Portrait de mon père II

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La première partie du « Portrait de mon père » est parue il y a deux ans, dans le Mercure de septembre 1937. C’est sans enthousiasme que Georges Duhamel, alors directeur du Mercure, avait publié ce texte, uniquement par affection pour Paul Léautaud.

Celui-ci s’en était bien rendu compte et treize jours après la parution du Mercure de septembre, dans une lettre qu’il écrivait à Jean Paulhan, directeur de La NRF il écrivait :

Je ne dis pas que je ne vous donnerai pas la suite du Portrait de mon père, si je me décide à le publier en revue avant le volume.
Jamais Duhamel ne voudrait le publier et je ne pense même pas à le lui offrir.

En fait ce volume ne paraîtra jamais, ça aurait été au mieux une plaquette de vingt pages mais cette affaire traînera longtemps. C’est ainsi que nous avons une lettre de Paul Léautaud à Jean Paulhan du six octobre 1938 (cela fait un an) :

Je n’oublie pas ce que je dois vous donner, suite du Portrait de mon père […]

Puis un post-scriptum dans une lettre à Germaine Paulhan du deux mai 1939 :

Est-il toujours entendu que je peux donner à la N.R.F. la suite en plusieurs fois, du Portrait de mon père ?

Voici cette seconde partie, publiée dans La NRF d’octobre 1939 et que tout le monde a oubliée.

Portrait de mon père

Le chapitre des femmes. Il tiendra une certaine place. Je ne les ai pas toutes connues. L’ai-je dit ? Quand je suis né, il avait déjà trente-huit ans, et s’ajoutant à cela qu’il était toujours muet sur son compte, toute sa belle jeunesse m’échappe ainsi. Ajoutez le temps que je fusse en âge de voir, de collectionner des souvenirs. Je n’ai connu de ce passé que ma tante Fanny et ma mère, les deux sœurs39. Ensuite, celles que, devenu un enfant très observateur, déjà doué d’une grande mémoire, j’ai vu passer dans la maison, ou chez lesquelles il m’emmenait, jusqu’à la dernière, devenue ma belle-mère, par la réussite à laquelle je m’entêtai de la lui faire épouser40. Je verrai plus loin si les circonstances de mon récit amènent une description de ce mariage, cette opération n’étant jamais bien gaie, dans son accomplissement comme dans ses suites.

Je tiens de ma mère elle-même les détails qui vont suivre, qu’elle me donna le soir du premier de ces admirables trois jours que j’ai passés avec elle à Calais en octobre 1901(41), où nous nous retrouvâmes sans beaucoup nous y attendre, elle surtout, après au moins vingt années d’éloignement l’un de l’autre, pour la mort de Fanny. Pourquoi me raconta-t-elle tout cela ? Elle était arrivée de Genève chez ma grand’mère42, (sa mère), à midi. Elle n’avait pas deviné en moi, lui ouvrant la porte, son fils. (Elle m’écrivit, dans la suite, qu’elle m’avait pris pour un amant de Fanny.) Demandant à sa mère qui j’étais, elle fut aussitôt renseignée. Elle attendit jusqu’au soir pour se faire reconnaître. Elle n’aurait pas parlé, je n’eusse pas dit un mot. Dans cette chambre où Fanny, sur son lit, mourait petit à petit, assis non loin l’un de l’autre, elle se décida. Façon de sortir d’embarras, sans doute, de remplir le vide de la soirée. Difficile aussi à une femme de rester sans parler. Ce fut sans un mot que je l’écoutai.

Il avait d’abord connu Fanny, l’aînée d’elles deux, grande à l’excès pour une femme, et peu jolie à mon goût, si ce n’est un adorable sourire, que j’ai vu aussi à ma mère et à leur mère à elles deux. Connue comment ? Fanny se destinait à être institutrice. Elle se mit au théâtre. Fût-ce d’avoir connu mon père ? Est-ce au théâtre qu’ils se rencontrèrent ? J’aurais dû interroger Fanny. À plusieurs endroits de ce récit, j’aurai à regretter de n’avoir pas été plus curieux et à me le reprocher. Il eut de Fanny une fille, nommée Hélène43. Il avait déjà sa jolie réputation de « débauché » et cette fille fut tout de suite confiée à sa grand’mère maternelle, rue d’Odessa44, où elle devait mourir en 1880, dans une épidémie de fièvre typhoïde qu’il y eut alors à Paris45. Il eut beau prier, exiger, menacer, ce qui dut ne pas être peu de chose, rapidement violent comme il était, il n’obtint rien, que la permission d’aller la voir de temps en temps. Fanny se plaisait même à répéter, à moi-même, chaque année, quand je la voyais à son voyage à Paris, que si on la lui avait laissée, il aurait sûrement fini par coucher avec. Exagération ? Propos vindicatif ? J’ai vu des photographies d’Hélène devenue jeune fille. Elle n’avait vraiment rien de bien joli. Il est vrai que la voix du sang amène bien des choses, et quand il y a consentement, je ne vois pas ce qu’il y a là de quoi crier si fort. La morale reste toutefois sauve, puisque cette jonction ne se produisit pas.

Cette Hélène m’a toujours paru le seul de ses enfants qu’il ait aimé. Peut-être d’en être séparé ? Peut-être parce que : une fille ? Peut-être pour faire bisquer la mère et la grand’mère ? Il mettait un certain soin à aller la voir chez sa grand’mère rue d’Odessa. Une fois, il m’emmena avec lui, et me fit l’attendre, pendant sa visite, dans un café de la Place de Rennes46, à droite en regardant la gare, celui qui est aujourd’hui le Café de l’Arrivée. Je me rappelle le chagrin qu’il eut quand cette fille mourut, à seize ans et demi, de la fièvre typhoïde. Nous habitions 21, rue des Martyrs. Ma future belle-mère était déjà à la maison. Il venait de rentrer du théâtre et de se coucher. On vint le prévenir qu’Hélène était au plus mal. Il se leva en hâte et courut rue d’Odessa. Si je me souviens bien, Hélène était morte quand il arriva. Il nous raconta le lendemain, à ma future belle-mère et à moi, qu’il n’avait pas voulu que personne la touchât, qu’il l’avait ensevelie lui-même et mise lui-même dans le cercueil. On l’enterra au cimetière de Montrouge47. Il voulait prendre à sa charge tous les frais des obsèques. Fanny, la grand’mère refusèrent. On ne voulait rien de lui. Elles s’opposèrent même à l’inscription du nom : Léautaud, sur la tombe. On mit seulement : Hélène, avec deux dates, que je ne me rappelle non plus jamais48. Voilà ce qui s’appelle du caractère, chez ces deux femmes. Les années peuvent passer. On ne pardonne pas, on n’oublie pas. Ma mère s’est montrée de même, après notre entrevue à Calais, quand, m’ayant écrit, pendant deux ou trois mois, des lettres de femme plus que d’une mère, tout comme je lui en écrivais plus d’un homme que d’un fils, et me demandant de les lui rendre, devant mon refus, elle ne m’écrivit plus un mot, malgré toutes mes prières. Ce qui montre bien que nous n’avions été, nous retrouvant, (comment aurait-il pu en être autrement, nous connaissant si peu), qu’un jeune homme et une femme, moi amoureux d’elle depuis longtemps en imagination, sensible au charme qu’elle avait encore, elle flattée et ravie des compliments que je lui en faisais. Tout cela a été très bien ainsi. Une rencontre de mère et de fils ne m’aurait pas intéressé du tout. Je n’avais pas en moi les sentiments qu’il fallait, non plus qu’elle, certainement.

Puis, ce fut le tour de ma mère. Je continue à écrire, pour ainsi dire, sous sa dictée. Elle avait seize ou dix-sept ans49. Mon père habitait avec Fanny rue Lamartine au numéro 5. Un soir, elle se trouvait chez les deux amants. Il était fort tard et on hésitait à la laisser s’en retourner seule chez ses parents, tout au fond de Montparnasse. Mon père l’engagea à passer la nuit chez eux, et comme il n’y avait qu’un lit, ils couchèrent tous les trois ensemble. « J’étais encore sage, me dit ma mère, ce qui ne gêna pas du tout votre père, (ce premier soir elle me disait vous, changé dès le lendemain en tu), pour avoir tout à côté de moi des rapports avec Fanny. Au bout d’une heure, je savais tout ce que pouvaient faire ensemble un homme et une femme. Peu de temps après, il ne trouva même rien de mieux que de me prendre aussi pour maîtresse. » Ma mère eut là une singulière façon de s’exprimer. Je me demande si ce n’est pas cette nuit-là que commença leur liaison. Elle eut à ce moment de ses confidences une certaine reprise, comme quelqu’un qui en a trop dit et qui veut se rattraper. « Me prendre aussi pour maîtresse » ? On ne prend que ce qui se laisse prendre. Enfin, une jeune fille sage ! et si près à sa portée, mon père, j’en pourrais jurer, n’était pas homme à remettre au lendemain. Il avait par-dessus le marché toutes les chances. Les deux sœurs se détestaient. Je suis renseigné là-dessus par les propos que chacune m’a tenus sur l’autre, Fanny quand je la voyais chaque année dans son voyage à Paris, ma mère quand je la revis à Calais et dans ses lettres qui suivirent. « Ta mère a toujours été coquette, sans conduite, ne pensant qu’à la toilette et qu’à l’argent. Si elle savait que tu en aies, elle ne serait pas longue à te retrouver. » (Elle m’a joué un tour, à Calais, tout en étant si charmante, qui n’est pas loin de la montrer telle que la dépeignait Fanny. Avant son arrivée, ma grand’mère m’avait dit : « Je vais aller vivre chez Jeanne. J’ai quelques valeurs. Je ne veux pas les emporter. Elle me les prendrait. Je vous les donnerai. Vous toucherez les coupons. Vous m’en enverrez le montant. Quand je serai morte, vous les garderez pour vous. Surtout, pas un mot à Jeanne. » Au milieu de nos embrassades, ma mère me dit : « Ma mère a dû vous parler de ses affaires ? Elle doit avoir quelque argent ? » Pouvais-je penser ?… Je lui répétai les paroles de ma grand’mère. Elle la chapitra, ma grand’mère me l’écrivit plus tard, avec de grands reproches pour avoir parlé : « Comment ? tu vas donner tes valeurs à ce garçon que tu ne connais pas, quand je suis là, moi, ta fille ! » Je n’eus rien. J’ai toujours été roulé par les femmes). « On a tout fait pour Fanny, on l’a fait instruire, il n’y en avait que pour elle à la maison, moi on me laissait de côté, tout ce que je faisais était mal, me disait ma mère. C’est elle qui nous a séparés. Elle voulait t’avoir à elle seule. Elle n’a jamais voulu me donner ton adresse, (alors qu’écrire à la Comédie-Française suffisait) ». Fanny avait été une enfant sérieuse, studieuse, pratique, rangée : la préférée. Ma mère, de bonne heure coquette, volontaire, dissipée, courant la rue : le démon de la maison et sans cesse honnie. Cela devait déjà mettre de bons sentiments entre elles. Ma mère assez jolie, fine, vive, Fanny l’opposé, cela ajoutait. La première devait moquer la seconde, qui devait la jalouser. Deux femmes qui ne s’aiment pas, on sait ce que cela peut donner. Quand il s’agit de deux sœurs, c’est la perfection. Cette fameuse nuit de la rue Lamartine, les deux sœurs, Fanny par vanité d’avoir un amant et pour faire bisquer ma mère, ma mère enchantée de l’occasion de lui jouer un bon tour en le lui enlevant, mon père avait, de son côté, une extrême action sur les femmes, je rapporterai plus loin un propos de ma mère significatif à ce sujet, — ont très bien pu jouer chacune leur rôle. Que signifieraient les paroles de ma mère terminant cette partie de ses confidences ? « Le lendemain matin, Fanny, furieuse, rentrait chez les parents » ? Extrêmement curieux que ma mère n’ait pas vu ces pailles50 dans son récit. Étourdie ! Je regrette bien de ne pas les lui avoir montrées. C’eût été délicieux.

Attention. Ce paragraphe est important. C’est la naissance de l’auteur. Fanny rentra donc dans sa famille, scandalisée, furieuse. Mon père dut trouver ce départ exagéré, une folie ! car, à ce que l’ai vu plus tard, et encore mieux à l’âge qu’il avait, et le propos que j’ai cité de cette Mme Caron, il aurait très bien gardé les deux sœurs. Il paraît que ce fut une histoire rue d’Odessa. D’abord, ma future grand’mère, bourgeoise extra-prude et sévère, qui voyait sa seconde fille prendre le chemin de la première. Une solide femme cette grand’mère. J’ai eu le plaisir de faire sa connaissance à Calais, en octobre 1901, en même temps que je retrouvais ma mère. Quatre-vingt-quatre ans, et trottant et bavardant comme une jeune fille. Arrivé chez elle à minuit, après avoir cherché pendant une demi-heure cette rue de Guise51, à cinq heures du matin nous bavardions encore. Ses premiers mots furent pour ne pas me cacher qu’elle m’avait toujours détesté, sans me connaître, et malgré tout le bien que lui disait de moi Fanny, simplement parce que j’étais le fils de mon père. Après tant d’années, elle ne lui pardonnait pas encore de lui avoir chipé ses deux filles. « Un misérable… Je le verrais dans le ruisseau… » Toutes les mères sont ainsi. Ce n’est jamais leur enfant qui a commencé. C’est toujours l’autre qui a séduit. Principes sacrés de la famille, bienfaits de l’éducation, vertus domestiques, il faut bien vous sauvegarder. Les femmes commencent pourtant bien, quelquefois… Je n’ai jamais eu de maîtresses, pour ma part, autrement. Après ma grand’mère, mon grand-père maternel52, chef de bureau aux Finances et chef de musique dans la Garde Nationale, un bonhomme, à le voir sur ses photographies, qui ne devait pas rire souvent. Enfin, et surtout, paraît-il, le plus échauffé par le récit de Fanny, qui dut tomber sur sa sœur Dieu sait comme ! le frère de ma grand’mère, l’érudit Pessonneau53, traducteur d’auteurs grecs et latins dans la Bibliothèque Charpentier, que la traduction de Théocrite avait laissé fermé aux idylles. Mademoiselle Jeanne, c’est le petit nom de ma mère, fut mise à la porte, comme dans les feuilletons, et se mit à son tour en ménage avec mon père, dans ce même appartement de la rue Lamartine, quitté par Fanny. Ils eurent, je crois, il me semble bien que ma mère me l’a dit, un premier enfant, qui ne vécut pas. Puis, (c’est moi maintenant qui raconte), je naquis, enfant de l’amour, de ce père toujours en quête de femmes et de cette jeune femme au visage adorable. Il avait alors trente-huit ans. Elle en avait vingt. C’était le 18 janvier 1872, vers une heure du matin, au numéro 37 de la rue Molière54, à deux pas du Palais Royal. J’ai sous les yeux mon acte de naissance, dressé le lendemain 19 janvier à la mairie de Saint-Germain-l’Auxerrois55, avec les noms des témoins : Paul-Ferdinand Mantelet56, dit Montel, directeur du Théâtre Rossini et Nicolas Blaise Sarrazin, hôtelier, rue d’Orléans57, numéro 5, et, au bas, la mention de l’acte, dressé quelques jours après, par lequel ma mère déclarait me reconnaître. Ma sœur Hélène, qui était en même temps ma cousine, puisqu’elle était la fille de la sœur de ma mère, devait avoir six ou sept ans. Un peu après, le onze mars, je fus baptisé, à l’église Saint-Roch58, ayant pour marraine Mlle Bianca, (Blanche Boissart59), de la Comédie-Française, auparavant au Vaudeville et qui devait être, plus tard, la marraine également des enfants de Réjane. Mon parrain, que je n’ai pas connu, s’appelait Paul Beauvalet60, qui fut acteur à l’Odéon, puis, je crois, à la Comédie-Française. J’ai bien mal cultivé cette charmante Bianca, chez qui ma vieille bonne me menait tous les dimanches quand j’étais enfant. Comme j’ai fait toute ma vie, n’ayant jamais eu l’esprit tourné vers le profit. J’ai toujours eu des maîtresses plus riches que moi. Je trouvais cela fort agréable, peu muni d’argent que j’ai toujours été. (Cela compensait aussi plus ou moins les procédés peu agréables qu’ont souvent les femmes, qu’elles soient d’une nature ardente et tiennent à vous, en quoi elles les rachètent, ou peu douées pour les plaisirs de l’amour, ce qui laisse alors ces procédés dans leur intégrité). Je n’ai jamais pensé, (on croit toujours qu’on s’aimera jusqu’à la mort), à les cajoler pour que, partant avant moi, elles me fassent leur héritier. C’est même plutôt elles qui m’ont, chaque fois, fait valoir par À plus B que personne n’était plus désigné qu’elles pour recueillir ce que je pourrais laisser, qui sera fameux. Mon père se brouilla avec Bianca et je cessai de la voir. Je me suis aussi bien mal conduit avec elle. Je mettrai cette petite histoire ici, ne voyant pas de meilleure place. Le frère de ma première maîtresse61, j’avais dix-huit ans, elle ne l’était encore que dans de petits plaisirs extérieurs, un garçon d’un an de plus que moi, dégourdi, beau parleur, déjà pratique en diable62, ne s’embarrassant pas sur les moyens, (il est passé en correctionnelle plus tard pour escroquerie à l’égard d’un associé), qui mettait à profit mes amours avec sa sœur, sortant le soir avec elle, prétendument, aux yeux de l’oncle chez lequel ils vivaient, pour faire un tour dans la campagne, me la laissant ensuite pour courir de son côté chez deux dames Lefèvre, la mère et la fille, qui collectionnaient chez elles, le soir, quelques jeunes gens du même genre, Dieu sait quelles choses devaient se passer ! je m’en moquais, tout à mes distractions personnelles avec cette merveilleuse Jeanne, — elle aussi ! — une rousse opulente, (l’opulence est mon goût, j’ai toujours eu horreur des fils), de cinq années de plus que moi, de si belles dispositions amoureuses dont j’ai, hélas ! si mal profité, si peu intéressé que j’étais alors par l’amour, — ce frère, donc, m’annonce un matin qu’il est perdu s’il n’a pas au plus tôt cent francs et qu’il faut absolument que je les lui procure pour dix jours, le remboursement dans ce délai, sur l’honneur, — c’était aussi son genre, à ce garçon, de donner sans cesse sa parole d’honneur à propos de bottes. Cent francs, comme cela, il ne doutait de rien. J’étais petit employé, rue de la Grange-Batelière, chez une sorte de courtier en vins en gros, aux appointements, je crois, de cinquante francs par mois, sur lesquels mon père me donnait dix sous pour déjeuner. Je trouvai un moyen, j’avais plus de hardiesse qu’aujourd’hui, la légèreté de la jeunesse. Encore, fut-ce un si grand crime ? Mon père avait à Courbevoie un mastroquet qu’il utilisait pour ses fins de mois, au moyen d’un billet à quelques jours, qu’il lui escomptait, lui versant 95 francs, versement de 100 francs au retrait du papier, moi toujours le commissionnaire. Je fis un billet du même genre, je le signai comme mon père, je le portai au mastroquet, j’encaissai quatre-vingt-quinze francs, que je remis à ce frère. Naturellement, au jour fixé, aucun remboursement. Je voyais le mastroquet relançant mon père et mon tour découvert. J’écrivis à Bianca. Elle avait quitté la Comédie, richement entretenue, habitant un hôtel particulier rue de Courcelles, presqu’au coin du boulevard Haussmann, où je lui avais fait mes dernières visites. Le lendemain, sa gouvernante m’apportait les cent francs et je retirais le billet. Je négligeai complètement de la remercier. Sans tout cela, elle aurait peut-être pensé à moi ? Cela eût-il été si drôle ? Elle était sans famille. Elle me savait de même. Je lui avais envoyé Le Petit Ami. Cet ouvrage ne pouvait que prévenir en ma faveur. Comme ce récit ! Cet hôtel, par exemple ?… Un hôtel gagné par l’amour ?… N’aurais-je pas été très bien là ?… Elle est morte en 1912. Tout alla à l’Église. Elle était tombée dans un chagrin noir de la mort de son amant. Tombée également dans la dévotion, fin classique. J’appris tout cela de Blanche Pierson63, en suivant avec elle son convoi. J’ai passé ma vie à passer ainsi à côté des réussites matérielles, que je n’ai jamais recherchées, alors que j’ai eu tant de chance dans une autre réussite, sans avoir fait davantage. Quand je regarde ma vie, je peux faire ce tableau : argent 0, amour 20, (et je ne dis rien d’une dernière aventure…, la plus grande malechance qu’un homme puisse avoir en amour), littérature 100, (auprès des mérites que je me trouve). Je suis passé l’autre jour, avec XXX, rue de Courcelles64. L’hôtel de Bianca n’existe plus. Remplacé par une maison de rapport. J’en ai eu un vrai désenchantement. Ma mère est Parisienne, fille et petite-fille de Parisiens. Elle m’a aussi parlé, à Calais, de son enfance, rue Monsieur-le-Prince, où habitaient ses parents, toujours dehors, avec des garçons, « une gamine très dégourdie », son joli sourire accompagnant ces paroles. Cela me paraît l’avoir un peu suivie toute sa vie. Je parlerai plus tard des visites qu’elle me faisait quand j’étais enfant, à ses passages à Paris. Il y en a une que je ne devais pas oublier. C’est à elle que je dois d’être devenu, dans la suite, si amoureux d’elle. Je l’ai racontée au long dans le Petit Ami. Ce matin, j’avais dix ans, elle en avait trente, que j’allai la retrouver dans cette chambre d’une maison meublée, passage Laferrière. Je la trouvai encore au lit. Elle m’enleva dans ses bras, me tint tout un long moment, tout serré contre elle, me couvrant de baisers, presque nue… Je la lui ai rappelée à Calais. « Vous rappelez-vous ?… » Elle se rappelait même un détail : « Cette glace, au mur, tout autour du lit… J’en étais horriblement gênée… » Je crois bien avoir découvert plus tard que c’était une maison de rendez-vous, où elle avait dû se fourvoyer.

Paul Leautaud

Les notes de bas de page de ce second texte font suite à la numérotation du texte précédent et commencent donc au numéro 39.

39     Fanny Forestier (1839-1901), Jeanne Forestier (1851-1916).

40     Louise Viale, « une petite catin de la rue des Martyrs », née en 1863, épousée en juillet 1895. Louise Viale a donné un fils à Firmin : Maurice (1884-1961). Voir l’arbre généalogique de Paul Léautaud.

41     21, 22 et 23 octobre à Calais. Peu de choses dans le Journal littéraire, que Paul Léautaud n’a pas tenu ces jours-là. Voir surtout les Lettres à ma mère (Édition de Marie Dormoy, Mercure 1956 réédité en 1987) et, dans la Correspondance générale, les lettres à Blanche Blanc, sa maîtresse de l’époque.

42     Antoinette Pessonneaux, née en 1819 a épousé Jean-Michel Forestier.

43     Hélène (Forestier ou Léautaud ? 1865-1882).

44     La rue d’Odessa, qui comporte de nombreuses crêperies, commence au début de la rue du Départ pour finir place Stéphane Hessel (ainsi nommée en 2013) où se trouve le métro Edgard Quinet.

45     Cette épidémie a eu lieu au cours du second semestre de 1882 et Hélène est morte le 23 janvier 1882 à l’âge de seize ans et demi. L’épidémie n’y est donc peut-être pour rien.

46     La place de Rennes, aujourd’hui place du 18-Juin-1940, était devant la gare Montparnasse de l’époque. Cette place de Rennes était traversée par le boulevard de Montparnasse, au débouché de la rue de Rennes. La démolition de la gare, la construction de la tour ont considérablement transformé et enlaidi le quartier.

47     Ce cimetière, appartenant bien à la ville de Montrouge a la particularité d’être situé dans Paris depuis 1860, suite à l’extension des limites de Paris jusqu’à l’enceinte de Thiers.

48     25 juin 1865-23 janvier 1882.

49     Les deux sœurs avaient douze ans d’écart.

50     En italique dans La NRF. Failles ?

51     Rue du duc de Guise, dans le centre du Calais ancien. De nos jours de petites maisons en béton, d’après-guerre, d’un ou deux étages. L’ensemble est assez moche.

52     Jean-Michel Forestier (1812-1867).

53     Émile Pessonneaux (avec un x, 1821-1903), normalien en 1840, agrégé de grammaire en 1843, professeur de classe de 3e au lycée Henri-IV.

54     La rue Molière, commençait à l’époque rue Saint-Honoré. De nos jours cette rue commence bien plus au nord, avenue de l’Opéra mais toujours au numéro 1, ce qui indique une renumérotation. Les derniers immeubles portent les numéros 25 et 28. Il est possible, mais pas certain que cet ancien numéro 37 ait fait partie de l’espace démoli et reconstruit depuis mais il est également possible qu’il fasse partie des actuels premiers numéros. Il est prévu qu’un lecteur de ce site publie ici, le quinze janvier 2022, une page « Où est né Paul Léautaud ? »

55     Mairie du premier arrondissement jusqu’en mars 2020, place du Louvre, mitoyenne de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

56     Corrigé de Montelet.

57     La rue d’Orléans n’existe plus à Paris, et n’a d’ailleurs jamais existé. Il peut s’agir de la rue d’Orléans-Saint-Honoré, disparue dans le percement de la rue du Louvre.

58     L’église Saint-Roch se trouve rue Saint-Honoré (ou aboutissait la rue Molière).

59     Blanche Boissart, dite Bianca (1841-1912), comédienne à la Comédie-Française de 1872 à 1884 prit sa retraite en 1888. Quand Paul Léautaud choisit le nom de Boissard pour signer certains textes puis ses critiques dramatiques à partir d’octobre 1907, il mit par ignorance un d final au lieu d’un t, d’où « Boissard. »

60     Sur la graphie Beauvalet ou Beauvallet, voir note dans la Chronologie au 11 mars 1872.

61     Léon Marié de l’Isle (1871-1848), frère de Jeanne Marié.

62     Corrigé de au diable.

63     Blanche Pierson (1842-1919), comédienne au Gymnase, puis au Théâtre-Français à partir de 1884.

64     Rien dans le Journal sur la rue de Courcelles pour la période 1936-1939.