’il crée une génération, c’est-à-dire s’il crée une façon de sentir, et par suite une façon de penser. Qui sait si les grands écrivains ne furent pas un peu des ignorants ? Ah ! les érudits…Ce qu’il faut faire, c’est se chercher, et, pour se trouver, se dédoubler, chercher à se voir, découvrir le particulier qu’on a, si restreint qu’il soit. En un mot, ce qu’il faut, c’est savoir sa sensibilité. Alors, on rapporte tout à elle. »
Or Léautaud, nous l’avons vu, commence à découvrir sa sensibilité. Il est arrivé au point où il s’accepte tel qu’il est, avec ses antécédents, ses penchants, ses goûts, ses défauts, et surtout, ses limites. Il a nettement conscience de son individualisme en même temps qu’il assume la responsabilité de son moi : C’est de plein gré qu’il le fait, persuadé que c’est là le seul moyen de s’épanouir comme écrivain. Tout comme Gide, mais par un déroulement différent de sa pensée, il vise « la parfaite utilisation du Moi. »
C’est pourquoi le premier ouvrage majeur de Paul Léautaud est une confession autobiographique où l’auteur s’abandonne, non sans raideur initialement, mais bientôt avec combien de facilité et de plaisir, à l’épanouissement de sa vraie personnalité. Plus qu’un épanouissement, c’est presqu’une explosion de la personnalité. Il renverse allègrement ses contraintes perfectionnistes, il étouffe ses complexes, il se donne enfin à cette belle sensibilité qui est, à défaut d’un plus vaste talent, sa plus grande richesse.
Le Petit Ami, publié en tranches dans le Mercure de France à l’automne de 1902, est l’aboutissement et constitue la preuve de la transformation de Léautaud. Le thème est fait des souvenirs d’enfance et d’adolescence d’un jeune homme, fils de prostituée, élevé dans le milieu des femmes de petite vertu. Petit à petit, sans l’avoir cherché, il devient l’ami et le confident de plusieurs d’entre elles. Malgré l’étiquette de « roman » sous laquelle le livre parut, il s’agit en réalité d’un simple récit où les souvenirs et les impressions sont alignés dans un beau désordre et interrompus fréquemment par de longues méditations où se mêlent la tristesse et la joie, l’émotion et l’ironie, la tendresse et la cruauté. C’est l’auteur tout entier qui se livre tel qu’il est : nul souci d’affabulation, nul enchaînement logique, nulle recherche d’effets. Pourtant, et peut-être à cause de cela, cette lecture est émouvante. Le lecteur est mis en confiance et se laisse entraîner volontiers dans ce monde étrange et délicieusement sensuel où l’auteur le conduit. Pas une seule fois le lecteur n’aura l’impression qu’on cherche à le convaincre ou à l’éblouir, pas plus qu’il ne sera tenté de soupçonner son guide de feindre le détachement ou la nonchalance. Les filles de joie qui peuplent cet univers ne sont pas ces femmes corrompues et cyniques auxquelles la littérature naturaliste avait fait une place particulière. Elles ne sont pas pour autant des prodiges de bonté et de tendresse. Elles sont ce qu’elles sont : joyeuses ou tristes, généreuses ou mercenaires, rusées ou naïves, ridicules ou pathétiques. Aucune ne se distingue des autres : elles arrivent, elles passent, elles disparaissent. Ce ne sont pas des « personnages », mais des êtres humains, tirés de la vie. Voilà ce qui fait le charme du récit : l’auteur raconte et peint ce qu’il a entendu et observé. Il le fait avec spontanéité, avec sincérité, comme l’on raconterait à un ami intime, au fil d’une conversation détendue, quelque souvenir attachant, sans souci de l’embellir et en se défendant bien d’en exagérer le piquant ou le relief. Le Petit Ami ressemble à une confidence faite au coin du feu, et l’envoûtement vient précisément de là : le timbre de la voix, la charmeuse langueur du style, la grande simplicité de la présentation viennent stimuler la curiosité du lecteur, et donc l’intérêt qu’il porte à l’auteur.
Les sources de l’ouvrage sont à la fois autobiographiques et littéraires. L’aspect autobiographique est évident. Les chapitres consacrés à sa mère présentent trop de concordances avec de nombreux passages du Journal littéraire pour que l’on puisse soupçonner Léautaud d’avoir inventé. Les premiers chapitres, ceux qui racontent les souvenirs du « petit ami » des prostituées, sont peut-être moins fidèles à la réalité : Il est douteux, en effet, que le personnage de la Perruche — car il s’agit bien ici, par exception, d’un personnage — ait vraiment existé dans les souvenirs de l’auteur. En supposant qu’elle ait vécu, ce qui n’est pas du tout impossible, il est douteux que l’épisode de sa mort soit réel. L’auteur lui-même restera plus tard fort nébuleux à ce sujet. Ceci dit, il existe néanmoins un lien direct entre la genèse de cet ouvrage et quelques épisodes de la vie de l’auteur juste avant et même pendant la rédaction du récit :
« Mais la mort de Fanny, l’entrevue avec ma mère et la mort de mon père, tout cela suivi de si près, me sont arrivés quand j’avais vingt-neuf, trente et trente et un ans ; j’étais en pleine transformation morale ; j’étais comme une terre fraîchement remuée, toute remuée plutôt, et tout ce que ces trois incidents dégageaient d’émotion, de vie, etc., etc… est entré en moi sans peine et m’en a marqué d’autant plus profondément. Toutes les réflexions que je n’aurais pas faites à dix-huit ans ou vingt ans, je les ai faites alors et avec quelle acuité, à cause de l’état moral où je me trouvais… »
Dans un autre passage du Journal littéraire, écrit quelques mois avant la parution en volume de son ouvrage, Léautaud retrace l’évolution qui le conduisit à écrire Le Petit Ami :
« Il y a eu comme cela la crise élégiaque (17 à 20 ans) — la crise poétique (et un peu romans et nouvelles) (20-25 ans) — la crise philosophique (Taine, Renan, Barrès) (25 à 28 ou 29 ans), puis, j’ai commencé à être un peu moi-même (article sur Tinan), la besogne des Poètes d’aujourd’hui m’a nettoyé, la lecture assidue et amoureuse de Stendhal, une lecture plus profonde, plus studieuse qu’autrefois, m’a éclairé, de longues réflexions. »
La source littéraire du Petit Ami est, elle aussi, évidente. C’est chez Stendhal que Léautaud a trouvé son modèle. Durant les mois qui précédent la composition du récit, Léautaud était agité par une « grande ferveur stendhalienne. » Il avait connu, quelques années plus tôt, les romans de Beyle, et les avait aimés. Mais en 1901 il les relut et découvrit aussi les œuvres intimes de Stendhal.
La Vie de Henri Brulard, les Souvenirs d’Égotisme et la Correspondance firent sur lui une impression telle qu’il vouera désormais à Stendhal une admiration et un respect à toute épreuve, même à celle de son humeur changeante. Léautaud, qui six ans plus tôt avait écrit :
« Admirer, aimer, respecter, c’est s’amoindrir. »
ne peut retenir un cri d’admiration à la lecture du Brulard et des Souvenirs d’Égotisme :
« Je sens tellement combien ces livres-là… me plaisent, que j’ai envie de ne plus les lire pour les retrouver presque neufs, plus tard, quand je ne pourrai plus que lire. Je sens que je deviens. O mon cher Stendhal ! »
Jamais écrivain ne l’avait captivé à ce point. Tenant dans ses mains les deux volumes de la Correspondance qu’il vient d’acheter, sa joie est si vive qu’il veut se l’administrer à petites doses, pour en prolonger la durée :
« Rien qu’à les entrouvrir, je sens que je vais avoir un tel plaisir à les lire que j’ai comme envie de retarder ma lecture. »
Dans les œuvres intimes de Stendhal, il a trouvé ce qu’il cherchait : un écrivain qui écrit pour son seul plaisir, qui entrevoit la littérature comme un outil de la connaissance de soi. Stendhal écrit : « Qu’ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire. » Or voilà précisément les questions qui, en 1901, préoccupent Léautaud. Comme Stendhal, il va tenter en écrivant de faire revivre son passé, avec le plus possible d’objectivité. Cette tentative a un autre but : Léautaud veut écrire quelque chose qui lui soit propre, tant par le sujet que par le style.
La poursuite de ce double but ne sera pas sans accrocs, mais au terme de son travail, il croit avoir accompli ce qu’il s’était proposé de faire. Il a, en tout cas, découvert un aspect de lui-même qu’il n’avait guère soupçonné jusque-là :
« Après avoir rêvé un livre élégiaque, barrésiste (Le Petit Livre des Prostituées), j’ai commencé ce livre sur un ton Anatole France qui m’a dégoûté au bout de vingt pages. Honte de ressembler à quelqu’un. J’ai tout recommencé, résolu à écrire rien que selon moi, presque comme cela viendrait. Au beau milieu du livre, Calais, ma mère, la mort de Fanny. J’en reviens avec une chose nouvelle en moi, du moins jusqu’alors sommeillante : une raillerie. »
Outre le ton intime de l’œuvre, une autre caractéristique distingue Le Petit Ami de tout ce qui l’avait précédé. Cette caractéristique correspond à une nouvelle dimension de l’âme de Léautaud. Les poèmes et la prose des Essais, exception faite de l’article sur Jean de Tinan, avaient logé l’auteur à l’enseigne d’une sensibilité tout orientée vers la mélancolie. C’est ce qui explique le lyrisme et la nostalgie parfois larmoyante des premiers écrits. Mais la transformation morale de l’homme, en même temps qu’elle éclaire pour lui son état actuel et l’encourage à s’accepter tel qu’il est, jette la lumière sur une ressource qu’il avait ignorée jusqu’alors. Il se connaît sensible et vulnérable mais il découvre en lui un trait de caractère qui peut lui assurer un certain équilibre : c’est l’ironie. Le tendre et sensible adolescent de naguère, souvent engourdi, parfois mou, prêt à enfouir instinctivement ses désillusions dans une âme déjà meurtrie, se soulève brusquement maintenant qu’il est homme et décide de résister à son penchant pour la mélancolie. Puisque sa sensibilité le fait souffrir, il lui faut apprendre à contenir ou à neutraliser ses excès de sensibilité. Le meilleur moyen est encore d’en rire. Puisqu’au plus intime de son être il souffre d’avoir été rejeté par sa mère, abandonné et sevré d’affection par son père, trahi par sa maîtresse, il sent qu’il doit s’attacher à mettre à jour le côté ridicule de ces drames successifs, pour se libérer de la tristesse qui lui vient trop naturellement. Sinon sa mélancolie et son désespoir, il le sait bien, le paralyseront à jamais.
Fort de cette sagesse chèrement acquise, Léautaud apprendra à maintenir sa sensibilité dans un registre moyen, n’excluant par les impressions très vives, mais les dosant du seul remède qui puisse réprimer son penchant vers l’extrême. Précisons tout de suite que cette recherche d’un équilibre, et les solutions qu’il y apporte, ne font pas de Léautaud un écrivain artificiel, toujours aux aguets, se surveillant pour ne pas dire ou ne pas penser telle ou telle chose. Bien au contraire, puisque le remède existe déjà en lui, sous forme d’un penchant pour l’ironie et le sarcasme, rien n’est plus naturel que d’ouvrir maintenant les vannes qui jusqu’à présent refoulaient ce penchant. L’homme émerge plus équilibré et l’écrivain découvre enfin ce qui va donner à son art l’amplitude qui lui manquait jusque-là.
Pour bien voir l’intention ironique dont est tissée Le Petit Ami, il suffit de considérer la phrase de Stendhal que Léautaud a voulue comme épigraphe :
« L’extrême des passions est niais à noter. »
Voilà un auteur qui va se pencher sur son passé, qui va évoquer tout ce qui dans sa vie a laissé une marque, qui va retracer avec amour le trajet déjà accompli pour en extraire les impressions les plus vives, et qui, paradoxalement, choisit pour le guider dans sa recherche, une pensée qui lui interdit de noter librement et dans toute leur force les émotions qu’il va ressentir au cours de ce périple. Est-ce bien là le même homme qui écrira, à propos de son roman :
« Que serait-ce alors et que penseriez-vous, si je publiais un livre où je me serais laissé aller à tous mes sentiments, uniquement préoccupé d’être sincère et de me faire plaisir. »
L’intention de sincérité et de véracité résiste-t-elle à la préoccupation d’éviter l’extrême du sentiment ? La réponse à cette objection est que la contradiction n’est qu’apparente. L’explication en est fort simple. Léautaud se laisse aller, sans contrainte, à tous ses sentiments, mais il n’envisage plus ces sentiments de la même façon qu’auparavant. Il les ressent avec autant de vivacité, il en éprouve les mêmes troubles, mais il lui vient en même temps le désir d’en rire et de railler les souvenirs trop pénibles. C’est l’ironie qui enlève à l’extrême des passions le relief qu’il prendrait autrement.
La raillerie n’épargne rien ni personne. L’auteur lui-même n’hésite pas à la retourner contre lui :
« Si j’allais me prendre au sérieux sans le vouloir ! » (dans mon attitude élégiaque et rétrospective.)
Elle est douce, presque tendre, lorsqu’elle vise un souvenir agréable. En se remémorant la beauté et les charmes de ses amies de petite vertu, il ne peut dissimuler tout à fait le mouvement de tristesse qui l’émeut :
« Dire qu’elles seront vieilles un jour et même un peu concierges… »
Ailleurs, elle se fait le véhicule d’un sentiment vague, ni triste, ni trop amer :
« Ma chère maman ! N’était-ce pas à elle que je devais de les aimer comme je les aimais (les prostituées) À ce point qu’il me semblait toujours la retrouver un peu dans chacune d’elles. »
Mais parfois elle dissimule une amertume et réprime à peine le désir de blesser profondément, avec une cruauté égale à la douleur éprouvée :
« Quel dommage, tout de même que ma mère n’ait pas eu plus d’ambition… Avec ses talents, elle serait sûrement très connue aujourd’hui, et je jouirais confortablement de son luxe et de ses relations. »
Enfin, l’ironie exprime clairement le scepticisme démystificateur, véritable thérapeutique que l’auteur s’est imposé, pour se purger de la sensiblerie d’antan :
« Donner tant d’importance à une chose si simple et nullement romanesque faire l’amour ! »
L’ironie ne le guérit pas de sa tristesse. De rire ainsi de ses chagrins ne l’empêche pas de les sentir. Mais il en souffre moins. Elle lui permet de se situer en retrait, de considérer avec détachement les gens et les choses qui le touchent de près. Par ce moyen, Léautaud accède au rang des moralistes. Bien avant d’être influencé par Chamfort, il s’oriente déjà vers le genre de celui qui deviendra, avec Stendhal, son maître à sentir. Jamais Léautaud ne deviendra un pur moraliste, dans l’acception du XVIIIe siècle. Il ne se préoccupera des mœurs de son temps que dans la mesure où cela le touche personnellement. Mais il existe une définition plus large du terme « moraliste », laquelle pourrait s’appliquer à Léautaud : celle qui enveloppe l’écrivain qui aime proposer, sous forme de maximes ou de pensées, le fruit de ses réflexions sur la vie. L’ironie de Léautaud lui fait entrevoir une certaine sagesse ; il n’hésitera pas à la proposer à ses lecteurs :
« C’est la vie, du reste. On joue comme ça de petites pièces tantôt sentimentales, tantôt ironiques, à deux ou plusieurs personnages, et il faut bien l’avouer, souvent le rideau tombe au moment où l’on s’y attendait le moins. »
Cette brève réflexion, où le ton de détachement s’oppose au pessimisme, lui vient au moment où sa mère refuse une dernière fois de reprendre tout rapport avec lui. Déçu, mortifié, il dissimule dans un haussement d’épaules la tristesse que lui cause ce dernier rejet.
L’ironie, maintenant qu’elle est éveillée, ne va cesser de se développer. À tel point qu’elle deviendra plus tard de la méchanceté et que cet homme, pourtant assoiffé d’affection, se complaira dans son attitude agressive. Plus qu’un réflexe, plus qu’une seconde nature, l’ironie deviendra la vraie nature de l’homme. Sera-t-il plus heureux ainsi ? Il le prétendra à maintes reprises, mais ne pourra s’empêcher de constater que l’ironie a stérilisé une partie de sa sensibilité, celle-là même à laquelle il tenait secrètement le plus :
« D’où cela vient-il que, dans ce que j’écris et qui me ressemble tant, mon ironie me déplaise, quelquefois ! C’est peut-être que je sens que mon ironie me détruit petit à petit tous mes sentiments et tous mes moyens de bonheur. »
Dans Le Petit Ami, l’ironie n’a pas encore pris des proportions telles qu’elle étouffe les autres puissances affectives de l’homme. Elle n’est pas encore sèche et négative, comme elle le sera à la fin de sa vie. Elle laisse une large part à la sensibilité et à la tendresse. La sensibilité de l’écrivain, c’est-à-dire sa façon de sentir, surgit à chaque page. Qu’elle soit travestie en ironie ou livrée en toute simplicité, elle enveloppe chaque pensée, chaque anecdote, d’une chaleur intime. Le Petit Ami est à la fois une confession et une introspection. Confession, parce que l’auteur se penche sur son passé, sur l’être qu’il fut. Introspection, aussi, parce que cet examen est conduit à la lumière d’une nouvelle sensibilité. Maintes fois dans ces pages, Léautaud insiste sur le plaisir que lui donne ce travail. Or il ne peut s’agir uniquement ici du plaisir de la création, c’est-à-dire, du plaisir de trouver enfin les mots et de les juxtaposer pour exprimer un état d’âme. Une large mesure du plaisir qu’il a vient de ce qu’il se voit pour la première fois tel qu’il a été dans son enfance et dans son adolescence. Grâce au recul, il découvre une part de lui-même qu’il n’avait pas su voir jusqu’à ce moment. Bref, il aime ce qu’il a été. C’est pourquoi l’enfant qu’il fut échappe à l’ironie. C’est de tendresse plutôt qu’il veut parer son souvenir, comme si cet être cher était à jamais disparu, assassiné durant le passage à l’état d’homme.
Léautaud le regrette, cet enfant malheureux qu’il a dû sacrifier ; il défend son droit de l’aimer :
« Mais si, malgré moi je me laissais aller, çà et là, à trop d’émotion, qu’on veuille bien songer, pour m’excuser, que ce petit garçon que je fus autrefois n’a que moi, ici-bas, pour orner son souvenir et pour dire ce qu’il montrait déjà de tendresse et de rêverie. »
Le souvenir du jeune homme idéaliste et sensible garde aux yeux de l’auteur une fraîcheur attendrissante. Il le voit comme un homme en devenir, obligé, bien à regret, de se soumettre aux exigences réalistes de la vie, mais chez qui brille encore le feu de l’idéalisme et de l’espoir ainsi que le besoin d’individualisme ; il voit aussi son besoin d’affection :
« Ce n’était pas l’amour que je venais demander à ces femmes… C’était de la grâce, de la douceur, quelque chose qui relevât la fadeur de mes journées, passées à des besognes, parmi des gens sans tendresses. »
L’ironie de la vie est là, dans toute sa crudité : qu’il faille se contenter des apparences du bonheur, puisque le bonheur auquel on aspire est hors d’atteinte.
La part de symbolisme que recèle le thème s’éclaire subitement. L’aspect moralisateur aussi. L’humanité des prostituées, leur grâce, leur douceur, pour autant qu’on s’écarte momentanément du courant mémorialiste du récit, font ressortir l’aridité, la désolation des rapports affectifs de la vie réelle. Le monde des prostituées est et reste un paradis artificiel même pour celui qui, comme le héros du Petit Ami, réussit à pénétrer jusqu’au cœur de ces femmes. Passés les trop courts moments de douceur et de rêverie, l’homme doit réintégrer le monde de la réalité, où il n’y a point place pour la compréhension et la tendresse. Il faut recommencer à jouer la comédie, sur le mode sentimental ou sur le mode ironique, sans jamais perdre conscience que tout cela est d’une infinie tristesse. Et, quand « le rideau tombe au moment où l’on s’y attend le moins » :
« On rentre alors dans la coulisse pour cacher un peu son air bête et pour refaire son visage si, oh ! tout à fait par hasard, on a pleuré. Comme il eût mieux valu n’en jamais sortir, et rester là, à sourire doucement des gestes pathétiques et des tirades des grands rôles ! Mais vivre…Et son visage refait tant bien que mal, on recommence, malgré soi… »
L’auteur du Petit Ami ressemble encore à l’auteur des Essais mais la ressemblance est exclusivement au niveau de la sensibilité. Pour le style, on jugerait à première vue que ces deux tranches de l’œuvre ne peuvent avoir été tracées par une même plume. Autant le style des Essais pouvait paraître sentencieux et ampoulé, autant celui du Petit Ami est dépouillé et fluide. La raison en est simple : Léautaud a fini de chercher comment écrire. Inspiré par Stendhal, il adopte un ton moyen qui est entièrement spontané. La forme n’a plus qu’une importance très relative :
« D’ailleurs, bien finis pour moi les chinoiseries de l’écriture et les recommencements, comme il y a encore deux ans, quinze fois de la même page. Les grandes machines du style avec le perpétuel ronron de leurs phrases m’ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres si harmonieux, si l’on veut, et si assommants ! »
Le récit a été conçu au fil des jours, sans plan précis, sans contrainte d’intrigue. Léautaud ne croyait pas à l’inspiration, comme permet de le juger l’extrait suivant des Entretiens :

Les faits, les images, les souvenirs remémorés ne peuvent s’accommoder d’une phrase minutieuse et soignée. Ils ont besoin de l’espace et de l’allure que peuvent seules leur donner les phrases spontanées qui s’enchaînent les unes aux autres. L’auteur sacrifie l’esthétique formelle à l’impératif du mouvement et de la vie de la sensibilité qui germe en lui. Est-il besoin d’ajouter que ce « sacrifice » n’en est pas un, en vérité, puisqu’en aucun moment l’auteur n’a été dans l’obligation de peser, de choisir, entre l’un et l’autre. Ce n’est pas dire que les phrases seront bâclées et que le style, ainsi dépouillé des artifices habituels, deviendra terne. Bien au contraire. Il acquerra une élégance, voire une grande beauté, qui proviennent d’un juste mélange de raffinement et de naturel. Dans l’esprit de Léautaud, la phrase doit traduire exactement la façon d’être. Pour la plupart des écrivains, c’est sur le mot que repose le fardeau de la communication ; c’est le mot qui constitue l’unité, qui doit faire image, qui doit frapper le lecteur. Pour Léautaud, c’est à la phrase que revient ce rôle. C’est la phrase qui est sentie comme unité. Elle a un rythme, un mouvement, une puissance. Elle a un timbre qui se substitue à la valeur affective du mot. Voilà pourquoi Léautaud n’emploie à peu près jamais d’artifices de rhétorique. Il faut aller au plus direct et transmettre l’impression ou la sensation dans la pureté même de leur conception. Ce serait faire œuvre contraire que de construire patiemment des métaphores, des images, enfin, tous ces moyens artificiels, tous ces jeux savants qui maquillent l’impression première, la seule authentique. La phrase doit jaillir tout d’une pièce. Si elle ne convient pas, il faut la rejeter en entier :
« Je n’ai jamais arrangé une phrase. Quand une ne me plaisait pas, j’en mettais une autre, voilà tout. »
Cette qualité trop entière, quasi monolithique, des phrases de Léautaud lui a valu maints reproches. On objectait que la répétition, sans intention esthétique, équivalait à de la lourdeur, que le naturel n’était qu’un autre mot pour la négligence. Il resta toujours intraitable, sur ce point :
« Je ne changerais pour rien au monde une phrase qui contient deux fois, même trois, le même mot, si elle dit ce que je veux dire et si elle est venue ainsi. »
Voilà donc les seuls critères sur lesquels s’appuie le style : la spontanéité et la fidélité à l’idée conçue. Cet individualisme du style, qui laisse présager l’individualisme farouche des chroniques dramatiques, souligne l’écart qui sépare maintenant l’écrivain de ses origines symbolistes. Et, comme Léautaud a su se garder d’imiter Stendhal, tout en s’inspirant de lui, on peut parler ici, pour la première fois, de véritable originalité.
L’originalité de Léautaud, contrairement à celle de nombreux excentriques, ne lasse pas le lecteur ; elle continue de le charmer bien longtemps après son premier mouvement de surprise. Étrange situation d’ailleurs, qui permet de nommer original un écrivain qui s’efforce d’écrire comme l’on parle. C’est dire à quel point la littérature traditionnelle — la littérature « artistique » — s’est écartée de ses origines orales. Ce qui empêche le naturel de devenir fade, c’est la personnalité piquante et originale de l’homme. Personnalité qui trouve son expression dans le style et qui associe intimement le lecteur à la cocasserie de l’écrivain. L’extrait suivant pourrait illustrer cela :
« …il fallait bien que Marie me lâchât la main et que Loulou s’arrêtât pour que je l’embrasse… le subjonctif serait si laid ! »
Un écrivain « artiste », dans le genre de ceux que Léautaud méprisait, n’oserait pas, si l’idée lui en venait, se permettre une fantaisie de cette espèce. Il craindrait de trop paraître, de détourner l’attention du lecteur sur lui-même. Or c’est tout à fait ce que Léautaud souhaite, afin de rappeler au lecteur, si besoin est, que sous l’écrivain vit un homme et que celui-là seul est important. Le style de Léautaud conservera toujours cette marque personnelle et, les années aidant, la spontanéité sera accordée à un instrument littéraire de plus en plus fiable parce que toujours plus riche et plus vivant.
Il est intéressant de relever les différents jugements que l’auteur fit à propos de ce premier ouvrage. C’est d’abord dans les dernières pages du récit qu’il s’arrête un instant pour examiner ce qu’il vient de faire. Il en ressent un mélange de satisfaction et de désenchantement :
« Ce livre ne me plaît pas, c’est entendu, ou du moins, s’il me plaît un jour, il me déplaît trois lendemains. Il n’en est pas moins vrai que j’ai senti les choses que j’y raconte de la façon exacte dont je les ai dites. Ma nature est ici en conflit avec mon goût, voilà tout. C’est très amusant. »
À quelques mois de là, il se félicite d’avoir attendu quelques années avant d’écrire ce premier livre :
« Quel livre ridicule j’aurais fait si je l’avais écrit deux ou trois ans plus tôt. Je n’ai qu’à voir mes anciennes notes pour en juger. »
Cependant l’insatisfaction ne tarde pas à reparaître, et d’une fort curieuse façon, au point où l’on peut se demander si ce n’est pas là de l’ironie pure, c’est-à-dire, l’expression d’une pensée qui est exactement le contraire de ce qu’il pense vraiment :
« …un livre qui me déplaît, que je n’achèterais certes pas si j’étais public, et qui aurait peut-être pu être un vrai livre, si je l’avais écrit en style d’affaires. »
Qu’entend-t-il par « style d’affaires » ? Faut-il y voir une allusion sarcastique à la façon d’écrire des écrivains à succès ? ou, n’est-ce pas plutôt un reproche qu’il s’adresse pour ce que son livre contient encore de « littéraire » ? Mettons cette boutade, si c’en est une, sur le compte d’une insatisfaction générale faite d’inquiétude autant que de pessimisme, à la veille de l’édition définitive et de la parution en volume. Quatre ans plus tard, Léautaud n’est plus aussi prompt à répudier le travail qu’il a fait avec tant de plaisir et d’amour :
« Je relisais après déjeuner dans Le Petit Ami quelques pages du chapitre sur mon enfance. Je ne sais pas si ce livre, comme on l’a écrit, n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre. Je sais même plutôt qu’il y a bien des pages qui auraient gagné à être sevrées, mais je sais bien aujourd’hui, que ma lecture d’aujourd’hui m’a ému au possible. »
La preuve que cette première œuvre est loin de lui déplaire, c’est qu’il songera, dès 1905, à poursuivre dans le même genre le rappel de son passé et l’étude de son propre personnage dans Le Passé Indéfini, ouvrage qui, malgré une période interminable de réflexions et de tentatives, ne verra jamais le jour.
Deux ans après la publication du Petit Ami, paraissait, en deux tranches, dans le Mercure de France, un court récit intitulé In Memoriam, inspiré à Léautaud par la mort de son père, Firmin Léautaud, survenue le 27 février 1903. Comme l’on peut s’y attendre, ce récit continue la veine mémorialiste de l’écrivain. La mort de son père lui rappelle de multiples souvenirs d’enfance et d’adolescence, souvenirs qui viennent compléter ceux du Petit Ami. Malgré la parenté très nette qui unit ce récit au précédent, il y a entre les deux une différence assez singulière. Dans les deux cas c’est la même manière, la même promenade rêveuse dans les coulisses de la vie passée. La sensibilité est la même et l’ironie toujours présente. Mais on décèle, à l’examen, une expression différente de la sensibilité et surtout de l’ironie. Les élans de la sensibilité sont moins extrêmes, moins incisifs, et pourtant rien n’altère la profondeur du sentiment. L’ironie est plus tempérée, plus fine. Ce n’est plus en vrac, comme autrefois, que l’auteur livre ses états d’âme ; c’est par un jeu de nuances, parfois subtiles, le plus souvent tempérées. Cette légère différence entre les deux styles vient d’un affinement du goût qui trouvera éventuellement sa pleine mesure dans les chroniques dramatiques et dans les récits groupés en recueils sous le titre de Passe-Temps. La différence est cependant capitale aux yeux de l’auteur. Quand, à la fin de sa vie, il juge son œuvre littéraire, à la demande de Robert Mallet, c’est In Memoriam qu’il retient, comme premier jalon de sa carrière :
« Je tiens que ma carrière d’écrivain commence à In Memoriam. En deux ans, j’ai fait des progrès énormes vers la vérité et dans le style. »
Il y a plusieurs sources possibles à l’origine de ce récit. Non plus, cette fois, en ce qui regarde le style, la manière, mais bien en ce qui touche le mobile de l’auteur. À quelle impulsion, à quel sentiment a-t-il obéi en écrivant In Memoriam ? S’il faut en croire le Léautaud des dernières années, le récit aurait été inspiré par la curiosité. À Robert Mallet qui lui demandait quel avait été son sentiment dominant pendant l’agonie de son père, Léautaud répondait :
« La curiosité. Il n’y a jamais eu dans ma vie que de la curiosité, et c’est ce qui fait que chaque fois que quelqu’un que je connaissais est mort, j’ai fait des pieds et des mains pour le voir. »
De toute évidence, la mort exerce sur l’auteur une véritable fascination. En des passages, qui sont parmi les mieux écrits et les plus cohérents du récit, il s’emploie à peindre et à raconter les diverses transformations que provoque l’agonie chez le moribond. Il s’attache à rendre visible non seulement le spectacle mais aussi l’atmosphère étrange et hypnotisante du moment de la mort. Il atteint à un réalisme d’autant plus saisissant que son impressionnisme traduit en même temps le côté tragique de la mort et son aspect ridicule :
« Je vis mon père lever la tête, cette tête qui n’avait bougé depuis plus de cinq jours. J’appelai mon frère, qui accourut. Nous étions tous les deux devant le lit, au milieu, tout près, et de la main droite, je tenais la lumière à une courte distance de mon père. La tête levée, il poussa un grand : ah ! sourd, étouffé, puis la tête retomba. Son visage, qui avait tant changé ces derniers jours, jusqu’à devenir presque méconnaissable, avait repris tout à coup dans cet instant, jusqu’au prodige, son expression habituelle. Immédiatement, il releva la tête, fit la grimace de quelqu’un qui veut éternuer, n’y réussit pas, et laissa de nouveau retomber la tête. Immédiatement encore, il la releva, recommença sa grimace d’éternuement, éternua enfin, dans un grand bruit, relativement, et pour la dernière fois la tête retomba. »
Il y a dans ce récit quelque chose qui va plus loin que la curiosité. On serait presque tenté de dire que Léautaud, par moments, est cynique. L’auteur n’est pas hostile à cette interprétation :
« Le cynisme consiste peut-être à avoir fait un travail littéraire avec le résultat de ma curiosité. C’est là qu’est le cynisme. Le cynisme n’est pas de regarder attentivement un homme en train de mourir, c’est de l’expliquer. »
Certaines remarques, certaines boutades semblent être le fait d’un sentiment de cruauté. Si l’on accepte cette interprétation, l’ironie devient choquante. Ainsi, ce 27 février 1903 étant la veille du carême, Léautaud a cette parole d’un goût discutable :
« Quelle singulière idée, pour un mardi-gras, de s’habiller en mort. »
Plus tard, devant son père qui vient de mourir, il a cette réflexion :
« Voilà donc ce qui m’a donné la vie ! me disais-je en me détournant un peu pour éviter sa vue et que son visage frôlât le mien. Ah ! séducteur, quel revers ! »
Cette pensée est-elle inspirée par la tristesse ou par un désir de vengeance ? Il est difficile d’en juger, hors du contexte. Mais prise dans l’ensemble, il est douteux que Léautaud éprouve en ce moment le désir de se venger pour toute l’indifférence, tous les mauvais traitements dont il a été l’objet. Le plus souvent, l’ironie est entraînée par le désir de faire un bon mot. Le résultat obtenu n’est pas toujours très heureux, parfois même très bas :
« Encore quelques paragraphes… et nous entrerons dans le vif du sujet, si ce mot est pas exagéré quand il s’agit d’un mort. »
On peut se demander si l’ironie n’est pas recherchée, tellement elle semble anachronique dans les exemples donnés ci-haut. D’autant plus que le récit abonde en passages qui expriment une émotion vraie, et tout à l’envers de l’ironie :
« Je me penchai vers lui, l’appelai, l’embrassai, lui parlai. Il avait ouvert un peu les yeux et me regardait et des larmes lui venaient, sans qu’il prononçât un seul mot. Ah ! certes, il devait se rendre compte que le moment était venu, le cher homme. »
Le jour des obsèques, Léautaud traverse une place où plusieurs personnes rient bruyamment. Il en ressent une vive tristesse où domine un accent de colère :
« Ah ! riez, riez, mais riez donc, disais-je en moi-même à tous ces gens qui me heurtaient, et j’aurais bien ri aussi, sans me faire prier beaucoup, tant j’étais près du contraire. »
Devant cette émotion, cette tendresse, on ne saurait soutenir très longtemps l’hypothèse que Léautaud fait de l’ironie sur commande. Bien au contraire, l’ironie est aussi spontanée et aussi incontrôlable que l’émotion qui l’accompagne. Elle témoigne chez Léautaud de ce dédoublement du caractère qui fait qu’à chaque émotion vient s’opposer l’ironie, comme dans un réflexe équilibrant :
« Mes ironies, mes boutades, en pleine émotion ne sont nullement voulues. Elles viennent bien de mon caractère, et elles me viennent bien en écrivant. J’aurais grand tort de les rejeter pour ressembler aux autres. »
Nous touchons ici au véritable mobile de l’écrivain, mobile peut-être inconscient au moment de la composition du récit, mais qui devait émerger quelques années plus tard. Dans le Journal littéraire, en date du 2 novembre 1907, Léautaud constate, avec une certaine déception, que depuis quelque temps il semble se préoccuper de plus en plus de ce qu’on écrit de lui dans les journaux et de ce qu’on dit de lui dans les cercles littéraires. Cet intérêt pour l’opinion publique l’inquiète. Et il ajoute :
« Il me semble que tout cela entame un peu, empêche un peu d’être aussi forte ma moquerie du qu’en dira-t-on, moquerie dont j’ai tiré, au fond, tout In Memoriam. »
À ceci, on peut ajouter un autre passage du Journal littéraire où il examine l’attitude qu’il avait vis à vis de son sujet en écrivant son récit :
« Quand j’ai écrit In Memoriam, je n’ai pas cherché à être DRÔLE (sic). J’ai écrit comme cela venait, surveillant intérieurement la manière dont cela venait, et sans m’occuper de ce qu’on dirait. »
Le récit prend ainsi l’allure d’un défi que l’auteur adresse, non pas au public lecteur, mais à lui-même. C’est la concrétisation, poussée jusqu’à sa limite extrême, de sa conception littéraire : l’auteur doit écrire pour lui-même et chercher à être vrai. Si le spectacle de la mort lui apparaît à la fois émouvant et ridicule, il faut faire une juste part à chaque sentiment. Bien plus, l’œuvre littéraire doit être la transposition fidèle des sentiments et des idées qu’ils font naître. Tout sacrifice aux normes de l’art, aux conventions de goût ou de coutumes, fausse le caractère véritable de la littérature, telle que l’entend Léautaud.
Les jugements que Léautaud a portés sur son récit, à différentes époques, font voir qu’il commença d’abord par être assez mécontent de ce qu’il avait fait et qu’il en tira, sur le coup, des conclusions intéressantes sur sa façon d’écrire. En relisant les épreuves, avant d’aller sous presse, il est enclin au pessimisme ; il a le pressentiment que le récit est raté et qu’il devra à l’avenir faire un travail plus soigné :
« Ce morceau ne vaut pas cher, affreusement mal écrit, monotone, ennuyeux, le ton forcé par endroits, les passages tendres mal rendus, heurté, écrit de trente-six manières, en un mot raté, raté, raté. »
Il attribue cet échec à ce que le récit est trop long et à ce qu’il a d’abord commencé par prendre des notes. Il ne fallait pas laisser fuir l’impression première et surtout, il a eu tort de méditer longuement le sujet avant de se mettre à écrire :
« Je n’écris tout à fait bien et ne dis tout à fait bien ce que j’ai à dire qu’en écrivant aussitôt que l’idée me vient, le sujet, en en faisant au moins le brouillon tout de suite, et en entier, en profitant de l’excitation, en écrivant d’abord tout, tout d’un trait… »
Ce qu’il reproche à In Memoriam, c’est d’être trop morceau littéraire… « trop arrangé en littérature. » Et il souhaite avoir le « talent de la négligence » afin de pouvoir écrire comme furent écrits « le Brulard ou les Souvenirs d’Égotisme ». De plus, il lui manquerait encore, selon lui, un style tout à fait personnel :
« un certain accent, qui marque, qui fait qu’on reconnaît ce qu’on lit sans avoir lu la signature, je ne sais comment expliquer cela clairement et complètement. C’est quelque chose comme le ton caché des phrases, et les phrases peuvent être mal faites, le ton y est toujours. Exemple : un Rivarol, un Stendhal, un Henri Heine, un Remy de Gourmont, un Paul Valéry. Sans ce quelque chose, il n’est pas de grand écrivain. »
Léautaud se laisse aller ici, comme il le fit souvent et le fera encore, à ce complexe d’infériorité qui toute sa vie le tenaillera et qui explique peut-être un peu les saillies soudaines de son sarcasme à l’endroit des écrivains, des auteurs dramatiques et des comédiens dont il parlera dans ses chroniques dramatiques. Heureusement, il saura reconnaître plus tard la juste valeur de son récit. Et d’ailleurs, cet accent personnel qu’il dit ne pas trouver dans ses écrits, ce ton caché, ce timbre authentique, qu’il ne pouvait pas voir parce qu’il lui était impossible de se juger objectivement, n’apparaissent-ils pas dans des passages comme celui-ci :
« Ah ! comme je l’ai regardé, et regardé, ce visage de mon père en train de mourir, ce visage qui changeait et s’abîmait au fur et à mesure. C’était en moi comme un besoin et je ne sais quoi au monde ne m’aurait pu retirer de là. Un souffle très de circonstance sortait de sa bouche, dont par moment je suffoquais, malgré la fenêtre grande ouverte derrière moi. Mais qu’importait ! Je battais l’air de la main, respirais un peu d’éther et cela passait. »
Sans le savoir, Léautaud était arrivé à la pleine possession de ce style qui le distingue et qui fait qu’on le reconnaîtrait entre mille, avec ou sans signature. L’individualiste qu’il est, par nature autant que par volonté, se définit pleinement dans ce style authentiquement personnel et, jusqu’à présent du moins, inimitable.
Chapitre IV — Les Chroniques dramatiques : Assimilation de la notion du classicisme
« Et il est vrai que, dès qu’un critique écrit, il cesse un peu d’être critique pour devenir auteur. Un pur critique n’écrirait pas. »
Les écrits de Paul Léautaud antérieurs à 1907, même s’ils sont essentiels à l’étude de l’évolution et de la formation de la pensée littéraire de leur auteur, ne constituent qu’une partie relativement peu importante de l’œuvre. Si Léautaud est connu aujourd’hui, s’il accède au rang des rares écrivains intéressants du XXe siècle, c’est moins pour les Essais ou même Le Petit Ami que grâce à son œuvre de critique dramatique, commencée en 1907. Ce sont les articles de critique, publiés dans le Mercure de France, dans la Nouvelle Revue Française et dans les Nouvelles littéraires qui lui ont acquis des lecteurs fidèles quoique peu nombreux au début, qui lui ont donné l’occasion d’écrire régulièrement et d’arriver en toute liberté au terme de son épanouissement littéraire. Ce sont également les Chroniques dramatiques qui lui ont obtenu le plus grand nombre de ses détracteurs et lui ont aliéné la sympathie de plusieurs écrivains de sa génération.
On a émis une grande diversité d’opinions sur les mérites de Maurice Boissard. La mosaïque des jugements rendus par ses contemporains va de l’admiration la plus flatteuse à la haine la plus obsédée et réunit tout aussi bien la compréhension et la sympathie que le malaise travesti en condescendance ou le parti-pris de magnanimité. Mais l’unanimité se fait sur un point : Léautaud-Boissard ne laisse personne indifférent ; il provoque, il stimule, il retient l’attention, il n’ennuie jamais.
Il faut préciser, dès le début, que Le Théâtre de Maurice Boissard — c’est sous ce titre qu’a été publié le recueil des meilleures chroniques de Léautaud — ne témoigne d’aucun changement quant au style où à la pensée littéraire de l’auteur. Le style est à peu près le même que celui des récits, à cette différence près qu’il est plus dépouillé encore, plus naturel. Pas une phrase qui ne soit vivante, c’est-à-dire, fluide et alerte ; pas un mot, pas une tournure dont on puisse dire qu’elle est recherchée, travaillée. Mais toujours, une clarté, une lucidité, un ton vif, qui vont droit à l’esprit du lecteur et le captivent. Quant à la pensée littéraire du critique, elle ne présente d’autre caractéristique que celle d’une évolution marginale par rapport aux normes qu’il s’était déjà données dans ses premiers écrits. Cette stabilité, cette fidélité intransigeante à sa conception de la littérature est d’autant plus remarquable qu’elle s’échelonne sur plus de trente-cinq années — les dernières chroniques datent de 1941 — et qu’elle se maintient malgré le passage des ans, malgré l’humeur changeante de l’auteur, et, surtout, malgré les nombreux courants de pensée qui le sollicitent de partout. Le théâtre est en pleine transformation durant le premier quart de ce XXe siècle : c’est la percée puis la retombée du théâtre symboliste, les innovations d’Antoine, la renaissance du Vieux-Colombier, la vogue de Claudel et du théâtre mystique, la prolifération de la tragédie néo-classique et du théâtre à thèse, et aussi, à cause de la guerre, la carence d’œuvres magistrales et la popularité, faute de mieux, des comédies banales sous prétexte de légèreté et médiocres sous l’apparence du besoin de ne pas inquiéter le spectateur. Boissard ne fléchit pas. Il s’en tient à son goût et comme un cerbère, mais un cerbère intelligent, il défend l’entrée du domaine théâtral à tous ceux qui ne respectent pas les normes auxquelles il croit. Lugné-Poe, qui n’était pas toujours d’accord avec Léautaud, surtout quand ce dernier le prenait à partie dans les nombreuses discussions qu’ils eurent, reconnaissait tout de même l’importance du combat que menait Léautaud :
« Boissard parti, il y aurait trop de faiseurs, de faux génies pour dormir en paix. Dormir ? S’ils dormaient ! C’est le public qu’ils endorment. »
L’œuvre critique de Paul Léautaud est bizarre et il n’est pas facile de la définir ou de la situer dans le cours du genre critique. Marie Dormoy, à qui l’on doit l’édition intégrale du Théâtre de Maurice Boissard dit que la critique de Léautaud était « déroutante », « déconcertante ». Les chroniques, ajoute-t-elle, « rompaient délibérément avec l’usage établi ». Quelques historiens de la littérature tiennent pour axiome que Léautaud n’est pas un véritable critique dramatique. On qualifie son œuvre de « critique d’humeur » et on suggère que son apport au genre de la critique n’a été qu’épisodique ou accidentel. Il ne fait aucun doute que les chroniques de Léautaud se situent hors des sentiers battus de la critique dramatique. Comment expliquer, autrement, que l’on y trouve, au hasard du compte-rendu d’une pièce de théâtre, des commentaires sur la mode ou sur la politique, des anecdotes personnelles, de vibrants plaidoyers en faveur des animaux, des confidences parfois troublantes et des mesquineries transparentes. Il est également tout à fait évident que Léautaud, même lorsqu’il parle de théâtre ou de littérature, ne le fait pas de la même manière qu’un Gourmont, qu’un Valéry, qu’un Gide ou qu’un Rivière. Sa critique a un ton qu’on ne trouve pas chez ceux-ci et elle semble partir d’un point de vue bien différent. C’est là ce qui est déroutant quand on cherche à situer Léautaud dans la critique contemporaine on se trouve en présence d’un homme qui, d’une part, ne veut pas se laisser limiter au seul domaine de la critique, et qui, d’autre part, quand il assume son rôle de critique, le fait d’une façon très personnelle. Ce sont les principales objections que l’on fait à Léautaud.
La première objection n’est pas très sérieuse si l’on accepte que Léautaud est d’abord et avant tout un écrivain et, par surcroît, un écrivain spontané. C’est ainsi qu’il se définit :
« C’est un axiome que j’ai souvent énoncé et qui est juste au moins pour moi : on n’écrit bien que dans son plaisir, l’esprit excité par son sujet, sans chercher ses mots, la plume courant sur le papier, une sorte de plaisir physique se mêlant au plaisir spirituel. Autrement, écrire n’est qu’une besogne froide et plate et mieux vaut s’abstenir. »
Écrire pour son plaisir, écrire à propos de ce que l’on aime, de ce qui nous enthousiasme, voilà qui explique la diversité et la multiplicité des sujets abordés par Léautaud dans le cours de ses chroniques :
« …j’ai tout de même vu dans ma vie quelques petites choses, connu des gens, collectionné quelques petits faits, passé dans bien des milieux, appris bien des histoires. J’ai toujours su regarder, écouter, deviner, curieux en dedans, si je puis dire, ayant toujours l’air de dormir, mais voyant et entendant tout, et j’ai une mémoire merveilleuse. Si je n’avais d’autre talent en racontant cela que d’être exact et bref, trop dénué d’imagination pour ajouter ou inventer, cela vaudrait bien, peut-être, cet autre talent qui consiste à faire du beau style pour ne rien dire ? Je pourrais intéresser peut-être et me faire lire ? »
Ce passage souligne la préoccupation première de l’écrivain : exprimer ce qu’il est, rejoindre le lecteur dans une communion de sensibilité. C’est ce principe qui l’oriente dans son art de la chronique et c’est ce besoin qui le pousse :
« …j’ai beau ne pas m’abuser sur mes mérites, j’ai tout de même rêvé, à part moi, de me faire quelques lecteurs, de ces gens qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais vus, qu’on ne verra jamais, et dont on se dit pourtant, en posant sa plume, la chronique terminée, avec un sourire à la fois timide et vain : “ils me liront !” »
D’un point de vue tout à fait pratique, le travail de la chronique dramatique lui donne l’occasion d’écrire, et même plus, l’oblige à écrire régulièrement. Cet avantage satisfait l’une de ses exigences :
« Écrire chaque jour quelque chose, c’est le secret de bien des talents, de bien des réputations, le secret également du travail facile, toujours fait avec plaisir. L’esprit est tenu en éveil, le travail de chaque jour bénéficie du travail de la veille. »
La seconde objection que l’on fait à Léautaud, à savoir qu’il est trop personnel et trop individualiste pour être classé parmi les critiques conventionnels, mérite qu’on s’y arrête. Il est vrai que le genre critique de Léautaud marque un écart par rapport à la critique contemporaine. Lui-même le reconnaît, dans son Journal littéraire, à la suite d’une dispute avec Rivière, le co-directeur de la NRF, qui souhaitait le voir faire une critique plus pertinente :
« M. Un tel a fait jouer à tel théâtre telle pièce. Il semble que M. Un tel se soit proposé tel but. Nous allons examiner s’il l’a rempli. Un, deux, trois. M. Un tel a rempli son but. Donc sa pièce est bonne. Ou : un, deux, trois. M. Un tel n’a pas rempli son but. Donc sa pièce est mauvaise. C’est un point de vue. C’est même peut-être cela de la vraie critique dramatique. Mais j’aimerais mieux me sauver s’il me fallait le faire de cette façon. »
Chez lui, nulle formule ou procédé d’analyse. Il a horreur de la marche à suivre, de la démonstration à faire, de l’ébauche structurale et rigoureusement logique de la pensée à communiquer. Bref, il n’accepte aucune méthode. Et c’est cela sa méthode. L’attitude qu’il entend adopter devant sa tâche de critique est définie dès la première chronique dramatique :
« Outre que je n’ai rien d’un auteur même dramatique, à mon âge on est revenu de bien des choses, en même temps qu’on n’a plus guère de passion. C’est plutôt comme curieux que le théâtre m’intéresse, comme amateur. Encore, quand je dis m’intéresse ? Je devrais mieux dire m’amuse, me distrait. »
Cette façon de voir, qui paraît tout à fait étrangère à l’esprit de la critique, ne s’apparente pas moins à ce que Thibaudet appelle « la troisième critique » ou « la critique parlée » :
« J’entends par critique parlée ce qu’on pourrait appeler aussi la critique spontanée, la critique faite par le public lui-même. C’est évidemment l’aînée des trois critiques. »
Le propre de la critique parlée est d’être spontanée puisqu’elle est habituellement exprimée dans la conversation ou dans la correspondance. Elle n’est ni scientifique ni engagée, comme c’est le cas pour la critique professionnelle ou critique d’universitaire et pour la critique d’artiste ou de créateur. Même quand cette critique spontanée est faussée par l’affectation de celui qui témoigne ou alourdie par son manque de goût, elle reste la plus vraie, la plus directe en même temps que la plus désintéressée puisqu’elle provient de ceux-là mêmes à qui l’art s’adresse. C’est le public, en fin de compte, qui reste le meilleur juge de ce qui est conçu d’abord pour lui plaire. Ainsi pense Léautaud quand il assume son rôle de chroniqueur dramatique. Il veut juger une pièce par l’effet qu’elle produit sur lui. À d’autres le soin de démonter la pièce minutieusement pour en examiner le mécanisme ; à d’autres encore la tâche peu enviable de se faire les propagandistes d’un genre particulier ou d’une vogue passagère.
Il ne faut pas en déduire que parce qu’il préfère le rôle d’amateur, Léautaud va chercher â réfléchir dans ses chroniques les goûts du public. Parfaitement lucide sur ce point, il n’a que trop conscience que ses goûts individuels sont parfois tout à l’opposé de ce que le public réclame. Trop souvent même, selon ses détracteurs, il prendra un plaisir malin à dénoncer la sottise, le manque de culture et le mauvais goût du public parisien :
« M. François Porché a eu hier des applaudissements pour sa nouvelle pièce : Le Chevalier de Colomb et de bien beaux articles dans les journaux. C’est fort amusant. Cela montre la bêtise du public — “Combien de sots faut-il pour faire un public ?” disait Chamfort… »
Se situant, par tempérament autant que par sa formation autodidacte, à mi-chemin entre la critique « savante » et la réaction naturelle du public, Léautaud jouit dès lors d’une grande latitude. Il peut tantôt laisser parler le spectateur qui est en lui, raconter l’intrigue, s’amuser à faire la description de la salle, se perdre en rêveries et en émotions, sans se préoccuper outre mesure de son travail de critique. D’ailleurs, l’habitué des théâtres ne se borne pas toujours à goûter ce qu’il voit sur la scène. Parfois ce n’est pas la pièce, ni les personnages, qui comptent, mais plutôt l’état d’esprit qu’ils font naître en lui :
« N’avez-vous jamais éprouvé, au théâtre, le rideau tombé sur la dernière scène, une sorte de besoin, de désir de rester encore un moment assis dans votre fauteuil, dans le silence, tout livré à votre émotion ou à vos réflexions ? Cela ne m’est pas arrivé souvent. Les occasions en sont rares. Mais cela m’est arrivé quelquefois, m’arrive encore quelquefois. Je peste alors contre la nécessité qui m’oblige à me lever, à me déranger, à m’en aller, à me mêler aux gens, à me retrouver dans la rue, le bruit, à reprendre mon chemin, toutes choses qui effacent peu à peu ce que je viens de voir et d’entendre. J’aurais été si heureux là, à rêver une heure ou deux ! »
Il peut aussi, selon le besoin qu’il sent, laisser parler cet autre aspect de lui-même, le passionné de théâtre, celui qui assiste régulièrement aux représentations depuis qu’enfant il suivait, de la cage du souffleur, les représentations de la Comédie-Française. Celui-là trouve plus qu’une simple distraction dans le théâtre ; il y voit un art si près de la vie réelle, si propice à l’expression de sa sensibilité ironisante, qu’il ressent parfois le désir de faire des pièces. Au sortir d’une pièce de Becque, La Navette, il éprouve l’un de ses rares élans d’enthousiasme :
« Une merveille, sujet et réalisation. Le voilà, le théâtre. Chose curieuse : j’ai senti pour la première fois de ma vie que le théâtre peut être un art intéressant. Pour la première fois aussi, j’ai éprouvé l’envie d’en faire »
Bien entendu il ne donnera jamais suite à cette fantaisie. La peur de l’échec probable vient justifier à ses yeux le manque de confiance en son talent qui toujours, depuis le moment où il s’est mis à écrire, le retient :
« Quant à cette idée de faire du théâtre, outre que je n’en connais pas le premier mot comme technique, je retrouve là mon manque d’imagination trouver un sujet me paraît une chose impossible. »
On a tendance à dire de Léautaud, en le lui reprochant, qu’il ne fut qu’un « critique d’humeur », c’est-à-dire, qu’au gré de ses dispositions particulières, un jour donné, il pouvait aimer une pièce qu’il aurait pu tout aussi bien exécrer le lendemain. C’est un mythe pur et simple. Qu’il y ait eu des auteurs qu’il préférait à d’autres et envers qui il se montrait plus indulgent, soit ! Mais il est faux de dire que ses goûts variaient au gré de son humeur. Le ton, peut-être, en était-il affecté… et encore, ce serait là attacher trop d’importance au ton de l’œuvre en même temps que fermer les yeux sur les idées qu’il exprime. Car l’œuvre critique de Léautaud, sous ses dehors malicieux et péremptoires, contient les fruits d’une longue et profonde réflexion sur la notion de littérature. On ne peut affirmer que ce travail a été patient ni qu’il fut méthodique. Mais la pensée de Léautaud, si elle n’est pas très rigoureuse, reste pourtant agile et lucide. L’intransigeance du critique en matière de conception dramatique, intransigeance qui le mène à se prononcer d’une manière dogmatique, est moins le signe de son inflexibilité, que l’affirmation de sa conviction. La réflexion a donné à Léautaud une pensée littéraire qu’il n’arrive pas toujours à synthétiser avec autant de netteté qu’on le souhaiterait, mais qui est, cependant, fermement définie dans son esprit. C’est la répétition de certaines idées, dans des contextes différents, beaucoup plus que la continuité du raisonnement, qui livre la clef de sa pensée critique.
Si le fond de la pensée est resté inchangé pendant ces longues années de critique, le ton prédominant, par contre, a évolué au gré des événements et des influences. Il serait malhonnête de proposer des points de démarcation entre les divers « moments » de l’œuvre critique. Car cette œuvre ne se laisse pas diviser, sur le plan diachronique du moins, en « moments » ou en étapes distinctes. Tout de même, il est évident que l’attitude de l’écrivain vis à vis de son art critique passe par certaines phases plus ou moins bien définies. Ainsi, les chroniques de la première année se distinguent tout particulièrement par l’arrogance, par la gratuité de l’ironie du néophyte de la critique :
« Pour finir, une bonne nouvelle. M. Albert Lambert père, de l’Odéon, est engagé pour toute la saison au Royalty-Theater de Londres. Nous ne l’aurons pas à Paris. »
L’explication en est simple : Léautaud ne se sent pas à l’aise dans son costume de critique. Il est partagé entre l’obligation morale de faire des comptes rendus sérieux et le désir de cultiver son indépendance et de s’affirmer comme écrivain personnel. L’arrogance, la bravade presque, compte tenu qu’il est pratiquement inconnu comme écrivain dans les milieux du théâtre, sont une réaction instinctive contre les contraintes qu’il sent peser sur lui et aussi un désir de se distinguer ou de s’affirmer. Cet humour fanfaron engendre aussi la causticité qui deviendra la marque distinctive du « Misanthrope ». Déjà moins gratuite, la causticité n’en est que plus piquante. Il termine un compte rendu d’une pièce de G. Sabatier par ces lignes combien plus dévastatrices que toute analyse faite selon les formes de la critique savante :
« C’est de l’attendrissement de roman feuilleton, de l’esprit d’employé de bureau. M. Sabatier a été directeur de l’Éclair paraît-il, avant d’être auteur dramatique. C’était un heureux temps. »
En 1911, quand il reprend régulièrement le service de la chronique dramatique du Mercure, le ton des articles se rapproche de celui du Journal littéraire. L’écrivain intimiste déjà plus sûr de lui se défait de ses tics funambulesques. Quand l’envie lui prend, il déserte l’analyse fastidieuse de pièces sans intérêt pour lui, et se répand en confidences, en anecdotes personnelles. S’il rejette ainsi, et pour longtemps, le genre de la critique conventionnelle, c’est qu’il est persuadé que cela ne présente aucun intérêt pour les lecteurs qu’il souhaite toucher : les happy few qui savent le comprendre :
« Savez-vous la réflexion que j’ai faite en corrigeant les épreuves de ma dernière chronique ? C’est que le compte rendu sérieux d’une pièce est une chose assonante, illisible, et qu’il vaut mieux dire des choses à côté. Je corrigeais, et plus j’allais, plus je trouvais ces pages encore plus redoutables que la pièce dont elles rendaient compte. J’en étais excédé moi-même. Que j’ai dû ennuyer mes lecteurs ! Je leur en fais toutes mes excuses. »
Les années de guerre semblent avoir provoqué chez Léautaud un état d’instabilité, de nervosité presque. Certaines chroniques de cette époque pourraient être groupées sous le titre de « critique engagée ». Sans donner dans le prêche ou le prosélytisme littéraire, Léautaud, on le sent, ne saurait plus se contenter de témoigner uniquement de son plaisir ou de son ennui. Il part en croisade, exaltant le « bon » théâtre, exécrant le mauvais. Le spectateur amusé, ironique et sensible de jadis montre soudain des signes d’exaspération devant un certain théâtre qui n’est que de « la mauvaise littérature. » Il s’acharne à dénoncer la médiocrité, la facilité, la fausseté d’un art qui s’éloigne de ses origines et trahit sa fonction propre. Ce mauvais théâtre est celui de Bataille, de Porto-Riche, de Coolus, de Courteline et de Feydeau et surtout celui de leurs trop nombreux imitateurs, tels, par exemple, MM. de Flers et de Caillavet. Les seuls auteurs qui sont à l’abri de son ire sont ceux qui, à l’exemple de Molière et de Shakespeare, ont su montrer la vie dans toute son ironie, dans toute sa cruauté et dans toute sa vérité sans passer par le moyen du lyrisme, du mélodrame, des épanchements à n’en plus finir et des dénouements heureux obtenus par un remaniement des situations qui se fait aux dépens de la vraisemblance. Ce sont, parmi les plus souvent joués, Marivaux, Beaumarchais, Henry Becque et Tristan Bernard ainsi qu’Octave Mirbeau. À ceux-là il faut ajouter le nom de Sacha Guitry, dont l’extrême fantaisie le séduit, malgré son penchant pour la facilité.
Les dernières années durant lesquelles Léautaud écrivit régulièrement des chroniques dramatiques, soit de 1918 à 1923, sont marquées par de fréquentes incursions dans le genre moraliste. Un personnage, une situation, une idée, une réaction du public, servent de point de départ à une longue rêverie qui le conduit à la critique sociale. Il délaisse le cadre restreint du théâtre pour promener sa curiosité, son esprit d’observation et son sarcasme à travers des domaines aussi étrangers au théâtre que la politique, la médecine, les sciences et la mode. C’est à ce moment que l’écrivain supplante le critique et devient un témoin de son temps :
« Tout le progrès dont on nous rebat les oreilles n’a jamais dépassé le domaine des choses matérielles. Le monde est ce qu’il a toujours été et ce qu’il sera toujours : une petite élite au milieu d’une foule de brutes ou d’imbéciles, avec les malins, dans un coin, ils ont bien raison, qui tirent les ficelles et gardent les profits. Il peut, durer ou disparaître, je m’en moque. »
C’est Chamfort, avec en moins le détachement, malgré la dernière ligne, mais un Chamfort aigri, moins souple, plus coléreux que sarcastique, car, quoiqu’il en dise, Léautaud est plus engagé dans son temps qu’il veut bien l’admettre.
Les chroniques écrites entre 1939 et 1941 s’inscrivent dans une collaboration irrégulière à la Nouvelle Revue Française. Leur principal mérite est qu’elles livrent les plus belles analyses qu’il fit des pièces de Molière. Cependant Léautaud a vieilli, il s’est aigri, et le lecteur ne peut manquer de noter, dans les passages hors théâtre, le ton acerbe, l’intention vengeresse, la manie caustique d’un esprit qui est peut-être empoisonné par son propre fiel.
Les thèmes qu’a abordés Léautaud dans son œuvre critique sont nombreux, vu la diversité des sujets qu’il a traités. Deux thèmes majeurs, cependant, nous intéressent tout particulièrement puisque c’est autour de ceux-là que Léautaud a bâti sa notion du classicisme : ce sont la notion du théâtre et la notion de l’esprit du XVIIIe siècle. Sur ces grandes divisions viennent se greffer la plupart des sujets mineurs qui ont fleuri sous sa plume.
Comme pour les éléments de la pensée littéraire de Léautaud, la notion qu’il a du théâtre est plus empirique que théorique puisqu’elle est constituée d’observations et d’impressions notées au fil des ans. Il ne s’est jamais consacré à faire l’analyse précise et méthodique de ce qu’il entend par le genre dramatique. C’est en regroupant ces bribes d’une pensée le plus souvent inachevée qu’on arrive à reconstituer les grandes lignes de cette notion très personnelle. Qu’est-ce que le théâtre, pour lui ? Il répond en tentant de définir les origines du théâtre :
« Le théâtre, à son origine, c’est un loustic à la langue bien pendue, qui imitait ou contrefaisait ses camarades, savait inventer des farces et faisait rire. »
De sa conception des origines du théâtre, il tire une définition de ce que doit être le théâtre pour lui :
« Le théâtre, c’est le plaisir, le rire, la fantaisie, l’imagination, la répartie vive, le tour inattendu, le trait prompt et pénétrant, l’irréel et la vérité à la fois, l’observation qui s’amuse et se répand en traits comiques, le mouvement la farce, au besoin même la bouffonnerie. »
Pour bien comprendre la portée précise de cette vue, il convient de rappeler l’attitude cynique qu’il a envers la vie. La vie est dure, amère, ironique, et il ne cessera de le répéter à travers ses chroniques. Ainsi, à propos d’une pièce qui lui a plu, il a cette réflexion :
« C’est grotesque, on éclate de rire, et c’est également fin, amer, vrai. C’est bien la vie, où tout, et surtout les grandes choses, n’est que caricature. »
Donc, Léautaud part de l’a priori suivant : il n’y a de vrai théâtre que celui qui représente la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire dans toute son amertume. Le théâtre doit chercher à mettre en relief les tares, les défauts, les faiblesses de la nature humaine. L’inspiration doit être essentiellement moqueuse. C’est ce théâtre qu’il appelle : « théâtre comique » en prenant ce terme dans une acception bien particulière :
« Comique ne veut pas dire absolument : qui réjouit. Comique veut dire qui nous peint ce que nous sommes. Le vrai comique est à base de mélancolie. Les portraits qu’il trace de nous sont rarement flatteurs. Il n’y a pas absolument de quoi rire en nous voyant. L’ensemble des spectateurs qui rient au Tartuffe, au Misanthrope, à L’Avare, à L’École des femmes, au Bourgeois gentilhomme, riraient moins s’ils avaient mieux conscience de leur propre individu. Qu’on songe aux circonstances, aux sentiments intimes qui ont fait Molière écrire Le Misanthrope, L’École des femmes, par exemple C’est l’excès de la douleur, quelquefois, ou la trop grande clairvoyance, qui amènent le rire. »
La prédilection de Léautaud pour le théâtre comique explique pourquoi le seul classique français qui excite son enthousiasme est Molière. Enthousiasme ? Il serait plus vrai de parler d’un authentique culte d’admiration. Molière correspond exactement à la notion du théâtre de Léautaud, et cette correspondance est tellement exacte et se vérifie si souvent qu’elle finit par suggérer une hypothèse toute nouvelle quant à la source de sa pensée critique au théâtre.
La notion du classicisme au théâtre, pour lui, nous l’avons vu, n’est pas le résultat d’une analyse systématique du genre dramatique. Il n’a jamais cherché à identifier les éléments constituants du genre dramatique pour ensuite reconstituer, par synthèse, la notion du théâtre à l’état pur. Au contraire, tout laisse croire qu’il s’est attaché instinctivement aux auteurs qui lui plaisaient sans chercher à les analyser. Ce sont ces auteurs qui lui servirent de barème. Parmi eux, Molière et Shakespeare ont été les plus marquants. Ainsi, on peut poser l’hypothèse suivante : Léautaud a bâti sa notion du classicisme au théâtre autour de Molière, d’une part, et de Shakespeare, d’autre part. Loin d’être décevante, cette idée, si elle est vraie, facilite grandement la compréhension de sa pensée critique en nous donnant un repaire connu. À l’appui de cette hypothèse, il y a l’affirmation du critique quant au caractère unique de Molière :
« Je n’arrête pas de m’émerveiller de la langue de Molière, sa force d’expression, sa plénitude, son exactitude dans les termes, sa concision, sa vérité aussi forte que celle de ses personnages, ce vers franc, dru, plein, solide, sans abus d’adjectifs, sans inutile et fausse parure. Jamais un vers de remplissage. Il y là quelque chose qui m’apparaît comme unique. »
Léautaud va plus loin, et c’est ici que l’hypothèse se vérifie, quand il essaie d’analyser ce qui constitue le classicisme d’une œuvre. Tentative incomplète, car elle ne débouche sur aucune conclusion précise, mais combien révélatrice, puisqu’elle a Molière pour point de départ et ramène finalement tout à lui :
« N’est-ce pas merveilleux qu’une œuvre littéraire, après deux cent cinquante ans, garde ainsi tant de naturel, tant de fraîcheur, tant de vérité, tant de portée sur notre esprit ? Pas un mot devenu fade, pas une tournure qui ait vieilli, pas un trait démodé qui fasse sourire. Qu’est-ce qui assure ainsi la durée d’une œuvre ?…Est-ce l’expression de sentiments vraiment humains, la peinture de traits généraux à toute l’humanité, l’absence de toute mode dans le style, en un mot le naturel, et le vrai dans le fond comme dans la forme ? »
Le second critère du classicisme, pour lui comme pour bien d’autres, est l’universalité. L’œuvre doit être accessible à tous les hommes de toutes les époques et de tous les pays. Le seul théâtre qui peut arriver à l’universalité selon lui est le théâtre comique, et le modèle d’universalité au théâtre est Shakespeare, bien que le poète dramatique anglais n’ait pas écrit que des œuvres comiques. « Shakespeare, écrit-il, est le dramaturge universel. » Et il ajoute :
« Pas un homme d’aucun pays qui ne puisse trouver dans son œuvre quelque chose de lui-même s’y reconnaître à un endroit ou à un autre. »
Les qualités qu’il lui trouve sont précisément celles qu’il souhaiterait trouver chez les auteurs français contemporains. Shakespeare est à la fois : « touchant, plaisant, émouvant, profond, léger, comique, pathétique, bouffon, tragique tour à tour ou tout à la fois. » Et il ajoute :
« C’est la poésie la plus aérienne, la réalité la plus exacte, le comique le plus bouffon, l’émotion la plus pénétrante, le rire et le sanglot, l’ironie et la plainte, le sarcasme et l’élégie, le drame et la comédie, la fantaisie et l’observation, la vérité et la fable, le mystère et le fantasque, la tragédie et la farce, l’effroi et la joie, la noblesse et la trivialité, tantôt l’art le plus raffiné, tantôt le plus peuple, un monde de personnages de tous les aspects, de tous les tons, de tous les rangs, jetés, assemblés, mêlés par une plume prodigue et passionnée, partout avec l’accent le plus humain. Tant pis si on blâme mon assemblage ! Shakespeare ? Je le mets à côté de Molière ! Tout le théâtre n’est-il pas là ? »
Léautaud convient aisément que le théâtre de Shakespeare abonde en épisodes excessifs, en intrigues bouleversantes, qui sont aussi éloignées de la vie réelle que les excès de sentiments et de passions de ces auteurs français qui lui déplaisent. La différence, qui fait que les excès de Shakespeare ne sont pas des abus, réside dans le naturel du personnage, même lorsqu’il incarne une passion, un sentiment, un état qui ne sont pas naturels. Les épisodes de Shakespeare ne sont pas faux :
« Ils sont exprimés plus véridiquement parce qu’ils n’ont pas la pompe des tragédies françaises. Quand il y a dans Shakespeare un personnage furieux, il est vraiment furieux, il ne l’est pas en alexandrins. »
Léautaud se retrouve dans Shakespeare. Les personnages sont autant de représentations de sa façon de voir la vie. Hamlet, par exemple, est au théâtre l’incarnation de sa propre ironie. Dans ce personnage, il goûte d’abord une manière d’être dont il ne sait pas s’il doit la qualifier de comique ou d’humoristique : C’est en examinant cette impression qu’il trouve la clef du personnage :
« Disons aussi raillerie, extrême ironie froide et nerveuse. Il y a un mot qui résume pour moi tout cela à merveille, c’est : gouaillerie. Oui, une sorte de gouaillerie envers tout, envers la vie, envers la mort, envers sa mère et le roi, envers Ophélie, envers l’ombre de son père, envers lui-même surtout. »
Il est significatif que Léautaud, dont la xénophobie atteint parfois à l’idée fixe, ressente une admiration aussi entière pour Shakespeare. C’est, peut-être à son insu, la meilleure preuve qu’il puisse donner de l’universalité de Shakespeare. Il saura de même apprécier l’universalité d’auteurs tels que Maeterlinck et Ibsen ainsi que celle du romancier Dostoïewsky dont Les Frères Karamazov, adapté au théâtre par Copeau et Croué, lui a semblé puissant et poignant. Mais chez les auteurs étrangers comme chez ses compatriotes, il refuse ce qui n’est pas universel. Ainsi, malgré le plaisir que lui donne George Bernard Shaw, qu’il trouve drôle et cocasse, il ne peut éprouver de véritable admiration pour son théâtre, car ses personnages restent trop liés au caractère anglais. Commentant l’épithète de « Molière du XXe siècle » que d’aucuns décernent à Shaw, Léautaud la trouve pour le moins exagérée car, alors que Molière a su peindre la nature humaine universelle, Shaw, lui, reste limité à une perspective purement ethniques :
« Les personnages de M. Bernard Shaw, eux, sont anglais, uniquement anglais, rien qu’anglais. Cela n’enlève rien au mérite de ses œuvres, qui restent de curieuses études de mœurs, mais cela en restreint beaucoup la portée. »
Même s’il exige que le théâtre soit d’abord une peinture fidèle de la vie, Léautaud n’exclut pas pour autant le théâtre poétique ni même le théâtre fantastique. Il accepte, avec une certaine réserve, il est vrai, mais avec beaucoup d’impartialité, les idées de Gozzi, le créateur de la fantaisie au théâtre :
« Gozzi avait raison, dans son genre, quand il disait qu’on ne va pas au théâtre pour voir ce qu’on voit tous les jours dans la rue ni pour s’entendre donner une leçon, mais, au contraire, pour voir des choses curieuses, inattendues, surprenantes et pour oublier un peu sa vie de chaque jour. Je suis, certes, grand tenant du théâtre réaliste, qui montre la vie et les hommes tels qu’ils sont et nous amuse, en nous faisant réfléchir, par la peinture exacte des mœurs, des travers et des ridicules. Je crois même pouvoir dire que ce théâtre à toute ma préférence. Mais ce que disait Gozzi ne manque pas non plus de vérité et de justesse. La fiction a son charme aussi, comme l’imprévu, et même la folie. Dans un cas comme dans l’autre, l’essentiel est d’ailleurs toujours de rester naturel dans l’expression et de ne pas ennuyer. »
L’élément essentiel au théâtre est le naturel. Par cela il veut dire que les personnages doivent agir et parler sur la scène comme ils agissent et parlent à la ville. En aucun cas l’auteur dramatique ne doit styliser le dialogue :
« Nous n’allons pas au théâtre pour entendre des pages de livre, des couplets poétiques, des métaphores bien filées, rien que de la littérature, en un mot. Il y faut de l’action, de la vie, de la réalité, surtout quand on nous présente des personnages contemporains. »
Voilà pourquoi Léautaud rejette péremptoirement cette tranche importante du patrimoine théâtral français autant qu’universel : la tragédie. Le théâtre grec lui inspire un dégoût presque physique :
« …rien n’est plus loin de moi que ce théâtre d’instincts et de superstition mythologique, qui n’a rien d’humain. J’ai même peine à goûter, tant ma répugnance est forte, la peinture des mœurs qu’il peut offrir. »
Et, naturellement, la tragédie classique française, imitée de la tragédie grecque autant qu’inspirée par elle, provoque son antipathie. D’abord parce qu’elle n’est qu’une imitation qui a faussé le véritable caractère du génie dramatique français :
« Dans l’histoire de notre théâtre la tragédie est un accident, et qui lui a plutôt nui. La vraie direction dramatique française, c’est la comédie. »
En second lieu, parce que la tragédie a faussé le goût naturel du public français :
« C’est la tragédie, surtout la tragédie de Corneille et de Racine, qui a gâté notre théâtre, qui lui a donné cette pompe de commande, ces belles manières apprises, ce débit solennel si loin de la vie et de la vérité. À entendre de si belles choses, dites de façon si imposante, et par des personnages si extraordinaires, le public, de son côté, apprit à les écouter comme des choses surnaturelles, dans la timidité, le respect et le silence. »
Plus qu’à Racine, c’est à Corneille que Léautaud impute la responsabilité d’avoir développé ce genre tragique qui est, selon le mot qu’il emprunte de Crébillon fils : « la farce la plus complète qu’ait pu inventer l’esprit humain. » La tragédie de Corneille est non seulement étrangère mais aussi contraire au caractère du théâtre français :
« Qu’ont de commun avec notre légèreté, notre vivacité, notre sens de la réalité des choses, notre émotion tempérée, notre inaptitude au désespoir, nos qualités satiriques, notre promptitude à changer de sentiments, nos dons comiques, notre clairvoyance des ridicule ces héros solennels, ampoulés et bavards ? »
S’il parle de « l’odieux Corneille », s’il l’affuble de curieuses épithètes comme celle-ci : « C’est un Déroulède supérieur, un Déroulède qui a du ton », s’il ne rate jamais l’occasion de le ridiculiser ou de le dénoncer, il se montre, au contraire, très réservé à l’endroit de Racine. Car Racine a su créer des nuances qui rendent ses personnages vivants. Il a su donner une image assez vraie du caractère humain. À propos d’Andromaque une tragédie pourtant et l’on a vu avec quelle énergie Léautaud s’interdit d’aimer ce genre — le chroniqueur est, pour une rare fois, pris en flagrant délit de casuistique :
« Une tragédie, cela ? Pas au mauvais sens du mot, en tout cas. Une tragédie par l’époque, les personnages, le meurtre de Pyrrhus. Mais cela mis de côté — et je n’oublie pas la définition d’une œuvre en tant que tragédie — bien plutôt une comédie psychologique, une pièce sur l’amour, et une pièce parfaite, d’une analyse profonde, d’une éloquence extrêmement pénétrante dans sa simplicité. »
Hélas ! cette flambée sera de courte durée et l’illusion d’une simplicité extrêmement pénétrante sera vite dissipée par la déception que lui apporte un style ampoulé, grandiloquent. À côté de Molière, Racine n’est qu’un « bavard élégant » :
« Toute la différence — elle est grande et à l’avantage de Molière — réside en ceci : les personnages de Racine sont des héros, ceux de Molière sont des hommes. Chez le premier, la pompe, le décor, les ornements. Chez le second, la vérité, le naturel. »
Est-il besoin d’insister sur l’opposition que fera Léautaud au théâtre néo-classique qui semble connaître la faveur du public français au début du siècle ? Ce retour délibéré vers un genre qu’il abhorre lui semble doublement désastreux. D’abord parce que les sujets qui y sont traités n’ont aucun intérêt :
« En quoi cela peut-il nous intéresser et nous toucher, nous autres, hommes de 1908, ces reconstitutions de mœurs plus ou moins barbares, ces froides mythologies, dont au reste nous n’ignorons rien pour les avoir vues ailleurs. »
Ensuite, et c’est cela qui est plus sérieux, le retour à la tradition classique risque d’être servile et cette imitation atrophie la puissance de création de celui qui la fait, ou encore, permet à des auteurs sans talent d’envahir et d’accaparer la scène :
« Doctrine littéraire avantageuse à embrasser quand on n’a aucune personnalité. On copie, on imite, on pastiche, on reprend. Il n’y faut que du savoir, peut-être même seulement une certaine faculté d’assimilation. On est ainsi un écrivain en se contentant de répéter. Le dommage, c’est qu’en littérature, le savoir, même très grand, n’est pas tout, et que répéter, même à la perfection, n’est pas loin d’équivaloir à rien. »
Il serait vain d’essayer d’énumérer les pièces ni même les auteurs sur lesquels Léautaud a jeté l’anathème. Les raisons qui lui font exécrer un auteur sont toujours les mêmes : emphase des idées et du style, lourdeur de l’action, le mélodrame, le sérieux. Quelques auteurs, à part Corneille et Racine, ont plus souvent que d’autres suscité sa colère ou son mépris. Victor Hugo, par exemple, dont le théâtre lui semble être tout ce qu’il y a de plus faux et de plus ridicule :
« II est vrai qu’il n’y a rien de plus comique que le théâtre de Victor Hugo. C’est un vrai Guignol. Je ne crois pas qu’il y ait un écrivain plus éloigné de mon goût. J’ai une horreur sans borne de cette déclamation, de ce verbalisme, de ces images souvent triviales, qui choquaient en secret Sainte-Beuve, de ces développements outranciers de sujets qui souvent pourraient tenir en trois strophes, de ces invraisemblances, de ces extravagances. Prodigieux, m’objectera-t-on ? Eh bien, j’ai horreur du prodigieux. Il m’ennuie…Je ne suis pas loin d’assimiler cela à la bêtise. »
Parmi les contemporains, Paul Bourget ne lui inspire que moquerie. Léautaud qui n’affectionne et n’admire que l’ironie, ne peut accepter qu’un écrivain se prenne au sérieux et encore moins qu’il asservisse l’art dramatique aux fins d’une moralité bourgeoise et ennuyeuse qui s’exprime en de fastidieuses pièces à thèse. Mais la vie, note Léautaud, se venge en se chargeant de rétablir les proportions faussées par l’auteur :
« M. Paul Bourget est un auteur sérieux, trop sérieux même. Il n’a guère mis d’ironie dans ses œuvres. Il n’en a même pas mis du tout. Mais l’ironie s’est vengée. Elle éclate malgré lui dans ses pièces de théâtre. Elle en change tout le sens, elle en modifie la portée. Des deux thèses que M. Bourget y présente, celle qu’il soutient et celle qu’il combat, c’est celle-ci qui triomphe et qu’on applaudit, tandis que la première lui reste pour compte. »
Pas plus que les œuvres moralisantes, il n’aimera l’œuvre d’inspiration mystique dont le modèle à l’époque est Claudel. En 1912, une lecture rapide des quatre volumes du Théâtre de Claudel n’éveille que le sarcasme en lui :
« Il est bien évident qu’on ne peut qu’admirer les œuvres de M. Paul Claudel. On ne trouve pas chez beaucoup d’écrivains cette typographie curieuse, cette fertilité verbale, cette surabondance de métaphores, les mêmes choses dites, redites, répétées sous autant d’images différentes — Dieu nous garde du malin et de la métaphore, disait déjà Courier qui pourtant ne connaissait pas M. Paul Claudel — et j’ajouterai ces éloquentes leçons de catéchisme que se donnent les personnages de cet auteur. »
L’année suivante, cependant, force lui est de tempérer son jugement après avoir assisté à une représentation de L’Annonce faite à Marie. Il reconnaît ne pas être insensible à certaines beautés que contient cette pièce et il admet qu’elle n’est pas faite que : « d’art verbal, de métaphores et d’images admirables ». Il ajoute, comme à regret, qu’il faut : « pour l’entendre pleinement, des connaissances théologiques et être en état de grâce », et il se contente de conclure par une boutade : « (Claudel) n’est pas un auteur pour tout le monde. » À-t-il été conquis ? ;
« Non, cela ne m’est pas possible. J’aime trop fortement ce que j’aime et ce que j’aime est à l’extrême opposé de cet art. »
Après avoir vu L’Échange, en 1914, il est beaucoup plus dur à l’endroit de Claudel. Expliquant que la seule façon de rendre attrayant un sujet usé est de le traiter avec une sensibilité nouvelle, il ajoute :
« Mais la sensibilité n’est justement pas le don de M. Paul Claudel. Il n’est qu’un rhéteur, et d’une rhétorique souvent fort défectueuse… »
Ce parti-pris de refus à l’endroit de la tragédie contemporaine ne surprend guère chez celui qui répudie Corneille et Racine parce qu’ils ont choisi d’étudier les passions humaines sur un ton sérieux. C’est là, il faut l’admettre, une conception bien personnelle du théâtre, et qui risque fort de nuire au mérite du critique. L’autre extrême de son goût, qui prend la forme d’une prédilection marquée pour le théâtre comique, est plus de nature à lui gagner la sympathie des amateurs de théâtre, sans parler de l’admiration des fervents du genre critique.
Persuadé, comme il le dit, que la vraie direction dramatique française est la comédie, Léautaud ne manquera jamais d’applaudir et de louer les pièces comiques, dans la mesure où les auteurs ont su rester naturels et se sont tenus à l’écart de la facilité. Deux auteurs, en particulier, trouvent grâce devant lui. Le premier, Tristan Bernard, séduit Léautaud par le don qu’il a de faire des comédies spirituelles qui se nourrissent de « la plus vive, la plus fine observation. »
« L’esprit de M. Tristan Bernard est d’ailleurs toujours amusant. C’est une sorte d’esprit un peu froid qui tient de l’humour anglais, de la mystification. On ne le trouve pas seulement dans ses pièces et ses ouvrages littéraires. Il est aussi dans ses interviews, dans sa conversation, presque dans sa vie. »
Or ce n’est pas peu dire que Léautaud aime Bernard quand on connaît l’anti-sémitisme de Léautaud. C’est un sentiment dont la source reste inexpliquée, et qu’il n’a jamais voulu reconnaître, mais qui se manifeste dès qu’il doit parler d’un auteur ou d’un acteur juif. En un moment où les auteurs juifs, Bernstein en particulier, connaissent des soirées triomphales sur les scènes parisiennes, Léautaud ne trouve que du mal à dire de leurs pièces. Il leur reproche de ne pas sentir le goût français ; il aura à cet égard des paroles très dures pour Léon Blum qui, dit-il, en sait moins que le moindre gavroche français sur le goût et l’esprit français. Les auteurs juifs, en général, manquent de sensibilité, de délicatesse :
« Leur théâtre est triste, c’est un fait indéniable, autant qu’il est bas. Jamais le moindre sentiment généreux, un de ces traits qui réchauffent, qui font plaisir, qui attendrissent à la fois. Jamais non plus d’esprit, de fantaisie, de légèreté, de cette verve qui amuse, qui éclaire, franche et mordante. »
Heureusement, pour lui, il n’y a pas au théâtre français que des auteurs attristants ou pompeux. La tradition moliéresque, passant par Beaumarchais, fleurit à nouveau dans les pièces de Sacha Guitry, que l’on compare d’ailleurs volontiers à Molière. Léautaud approuve cette comparaison mais en y apportant des réserves. Guitry est tout à fait « français » par son style, son esprit, sa drôlerie. Mais il reste un auteur en puissance puisqu’il n’a pas encore donné le chef-d’œuvre qui lui assurera l’immortalité :
« Si le théâtre, mis à part le théâtre lyrique, lequel n’est pas forcément le théâtre en vers, a pour objet d’intéresser en amusant, de faire rire en peignant la vie, de faire réfléchir en montrant les travers et les ridicules, cela sans discours, sans tirades, sans pathos, sans thèse, par le simple jeu des répliques et le caractère des personnages, avec clarté et vérité — et le vrai théâtre est cela sans conteste — M. Sacha Guitry est le premier auteur dramatique d’aujourd’hui. Vous verrez cela quand il nous donnera enfin une grande comédie. Il faudra bien qu’il s’y décide un jour. »
L’admiration qu’il a pour Guitry ne lui est pas venue spontanément. Au début il craignait de se lasser de cet « enfant terrible », un peu boulevardier, qui risquait de sombrer dans la facilité. Il hésitait à lui reconnaître de l’esprit ; il voyait en lui plutôt de la drôlerie, des jeux de mots. Bientôt, l’habitude aidant, il découvre, derrière le paravent d’un art dramatique facile, un peu commercial, la véritable valeur de Guitry : c’est qu’il a le don de ne jamais ennuyer :
« Vous verrez le but que se propose M. Sacha Guitry, et qu’il atteint presque toujours, ce qu’il y a de mieux ! n’est pas si modeste, ni si négligeable. C’est une chose qu’oublient trop d’écrivains, et celle pourtant à laquelle doit penser tout homme qui écrit : ne pas ennuyer qui vous lira — qui vous écoutera si vous êtes auteur dramatique. Ne pas ennuyer ! La chose la plus naturelle, et cependant la plus difficile, tout en reconnaissant qu’on n’y réussit pas seulement par la bonne volonté ! Que de mauvais livres nous n’aurions pas, que de mauvaises pièces, si ce précepte littéraire était observé ? Que d’auteurs s’arrêteraient d’écrire, n’auraient même jamais commencé ! »
Le sujet des pièces de Guitry est souvent banal, il est vrai :
« Mon Dieu ! elles ne sont pas des choses éternelles les pièces de M. Sacha Guitry. Elles ne posent ni ne résolvent aucun problème. Elles ne se proposent en rien de nous corriger ou de nous améliorer. Elles ne sont en rien de la grande littérature. Mais c’est justement ce qui fait leur agrément. Elles ne comportent même, généralement, aucune intrigue exposée au premier acte, compliquée au deuxième, dénouée au troisième, comme on en voit trop souvent aujourd’hui au théâtre. Elles sont tout bonnement un assemblage bien dosé, bien choisi, ordonné le mieux possible, de ces petits riens qui composent la vie quotidienne. »
C’est à propos de Guitry que Léautaud a le mieux résumé sa pensée sur ce qu’il aime le plus dans le théâtre contemporain. Guitry est toujours : « charmant, spirituel, moqueur, insolent, presque cynique. » C’est cela, l’esprit et le naturel, qui abat toutes les réticences du critique au sujet de la facilité, et le conquiert et même le pousse à un aveu dont ses ennemis feront bon usage pour montrer que sa critique est loin d’être impartiale :
« … (je suis) à ce point conquis par lui, il peut bien de temps en temps montrer quelques faiblesses, je refuserai de les voir. »
Les opinions de Léautaud sur le théâtre contemporain seraient incomplètes sans une brave analyse de ce qu’il pense des comédiens et des metteurs en scène. Le rôle de l’acteur — et il ne dit là rien de bien original — est d’abord de savoir interpréter son personnage, de savoir s’accorder à chaque personnage qu’il interprète. C’est un don, dit-il :
« …le don de se différencier, d’être à un si haut degré chaque fois un nouvel individu, de changer à ce point de peau et d’âme. Cela ne s’apprend pas. On l’a en soi. C’est le mens divinior qui fait l’acteur, comme le style l’écrivain. »
Or les acteurs qu’il voit chaque semaine n’ont pas tous ce don ; il constate que leur art n’est pas spontané mais plutôt le fruit d’une manière apprise ou héritée de leurs prédécesseurs. Ainsi, quand, au moment d’aborder son travail de critique, il se rappelle les acteurs qu’il avait vus à la Comédie-Française durant son enfance, il a l’impression que si les visages et les noms des acteurs ont changé, leur façon de jouer est restée la même :
« Les comédiens et les comédiennes sont des gens tellement soucieux d’originalité et de personnalité, que j’aurai aussi l’illusion de revoir sur la scène les bons vieux acteurs maintenant disparus, avec lesquels j’étais lié. »
Voilà certainement l’une des raisons pour lesquelles il a pris en grippe les sociétaires de la Comédie-Française, sur qui il ne manquera jamais d’exercer son sarcasme :
« C’est étonnant ce qu’on rencontre de vrais artistes, pleins de talent et d’intérêt, dès qu’on n’est plus à la Comédie-Française. À la Comédie-Française, les comédiens, tant et tant de rôles qu’on les voit jouer, sont toujours les mêmes. On dirait qu’avant d’interpréter un personnage ils ont une préoccupation plus impérieuse : celle de rester avant tout un sociétaire. »
À côté de ceux-ci, formés au Conservatoire, façonnés, stylés, à qui on a enseigné la manière dramatique conventionnelle, combien plus amusants et plus naturels aussi sont les acteurs chez qui la spontanéité provient d’une façon personnelle de sentir leur rôle. Ayant vu, à Bobino, Le Malade imaginaire présenté par des artistes de café-concert, Léautaud ne tarit pas d’éloges. Ils sont naturels ; ils ont une excellente diction, pas la moindre trace de gaucherie :
« On entend ces artistes dans des chansonnettes qui valent plus ou moins. Ils amusent. On les trouve drôles. On se rend compte de l’ingéniosité qu’il leur faut pour varier leurs effets, leurs grimaces, faire rire cette semaine comme ils ont fait rire la semaine précédente. Mais quoi ! On se dit : “c’est du café-concert, et du café-concert de quartier. Ce n’est pas très relevé” Or, ces artistes savent fort bien dire du Molière, et porter le costume, sans rien perdre de leur aisance en changeant ainsi de partie. N’est-ce pas la preuve qu’ils ont du talent pour de bon ? Tentez donc l’expérience contraire avec ces messieurs de la Comédie-Française. »
Son souci du naturel et de la sobriété l’emporte aussi quand il se penche sur les problèmes de la mise en scène. Reprochant à Antoine, pour qui d’ailleurs il a beaucoup d’admiration, de montrer un amour excessif de la mise en scène et du décor, il lui suggère de revenir à l’écriteau de Shakespeare. Car, dit-il, « Un théâtre n’est pas une exposition de peinture, un salon de mobilier, ni un stand pour exercices sportifs. » Le retour à une mise en scène plus discrète aurait pour effet de stimuler la faculté d’illusion du spectateur. Le théâtre y gagnerait.
Bien que les Chroniques dramatiques aient fréquemment servi d’expression à des opinions sur les genres littéraires autres que le théâtre, on ne peut dire que l’auteur y a changé, au cours des ans, sa notion de la littérature. Tout au plus y voit-on apparaître des noms dont il n’avait pas parlé auparavant, probablement parce qu’il n’avait pas encore eu le temps de les connaître. Il cite souvent Chamfort, il mentionne La Rochefoucauld occasionnellement, il affirme que Le Neveu de Rameau est le meilleur ouvrage de Diderot et que ce dernier est bien supérieur à Rousseau. Il s’intéresse aussi à la littérature étrangère. Dostoïewsky le passionne :
« On sent une œuvre où l’intelligence d’un homme s’est employée tout entière et qui s’adresse également à toute notre intelligence. »
On trouve les mêmes propos défavorables à l’endroit de Flaubert, le même amour de Stendhal qui, après avoir été « l’enchantement de (sa) jeunesse » est maintenant « l’enchantement de (son) âge mûr » :
« Stendhal ! l’intelligence, la sensibilité, l’observation et l’analyse faites littérature au plus haut degré. »
Les mêmes propos sur le style, aussi :
« …le premier mérite d’un style, et je serais tenté de dire : sa perfection, est sa complète identité avec le sujet qu’il exprime autant qu’avec la personnalité de l’auteur… »
C’est toujours l’individualiste qui parle. Combien de fois Léautaud n’a-t-il pas affirmé que la littérature est d’abord une question d’expression personnelle et que l’écrivain doit se montrer tel qu’il est, sans masque, sans retouches. Il le répète à nouveau dans les Chroniques dramatiques :
« C’est une chose que je dis souvent, à laquelle je tiens et qu’il ne me gêne pas de répéter : ayez des défauts à vous, cela vaut mieux que des perfections empruntées. Parlez comme vous sentez, quitte à choquer, peut -être. Cela vaut mieux que de réciter une leçon connue de tout le monde. »
Cette notion impérative de l’individualisme est à l’origine de l’incident qui précipita son départ de La Nouvelle Revue Française. Dans un article violent contre Jules Romains, l’auteur de M. Le Trouhadec saisi par la débauche, Léautaud lui reproche d’avoir tenté de faire une comédie à partir de formules apprises, et d’avoir échoué :
« Il a voulu écrire une pièce comique. Il a cherché quels éléments composent une pièce comique. Il en a fait l’analyse. Ensuite il a procédé à la synthèse. Résultat : sa pièce n’est pas comique du tout. La fantaisie, le naturel, la spontanéité manquent. C’est froid, monotone, long, compliqué, fabriqué en diable. Si la débauche était aussi morne elle serait une vertu. »
Mais le plus lourd de la critique porte sur le fait que Jules Romains vient d’inaugurer une série de cours sur la poésie. Ces cours ont pour but d’enseigner l’art de faire de la poésie. Le critique est furieux, sa veine sarcastique est piquée :
« Alors, cela s’apprend, la poésie ? Cela s’apprend comme le dessin, le piano ou la comptabilité ? M. Jules Romains connait les recettes ? Il les révèle à ses élèves ? Il leur apprend à avoir le sentiment poétique, le sens du rythme, la sensibilité, l’inspiration, le don merveilleux de toucher ou de charmer en assemblant des mots qui sont une musique émouvante pour le cœur ou pour l’esprit ? C’est admirable ! »
Il s’insurge contre cette « invention de pédant » qui propose qu’on peut apprendre à écrire en suivant des règles. Dans un bel élan, où se mêlent colère et fierté, Léautaud proclame une fois pour toutes son crédo littéraire :
« Le vrai talent ne croit pas aux règles. Il s’en moque et les ignore. Il ne connaît que sa fantaisie et sa libre disposition. »
Est-ce dire que Léautaud croit que le talent est inné et qu’il doit rester systématiquement à l’abri de toutes les influences que pourraient exercer l’étude ou l’entraînement ? Pas tout à fait. Il croit que le talent littéraire est un don, accidentel peut-être, auquel l’étude ne peut rien ajouter ni retrancher :
« En réalité, rien ne s’apprend, surtout en art. Il faut le don, que perfectionnent les longues réflexions qu’on fait seul, sans l’aide ni le conseil de personne. Il n’y a qui compte que ce qu’on découvre soi-même. Ceux qui ne découvrent rien tout seuls n’ont qu’à ne pas s’en mêler. »
Ce point de vue — et Léautaud ne l’a jamais renié — résume avec une précision qui ne lui est pas coutumière, la notion de l’art littéraire qu’il a acquise au cours des ans : c’est un don d’observation et d’expression qui est beaucoup plus une façon originale de voir et de sentir qu’une façon élégante de communiquer.
Le second thème qui alimente les Chroniques dramatiques et qui est directement relié à la notion du classicisme est ce qu’on pourrait appeler : la notion de l’art au XVIIIe siècle. Tout dans sa pensée est tourné vers ce moment de la civilisation française et, par contraste, l’époque où il vit, le début du XXe siècle, lui cause une douleur, une tristesse, une nostalgie qu’il ne peut pas toujours dissiper par l’ironie. Parfois, quand sa sensibilité est plus vive et qu’il trouve moins facilement le courage de se moquer de la vie qu’il connaît, il tourne son regard vers ce siècle où il aurait voulu vivre :
« Où est-il ce temps dont nous nous éloignons de plus en plus par les mœurs, les arts, la société, par cette vulgarité, cette uniformité et cette cupidité qui règnent sur tout aujourd’hui ? »
La nostalgie, le regret d’être né trop tard, la certitude que les mœurs actuelles s’éloignent de plus en plus de cette vie idéalisée, le portent à un jugement qui est touchant à cause même de sa naïveté :
« Époque délicieuse, charmante, la plus belle que le monde ait connue la plus belle qu’il connaîtra jamais ! Le règne de l’esprit, de l’originalité, de la fantaisie. »
Évidemment, il n’est pas question pour lui de juger sur l’ensemble des éléments qui constituent cette tranche de la civilisation française. Il ignore tout à fait le contexte social et politique de l’époque, la marche de la philosophie et des sciences, les horreurs de la Révolution française. Il dirige sa lunette sur un secteur relativement étroit : la vie d’une certaine société privilégiée, dont on peut facilement dire qu’elle était décadente. Mais le jugement de Léautaud, parce qu’il est plus émotif que raisonné, ne s’encombre ni de notions morales ni de sentiments humanitaires. Ce siècle était heureux parce que certains écrivains ont pu s’y développer grâce à une atmosphère propice à la vie de l’esprit telle qu’il la définit lui-même :
« On savait rire, se moquer, fuir les choses sérieuses, autant dire les choses bêtes, être libre autant qu’un homme peut l’être. Aucun sot respect. Rien de ces grands sentiments dont nous sommes si fiers. »
C’était le siècle de la légèreté, de la clarté, de la volupté dans les arts ; c’était l’époque des hommes pittoresques et libertins mais aussi généreux et sensibles, qui cultivaient les qualités du cœur et de l’esprit. En même temps, la langue française, toujours selon Léautaud, atteignait son apogée de perfection. Elle était concise, exacte et sobre tout en gardant une force d’expression remarquable :
« Comme on savait écrire, aussi ! de quelle manière prompte, nette, courte, amusée, négligée, frondeuse, si fine, si profonde, si sensible en même temps, chaque phrase si près de l’idée, du sentiment, de la sensations ! »
À côté de cette époque rêvée, qu’il voit avec une admiration presque lyrique, quelle déception pour lui que les mœurs contemporaines où les valeurs acquises sont continuellement remises en question, où la civilisation est en voie d’asservir l’homme plutôt que de l’émanciper :
« On n’entend parler que de science que de devoir, que de morale, que de progrès. Les solennelles niaiseries qu’on nous a inventées débordent partout. »
C’est la littérature et les arts en général qui sont les premières victimes de cette évolution qui se veut pourtant civilisatrice :
« La littérature est devenue sociale, humanitaire, éducatrice, même pis : civique ! On enseigne, on prêche, on moralise, on catéchise. »
Ces considérations générales cachent, comme on pouvait le soupçonner, un plaidoyer beaucoup plus personnel. Léautaud se sent étranger dans son propre siècle et s’en plaint amèrement :
« Avoir de l’esprit est subversif. Dire ce qu’on pense est inconvenant. N’écrire que pour son plaisir est immoral. Refuser d’être dupe, vous connaissez le mot, il est à la mode, c’est trahir. Ne pas être amusant, ne pas être spirituel, ne pas être hardi, ne pas attirer l’attention, se taire ou ne parler que comme les autres, ressembler à son voisin par l’esprit, comme on lui ressemble par le costume, être grave, fade, sérieux, moral, ennuyeux, pédant, prudent, soumis, bête comme tout le monde, ménager les gens, se taire sur ceux-ci, dire du bien de ceux-là, écrire pour ne rien dire, voilà le talent d’aujourd’hui. »
Cela ne l’empêchera aucunement de tenter de vivre et d’écrire lui-même comme il aurait pu le faire s’il avait vécu au XVIIIe siècle. C’est Chamfort qui lui fournit en même temps l’inspiration et l’exemple. Comme lui, Léautaud part d’une observation fine et pénétrante pour faire de l’esprit à propos de tout. Vers la fin de sa vie, il publiera, dans des recueils divers : Amour, Aphorismes, Passe-Temps et Propos d’un Jour, les traits d’esprit qu’il juge être du meilleur cru. Les Chroniques dramatiques en contiennent aussi un bon nombre qui ont l’avantage sur les premiers de n’avoir pas été retouchés. Avantage moins que négligeable, car les pièces originales permettent une meilleure appréciation — la seule vraie d’ailleurs — des mérites de Léautaud en tant qu’homme d’esprit. Il s’est toujours défendu d’avoir préparé ses mots, ses remarques cinglantes, ses saillies tantôt amusantes, tantôt vitrioliques. Il reprochait à Rivarol d’avoir fabriqué chez-lui, le matin, les mots qu’il devait dire dans la journée. Mais on peut, en comparant des anecdotes racontées dans le Journal littéraire et répétées dans les recueils subséquents, soupçonner Léautaud de n’avoir pu résister à la tentation de « travailler » un tant soit peu ses bons mots.
Plus que le théâtre, le mot d’esprit en est venu à traduire pour lui la seule façon de voir et de sentir qui puisse se concilier la dignité et à l’indépendance auxquelles l’homme aspire. Et c’est un art qui se perd :
« Un bon mot, mais ce peut être tout, un bon mot ! Ce peut être la poésie, l’émotion, le rire, le tragique, la douleur, la bonté, l’amour, toute l’expérience de la vie, tout un caractère, toute une philosophie. Que ne donnerait-on pas pour un bon mot, pour une anecdote bien tracée, qui peignent, qui marquent, qui touchent juste ? Ouvrez Chamfort. Ouvrez Rivarol. Rappelez-vous Voltaire. Souvenez-vous de certains mots d’Henri Heine. Vraiment, n’y a-t-il pas là, dans leur moindre saillie, autrement plus de matière que dans bien des livres pompeux, célèbres et admirés ? »
Le bon mot, chez-lui, n’est jamais gratuit ; il est toujours l’expression de la moquerie et répond à un besoin instinctif de railler, de ne pas prendre au sérieux. Parfois la raillerie est sans méchanceté. Le comique vient de l’intention cocasse. Il en est ainsi quand il loue le comédien Séverin-Mars qui, en 1911, joue le rôle d’un chien dans la fantaisie poétique de Maeterlinck intitulée L’Oiseau bleu :
« Il m’a été bien sympathique. Quand on fait si bien le chien, on doit en avoir toutes les qualités et M. Séverin-Mars doit être sûrement un excellent garçon. »
L’humour ne s’explique pas, soit ! Mais on peut convenir que celui-ci ne provoque certes pas l’hilarité générale et, d’un autre côté, qu’il ne s’apparente pas, même de loin, à l’humour noir, à l’humour inquiétant d’un Alphonse Allais. Léautaud, tout bonnement, s’amuse en misant sur la réaction du lecteur qui, connaissant son amour pour les bêtes, ne sait trop si cette comparaison n’est pas plus sérieuse qu’elle ne le semble. Ailleurs, l’humour est vraiment comique, malgré l’exagération évidente des faits :
« À la fin de la pièce, M. Silvain est venu proclamer le nom de l’auteur : M. Paul Hyacinthe-Loyson. En disant ce dernier mot : Loyson, il a eu, avec les mains, un léger geste d’envol qui était charmant. Tant il est vrai qu’on enseigne au Conservatoire à faire valoir chaque mot d’un geste approprié. »
Mais l’ironie n’est pas toujours aussi gracieuse. Léautaud excelle dans le portrait-charge. Parlant du sociétaire Guilhène de la Comédie-Française, dont le jeu l’a exaspéré, il suggère qu’on le renvoie au Conservatoire dans la classe de M. Mounet, « pour qu’il perde les tics et les intonations de M. Le Bargy, qu’il imite avec excès ». Et il ajoute, avec une malice qu’il ne cherche pas à dissimuler, comme si tout ce qui précède n’avait servi que de mise en scène à ce mot :
« Il est vrai qu’il en reviendrait en imitant les tics et les intonations de M. Paul Mounet, ce qui serait tout aussi fâcheux. »
Le plus souvent, il est difficile d’ignorer l’humeur bilieuse qui colore l’humour :
« MM. Silvain, sociétaire de la Comédie-Française, et Ernest Jaubert, ont fait jouer à l’Odéon, en matinée, une traduction intégrale, en vers, d’Andromaque. Cette œuvre a un mérite indiscutable : on ne l’a jouée qu’une fois. »
L’humeur bilieuse glisse facilement, trop facilement, vers la cruauté. Et alors, Léautaud est impitoyable :
« Qu’est-ce qui a pris à Mlle Ventura de faire du théâtre ? Elle est laide, elle est petite, elle est mal faite, elle a une voix nasillarde et des manières ridicules à force de maniérisme. Je la vois bien mieux dans un rayon de magasin de nouveautés, pour faire l’article à la clientèle que sur la scène d’aucun théâtre. »
Il faut bien admettre que ce n’est pas à tort que Léautaud était cordialement détesté, non seulement dans les milieux du théâtre, mais aussi par bon nombre de lecteurs des revues auxquelles il collaborait. Il avait conscience de cette haine qu’il suscitait et, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, il n’y était pas entièrement insensible. Il ne fit jamais d’excuses — trop fier, trop indépendant pour cela — mais il chercha à l’occasion à s’expliquer, et peut-être même croyait-il pouvoir ainsi se Justifier :
« Je suis ainsi : passionné, prompt, vif, spontané. Je n’ai rien de neutre, ni d’effacé. Ce que j’aime, je l’adore. Ce que je n’aime pas, je le déteste. Je ne sais pas feindre. Ce que j’ai à dire, il faut que je le dise, et il me coûte d’attendre. »
À la fin de ce périple, hélas ! trop rapide, à travers cette œuvre confuse, il faut bien le dire, mais si riche en surprises et si charmante qu’est Le Théâtre de Maurice Boissard, on ne peut manquer d’éprouver quelque incertitude au moment de conclure. Conscient qu’on ne saurait juger Léautaud uniquement en tant que critique dramatique, il faut alors se résoudre à juger les Chroniques dramatiques comme œuvre littéraire, ce qui n’est guère facile. L’œuvre a de nombreux défauts, dont les plus évidents, en même temps que les plus agaçants, sont les nombreuses redites, la répétition cent fois sur tous les tons des mêmes idées, des mêmes manières de la pensée. L’auteur trouve quelque indulgence, à nos yeux, quand on se rappelle que c’est une œuvre répartie sur plusieurs années, faite, en quelque sorte, à la semaine, sans plan précis, sans aucun souci de cohérence. Et pourtant une chose nous frappe : c’est l’homogénéité de cette pensée, l’absence de contradictions flagrantes, la belle fermeté du propos, la franchise que tout cela sous-entend. Léautaud aimait le théâtre, et il consentit à le prendre au sérieux à la condition expresse — et c’est là un paradoxe tout à fait sain — que le théâtre ne se prenne pas lui-même, non plus que la vie qu’il représente, trop au sérieux. Boissard ne fut peut-être pas l’un des « grands » de la critique de son époque, mais la critique dramatique a fait de lui un écrivain qu’on a lu — et qu’on lit encore — avec un grand intérêt. Ses défauts, ses faiblesses mêmes, le font aimer, et si le lecteur éprouve, l’œuvre parcourue, l’impression de ne pas avoir tout entendu et de rester sur sa faim, ce n’est pas parce que Léautaud n’a pas tout dit ce qu’il avait à dire, mais bien parce qu’on souhaiterait l’entendre parler encore. Voilà, selon sa propre définition du rôle de l’écrivain, le plus beau compliment que l’on puisse lui faire : c’est de pouvoir dire « Il n’ennuie jamais ».
Conclusion
« Savoir rire — le rire n’est pas toujours la gaieté — savoir se moquer, des autres et de soi-même, c’est le don suprême, c’est la marque de la liberté, c’est savoir s’élever au-dessus de la vie et la railler. »
Au terme de cet examen d’une œuvre littéraire aussi pittoresque qu’attachante, il nous reste à assembler les composantes diverses qui sont apparues au cours de l’étude pour tenter d’établir le schéma de la pensée littéraire de Léautaud afin de pouvoir ensuite dégager dans toute son unité la notion du classicisme que cette pensée sous-tend. Le cheminement de la pensée — et du style — vers cette notion définitive s’est fait graduellement et d’une façon continue, sans heurts, sans brusques revirements, sans flambées d’enthousiasme suivies d’affaissements, de doutes ou de retours. Parti d’une inspiration lyrique par son fond et symboliste par sa forme, Léautaud s’est vite transformé, sous l’influence de Stendhal, en un écrivain intimiste chez qui le lyrisme était neutralisé par une forte dose d’ironie et de raillerie de soi. Par le moyen du théâtre, il a été amené à méditer sur la fonction propre de l’art littéraire de telle sorte que ce qui n’était chez lui, à l’origine, que goûts et intuitions, s’est solidifié peu à peu en un cadre de préceptes ou, tout au moins, de points de repères. Molière et Shakespeare ont canalisé sa pensée vers un art qui représente la vie dans la simplicité même de son ironie. Racine et Corneille l’ont dégoûté des passions amplifiées et du style travaillé. Cette sensibilisation progressive à une conception de l’art littéraire dont l’esprit et la forme sont anti-classiques en même temps qu’anti-romantiques le fit déboucher sur une période de l’histoire littéraire qui se situe entre le Classicisme et le Romantisme : la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Il peut sembler anachronique, sinon paradoxal, de proposer que la notion du classicisme de Paul Léautaud aboutit précisément à cette période de la littérature française qui se définit par son abandon de la tradition classique du XVIIe siècle et qui marque, en même temps, le point de départ de ce qu’on est convenu d’appeler le pré-Romantisme. Le second élément de ce paradoxe se dissout très rapidement si l’on se rappelle le dédain qu’inspire le Romantisme à Léautaud. S’il répudie Rousseau, s’il lui reproche sa sentimentalité verbeuse et son style affecté, c’est surtout à cause de ce que Rousseau a déjà de romantique. Donc Léautaud ne fonde pas sa notion du classicisme sur les éléments d’universalité et de durée que pourrait contenir le Romantisme. Il est clair, pourtant, que sa conception va nettement à l’encontre de la pensée classique traditionnelle. L’imitation de modèles antiques, la soumission à des règles strictes, l’expression de passions et de sentiments violents dans une langue polie et artificielle lui semblent tellement éloignées du caractère français, pour ne pas dire de la nature humaine, qu’il ne peut se laisser conquérir par elles, ni même y ajouter foi. Or, c’est dans cette double négation, pour ambiguë qu’elle soit, que Léautaud découvre sa notion du classicisme. Repoussant du même coup la tradition classique et le mouvement littéraire qui voulut renverser cette tradition, Léautaud cherche dans une troisième direction l’alliage de forme et de pensée qui peut constituer, selon lui, l’expression littéraire ultime. C’est au point de rencontre du Classicisme et du Romantisme qu’il trouve cet état d’équilibre. C’est en ce moment où le Classicisme ne survit plus que par un héritage linguistique épuré de ce qu’il avait de grandiloquent et de pompeux mais retenant toute sa force et toute sa clarté. C’est aussi le moment où le goût français, lassé de la froideur et de la sécheresse du rationalisme des philosophes, impose à la littérature des exigences sentimentales. Ce sont les braves années où triomphent l’individualisme, la sensibilité et l’esprit. C’est le point où la littérature française, repue de la grandeur classique et encore libre de l’emphase romantique, aurait pu prendre un essor nouveau. Cette direction était celle de l’esprit plutôt que du cœur, de la simplicité plutôt que de la complexité, de la concision plutôt que de l’épanchement lyrique. Mais ce ferment littéraire dura peu et n’atteignit jamais les proportions d’un mouvement littéraire autarcique. Le Romantisme le supplanta parce qu’il était plus flamboyant, plus fiévreux ; le Romantisme frappait l’imagination d’un public avide de sensations et d’émotions. Les mœurs de la France, après la Révolution et l’Empire, n’étaient déjà plus propices à l’épanouissement d’une sensibilité fine et discrète, entretenue par une société privilégiée où les individus jouissaient de leur pleine liberté de cœur et de pensée. Un seul écrivain sut affirmer son droit à la liberté ; un seul témoigna de son amour de la vie et de sa moquerie des idéologies, des vanités et de la bêtise universelle : Stendhal. C’est parce qu’il voyait en lui un fils spirituel du XVIIIe siècle que Léautaud aima toujours Stendhal.
La notion du classicisme de Léautaud nous apparaît donc maintenant non plus comme un contresens étymologique mais bien comme la conceptualisation d’une filiation spirituelle qui unit certains écrivains à travers les siècles. Cette filiation, cet héritage si l’on préfère, a pour charnière la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il commence avec Molière et Shakespeare, et se transmet jusqu’au XIXe siècle en passant par Marivaux, Diderot, Voltaire, Beaumarchais, Chamfort et Stendhal. Après Stendhal la lignée s’éteint, étouffée par la succession ininterrompue de mouvements littéraires qui sont tout à l’opposé des valeurs qu’elle représente. Enfin, Léautaud croit percevoir, chez certains auteurs dramatiques du début du XXe siècle, des signes qui lui font espérer que cette notion vit encore. Tristan Bernard sait observer les travers de la vie avec finesse et ironie. Sacha Guitry, surtout, lui rappelle Molière par son esprit vif, son sens du comique, son humour mordant, sa fine raillerie et la simplicité de ses trames. Mais ce ne sont là que des signes, si encourageants soient-ils, et Léautaud se voit bien forcé de reconnaître que l’esprit du XVIIIe siècle est à jamais disparu. On joue encore Marivaux et Beaumarchais, Molière remplit toujours les salles, on lit encore Candide et Le Neveu de Rameau mais le public regarde ou lit ces œuvres comme autant de témoignages vieillots, pour ne pas dire périmés, bien qu’intéressants. Rares sont ceux qui, comme Léautaud, découvrent en ces œuvres des modèles du véritable génie de l’art littéraire français ; rares sont ceux qui voient en cela la seule vraie conception de la vie, la seule véritable expression de l’attitude qu’il faut avoir pour comprendre et accepter la vie. À regret Léautaud doit convenir que même si ces œuvres restent classiques, l’esprit qui les a engendrées est à jamais étranger aux générations contemporaines et futures. Cet esprit amusera, intéressera encore longtemps, mais il ne sera pas repris ou continué ; il ne revivra pas.
Et pourtant cette notion du classicisme vit chez un écrivain du XXe siècle : Léautaud lui-même. C’est l’individualiste de son époque, l’écrivain qui refuse de se laisser enrégimenter dans la marche vers le progrès de la civilisation, parce qu’il considère que ce progrès n’en est pas un. C’est l’individualiste qui place au-dessus de tout ce qui l’intéresse, ce qui le touche personnellement :
« Le plus beau des romans ne vaut pas pour moi le moindre récit où l’auteur dit : “je”. »
Il préfère le silence à l’imitation, le ton léger à la fausse grandeur, la moquerie même cynique à la trompeuse dignité du sérieux. C’est l’écrivain qui se situe en dehors de la société et qui regarde vivre ses contemporains, raillant leurs faiblesses et leurs ridicules, et se raillant lui-même. C’est l’écrivain qui tente de rejoindre, par-dessus l’indifférence des masses, cette petite portion de l’humanité, ces quelques individus, qui ont conscience de vivre et de sentir en toute liberté, malgré le chambardement des valeurs de la civilisation, malgré les folies collectives, malgré la bêtise universelle. Léautaud c’est l’intelligence et la sensibilité, c’est l’incarnation de la liberté de vivre et de penser, c’est aussi, et à cause de tout cela, l’amour passionné de la vie.
BIBLIOGRAPHIE
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Marly-le-Roy et environs. Paris, Éditions du Bélier, 1945
Choix de pages, par André Rouveyre. Paris, Éditions du Bélier, 1946
Propos d’un jour. Paris, Mercure de France, 1947
Journal littéraire, fragment, 1946. Paris, L’Originale, 1948
Souvenir de basoche. Paris, L’Originale, 1948
Entretiens avec Robert Mallet. Paris, Gallimard, 1951
Lettres à ma mère. Paris, Mercure de France, 1956
Œuvres, « Le Petit Ami » précédé de »Essais » et suivi de « In Memoriam » et « Amour ». Paris, Mercure de France, 1956
Journal particulier. 2 vols. Paris, Mercure de France, 1956.
Journal littéraire. 18 vols suivi d’un Index (vol XIX) Édité par Marie Dormoy. Paris, Mercure de France, 1954-1965.
En collaboration avec Adolphe Van Bever
Poètes d’aujourd’hui. Paris, Mercure de France, 1900
Poètes d’aujourd’hui. 2 vols. Paris, Mercure de France, 1908
Poètes d’aujourd’hui. 3 vols. Paris, Mercure de Fr. 1929
II Ouvrages biographiques et critiques
Marie Dormoy. Léautaud Paris, NRF, Gallimard, 1958
Rachilde (pseud.) Portraits d’hommes, Paris, Mercure de France, 1930
André Rouveyre. Choix de pages de Paul Léautaud, avec une introduction, des illustrations et des documents bibliographiques. Éditions du Bélier. Paris, 1946.
III Ouvrages consultés
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Roger Fayolle. La Critique littéraire. Paris, Librairie Armand Colin, 1960
Remy de Gourmont. Le Chemin de Velours. Paris, Mercure de France, 1911
Remy de Gourmont. Le Livre des Masques. 2 vols. Paris, Mercure de France, 1911
Remy de Gourmont. Promenades littéraires. 7 vols. Paris, Mercure de France, 1904-1927
L. Morino. La Nouvelle Revue Française dans l’histoire des lettres. Paris, Gallimard, 1939
Albert Thibaudet. Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours. Paris, Librairie Stock, 1936
idem Physiologie de la critique. Paris, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1930
idem Réflexions sur la critique. Paris, Gallimard, 1939