Hugues Rebell

Journal littéraire au seize mars 1905 :

Appris ce soir, au Mercure, la mort d’Hugues Rebell1, survenue hier ou avant-hier. Un bel esprit, fin, curieux, très raffiné. À propos de mon article sur Stendhal2, je lisais dernièrement un livre récent de lui : Les Inspiratrices de Balzac, Stendhal et Mérimée3. C’est fait avec des livres4, et cependant tout l’esprit un peu hautain de Rebell y paraît, plein de séduction.

Image accompagnant la très intéressante chronique d’André Billy : « Les livres de la semaine » dans L’Œuvre du premier juillet 1930, page cinq.

Un curieux individu aussi, sorte de sadique, de corrompu à l’excès. Je le vis pour la dernière fois l’année dernière, traversant la rue Corneille. J’en demeurai stupéfait. Le Rebell d’autrefois, assez corpulent, avec son visage d’abbé du XVIIIe siècle, était devenu un homme maigre, courbé, avec le masque, tout à fait, du Voltaire de Houdon5, la démarche vacillante, s’appuyant sur une canne, sénile et ravagé à la fois. Il avait bien mis cinq minutes pour traverser la chaussée de la rue Corneille6. Une certaine maladie probablement, des façons de faire l’amour anormales à l’excès, la ruine de sa fortune, tout cela avait dû l’amener là.

Quelqu’un disait ce soir au Mercure, c’était van Bever : « Encore un qui aurait pu avoir une belle carrière, etc., etc… » Je ne pus m’empêcher de répliquer ce qui est vrai, à mon sens : « Il a fait mieux qu’écrire et laisser une belle œuvre. Il a été un individu curieux, d’une vie étrange, singulière, et avec les circonstances de sa vie, on pourra écrire une biographie pas ordinaire, surtout à notre époque. » Rien que les circonstances de sa mort, étant donné l’homme qu’il était, je les trouve pleines de beauté. Ruiné, poursuivi par ses créanciers, par certains êtres louches, compagnons de ses débauches, qui sans doute cherchaient à le faire chanter — malade, devenu un vieillard, le mot n’est pas exagéré, il avait quitté son appartement, disant à son propriétaire : « Je m’en vais, vous ferez celui qui n’en sait rien au juste… Je vous laisse tout ce qui est là-haut (ses meubles, et le reste de ses collections) pour vous payer de ce que je vous dois. Gardez-moi le secret. » Il était allé vivre au Marais, dans une chambre, sous un faux nom, avec sa bonne, qui était en même temps sa maîtresse, paraît-il. Il ne sortait jamais que le soir, la nuit, pour prendre un peu l’air, ayant ainsi plus de chance de n’être pas rencontré et reconnu. Il y a quelques jours, il prit froid. Dans l’état où il était, cela ne traîna pas. On le rentra. Son frère qu’on prévint, arriva, le fit transporter à l’Hôtel-Dieu, où il mourut tout de suite. Hier, je crois, on a emmené son corps à Nantes, d’où il était, je pense7, et où il sera enterré. Je le répète : cela, cette mort, dans le mystère, le vice, et la pauvreté, je le trouve plein d’une sorte de beauté. Presque la même mort qu’Oscar Wilde, un autre dandy aussi, un autre encore de ceux qui vivent en marge de la société, les meilleurs, les plus doués, les plus intéressants. Aucune pose de ma part ici : je suis vraiment, au plus profond de mon esprit, séduit, conquis, ému par le relief que comportent de tels individus, de telles existences.

Je veux noter tout de suite quelques anecdotes que j’ai entendues ce soir sur Rebell.

À une époque, il avait une collection de femmes chez lui. Donc, aucune tranquillité d’esprit. Alors, quand il avait à travailler, sans prévenir, il s’en allait habiter, le temps qu’il lui fallait, une chambre d’hôtel chez Foyot8, dont il ne sortait pas, où personne ne le savait que son éditeur, et sous un faux nom. Il avait le goût du mystère, et souvent il lui arrivait de s’évader, de fuir ses amitiés, ses relations, etc…

J’ai dit qu’il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s’était mis à la masturber. Si bien qu’à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n’en était pas moins exigeante. Ce fut alors le valet de chambre qui dut s’occuper d’elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de chambre : « Jean, lui disait-il, masturbez la chatte » tout comme il aurait dit : « Jean, donnez-moi mon chapeau. » Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet.

Il paraît qu’il avait été ruiné en partie par suite des vols de son domestique. Il lui remettait, ne s’occupant personnellement de rien, tout l’argent nécessaire pour solder ses dépenses, et celles-ci étaient grosses. Le domestique prenait l’argent, et ne payait rien. À la fin, l’argent s’épuisa, et les créanciers se révélèrent.

Ce que cet homme a dû souffrir, depuis quelques années. Il faut laisser les imbéciles dire que c’était de sa faute.

Jeudi 18 Mai 1916

J’ai eu l’idée, hier soir, de relire quelques pages d’un livre d’Hugues Rebell, le seul que j’ai de lui, Les Inspiratrices de Balzac, Stendhal et Mérimée. Cela m’a amené à parler un peu de lui à Vallette tantôt. J’ai déjà noté pas mal de choses sur Rebell au moment de sa mort. Je note ce que m’a dit aujourd’hui Vallette. Il se peut que cela fasse double emploi avec mes Notes précédentes et que je ne me rappelle plus très bien. Il se peut aussi que cela les complète. D’abord, le vrai nom de Rebell : Grassal, je ne sais pas l’orthographe exacte. Ensuite, ce que m’a dit Vallette, qu’il n’était pas, comme écrivain, d’une honnêteté irréprochable, vendant plusieurs fois, c’est-à-dire à plusieurs éditeurs à la fois, le même ou les mêmes livres. Vallette me disait que Rebell a bien raté, par sa faute, l’affaire de La Nichina9, par sa manie d’ajouter sans cesse à ce qu’il écrivait. Le texte paru dans le Mercure10 était déjà sensiblement plus fort que le texte dans le manuscrit accepté. Quand la publication dans le Mercure fut terminée et qu’on allait aussitôt faire le volume, Rebell demanda qu’on attende un peu, voulant ajouter de nouveaux chapitres. Le livre était déjà très demandé par les libraires. Les augmentations de Rebell ajournèrent la publication en volume à plusieurs mois. À ce moment-là, on avait un peu oublié La Nichina. Au dire de Vallette, le volume publié sitôt après la publication dans le Mercure, c’était une vente de 15 000. On ne dépassa pas 5 000.

Quand Rebell voulait travailler, il quittait son domicile et venait s’installer chez Foyot. Son domestique, resté chez lui, lui apportait chaque matin son courrier et avait mission de répondre, chez lui, aux visiteurs, que Rebell était en voyage. Ayant un jour à parler affaires avec Vallette, il l’invita à dîner chez Foyot, dans un petit cabinet bas de plafond, et non pas assis en face l’un de l’autre, mais à côté l’un de l’autre, ce qui les obligeait à se tourner un peu chacun pour la conversation. Tout ce dîner d’un cérémonial parfait. Vallette disait tantôt : « Quand il avait à me parler, il arrivait toujours aux mauvaises heures, par exemple à midi passé et ne savait pas s’en aller. »

Morisse11 m’a dit que Mme Faure-Favier12 sait pas mal de choses sur Rebell. Il paraît qu’elle l’a beaucoup vu dans ces derniers temps, quand il était dans la plus grande pauvreté, s’occupant de lui procurer de l’argent en demandant çà et là à des gens. Elle a été le voir plusieurs fois chez lui, du côté des quais, vers Notre-Dame, je crois, dans une sorte de logement où il n’y avait que des livres, sans aucuns meubles. Il paraît que Rebell vivait là, tout nu dans une sorte de toge, ne possédant plus le moindre vêtement.

Il y a un portrait de Rebell par Jean Veber13 qui est tout à fait Rebell, je le rappelais tantôt à Vallette.


Pour un portrait complet d’Hugues Rebell lire absolument les 22 pages d’Henri Mazel en ouverture du Mercure du quinze avril 1905.

Voir aussi l’article d’Auriant dans le Mercure du quinze janvier 1930 pages 277-307 : « La Jeunesse d’Hugues Rebell — Documents inédits ».

On pourra aussi se procurer la monographie de Marius Boisson Hugues Rebell intime (Marcel Seheur 1930), déraisonnablement couteux pour 107 pages (mais avec sept planches hors-texte). C’est la parution de ce livre qui a occasionné l’article d’André Billy paru dans L’Œuvre du trente juillet 1930.

Ce livre est paru sous deux couvertures, une classique et une illustrée, reproduite ici.

Notes

1       Hugues Rebell (Georges Grassal de Choffat, 1867-1905, à 37 ans), souvent considéré rapidement comme un auteur érotique, voire pornographique, dont on ne retient généralement de nos jours qu’un seul titre, Les Nuits chaudes du Cap Français, dédié à Maurice Sailland, Éditions de la nouvelle revue de Belgigue, 1902, 227 pages.

2       Le « Stendhal-club », paru dans L’Ermitage du quinze mars 1905.

3       Dujarric 1902, 261 pages.

4       Par « Fait avec des livres », Paul Léautaud avance qu’Hugues Rebell n’a effectué aucune recherche, se satisfaisant d’un travail de compilation.

5       Jean-Antoine Houdon (1741-1828) fût l’un des plus importants sculpteurs du XVIIIe siècle. Il a réalisé au moins trois sculptures connues de Voltaire : un buste, un Voltaire assis (visible au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg) et un autre en pied, visible au panthéon. Paul Léautaud aura chez lui une copie du buste de Diderot, également réalisé par Houdon.

6       Cette rue Corneille, chère aux bibliophiles, longe le flanc gauche de théâtre de l’Odéon. On y trouve la librairie Le Dilettante et surtout, plus haut, au numéro trois, la librairie Honoré Champion.

7       Hugues Rebell est né à Nantes en 1867.

8       L’Hôtel Foyot, au 33, rue de Tournon, a été démoli en 1937. Cet hôtel avait été acheté en 1848 par Foyot, cuisinier de Louis-Philippe. Foyot fera fortune en six ans et revendra son affaire. Raymond Radiguet y est mort de la typhoïde en 1923. Situé à l’époque à l’angle de la rue de Vaugirard, l’emplacement n’a pas été reconstruit. Il subsiste de nos jours à l’emplacement du 33 rue de Tournon une placette agrémentée d’un minuscule espace vert et d’un kiosque à journaux. La superbe rue de Tournon est située dans l’axe du Sénat, parallèle à la rue de Condé. Il a existé un restaurant Foyot rue de Condé, célèbre également, où sera blessé Laurent Tailhade.

9       Hugues Rebell, La Ninchina, mémoires inédits de Lorenzo Vendramin, roman érotique, Mercure, 1896, 487 pages.

10     Avant le volume noté ci-dessus, La Ninchina est paru dans cinq numéros du Mercure, d’août à décembre 1896.

11     Paul Morisse (1866-1946) partagera le bureau de PL à partir de janvier 1908 jusqu’en 1911. Le 30 mars 1942, PL écrira : « Été voir Paul Morisse dans sa librairie avenue de Breteuil. 76 ans, mémoire défaillante, surdité, un vrai petit vieux. » Paul Morisse est aujourd’hui connu pour être le traducteur des Hymnes à la nuit de Novalis en 1908 et aussi de Stefan Zweig pour son Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre en 1910. Voir J.-P. Glorieux, Novalis dans les lettres françaises à l’époque et au lendemain du symbolisme (1885-1914), Presses universitaires de Louvain, 1982 (526 pages). Voir aussi André Billy, Le Pont des Saint-Pères, Fayard 1947, pages 35-37. On ne confondra pas Paul Morisse avec Charles Morice.

12     Louise Faure-Favier (1870-1961), écrivain, journaliste et romancière, surtout connue pour avoir été très proche de Guillaume Apollinaire. On lui doit ses Souvenirs sur Apollinaire (Grasset 1945, réédité en 2018). Louise Faure-Favier recevra le Grand prix de l’Académie en 1942. Aviatrice, Louise Faure-Favier battra plusieurs records de vitesse dans les années 1920-1930. PL a rencontré pour la première fois Louise Faure-Favier le 20 décembre 1913 à la sortie du Théâtre Antoine.

13     Jean Veber (1864-1928), peintre et dessinateur de presse, frère de Pierre Veber. Dans son article, Henri Mazel écrit : « Son portrait, crayonné par Jean Veber dans l’Ermitage de 1896 offrait un masque d’un caractère étrange ; vous auriez dit une cambodgienne ou une mandchoue entre deux âges. » Le seul portrait des douze numéros de l’année 1896 de L’Ermitage est celui de Paul Verlaine, dans le numéro de février à l’occasion de sa mort le huit janvier. Les illustrations deviendront plus nombreuses en 1897.