Jules Renard évoque Alfred Vallette et Rachilde

Alfred ValletteRachilde

En juin 1894 Paul-Napoléon Roinard, poète un peu farfelu, publiait chez l’assez oublié Edmond Girard, éditeur et imprimeur, des Portraits du prochain siècle — Poètes et prosateurs. « Poètes et prosateurs » parce qu’étaient prévus un volume sur les « Peintres, sculpteurs, graveurs et musiciens » et un troisième sur les savants.

C’est que Paul-Napoléon Roinard, qui a loupé à peu près tout ce qu’il a entrepris, avait de l’ambition mais assez peu de savoir-faire et absolument aucun moyen (par conséquence). Le gars qui harcelle tout le monde avec des tragédies en cinq actes et vingt tableaux, orchestre et double chœur mais n’a jamais été capable d’écrire un petit lever de rideau avec deux comédiens.

Ces Portraits du prochain siècle sont en trois catégories : Les précurseurs, les militants et les morts.

Ouvrir un ouvrage sous ce titre et commencer par Stéphane Mallarmé qui va mourir dans quatre ans (en 1898), Alfred de Vigny mort il y a 31 ans (en 1863) et Charles Baudelaire mort il y a 27 ans (en 1867) fait normalement se poser des questions au brave lecteur.

Et il s’en pose davantage quand il lit que

Ces notices ne sont pas libellées par un seul individu. Entendez-moi bien. Elles sont, si je puis dire, élaborées en famille. Pierre trace la silhouette de Paul ; Paul, à son tour, deux pages plus loin, trace la silhouette de Pierre. Échange de bons procédés. (Adolphe Brisson dans Les Annales politiques et littéraires du 24 juin 1894).

Les critiques, comme on le voit, se sont moins posé de questions, comme ici :

Ce Vapereau1 anticipé de nos gloires à venir est précédé d’une courte préface signée de M. P.-N. Roinard. M. P.-N. Roinard, je l’ai su aussitôt par la notice qui lui est attribuée dans ce volume, se range parmi les militants. Je m’en doutais un peu à son style, d’une obscurité toute prophétique ; j’en ai été parfaitement convaincu dès que j’eus lu la dernière phrase du signalement que lui consacre son portraitiste : « Aime la foule et la méprise. Ne flattera pas son public ; le violera. »

Pour achever de donner une idée exacte de ce curieux dictionnaire biographique, je dois dire qu’on y relève les noms de plusieurs écrivains d’une très haute valeur. Ceux-là ne l’ont pas fait exprès. Il ne faut pas leur en vouloir.

Ces deux paragraphes sont en une du Journal des débats eux aussi « politiques et littéraires » du cinq juillet 1894 curieusement signés M. S. Curieusement parce que les autres articles ne sont pas signés du tout.

Pour contrebalancer ces critiques le chercheur pourra consulter l’article du Mercure d’août 1894 sous la plume de Julien Leclercq (page 374), qui en fait des tonnes (quatre pages) pour défendre son camarade et l’ouvrage auquel il a participé.

Mais pourquoi écrire sur tout ça, un peu ancien et très minuscule ? Pour deux tout petits textes, objets réels de cette page, concernant trois personnages que nous aimons bien (surtout deux), à savoir Jules Renard, Alfred Vallette et aussi Rachilde.

Et pour remercier l’étonnant Paul-Napoléon Roinard de les avoir fait naître et publiés.

Alfred Vallette

Le pot de fer

Boutonné jusqu’au col mince comme une raie d’écume, il ne se laisse pas taper sur le ventre.

Quand il raidit ses jambes courtes, les deux anses dans les poches, têtu, tondu, coiffé d’un couvercle aux bords plats et haut de forme, nul vent ne l’ébranle, mais il tourne volontiers de lui-même avec la lumière.

Il parle et dit couramment d’une voix filée :

« n’est-ce pas ?… point de vue… tout comprendre… caractère des choses… objet en soi… analyse et synthèse. »

À son foyer brûlent : du bois dur, des principes secs, des règles de vie inflexibles.

Une joue grosse, l’autre ronde, les cheveux cendre et suie, poli par la flamme et le frottement, il cuit d’ordinaire à petit feu. On y ferait la soupe au lait.

Mais, parfois il se fâche à blanc, au seul nom de quelque pot de terre trop commune. Geste cassant, moustache pointée, rœillots malins, il bout, et bientôt son couvercle remue, se soulève et monte, ailé comme le pétase du Mercure de France.

Jules Renard

Alfred Vallette par Jules Renard

Rachilde

Quand Rachilde se regarde peinte par M. François Guiguet sur la porte du minuscule enfer où règne le Démon de l’absurde, elle se trouve bien2.

On peut donc la réussir. Essayez à votre tour.

Observez que le front, sous les cheveux corses, semble une allée qu’on vient de ratisser, notez deux boucles, griffes allongées de derrière la tête ou crêpes voilant les tambours de basque des tempes.

Collez votre oreille au délicat coquillage de l’oreille pour écouter le bruit que fait une âme toujours agitée.

C’est sur trois nez comme ce nez que devait poser d’aplomb le trépied antique.

Deux lieues de sourcils bordent les yeux. Penchez-vous avec prudence pour voir à travers les roseaux des cils, couler tout au fond le regard.

Enfin, si vous cherchez un nouveau modèle de fil à couper le beurre, copiez la bouche.

Et quand vous aurez pris tant de peine, Rachilde au sourire énigmatique vous dira :

— Non, vous ne connaissez pas la petite Rachilde.

Jules Renard


1       Il n’était pas prévu de note dans cette minuscule page mais ce Vapereau y contraint. On disait à l’époque « Vapereau » comme on dit « Gaffiot », « Bescherelle » ou « Bailly ». Gustave Vapereau (1819-1906) est l’auteur de deux dictionnaires de référence : le Dictionnaire universel des contemporains (deux volumes, Hachette 1858) et le Dictionnaire universel des littératures (Hachette 1876).

2    François Guiguet (1860-1937) est l’auteur d’un portrait de Rachilde utilisé en frontispice de son roman Le Démon de l’absurde, paru au Mercure en 1894 (178 pages).