1934-1944
◄ Benjamin Crémieux I (1924-1933)
Notes dans cette page :
1934-1935 1935 1936 1937-1939 1940-1945
Notes de la seconde partie
Annexe I, Annexe II, Annexe III
Notes des annexes
1934-1935, l’affaire des Cinquante-cinq
14 février 1934
Quand j’arrive ce matin au Mercure, on me dit que Benjamin Crémieux est venu pour me voir et qu’il me prie d’aller le voir chez lui, après déjeuner, « pour affaire me concernant ».
J’arrive chez Benjamin Crémieux à deux heures et demie. Il me demande si je sais ce que c’est que les Cinquante-cinq. Je réponds non. Il m’explique que c’est une société de cinquante-cinq membres (cinquante écrivains et cinq éditeurs) qui s’est fondée, presque sur son initiative à lui, au lendemain de la mort misérable de Tancrède Martel85, pour éviter autant que possible le retour d’une aventure de ce genre, laquelle société fait chaque année, leur vie durant, six mille francs de rente à dix écrivains de talent, estimés pour leur œuvre et leur caractère, ce, de la façon la plus secrète, sans que chacun des privilégiés soit tenu à aucune marque de gratitude, aucun protocole, aucun changement dans son œuvre ou ses opinions, etc., etc.
Deux des pensionnés sont morts. Il y a donc deux rentes à donner. Le comité se tient demain. Maurice Bedel86 a écrit à Benjamin Crémieux pour l’informer qu’il proposera deux candidats : un, dont je n’avais pas à connaître le nom, et moi. Comme le comité ne tient pas à essuyer des refus et qu’on ne sait trop si ce « mauvais coucheur » — c’est moi — acceptera, Benjamin Crémieux a été chargé de me pressentir. Donc il me demandait ce que j’en pense, et si j’acceptais que ma candidature soit présentée. Selon lui, beaucoup de chances pour qu’elle réussisse, attendu qu’en plus de mes mérites littéraires, j’ai ce côté très estimable d’un écrivain qui a un emploi pour vivre et ne suis pas de ces gens qui croient déchoir en ayant un second métier.
[…]
Dans les cinquante écrivains qui cotisent chacun 1 000 francs par an, il y a Doumic87 et Clément Vautel88, lui aussi, Crémieux. Dans les éditeurs, Gallimard, qui est le trésorier de la société. On touche par mensualités de 500 francs.
J’ai dit aussi à Crémieux que je ne veux prendre la place d’aucun autre qui serait dans une situation vraiment dénuée. Il m’a assuré que le cas ne se présente pas actuellement.
Jeudi 15 Février 1934
Je n’ai pu résister ce matin à un accès de délicatesse, — et aussi, de souci du qu’en-dira-t-on. Je suis allé voir Benjamin Crémieux à son bureau des Affaires étrangères, pour lui dire que cette histoire d’hier me donne du souci, que d’abord je trouve excessif de me voir faire des rentes, si minimes soient-elles, avec l’argent d’autrui, que je pense à ce qu’on dira peut-être, en me voyant, bien portant, ayant un emploi, pouvant gagner quelque argent en écrivant, me laisser donner six mille francs par an, que je suis habitué à mon genre de vie, que ce n’est pas à mon âge que je vais en changer, que je préférerais qu’on coupe la somme en deux, qu’on me donne seulement la moitié, que je trouverais déjà très bien d’avoir 3 000 francs, que l’autre moitié pourrait être donnée à un autre autrement dans le besoin, malade, par exemple, sans gagne-pain. Moi, par exemple, si j’arrive à pouvoir publier un volume, il me tombera là une dizaine de mille francs. En un mot, cela me gêne énormément de recevoir chaque année une pareille somme.
Benjamin Crémieux m’a fait compliment de mes scrupules, en me disant qu’il en fera part au comité et qu’ils auront à son avis ce résultat de me faire donner la rente entière sans discussion. Il me répète que lui n’a appris la chose que par Bedel, que c’est Bedel qui a eu l’idée de ma candidature, à laquelle, à son avis, tout le monde se ralliera. Je rentre parfaitement dans les conditions voulues : ayant passé la soixantaine, caractère, œuvre, situation modeste. Il a émis cette hypothèse : si je publie un jour un volume, qu’il me tombe de l’argent, eh ! bien je pourrais rembourser. Je lui ai fait cette réponse : « Vous savez, il faut compter avec le caractère humain. Il n’est jamais très agréable de rendre ce qu’on a reçu. Ça ne me plaît pas. » Il a reconnu qu’en effet il est plus difficile de rendre que de ne pas recevoir. Lui ayant ainsi soumis toutes mes raisons, je lui ai dit que je m’en rapportais absolument à lui pour conduire cette affaire. Il m’a dit que sa façon d’agir sera celle-ci, ce soir, au comité, après avoir fait part de nos entretiens : me laisser donner la pension entière s’il n’y a aucune opposition, comme il le pense, d’autant plus que pour le moment leur trésorerie est très à l’aise. Peut-être, seulement, pourra-t-on faire cette réserve, que si elle venait à être gênée, on me demanderait d’accepter une réduction. S’il y avait quelque difficulté, il proposerait qu’on me paie au moins mon loyer, la somme que je lui ai dite : 4 000 francs, mais à son avis on votera la rente entière. […]
16 Février 1934
Ce matin, avec cette humeur lamentable avec laquelle je me lève chaque jour, je n’avais que mécontentement, froissement d’amour-propre, écœurement, de recevoir cet argent, alors que je n’ai besoin de rien, que je n’ai envie de rien, que je suis habitué à ma vie modeste, prudente, sobre, et que je n’ai nulle envie d’en changer, pas même d’être mieux nourri ou mieux vêtu, ni même de reprendre une bonne, être seul chez moi m’étant trop agréable, malgré toutes les corvées qui en résultent pour moi. Je ne sais ce que je vais trouver comme réponse de Crémieux, mais je suis bien décidé à n’accepter que la moitié de la rente, et si la réponse est néant, eh ! bien, ce sera ainsi, et rien de plus.
Au Mercure. Lettre de Crémieux. Résultat prévu par lui, me dit-il. Mes scrupules à accepter la totalité, qu’il a exprimés au Comité, ont été jugés sans valeur. On me donnera 500 francs par mois pendant un an seulement. Si, après ce temps, ou pendant, de l’argent me vient, je préviendrai et on suspendra.
Je suis allé voir Crémieux chez lui après déjeuner. Il m’a demandé si j’avais quelque idée de la façon dont l’affaire s’est passée. Naturellement non. Il m’a expliqué. Il paraît que Pierre Lièvre89 (je m’étais tout de suite douté que c’était lui) avait parlé à Paulhan de fonder une petite société d’amis pour coopérer aux dépenses de ma ménagerie. L’affaire ayant tourné un peu court, à cause de ma préférence pour une certaine somme d’un coup, et d’autre part, à cause de l’argent que m’a donné Gallimard, Pierre Lièvre a écrit à Descaves, qui a écrit à Bedel, en sa qualité de secrétaire du groupe des 55. Bedel a informé Crémieux de son intention de poser ma candidature, en le priant de s’assurer préalablement de mon acceptation. Comme j’ai dit à Crémieux : « C’est tout de même merveilleux de se découvrir ainsi des amis dont on ne se doutait pas. »
Conversation avec Crémieux sur la situation politique actuelle, à la suite des récentes manifestations90, y compris la grève générale de lundi dernier. Il a fait là-dessus un article pour la N.R.F. Je suis grandement porté à trouver tout ce qu’il m’a dit plein de justesse et de clairvoyance.
À propos de cet article, dont il avait perdu le manuscrit dans le métro hier91, obligé d’aller en prévenir Paulhan, et pressé d’autre part par la réunion du Comité des 55, il a été amené, m’a-t-il dit, à révéler à Paulhan et à sa femme92 l’affaire me concernant. Le mal n’est pas grand, avec Paulhan et sa femme.
Il m’a dit que j’allais recevoir une lettre de Maurice Bedel m’avisant de la décision du Comité des 55 et que je n’aurais qu’à lui répondre pour le prier de présenter mes remerciements.
Ce soir, en effet, à cinq heures, lettre de Maurice Bedel, charmante dans tous ses termes. Je lui ai répondu ce soir chez moi. Je mettrai demain à la poste.
[…]
Un détail drôle, au milieu de tout cela. Comme Crémieux m’avait dit qu’un des titulaires des deux rentes devenues libres était Rictus93, je lui ai demandé si c’est à lui que je succède. Il m’a répondu non. J’aime mieux cela. Après avoir écrit cet article dur sur lui, et lui mourant quelques jours après, hériter de lui pour ainsi dire, cela ne m’aurait pas été du tout. Décidément, de tous les côtés que je l’envisage, cette affaire a tout pour ne me donner aucun contentement. La cause certainement, à l’avance, pour laquelle la non-réussite ou la réussite m’étaient si indifférentes, au point de n’y pas penser une minute, de ma première visite à Crémieux à ce matin.

Fragment de la « Gazette d’hier et d’aujourd’hui » parue dans le Mercure de France du quinze août 1933.
J’essaie de me remonter et de m’apaiser en me disant qu’en réalité je dépense mon argent bien plus pour ma ménagerie d’animaux recueillis que pour moi et que c’est là un petit prolongement de sécurité. Une telle tuile m’attend, le jour que les prolongations de location seront finies, qu’on rentrera dans le droit commun, que ma propriétaire sera libre pour fixer le loyer de son pavillon à un prix que je ne pourrai certainement pas payer94. Je n’ose penser à ce jour.
Je suis revenu avec Benjamin Crémieux jusqu’à la rue de Condé. Comme je lui parlais en chemin de la misérable façon dont on est payé au Mercure, des réponses de Vallette à mes demandes d’augmentation (que j’ai abandonnées depuis longtemps), que ma place est une place d’amateur, et de sa contradiction, quand il m’attrape quand je suis en retard le matin, et de l’affaire des 50 frs par mois à la mobilisation, Dumur trouvant cette somme encore trop élevée, Crémieux me dit : « Gaston Gallimard est un peu comme cela. Si on lui demande une augmentation, il s’écrie qu’il n’y a pas moyen, que les affaires sont trop mauvaises. Par contre, si vous lui dites que vous avez perdu 10 000 francs au jeu, il vous les donne aussitôt. »
À Maurice Bedel
Paris le 17 février 1934
Monsieur,
Votre lettre me touche infiniment, pour l’association que vous faites à ma personne des êtres charmants dont j’ai fait depuis de nombreuses années ma compagnie. Le plus grand prix que je trouve à cette petite affaire, que j’ai eu la surprise d’apprendre par Benjamin Crémieux mercredi dernier, est de m’avoir révélé des amis que je ne me soupçonnais pas. Veuillez présenter aux membres de votre Comité mes remerciements les plus vifs, dont une part pour vous certes, et agréer, je vous prie, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
P. Léautaud
1935
En décembre 1934 paraît Amour. Au début de 1935, Florent Fels96 demande à Paul Léautaud des articles pour son hebdomadaire Voilà97. Un peu d’argent rentre. Paul Léautaud collabore aussi à Vendémiaire. La rente des cinquante-cinq n’est plus aussi urgente.
À Benjamin Crémieux
Paris, le 19 août 1935
Mon cher Crémieux
Je vous écris à vous parce que c’est toujours avec vous que j’ai été en rapports pour cette affaire. Voulez-vous prier votre groupement de cesser ses envois. Mes affaires sont rétablies, et comme je n’ai changé ni de genre de vie, ni de goût, ni d’habitudes, tout va bien. Je crois même pouvoir compter sur deux collaborations qui me sont tombées du ciel, à moins que là encore je me trouve remercié au bout de peu de temps, comme il m’est toujours arrivé. Enfin, je ne saurais profiter plus longtemps de la générosité de votre groupement, déjà bien trop longue à mon gré. Remerciez en mon nom tous vos amis, et croyez, mon cher Crémieux, à mes fidèles cordialités.
21 Août 1935
Visite de Benjamin Crémieux. Il a reçu ma lettre. Il m’explique qu’il a en ce moment deux écrivains qui sont dans une grande gêne. Il a déjà donné à l’un et à l’autre, de sa poche personnelle, chacun 100 francs. Ces messieurs des 55 sont en vacances. Il ne peut les convoquer. Il me demande si je veux consentir à ceci : toucher encore les 500 francs de cette fin de mois et les lui remettre, à destination des deux dits écrivains. Je serai alors censé n’avoir demandé la cessation qu’après réception des dits prochains 500 francs. J’ai accepté l’arrangement. J’encaisserai. Il viendra me trouver deux ou trois jours après. Je lui remettrai ces 500 francs.
4 septembre 1935
Ce matin, visite de Benjamin Crémieux. Je lui ai remis les 500 francs reçus. Je serai censé n’avoir demandé la cessation des envois qu’après celui-ci. Le procédé est un peu singulier, somme toute, c’est un peu comme une commission qu’il me fait lui donner.
[…]
Crémieux m’a raconté comment il a connu Hirsch. Il était à Florence. Il avait environ dix-sept ans. Les contes de Hirsch dans Le Journal l’avaient empaumé98, une véritable admiration, — ce qu’il reconnaît aujourd’hui avoir été un bien mauvais goût littéraire. Il écrivit à Hirsch, Hirsch lui répondit, une lettre fort belle, paraît-il, touchante, affectueuse, « certainement une des plus belles lettres que j’aie jamais reçues », dit Crémieux. Arrivé à Paris, il écrivit de nouveau à Hirsch, pour l’en informer. Hirsch l’invita à déjeuner. Crémieux se rappelle très bien quelles autres gens il y avait à ce déjeuner : les deux Fischer99, dont l’un ne disait pas un mot, avait l’air de n’avoir pour fonction que de rire de tout ce que disait l’autre — Crémieux très amusant imitant ce Fischer riant avec la langue entre les dents et la bouche en cul de poule, — le musicien Gabriel Fabre100, Henri Duvernois101, « très gentil », un nommé Henri 102, qui se donnait le genre de ne parler que de Stendhal — je crois qu’il m’en a nommé un autre dont je ne retrouve pas le nom, — enfin Mme Hirsch elle-même
. . . . . . Deux lignes de points103 . . . . . .
Je connais mal la littérature de Hirsch, la littérature de Carco104. J’ai demandé à Crémieux s’il est vrai que les livres de Carco viennent d’un livre de Hirsch : Le Tigre et Coquelicot105, je crois. Il m’a répondu : « Certainement. Ce n’est pas à proprement parlé de l’imitation. » — Il a eu alors une expression très juste : « C’est plutôt ce que j’ai appelé : la permission. Comme Proust a donné la permission à Gide pour le Corydon, Hirsch a donné la permission à Carco. Ce qui veut dire que Carco, en lisant Hirsch, s’est dit : « Oh ! mais, si je racontais ce que j’ai vu, moi ! »

Julien Benda par Jean Texcier en une des Nouvelles littéraires du 23 mai 1925
J’ai parlé à Crémieux du dernier livre de Benda : Délice d’Éleuthère106, combien je le trouve remarquable, que je l’ai lu déjà cinq fois, et que je le relirai encore. Tout à fait de mon avis. Je lui ai parlé de ce ton que je trouve là pour la première fois chez Benda, un ton extrêmement sensible, une émotion… Il m’a répondu : « Il les a toujours eus, mais les cachait. » Il m’a donné ce détail : il revenait avec Benda d’Italie. Arrivés à Paris, au moment de le quitter, Benda lui dit : « Maintenant, il faut rentrer chez soi, seul. » Crémieux dit qu’il a été renseigné ce jour-là.
Je lui parle du feuilleton de Brasillach107 dans L’Action française sur Délice d’Éleuthère108, absolument répugnant, à mon avis, par le parti pris, même une certaine calomnie dans certaines imputations, Crémieux me dit : « Je pense absolument comme vous. Je me propose même de le dire. »
Comme je lui dis, croyant Brasillach juif, qu’il n’y a pas comme les juifs pour se dénigrer entre eux, il me dit que Brasillach n’est pas du tout juif. Il le connaît très bien et depuis longtemps. Languedocien comme lui, Crémieux. Fils d’un gendarme de la région. Élève à l’École normale. Ensuite Polytechnique. Puis les lettres. Un jour on lui a donné à L’Action française un compte rendu à faire. Il s’est montré extrêmement brillant. On lui a alors donné le feuilleton littéraire. Les premiers temps il a écrit comme il lui plaisait, comme il pensait, ne regardant pas aux situations acquises pour exprimer son opinion. On a fini par lui dire que ce n’était pas cela, qu’il fallait parler comme ceci de celui-là, comme cela de celui-ci, etc., etc. Ce qu’il fait aujourd’hui.
Il me dit que Brasillach a tout du vrai Languedocien, du Languedocien complet. Comme Valéry, que Valéry, avec son visage taillé à coups de serpe, c’est tout à fait le visage des vignerons de là-bas.
À propos de Hirsch, de ses livres qu’il y a longtemps qu’il ne peut plus lire, qu’il trouve vulgaires, pénibles de forme, sans intérêt, Crémieux m’a raconté qu’un jour Hirsch, le rencontrant, s’est étonné qu’il ne parlât jamais de ses livres. Crémieux dit qu’alors il a écrit un compte rendu d’un livre de Hirsch, qu’il lui a envoyé. Une autre fois de même, un article que Hirsch n’a pas dû voir, car il ne lui a jamais écrit à ce sujet.
Quand Crémieux me racontait son petit succès de jeune homme auprès de Mme C…, je pensais aux propos que me tient depuis longtemps sa femme chaque fois que je la rencontre : « Pourquoi ne venez-vous pas me voir, Léautaud ? Je vous aime beaucoup, vous le savez. Je suis toujours seule. »
1936
Samedi 13 juin
Dîner chez Benjamin Crémieux. Arrivé le premier des invités. Parlé avec Crémieux des événements actuels. Je lui dis que je suis sans doute « en retard », mais qu’il y a un côté auquel je ne peux me faire : l’occupation des usines et magasins, que j’estime qu’il y a là une atteinte à la liberté, que le patron qui accorde à son personnel ce que celui-ci lui demande ne l’accorde pas librement, mais sous contrainte, que je suis avant tout pour la liberté, liberté de cesser le travail si on a à se plaindre, mais liberté aussi pour le patron d’être le maître chez lui. Crémieux est tout à fait de mon avis, me dit qu’il pense absolument comme moi, mais que lorsqu’on voit les abus du capitalisme actuel, son intransigeance à ne rien céder à des réclamations si justifiées pour la plupart, il faut se rendre compte qu’il n’y avait pas d’autre moyen, — pacifique, — pour les salariés d’obtenir satisfaction. En quoi il y a beaucoup de vrai.
Il m’apprend que le drapeau rouge a flotté pendant un moment sur le Ministère des Affaires étrangères. Des ouvriers maçons, qui travaillaient dans une cour à des bâtiments nouveaux, sont montés l’installer sur un toit. Heureusement, on s’en est aperçu tout de suite et on est vivement monté l’enlever. Crémieux dit : « Le drapeau rouge sur le Ministère des Affaires étrangères ? Vous jugez de l’effet à l’étranger. »
Arrive un monsieur Georges ou Jacques Spitz109, auteur d’un roman d’aventures : En l’an 4004, qu’il a présenté à la N.R.F. (il y a déjà publié un ou deux romans), que Crémieux a été chargé de lire et dont il se met à lui faire des compliments sans limite : très réussi, très intéressant, bien supérieur à du Wells110, etc., etc., qu’il en a rendu compte à Gallimard et qu’on va le faire imprimer tout de suite, jugeant qu’il peut avoir de grandes chances pour le Prix Goncourt. Je dois dire que ce M. Spitz, un garçon jeune encore, a paru douter de la réussite sur ce point, disant que le roman d’aventures n’est guère dans la ligne des romans que couronnent les académiciens Goncourt.
Arrivent ensuite Gaston Gallimard111 et sa femme112. On se met à table. Conversation, moi muet tout d’abord, sur le dernier roman de Céline113 : Mort à crédit114. Unanimité à le célébrer. Grand déplaisir pour ma part à entendre parler d’un livre et le célébrer sous le jour d’une chose réussie, bien combinée, produisant bien ses effets, comme un tour de force difficile et réussi, la difficulté à vaincre, etc., etc. Je n’ai jamais pu voir la littérature sous cet aspect. On me demande mon avis. Je dis que lorsque j’ai reçu le premier Céline : Voyage au bout de la nuit115, je l’ai feuilleté et quand j’ai vu ce vocabulaire je l’ai laissé là, que je n’ai lu du nouveau que des extraits dans des articles de critique et que cela me suffit. Je n’ai aucun goût pour ce style volontairement fabriqué, que les inventions ne m’intéressent pas, comme sujet ni comme forme. J’ajoute que, dans moins de cinq ans, on ne pourra plus lire un livre de ce genre. J’ai même fini par dire tout crûment que cela me fait un peu pitié qu’on puisse admirer des livres de ce genre, comme on admire aussi cet Henri Michaux116 dont ils sont tous si férus, et qu’ils ont décidément à la N.R.F. des goûts littéraires extraordinaires.
Le dîner terminé, on est revenu au salon prendre le café, — bien mauvais. On a parlé animaux. Crémieux m’a demandé ce que je pense de la conduite de ce parent de Gide, qui, voyant dans une rivière un chien qu’on y avait jeté et qui allait couler, le retire, l’emmène chez lui, le sèche, lui donne une bonne pâtée à manger, et, pendant qu’il est ainsi à manger — ce qui à son avis est un moment de bonheur pour lui — le tue d’un coup de revolver. Marie Dormoy m’avait déjà raconté cette histoire, que Gide a racontée lui-même dans un passage de Journal, je crois. Je réponds à Crémieux que c’est bien de la dureté dans la charité, que c’est une charité bien cérébrale. Il m’explique que le raisonnement du parent de Gide a pu être celui-ci, en voyant le chien se débattre dans l’eau : « Il souffrait, je l’ai sauvé de la souffrance. Je lui ai donné un moment de bonheur, et pendant qu’il était heureux, je l’ai tué. »
Mme Crémieux dit qu’elle n’aurait pu faire cela, que si elle avait retiré ce chien de l’eau elle l’aurait gardé, ou, ne pouvant le garder, aurait cherché à le placer.
Gallimard raconte alors ceci : son père117, un égoïste sans borne, complet, absolu, qui n’aimait rien, ni sa femme, ni ses enfants, ni ses amis, ni ses maîtresses, voit un jour dans la rue quelqu’un qui jetait dans un égout un chaton vivant. Il va chez le commissaire de police, obtient, en payant ce qu’il faut, qu’on retire ce chaton, le prend, l’emporte chez lui, où il a vécu pendant des années, faisant tout ce qu’il voulait, le maitre absolu de la maison, le père Gallimard devenu absolument son esclave. Je dis que je préfère tout de même cela, qu’il y a eu ce jour-là chez le père Gallimard un mouvement de pitié, un éveil de sensibilité, par la suite peut-être un sentiment affectif.
Je suis parti le premier. J’étais las de ces conversations. Je m’ennuie toujours extrêmement dans ces réunions. Entendre parler ainsi littérature m’avait mal disposé. À ce point que je me suis trouvé encore plus disposé à envoyer au diable des invitations que j’ai reçues : à la réception de la N.R.F. mardi prochain, à une réunion à la Société des Gens de lettres à propos du Cinquantenaire du Symbolisme, et à je ne sais quelle petite fête dimanche prochain, à Valvins118, pour le même sujet. Cent fois plus de plaisir à rester chez moi. Me trouver avec des gens que je ne connais pas, qui n’arrêteront pas de parler. La Société des Gens de lettres, surtout. Me trouver obligé de donner des poignées de mains à des gens que je n’ai jamais vus, que j’aime mieux ne pas voir, comme le nommé Jean Vignaud119, président, merci, mille fois merci.
Parlons d’autre chose, rien qu’un instant. À l’été 1925, Marie Dormoy est devenue la maîtresse de l’architecte Auguste Perret puis, sans le délaisser pour autant, celle de Paul Léautaud au début de 1933. Dans son appartement de l’avenue Paul Appell, près de la Porte d’Orléans, il lui est arrivé de refermer le tiroir de son secrétaire sur la lettre de l’un avant d’aller ouvrir sa porte à l’autre. Les deux hommes se connaissaient et se fréquentaient volontiers. Mais que savaient-il vraiment de la situation de l’autre ?
Le lundi 27 juillet 1936, Auguste Perret embarque sur le Florida depuis Marseille pour Buenos Aires avec le PEN Club international. Le premier août, en escale à Dakar, alors colonie française, il fait poster par le bord une lettre à l’attention de Marie Dormoy.
D’Auguste Perret à Marie Dormoy121
Samedi 1.8.36
Nous voici mon petit à notre sixième jour de navigation122, nous approchons de Dakar où nous allons mazouter nous y serons à huit heures (20 h.) pour en repartir à 2 h. du matin. Nous avons grillé les escales d’Espagne123 et sommes en avance. […] À part le Pen Club de France, B. Crémieux, Maritain124, Supervielle125, Michaux (Duhamel sur bateau anglais)126 il y a les Pen Club belges ; Vermeyle127 et Claes128, Italiens Ungaretti129 et Puccini130 (rien du musicien), un Suisse, un Suédois, un Yougoslave, un Tchèque, un Hongrois, un Finlandais. Tous ces gens sont charmants, parlent bien entendu tous le français. À table je suis avec B. Crémieux très gentil, très brave homme du midi (il est de l’Aude), les deux Belges131 et une dame suisse très suisse.
D’Auguste Perret à Marie Dormoy
Dimanche 9.8.36 à 22 h ½
Demain matin mon cher petit, nous arrivons à Rio de Janeiro, alors je prends la plume sous la forme d’un crayon pour te dire que la traversée de Dakar ici fut sans histoire. Je comptais sur une lettre de toi à Dakar je n’ai rien eu ! ! aurai-je quelque chose demain à Rio ?
[…]
J’ai lu complètement le théâtre de Léautaud. Je te l’ai dit dans ma dernière lettre, c’est évidemment plein d’esprit. Cet esprit qu’il met au-dessus de tout ! a-t-il raison ? j’ai lu aussi un livre du petit Michaux : Un Barbare en Asie132, c’est intéressant, l’homme est curieux. Ce petit a tout de même trente-sept ans. Supervielle l’admire on a l’impression d’un anormal. Supervielle est charmant, sa femme aussi133. Il y a à bord une femme désespérée qui va en Argentine pour recueillir les débris d’une fortune de son mari mort, elle est la plus jeune d’une famille de seize enfants. Normande. Benjamin Crémieux essaye bien de la consoler mais ça n’a pas l’air de rendre beaucoup. Il y a aussi le Pen Club bulgare qui fait son possible sans succès apparent.
Alors mon petit je t’embrasse et je te rembrasse.
Go
1937-1939
Au début de l’été 1937, Marie-Anne Comnène (Madame Crémieux), sort un recueil de nouvelles chez Gallimard, L’homme aux yeux gris, et en envoie un exemplaire à Paul Léautaud avec cette dédicace : « À Paul Léautaud, que j’aime de moins en moins et que j’adore de plus en plus. »
En janvier 1938, la guerre est déjà présente dans toutes les pensées et toutes les conversations.
21 janvier 1938
Dans l’après-midi, visite de Mme Benjamin Crémieux. Comme nous parlons de la situation, elle me dit que son mari vient de recevoir son fascicule de mobilisation. Elle n’est pas encore trop inquiète pour lui, à l’âge qu’il a. Mais son fils ! Elle a ces mots : « Je tremble pour lui. »
[…]
Mme Benjamin Crémieux, comme je lui dis mon admiration pour l’Angleterre, me dit que Crémieux pense tout à fait comme moi : grand pays, le seul qui demeure aujourd’hui le refuge des idées de vraie civilisation.
Treize mois plus tard…
22 Février 1939
Ce matin, lettre de Benjamin Crémieux, celui-ci contre (avec ma réponse) à propos de ce qu’il a lu sur les épreuves de ma chronique dramatique prochaine, au sujet du Mariage de Figaro134 et des innovations de Charles Dullin135.
Je lui ai répondu sur-le-champ, dans l’agacement de le voir se mêler de ce qui ne le regarde pas.
J’aurais pu lui dire aussi, sur sa mise hors de cause de ces MM. Jean Zay136 et Huisman137 :
« On a vu des ministres imposer, contre la mauvaise grâce de l’administrateur de la Comédie, des pièces de valeur (La Parisienne), interdire d’autres pièces par mesure d’ordre public (Thermidor138). Le ministre actuel aurait pu interdire Le Mariage de Figaro avec les sottises de M. Charles Dullin, par mesure de respect littéraire et artistique.
« Le Mariage de Figaro a été joué à une époque dont il fait partie intégrante, absolue. On ne doit pas y toucher139. »
Je n’avais encore regardé aucun compte rendu de critiques. (Je n’ai pas reçu de service.) Partout le blâme. Le Chérubin mâle est vulgaire, gênant à voir. Les décors sont criards de couleur. La romance du page, sur de la musique d’Auric140, fait cent fois regretter la musique originale.
Benjamin Crémieux est un charmant garçon, un ami, un critique souvent excellent, mais je pourrais lui dire : « Croyez-moi, mon cher, je suis plus à même que vous de sentir ces choses-là, par nature même141. »
23 février 1939
Je suis allé ce soir à 5 heures à la N.R.F. voir les Paulhan pour leur faire lire la lettre de Benjamin Crémieux. Je pensais lui donner la réponse au post-scriptum à la chronique si elle s’était terminée sur une page incomplète. Elle se termine justement en fin de page. Il a été de plus nécessaire, avec mes trois premières pages refaites sur épreuves au dernier moment, de faire la relecture avec l’imprimerie par téléphone. Je n’ai pas insisté, je verrai à la chronique suivante142.
Paulhan m’a paru trouver la lettre de Benjamin Crémieux un peu intempestive. Il m’a dit que Crémieux, qui lui a parlé de ma chronique, « a l’air de craindre que je sois devenu antisémite ». J’ai dit avec malice à Paulhan « Il n’a pas à le craindre. » Mme Paulhan a compris tout de suite, et dit : « C’est ! », ce n’est tout de même pas au point complet, ni haineux.
24 Février 1939
Ce matin, autre lettre de Benjamin Crémieux, d’un meilleur ton que la première, en réponse à ma réponse. Je lui ai répondu en lui donnant toutes mes raisons.
Je lui ai envoyé un exemplaire d’Amour, édition du Mercure, avec cet envoi : à Benjamin Crémieux, censeur.
À Mme Benjamin Crémieux
Paris le 3 mars 1939
Chère Madame.
C’est une gentillesse charmante de m’avoir envoyé cette lettre. La peine que vous avez prise me gêne. Je vous ai envoyé cette brochure pour vous amuser cinq minutes. Votre lettre me gêne. Je me sens ridicule comme si j’avais joué à l’auteur.
Je pensais que Benjamin Crémieux, s’il poursuivait la lecture de la plupart des comptes rendus du Mariage « arrangé » par Dullin, serait édifié sur le travail de cabotin. Je lis ce matin son compte rendu dans 143. Il a fait le censeur avec moi. Je le fais avec lui. Il me fait de la peine en parlant du Mariage de Figaro comme « une matière encore en fusion et plastique » et en usant de cette subtilité que ce nommé Dullin « sans jamais escamoter les fameuses tirades, ne les a pas mises outrancièrement en relief », — alors qu’il est dit partout qu’il les a à peu près escamotées sous on ne sait quelle farandole de gestes et de fleurs.
On devrait renvoyer à leurs études particulières ces Dullin, ces Copeau, et, je l’écris à regret, car il est un homme de très grand talent, ce Jouvet qui, l’un arrange ainsi le Mariage, qui, l’autre, allonge le Chandelier144 qui, l’autre encore, fait danser les marquis du Misanthrope, et aussi ce M. Bourdet chez qui l’auteur de Fric Frac145, ou quelque chose de ce genre, se montre vraiment trop.
Si vous saviez comme je m’en veux de m’être laissé refourrer dans cette critique dramatique, qui est d’ailleurs une critique … si on veut. J’ai quitté le travail d’un petit ouvrage qui m’intéresse extrêmement (ce qui est l’essentiel) et j’ai cette infériorité de n’avoir jamais pu faire deux choses à la fois.
Cordiaux hommages,
P. Léautaud
Samedi 4 Mars 1939
Ce matin, troisième lettre de Benjamin Crémieux, toujours à propos du Mariage de Figaro, selon la « conception » de Charles Dullin. Il a été voir cela et il reconnaît que le Chérubin mâle est inacceptable, qu’il y faut un travesti, que la musique d’Auric est déplacée, qu’il est fâcheux qu’on ait changé l’air de la romance de Chérubin, que les divertissements ajoutés sont lourds, en un mot que mes prophéties étaient justes.
Puis ceci, sur moi-même : « Ce qu’on aime chez vous, c’est l’expression dégagée de tout préjugé, de tout respect humain, de ce que vous avez éprouvé personnellement. Il vous arrive de n’être d’accord avec personne et c’est dans ce cas que vous êtes le plus précieux. Si vous prononcez avant d’avoir vu, on reste tout désorienté et on vous crie : casse-cou ! »
Le 24 mars, Paul Léautaud démissionne de La NRF à cause de sa chronique de Monsieur Le Trouhadec, dans des conditions souvent décrites dans leautaud.com pour qu’il n’y soit pas revenu.
1940-1945
En avril, Paul Valéry ne va pas très bien, il est dans une clinique.
26 avril 1940
L’après-midi, visite de Mme Benjamin Crémieux. Crémieux non plus ne va pas très bien. De l’asthme, et à tout ce qu’elle m’a dit, tous les symptômes de l’angine de poitrine, ce dont elle se rend bien compte et lui-même. Le père de Crémieux en est mort il y a quelque temps146. Je parle à Mme Benjamin Crémieux de la santé de Valéry, de son séjour à la clinique de Rueil, je lui lis la lettre reçue ce matin.
Le neuf mai, Paul Léautaud déjeune chez la famille Crémieux en compagnie de Julien Cain147, Martin Maurice148, Paul Valéry et leurs épouses. Le lendemain dix mai, les Allemands pénètrent en France. Ils franchissent l’Oise le 17, prennent Lille le vingt mai et Rouen le 9 juin. Pour éviter les bombardements Paris est déclarée ville ouverte le treize juin, les Allemands y entrent le lendemain.
Le seize juin le Président Lebrun nomme Pétain président du Conseil, qui appelle à cesser le combat le lendemain. En trente-neuf jours exactement l’affaire a été pliée.
Benjamin Crémieux et sa famille — et bien d’autres, on peut penser à Julien Benda, à Julien Cain — se réfugient en zone sud, ces deux derniers à Carcassonne.
C’est parti pour quatre ans fermes. Nous n’aurons plus trop de nouvelles de Benjamin Crémieux, que Paul Léautaud ne reverra plus jamais.
Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ce qui précède, le 26 septembre 1941 Paul Léautaud est renvoyé du Mercure de France par Jacques Bernard, qui y a pris le pouvoir à la suite de Georges Duhamel.
Le 23 décembre 1941, Paul Léautaud rencontre Marianne Crémieux :
En revenant de chez Haumont149, croisé devant le Luxembourg, à la hauteur de la rue Le Goff, Mme Benjamin Crémieux, chargée de pâtisseries ou analogue, à son habitude. Comme je m’étonne de la voir encore à Paris : « Je vais, je viens. » Je demande : « Et votre fils ? Comment va-t-il ? — Il va bien. Il va à la Faculté. (À Carcassonne, probablement.) — Et votre mari ? — Il est toujours là-bas. Il attend. Pensez donc : ici, il serait tout de suite fusillé. Moi, ils ne me disent rien : je suis Aryenne. » Elle me raconte qu’on a tout enlevé à Benjamin Crémieux : ses livres, ses papiers, ses notes, le travail de vingt années.
24 mars 1942
Il y a quelques jours, je rencontre Mme Benjamin Crémieux. Je lui dis : « Comment, vous êtes encore à Paris ? — Mais oui. — Vous y êtes depuis nos dernières rencontres ? — Mais oui. Je n’ai pas pu encore obtenir mon laisser-passer. » (Elle vit à Carcassonne avec Crémieux, et leur fils.)
Le quatre février 1943, un jeudi, Jean et Germaine Paulhan rendent visite à Paul Léautaud dans son pavillon de Fontenay.
4 février 1943
Comme je demande des nouvelles de Benjamin Crémieux, qui était à Carcassonne depuis qu’on a interdit aux juifs les départements du littoral, Paulhan me raconte : Crémieux n’est plus à Carcassonne. Il se cache. Il avait été à peu près décidé de le réintégrer dans son poste aux Affaires étrangères. Il était venu à ce sujet à Vichy. Puis on a appris qu’il avait tenu certains propos. Des amis l’ont averti qu’on allait l’arrêter. Il s’est dépêché de filer. On ne sait pas où il est. Son fils a été arrêté, huit jours, puis relâché.
Le 19 mai 1943, c’est Paul Léautaud qui rend sa visite à Jean Paulhan dans son bureau de la NRF.
19 mai 1943
Paulhan m’a reparlé de Benjamin Crémieux. Averti par des amis qu’on allait l’arrêter et se dépêchant de filer et de se cacher. Il a été arrêté150, chez le petit bistrot de …151 (je n’ai pas retenu) où il vivait caché, par deux agents de la Gestapo, revolver au poing. À ce moment, Paulhan a eu ce mot, avec une sorte d’expression douloureuse sur le visage : « Ils vont le torturer. » Il m’explique que Benjamin Crémieux, lieutenant dans l’armée française, s’est occupé de la formation d’une sorte de groupe militaire armé. Une fois de plus, m’adressant à Paulhan, je dis mon étonnement de pareilles actions, non seulement dangereuses, mais inutiles. Crémieux a-t-il pu penser qu’il allait pouvoir changer quoi que ce soit à l’état de choses actuel ? Que, pour ma part, je trouve une sorte de bêtise dans les actions inutiles. Paulhan m’a répondu, à peu près : « Eh ! oui, il l’a cru. Comme Mandin152 croyait qu’il changerait quelque chose avec ses poèmes anti-allemands qu’il répandait sous forme de tracts. Ils sont de ces gens qui n’acceptent pas, qui ne se résignent pas… » Cette réponse, aujourd’hui, me touche, me donne à penser. Qu’est le mieux, le plus estimable, le plus noble même, si on peut dire, — et, en écrivant ce mot : noble, le mot : bête, je l’avoue, me vient en même temps, — de ne pas se résigner, de ne pas accepter, de protester, de continuer à agir contre selon les moyens qu’on a, courant le risque qui peut en résulter, ce qui tout de même donne à cela un certain caractère, ou d’être comme moi à se ficher à peu près de tout ce qui est et qui se passe, se refusant à être dupe de toutes les rhétoriques de circonstance. L’inutilité confère quelque estime à ces actions, on peut dire cela. Même on peut dire aussi que le spectacle de la France muette, soumise, sans réaction, sans rébellion, n’est pas absolument joli à voir.
1er juin 1943
Maurice Martin du Gard ignorait l’arrestation de Benjamin Crémieux comme chef d’une petite formation militaire clandestine armée, par deux gendarmes de la Gestapo. Il est d’avis que cela, c’est sérieux et peut avoir des suites graves.
8 juin 1943
[Jean Paulhan] m’apprend que le fils de Benjamin Crémieux est de nouveau emprisonné (par les Allemands).
9 juin 1943
Ce matin, lettre de Jean Paulhan, comme suite à notre conversation d’hier matin sur les juifs.
Paulhan me donne dans sa lettre le renseignement : Benjamin Crémieux est à présent au camp de Drancy. Tout est donc bien. (Le : « Tout est donc bien », est de lui.)
28 juin 1943
Rencontre de Mme Benjamin Crémieux devant le Café Capoulade153. Je fais l’ignorant et lui demande des nouvelles de sa famille. « Comment va votre mari ? — Mon mari ? Il est à Drancy. — Et votre fils ? — Mon fils ? Il est dans le Midi. — Dans le Midi ? — Il est à Toulouse. Emprisonné. » Je ne puis me retenir : « Ce n’est pas gai, mais avouez que nous avons tout fait pour en arriver là. » Comme elle paraît protester : « Enfin, vous ne pouvez nier que nous étions gouvernés par une bande de coquins et d’incapables. — Alors qu’on mette en prison les coquins et non les gens qui n’ont rien fait. C’est tout de même monstrueux de mettre en prison des gens parce qu’ils sont d’une autre religion. » Elle s’est bien gardée de déplorer les imprudences, les manifestations de Benjamin Crémieux, son petit complot militaire, tout ce qui a amené son arrestation, alors que très probablement rien ne lui serait arrivé s’il s’était tenu tranquille. Elle en fait une victime et complètement innocente. C’est certainement de cette façon qu’elle a dû raconter à Jean Paulhan les mésaventures de Benjamin Crémieux.
Pendant toute la durée de la guerre, la vie intellectuelle et artistique, si elle a été bien ralentie, continue néanmoins. Le sept mars 1944, Paul Léautaud, revenant d’une exposition de dessins de Marie Laurencin à la galerie Sagot, rue d’Anjou, passe à la NRF dans l’espoir de rencontrer Marcel Arland. Il le rencontre dans le bureau de Jean Paulhan, en même temps que Bernard Groethuysen154 et Jean Prévost155 :
7 mars 1944
Paulhan nous annonce que Max Jacob vient d’être relâché (il avait donc été arrêté156 ?), que Benjamin Crémieux vient d’être envoyé en Allemagne, sur la frontière toutefois, à Metz157. Il paraît qu’il y a des indulgences pour les juifs mariés à une Aryenne. Gide est à Alger, où il s’occupe de la fondation d’une revue L’Arche158. Groethuysen dit que la Radio anglaise a donné récemment de ses nouvelles : « André Gide est à Alger, en bonne santé. Il habite dans les caves blindées d’une banque. » Jean Prévost dit qu’il pourrait bien lui arriver des mésaventures, lui qui a écrit dans le Retour de l’U.R.S.S. que l’armée russe ne valait rien et était incapable de faire la guerre. Puis, on parle (ici je n’ai pas compris n’étant pas au courant) d’un vingtième volume que vient de publier Romain Rolland159, qui a dit, lui aussi, les mêmes choses de l’armée russe, de Jules Romains, qui vient aussi de publier160…
Il a été aussi question de Drieu la Rochelle. Je ne sais plus très exactement en quels termes, en tout cas moqueurs, avec malintentions.
Question aussi de Benda, Paulhan disant : « On a enfin réussi à persuader Benda de quitter Carcassonne. »
Marcel Arland n’ouvrait pas la bouche, pendant tous ces propos. Il était assis à côté de moi. Quand Jean Prévost a parlé de tous ces assassinats qui se commettent, j’ai eu ces mots, m’adressant à lui : « Dans quel état est ce pays ! » Quand on a parlé de tous ces gens qui ont filé à l’étranger, j’ai ajouté : « On se félicite vraiment devant tout cela d’être de ceux qui n’ont pas bougé. »
Arland n’a pas eu un mot. Tout comme il est chez Mme Florence Gould161 quand on parle politique ou de la guerre. Il doit se souvenir de Sieyès162 à la Convention.
Benjamin Crémieux est mort 35 jours après cette conversation, le quatorze avril 1944.
Notes de la seconde partie
La numérotation de ces notes continue la numérotation des notes de la page précédente.
85 Tancrède Martel (Joseph Gras, 1856-8/12/1928), ami de Théodore de Banville, était considéré comme l’un des maîtres du roman historique. L’article de Benjamin en page deux des Nouvelles littéraires du 22 décembre mérite d’être lu et est donné ici en annexe III.
86 Maurice Bedel (1883-1954), médecin psychiatre, a passé son externat en médecine en même temps que Georges Duhamel. Maurice Bedel a obtenu le prix Goncourt pour Jérôme 60° latitude nord paru chez Gallimard en novembre 1927 (224 pages). Dans ce roman, à soixante degrés de latitude nord se trouve la ville d’Oslo. Ce roman ironique créa des turbulences dans les relations franco-norvégiennes. Il a été suivi de Molinoff Indre-et-Loire (Gallimard 1928, 224 pages) qui irrita la droite française. Maurice Bedel enfonça le clou avec Fascisme An VII (Gallimard 1929, 124 pages), Philippine (Gallimard 1930, 204 pages) et même un Monsieur Hitler, qui n’est pas un roman (Gallimard 1937, 96 pages).
87 René Doumic (1860-1937), normalien, premier de sa promotion en 1879 et aussi premier à l’agrégation de lettres, a été élu à l’Académie française le premier avril 1909 et en est le secrétaire perpétuel depuis 1923. René Doumic a épousé en 1913 Hélène (1871-1953), fille ainée de José Maria de Heredia, veuve de Maurice Maindron. Léon Daudet écrira dans ses Souvenirs littéraires : « À qui demandera comment ce néant de Doumic a fait figure d’homme de lettres et de critique, comment il a obtenu une collaboration de vingt ans à la Revue des deux mondes et un fauteuil à l’Académie, je répliquerai : par la platitude. » René Doumic a été directeur de la Revue des deux mondes de 1916 à 1937.
88 Clément Vautel (Clément-Henri Vaulet, 1876-1954), journaliste, romancier et dramaturge d’origine belge, surtout connu pour ses œuvres de haute tenue telles que Mon curé chez les riches (1923) ou Les Femmes aux enchères (1932).
89 Pierre Lièvre (1882-1939), propriétaire d’un important commerce de bois à Ivry, critique littéraire et dramatique pour les Marges, Le Divan et le Mercure au moment de sa mort. Pierre Lièvre a écrit 155 chroniques dramatiques dans le Mercure entre novembre 1931 et mai 1939.
90 La manifestation de l’extrême-droite antiparlementaire du six février 1934 a eu pour conséquence une contre-manifestation de la gauche le neuf février, la décision d’une journée de grève générale le douze et in fine un rapprochement des socialistes et communistes en un « Front populaire ». Ce mouvement parviendra au pouvoir par les urnes en mai 1936 avec 57 % des voix au premier tour.
91 Cet article, « Hypothèses autour du 6 Février » paraîtra tout de même dans le numéro de mars, pages 537 à 545.
92 Jean Paulhan a épousé Germaine Dauptain, ex-Madame Pascal (note 33) en décembre dernier.
93 Jehan Rictus (Gabriel Randon de Saint-Amand), né en 1867 est mort le six novembre dernier, trois jours avant Fagus. Poète populaire, ses œuvres ont été réunies dans deux volumes : Les Soliloques du pauvre et Le Cœur populaire. Un square à Paris porte son nom. Les Soliloques du pauvre, après avoir été édité par l’auteur, a été publié par le Mercure en 1897. Le 1er août 1933, en une du Petit Parisien, sous la signature de Maurice Bourdet on peut lire : « Le 12 décembre 1896 au cabaret des Quat’s-Arts […] entre Yon Lug et Dominus, un jeune homme de 28 ans au maigre visage […] venait réciter […] Les Soliloques du pauvre. […] L’effet fut énorme. La salle — où se trouvaient Albert Samain, Rachilde, Henri Barbusse, Alfred Vallette — acclama le poète… » Il n’est pas sûr que Jehan Rictus ait eu beaucoup besoin d’argent. Voir la conversation de PL et René-Louis Doyon rapportée dans le Journal littéraire le 25 juin 1942.
94 Le manque de logements après la guerre avait conduit les gouvernements successifs à contrôler les loyers.
96 Florent Fels (Florent Felsenberg, 1891-1977), critique d’art avant-gardiste, fondateur puis codirecteur de la revue Action (cahiers individualistes de philosophie et d’art). Florent Fels sera directeur artistique de Radio Monte-Carlo en 1945.
97 Voilà, hebdomadaire paru de mars 1931 au printemps 1940 sous la direction de Georges Kessel (1904-1970), frère de Joseph. Georges Kessel créant Détective (Gallimard) avec son frère en 1928 a été remplacé par Florent Fels.
98 « Prendre dans la paume de la main. Empaumer quelqu’un : Posséder l’esprit de quelqu’un en le séduisant. » Tlfi. Charles-Henry Hirsch né en avril 1870 est l’aîné de dix-huit ans de Benjamin Crémieux (et de presque deux ans de PL).
99 Max (1880-1957) et Alex (1881-1937) Fischer, écrivains humoristes d’origine suisse, lecteurs chez Flammarion depuis 1904. Pour ces singuliers personnages, voir le Journal littéraire au vingt juin 1928.
100 Gabriel Fabre (1858-1921), musicien ayant eu une grande notoriété à la toute fin du XIXe siècle mais complètement oublié de nos jours. Le 14 janvier 1898, Jules Renard le décrivait dans son Journal : « Maigre, maladif, figure de rat très doux. Un singulier col de chemise en forme de petit bateau. »
101 Henri Duvernois (Henri-Simon Schwabacher, 1875-1937), écrivain, scénariste, auteur dramatique, librettiste prolifique. Une petite rue sans intérêt porte son nom à Paris, près de l’échangeur de Bagnolet.
102 Note de Marie Dormoy : « En blanc dans le manuscrit. » Paul Léautaud avait parfois du mal à se souvenir des noms propres, comme nous l’avons vu avec Germaine Pascal (note 33). Il laissait le nom en blanc, pensant le rajouter plus tard.
103 Ces lignes de points, fort courantes dans l’édition papier du Journal littéraire, indiquent des passages supprimés, le plus souvent par l’éditeur, pour des raisons légales, des personnes étant parfois encore vivantes au moment de la publication.
104 Francis Carco (François Carcopino-Tusoli, 1886-1958), romancier du réalisme social dans la veine d’un Mac Orlan, est surtout connu pour son premier roman, Jésus-la-Caille (1914, remanié en 1920) et L’Homme traqué, qui a reçu le Grand prix de l’Académie française en 1920.
105 Charles-Henry Hirsch, Le Tigre et Coquelicot, Albin Michel 1905, 352 pages.
106 « Délice d’Éleuthère » est paru sur quatre numéros de La NRF, au fur et à mesure de l’écriture, semble-t-il (janvier, juin et décembre 1934, mars 1935) avant d’être édité en volume chez Gallimard en juin 1935 (224 pages). On peut noter que Julien Banda a fait paraître un « Dialogue d’Éleuthère » dans Les Cahiers de la quinzaine au début de 1911 (155 pages) et un Songe d’Éleuthère dans La NRF à partir du numéro de mars 1939. Le prénom Éleuthère, issu du grec signifie libre. Ce Délice d’Éleuthère sera interdit par la censure allemande et figurera sur la première « Liste Otto » dactylographiée de 1940, au côté de neuf autres ouvrages. Pour Julien Benda, note 71. Lire aussi le récit de la rencontre de Julien Benda par Paul Léautaud dans son Journal au 21 janvier 1936.
107 Robert Brasillach (1909-fusillé en 1945), écrivain et journaliste. Fils d’un officier d’infanterie coloniale, Robert Brasillach est orphelin de son père, mort au combat en novembre 1914. Sa mère, née Marguerite Redo (1885-1971), se remarie en février 1918 avec le médecin Paul Maugis (1884-1949). La famille s’installe à Sens. Robert monte à Paris, intègre le lycée Louis-le-Grand puis l’École normale. Le 28 novembre 19312 paraît son premier article dans Je suis partout (Fayard) « Comment Sherlock Holmes a conquis la Sorbonne » (deux colonnes entières dont la première en une). Le 14 septembre 1933 parait sa première « Causerie littéraire » dans L’Action Française. On connait la triste suite.
108 L’Action française du premier août 1935, page trois. Dans sa « Causerie littéraire », Robert Brasillach s’excuse de devoir y inscrire le nom de Julien Benda mais il y réserve néanmoins la totalité de sa chronique, qu’il termine en disant que les livres de Julien Benda « sont en réalité la revanche de la bestialité contre l’esprit ».
109 Jacques Spitz (1896-1963), polytechnicien, poète et auteur de romans fantastiques, dont ces Évadés de l’an 4000, Gallimard 1936, 224 pages, imprimé le 29 juillet 1936. Unique apparition de cet auteur dans le Journal littéraire.
110 Herbert George Wells (1866-1946), écrivain britannique surtout connu pour ses romans de science-fiction. La Machine à explorer le temps (de 1895), a été traduit en français la même année pour le Mercure de France par Henry Durand-Davray. Il en est de même pour L’Île du docteur Moreau en 1901, bien que la traduction soit davantage problématique selon les spécialistes. L’Homme invisible (1897) et La Guerre des mondes (1898), qui ont souvent été adaptés au cinéma et en bandes dessinées.
111 Gaston Gallimard (1881-1975), issu d’une famille aisée, a d’abord pratiqué le dilettantisme avec assiduité avant de devenir le secrétaire de l’auteur dramatique Robert de Flers. En 1908, Charles-Louis Philippe, appuyé par Jean Schlumberger et André Gide, crée La Nouvelle revue Française. Souhaitant, comme le Mercure naguère, devenir maison d’édition à part entière La NRF embauche Gaston Gallimard en 1910, qui apporte également des capitaux. Ce n’est qu’après la guerre que la librairie Gallimard a été créée, alors distincte de La NRF.
112 Jeanne Dumont (1890-1968) a épousé Gaston Gallimard en juillet 1930 après qu’il ait divorcé d’Yvonne Redelsperger, épousée en 1912. Claude Gallimard, né en 1914, est le fils d’Yvonne.
113 Louis Ferdinand Céline (Louis Ferdinand Destouches 1894-1961), médecin et écrivain surtout connu pour son premier roman, le plus facile à lire, Voyage au bout de la nuit, Denoël 1932 (racheté par Gallimard en 1952).
114 Denoël 1936, 697 pages.
115 Denoël 1932. Ce roman a obtenu le prix Renaudot.
116 Henri Michaux (1899-1984), écrivain et poète belge d’avant-garde. En avril 1935, Henri Michaux a publié son premier grand texte poétique : La nuit remue.
117 Paul Gallimard (1850-1929), d’abord secrétaire du duc de Morny, puis architecte, a épousé en 1880 Lucie Duché (1858-1942), qui lui a donné deux enfants ; Gaston (1881-1875) et Raymond (1883-1966). On peut noter que Paul Gallimard a traduit des poèmes de John Keats, précédés d’une étude de 44 pages et parus au Mercure de France en 1910.
118 Où Stéphane Mallarmé possédait une maison et où il est mort en 1898.
119 Jean Vignaud, journaliste et écrivain (1875-1962). Président de la Société des gens de lettres de 1936 à 1946. Signa du pseudonyme Jean Frollo des articles de périodiques.
121 Toutes les lettres de Marie Dormoy à Auguste Perret ou, comme ici, de lui à elle, sont extraites de leur Correspondance 1922-1953, édition établie par Anna bela de Araujo, édition du Linteau, 52, rue de Douai, 2009, 550 pages.
122 Ce voyage est organisé par le PEN club international, association internationale d’écrivains, fondée en 1921 qui a pour but de « rassembler des écrivains de tous pays attachés aux valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible ». « PEN », en plus de sa signification anglaise est l’acronyme désignant les Poètes, les Essayistes (et les Éditeurs) et les Nouvellistes. Le président du PEN-club international en 1936 est Jules Romains, élu jusqu’en 1939. Quarante pays seront représentés à Buenos Aires.
123 À cause de la Révolution espagnole alors que des escales à Barcelone, Almeria et Cadix étaient prévues lors de l’organisation du voyage par le PEN club. Les autres escales prévues, Gibraltar et Tanger ont été respectées.
124 Jacques Maritain (1882-1973), philosophe converti au catholicisme en 1906.
125 Jules Supervielle (1884-1960), poète et écrivain franco-uruguayen, traducteur.
126 Auguste Perret oublie Jules Romains. Henri Michaux était invité d’honneur de la délégation Belge flamande. André Gide aurait dû faire partie de ce voyage mais il est déjà en URSS depuis le 17 juin et en reviendra le 2 septembre.
127 August Vermeylen (1872-1945), homme politique socialiste, historien de l’art et écrivain belge de langue néerlandaise. Les quatre délégués belges étaient Louis Piérard et Lucien-Paul Thomas pour les francophones, Auguste Vermeylen et Ernest Claes pour les néerlandophones.
128 Ernest Claes (1885-1968), écrivain belge de langue néerlandaise. Lire le récit de ce voyage par Ernest Claes dans son livre Récits de voyage agrémentés de réflexions diverses sur des personnes et des choses, l’eau et la politique, la géographie et l’amour, décrits et racontés par Ernest Claes publié aux Pays-Bas en 1938 (non traduit).
129 Giuseppe Ungaretti (1888-1970), surnommé « Le plus grand poète italien fasciste ».
130 Mario Puccini (1887-1957), écrivain italien, ami du précédent.
131 Vraisemblablement (quatre Belges étaient présents) les deux délégués wallons : Louis Piérard et Lucien-Paul Thomas.
132 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, notes de voyage, Gallimard, 1933, 230 pages.
133 Pilar Saavedra, née à Montevideo (1885-1976) a épousé Jules Supervielle dans cette ville en 1907.
134 Le Mariage de Figaro, mise en scène de Charles Dullin, musique de Georges Auric, décors et costumes de Louis Touchagues ; avec Fernand Ledoux (Brid’oison), Pierre Bertin (Basile), Madeleine Renaud (Suzanne), Lise Delamare (la comtesse), Jean Claudio (Chérubin), donné à la Comédie-Française le vingt février 1939.
135 Cette chronique paraîtra le 1er avril et Paul Léautaud semble bien en avance. Elle traitera de Paris-Babel, d’Émile Fabre, du Mariage de Figaro, et de l’inauguration de la salle de spectacle du Palais de Chaillot.
136 Jean Zay (1904-1944). Avocat en 1928, député en 1932, Jean Zay fut, en 1936, le plus jeune ministre de son époque.
137 Georges Huisman (1889-1957), chartiste, archiviste paléographe en 1910, agrégé d’histoire et géographie en 1912, directeur de cabinet du président du Sénat, Paul Doumer, de 1927 à 1931 puis secrétaire général de l’Élysée une fois Paul Doumer élu président de la République. À la mort de ce dernier, Georges Huisman est nommé directeur du cabinet du président du Sénat puis, en 1934, directeur général des Beaux-Arts. C’est à ce titre qu’il s’est prononcé contre le projet d’Auguste Perret et en faveur du projet Carlu-Boileau-Azéma pour la réfection du Trocadéro.
138 Thermidor, drame historique en quatre actes de Victorien Sardou (1831-1908) créé le 24 janvier 1891 à la Comédie-Française puis retiré de l’affiche le 27 janvier. La pièce a été représentée dans une nouvelle version le deux mars 1896 au théâtre de la Porte Saint-Martin.
139 Ces deux paragraphes sont repris de la chronique du premier avril, évidemment suite à la lettre de Benjamin Crémieux. Dans cette chronique nous pouvons lire aussi « M. Benjamin Crémieux avait lu sur épreuves ma dernière chronique dramatique. Mon appréciation anticipée sur Le Mariage de Figaro à la Comédie-Française selon la « conception » de M. Charles Dullin l’a alarmé. Il m’a écrit pour me crier casse-cou. Je n’avais pas besoin d’avoir vu ces innovations pour prévoir ce qu’elles allaient donner. Il me suffisait de savoir ce qu’ont déjà réalisé à la Comédie ces messieurs comédiens qui arrangent à leur façon les chefs-d’œuvre de notre théâtre. M. Benjamin Crémieux est allé voir. Il a bien voulu m’informer que le résultat, presque dans sa totalité, me donne raison. »
140 Georges Auric 1899-1963), compositeur respecté surtout connu pour ses musiques de films, du Sang d’un poète, de Jean Cocteau en 1930 à La Grande vadrouille de Gérard Oury en 1966.
141 Ce « par nature même » est cruel au lecteur de Paul Léautaud qui sait (le lecteur) que PL a toujours dénié aux Juifs la compréhension de la sensibilité française alors que la famille de Benjamin Crémieux est française depuis cinq siècles.
142 Benjamin Crémieux n’a été cité que dans cette chronique du premier avril 1939.
143 Ici vraisemblablement un titre de journal laissé en blanc.
144 Comédie en trois actes et en prose d’Alfred de Musset créée au théâtre Historique en 1848. Le « chandelier » en question est un faux amant, appelant l’attention du mari, ce qui laissera le champ libre au véritable amant.
145 Fric-Frac, comédie en cinq actes d’Édouard Bourdet créée le 15 octobre 1936 au théâtre de La Michodière, avec Victor Boucher, Arletty et Michel Simon. Un film, tiré de la pièce, avec Fernandel, Michel Simon et Arletty sortira à Paris le 15 juin prochain.
146 Alphonse Cremieux (1855-1908), tailleur.
147 Julien Cain (1887-1974), agrégé d’histoire en 1911, administrateur général de la Bibliothèque nationale en 1930. Actuellement secrétaire général de l’Information, Julien Cain embarquera sur le Massilia le 21 juin 1940 et sera révoqué de ses fonctions. Déporté à Buchenwald en janvier 1944, Julien Cain retrouvera à son retour en France son poste à la Bibliothèque nationale dès la Libération.
148 Martin Maurice, spécialiste de Shakespeare, est auteur Gallimard. On lui doit notamment Nuit et jour (1927, 256 pages), Amour, terre inconnue (1928, 356 pages) (lire à propos de ce livre l’article de Paul Souday dans Le Temps du six décembre 1928, page trois), Heureux ceux qui ont faim (1931, 288 pages) et Master William Shakespeare (1953, 484 pages). Martin Maurice écrit aussi dans Annales, qui ne sont pas Les Annales politiques et littéraires de la note 16 mais une revue fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre. Cette revue a paru avec différents sous-titres où le mot social a toujours été présent, de 1929 à nos jours.

149 Jacques Haumont (1899-1974), typographe, imprimeur, éditeur 48 rue Boissonade, a publié 320 livres entre 1930 et 1971. Paul Léautaud s’est rendu chez lui à propos de ses Notes retrouvées rassemblant cinq articles de Comœdia.
150 Le 21 avril. Benjamin Crémieux sera transféré à la prison de Fresnes, puis au camp de Royallieu, à Compiègne, avant d’être déporté par le convoi du 27 janvier 1944 à Buchenwald, où il mourra d’épuisement le 14 avril 1944.
151 Marseille.
152 Louis Mandin (1872-1943, en déportation), poète et homme de lettres surtout connu, non pour ses vers de quatorze pieds mais pour avoir écrit avec Paul Fort une Histoire de la poésie française depuis 1850 parue en 1926 chez Flammarion (392 pages, plus six pages de préface de Paul Crouset). Voir sa notice (rédigée par lui-même) dans l’édition en trois volumes des Poètes d’aujourd’hui. Louis Mandin a été employé au Mercure à la correction des épreuves. Des textes de Louis Mandin, dont quelques poèmes, ont paru dans quarante numéros du Mercure. Il a été arrêté le 27 novembre 1941.
153 Ce célèbre café se trouvait depuis 1934 au 63, boulevard Saint-Michel, à l’emplacement de l’ancienne Taverne du Panthéon. À l’autre angle de la rue Soufflot se trouvait le café Mahieu, où PL a fait porter un bouquet de Violettes à Verlaine en août 1894. Nous avons de nos jours un Burger King et un Mac Donald.
154 Bernard Groethuysen (1880-1946), écrivain et philosophe allemand puis français, né à Berlin, où habitaient son père hollandais et sa mère d’origine russe. Bernard Groethuysen est docteur en philosophie (1904) et enseignant (1906) à l’université de Berlin. Entre temps il s’est rendu à Paris où il a rencontré André Gide et Jean Paulhan. En 1912, Bernard Groethuysen quitte l’Allemagne et s’installe rue Campagne-Première. En 1937 il devient français. Il mourra d’un cancer du poumon en septembre 1946.
155 Après Marcel Prévost (note 39), voici Jean Prévost (1901-1944), normalien, écrivain à la NRF où il fera toute sa carrière. Jean Prévost mourra dans un mois, le premier août, dans le Vercors, abattu par une mitraillette allemande.
156 Max Jacob (1876-1944), peintre, poète et romancier au destin compliqué. Toute sa vie, Max Jacob a été d’une incroyable générosité, donnant pratiquement tout le peu d’argent qui lui revenait. Max Jacob a été arrêté le 24 février et est mort à Drancy avant-hier le cinq mars, ce qui donne une bonne idée de la fiabilité des informations dont on pouvait disposer à cette époque.
157 Benjamin Crémieux mourra à Buchenwald dans trente-huit jours, le quatorze avril.
158 L’Arche est une revue bimestrielle (150 pages en moyenne), fondée à Alger en février 1944 par André Gide, Jean Amrouche et Jacques Lassaigne. À la Libération la revue sera publiée à Paris sur 27 numéros (y compris ceux d’Alger) jusqu’en août-septembre 1948.
159 Romain Rolland va mourir à la fin de l’année, le trente décembre). On ne voit pas bien de quel vingtième volume il peut être question. Sa dernière œuvre est une somme sur Beethoven, La Cathédrale interrompue, en trois volumes, le dernier étant resté inachevé.
160 Jules Romains a publié en 1943 Les Travaux et les joies et en 1944 Naissance de la bande, tous deux chez Flammarion, respectivement 22e et 23e volume des Hommes de bonne volonté, qui en comptera 27.
161 Florence La Caze (San Francisco 1895-Cannes 1983), femme de lettres et salonnière américaine a épousé en 1923 le milliardaire Frank Jay Gould (New York 1877-Juan-les-Pins 1956). Le père de Florence, Maximilien Lacaze, éditeur d’origine française a fait fortune en Californie. Paul Léautaud a dû être invité une centaine de fois aux déjeuners du jeudi de Florence Gould à partir de novembre 1943. Marcel Arland et Paul Léautaud s’y trouvaient jeudi dernier deux mars, avec Jean Paulhan.
162 Le mot d’Emmanuel Sieyès « J’ai vécu », est resté célèbre. Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836), prêtre en 1774, vicaire général de Chartres en 1783. Efficace soutien de la Révolution, Emmanuel Sieyès est surtout connu pour son Essai sur les privilèges, de 1788 et surtout Qu’est-ce que le Tiers-État ? de 1789, sorte de Que-sais-je ? établissant les règles de la Révolution. Emmanuel Sieyès a été élu président de l’Assemblée constituante en 1790. Au retour de Napoléon, Emmanuel Sieyès sera fait comte d’empire et sénateur. On lui a alors demandé : « Qu’avez-vous fait pendant la Terreur ? » C’est alors qu’il répondit « J’ai vécu. » Il est vrai que pour tout responsable politique, le simple fait de vivre était alors une gageure. C’est aussi le cas dans ces années quarante. On ne confondra pas Emmanuel Sieyès avec son cadet d’un siècle, le libraire Alexandre Seyès (1855-1937), auteur, en 1892, du quadrillage des cahiers d’écoliers.
Annexe I : Le Théâtre de Maurice Boissard,
par Benjamin Crémieux163

Le texte de Benjamin Crémieux, page 264 de La NRF de février 1927
Une des marques d’intérêt les plus certaines (il en est d’autres) qu’un critique puisse donner à un auteur, c’est d’être tenté de lui emprunter son style, sa « manière », comme on dit, pour rendre compte de son ouvrage. C’est ce qui m’arrive tout justement aujourd’hui avec Maurice Boissard. Je fais effort pour ne pas écrire quelque chose comme ceci « J’ai découvert M. Paul Léautaud, il y a vingt ans, à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Je m’y chauffais, en travaillant, les soirs d’hiver après le riz au lait et l’escalope de la mère Tant-Pire, rue de la Montagne. Francis Carco a connu et n’a pas oublié dans ses souvenirs cette curieuse crémerie. André Gide l’a ignorée et c’est dommage on y coudoyait cet hiver-là, jusqu’à ce que la police y mit ordre, des “Faux-monnayeurs” authentiques et d’ailleurs charmants. À Sainte-Geneviève, les casiers des revues sont à droite en entrant et l’on y puisait alors librement. La pile violette des Mercure était alors la plus attirante j’y découvris un soir un extraordinaire récit qui se poursuivit durant quatre numéros164. Il était signé Paul Léautaud et coupé de points de suspension dont il m’arrive encore de rêver. Je n’ai pas relu ce récit qui n’a jamais paru en volume et qui fait suite au P’tit Ami165. Si j’ose en croire mes souvenirs, il lui est très supérieur. Je me rappelle des jeux de mains sous une table, le revers d’un talus le long de la voie ferrée, cent autres détails qui m’évoquent les côtés les plus honteux et les plus délicieux de l’adolescence. Mieux vaut peut-être qu’on ne l’édite pas il serait bien capable de me décevoir. Depuis, j’ai fait la connaissance de M. Léautaud qui, etc. etc. »
Le titre que M. Paul Léautaud a donné à son livre n’est pas trompeur. On y trouve d’abord Maurice Boissard. Mais on y trouve aussi le théâtre de 1907 à 1915. La lippe de Maurice Boissard, soit qu’elle se torde en une expression de mépris presque haineux, soit qu’elle livre passage à un rire strident et forcené, explique déjà bien des choses, mais non pas tout. Le merveilleux naturel, la curiosité sans cesse en éveil de Boissard, c’est dans ses yeux d’une vitalité et d’un éclat si surprenants qu’il faut en chercher la source et l’explication. Dans les colères de Boissard, il n’y a jamais la moindre hargne sa méchanceté qui est réelle naît de l’indignation ou du plaisir de railler, fût-ce jusqu’à la férocité. Mais sa rudesse, ses boutades n’ont rien à voir avec le mince filet de vinaigre péniblement distillé par quelques-uns de nos jeunes censeurs pisse-froids, inquiets, douteurs, et méprisant les autres faute de courage pour ne mépriser qu’eux-mêmes. Écrire, critiquer, c’est pour Boissard, déverser un trop-plein de vie, d’où le sentiment d’allégresse, de légèreté, l’espèce de dilatation qu’on éprouve à le lire.
Ce qui frappe au surplus dans les Chroniques théâtrales de Boissard, pendant cette première période, c’est leur bonne volonté, leur souci d’impartialité. Boissard a eu le tort, dans ses chroniques de la N.R.F. et dans celles des Nouvelles Littéraires, de s’abandonner beaucoup trop à son premier mouvement, sans le contrôler comme il faisait entre 1907 et 1915. Il y a par exemple dans le Théâtre une chronique sur M. Alfred Mortier166 qui est un modèle, tandis que les attaques de 1923 ou 24 contre Madame Aurel167 passaient les bornes du bon goût168. On est à peu près forcé aujourd’hui de partager toutes les antipathies, de s’associer à toutes les critiques que Maurice Boissard formulait entre 1907 et 1915. Tout ce qu’il écrit contre le théâtre de M. de Porto-Riche169 et le style d’Henri Bataille170 est de première force. Il faut citer « Je crois bien que les lauriers de M. Henri Bataille empêchent M. Romain Coolus171 de dormir. C’est la même invention vicieuse, pour le seul plaisir du vice, la même recherche de situations aussi invraisemblables qu’équivoques, pour arriver à certains effets, le même étalage de phrases sur des questions purement sexuelles. MM. Bataille, Porto-Riche et Coolus nous montrent une paire de sexes en train de se courir l’un après l’autre et nous disent “Regardez ces drames du cœur !” Moi, je regarde. Je ne vois que des histoires de coucheries, basses, vulgaires. Alors, je le dis. Je ne nie pas la réalité de ces histoires. Elles ont leur place dans la vie. Elles sont le mobile de beaucoup d’actes humains nobles ou bas. Le récit en est acceptable, s’il est court et véridique, et qu’on y met de l’esprit, ou seulement de la bonhomie. Mais quand on les complique volontairement d’invention perverse et qu’on se complaît à raffiner sur elles avec du beau style, ce sont des saletés, et je le dis encore172. » On ne saurait mieux dire, comme on ne saurait mieux peindre les mœurs de Cabotinville que ne le fait Boissard tout le long de son livre.
Les admirations de M. Paul Léautaud me paraissent valoir moins que ses négations. Prôner, comme il le fait, le naturel, réclamer une peinture fidèle des mœurs, un réalisme sincère, c’est rétrécir singulièrement le domaine du théâtre. Si l’on s’en tenait aux indications positives de ce premier tome, le meilleur de la production dramatique entre 1907 et 1915 se résumerait en quelques comédies de M. Bénières173 et de M. Sacha Guitry, une œuvre de M. Edmond Sée174 et une revue de M. Rip175. M. Paul Léautaud aime Shakespeare et le dit, mais on a besoin de le lui entendre répéter pour être sûr qu’il n’est pas fermé à tout théâtre poétique et de fantaisie. On serait curieux de connaître ses réactions devant le nouveau théâtre, nettement antiréaliste, qui, depuis justement qu’il ne fait plus de critique dramatique, a pris possession des scènes « à côté ».
M. Léautaud, on le sait, a beaucoup d’esprit et mordant. On se réjouit qu’il ait eu, un soir qu’il sifflait, l’à-propos de répondre à un voisin qui disait « Tiens, il y a un merle ici. — Il y a bien des serins ». Mais, sauf dans des cas exceptionnels où l’arme du ridicule est la seule valable, le critique qui fait de l’esprit aux dépens du critiqué me paraît manquer de générosité. Il y a là un abus de pouvoir aussi irritant que celui du président d’assises qui se moque d’un assassin avant de le condamner à mort ou d’un professeur qui raille un écolier sans défense. Et c’est en outre une façon trop facile de se faire valoir. Cela ne s’applique d’ailleurs qu’à moitié au Boissard de ce premier tome. C’est dans la suite qu’il a donné libre cours à une moquerie parfois gratuite.
Voilà, je crois bien, mon sac vidé en toute sincérité. Mais au vrai l’impression dominante qu’on retire de cette rencontre avec Maurice Boissard n’est pas d’ordre critique. On se soucie en somme assez peu qu’il ait tort ou raison. On prend plaisir à l’écouter parler, et en l’écoutant à faire la connaissance d’un homme prodigieusement vivant.
Benjamin Crémieux
Annexe II :
Léautaud vu par ses contemporains
Paul Léautaud. — « Passe-Temps »
Article de Benjamin Crémieux paru dans Les Annales du 1er mars 1929
M. Paul Léautaud a sa légende : il passe pour un original. Tout simplement, M. Léautaud est un homme du XVIIIe siècle égaré au XXe. Tout le scandale vient de là, car on ne peut nier que M. Léautaud soit un auteur scandaleux, scandaleux par la liberté de son langage et par celle de sa pensée. Ses ouvrages, d’ailleurs peu nombreux, ne doivent pas être laissés à portée des « écolières des anciens pensionnats », non point à cause des mauvais exemples qu’elles risqueraient d’y trouver, mais à cause de la verdeur, de la crudité, ou, comme écrit M. Léautaud, de la « vivacité » de certains mots et de certains sujets. Est-ce à dire que cette « vivacité » passe les bornes ! Voltaire, Diderot, Chamfort, Rivarol en disaient bien d’autres. Mais, en ce temps-là, on était moins prude, et ce libéralisme avait deux raisons au moins : la première, c’est qu’on attribuait peu d’importance au papier noirci ; la deuxième, c’est que les lecteurs étaient moins nombreux et supposés plus éclairés que ceux d’aujourd’hui. La liberté moindre qu’a l’écrivain de nos jours est due à l’influence plus grande qu’il a sur une masse de lecteurs plus désarmés. À influence plus grande, responsabilité plus grande…
Aux lecteurs et aux écrivains du XVIIIe siècle, l’ordre social paraissait une chose si solidement établie que les chiquenaudes qu’on pouvait lui donner ne risquaient pas de l’ébranler. La Révolution a montré que ces chiquenaudes étaient, en réalité des coups de bélier qui finirent par faire tout crouler. La leçon n’a pas été oubliée et le rigorisme dont nous faisons montre, et qui aurait tant étonné les gens de l’Ancien Régime, n’est pas une preuve de dégénérescence spirituelle, mais une prise de conscience plus grande de l’importance des choses imprimées. Le XIXe siècle a appris que l’imprimé fait l’opinion, le XXe siècle a inventé la propagande et si bien développé la publicité qu’on peut presque dire qu’il l’a inventée aussi.
La liberté de l’esprit est l’ennemie de l’ordre, et l’ordre, en vertu de la loi du moindre effort, tend à devenir l’ennemi de la liberté de l’esprit. Le premier soin d’une dictature est de s’assurer les journaux et de supprimer la liberté de la presse.
Mais il est des moments privilégiés où l’ordre et la liberté de l’esprit peuvent coexister. Paul Valéry l’a finement noté ; ces instants se trouvent « vers le commencement de la fin d’un système social ». Le XVIIIe siècle a été un de ces instants privilégiés : l’ordre y régnait et, pourtant, tous les soutiens de l’ordre étaient minés par la critique.
Quand on dit que M. Paul Léautaud est un homme du XVIIIe siècle, cela signifie qu’il n’a aucun souci de l’ordre et qu’il n’admet aucune limite à sa liberté de critique. Le volume qu’il vient de publier : Passe-Temps, est, sans doute, de tous ses ouvrages, celui qui permet de prendre l’idée la plus complète de ce singulier écrivain. Le livre se compose d’une série de souvenirs personnels sur des gens, des bêtes qu’a connus M. Léautaud, suivis de « mots, propos et anecdotes » à la façon de Chamfort et de Rivarol.
« Madame Cantili » évoque la mémoire d’une vieille dame qui vivait entre un chien, un perroquet et une poule dans le quartier Saint-Germain-des-Prés. « Souvenirs de basoche », qui suivent, rappellent les années où M. Léautaud fut clerc d’avoué, puis secrétaire d’un liquidateur judiciaire, avant de devenir secrétaire de la rédaction du Mercure de France. Dans la « Mort de Charles-Louis Philippe », « Notes et Souvenirs sur Remy de Gourmont », « Adolphe van Bever », M. Léautaud parle à sa façon de ces trois écrivains qui furent ses amis. « Un Salon littéraire » est une caricature forcenée d’un salon bien connu176. « Ménagerie intime », « Mademoiselle Barbette », « Villégiature »177, étalent la misanthropie et la zoophilie de M. Léautaud, qui, comme on sait, vit dans une villa de Fontenay-aux-Roses entouré de quinze chiens et de quarante chats. Mais, quel que soit l’intérêt de ces chapitres, les « mots, propos et anecdotes » sont, si possible, plus piquants et plus mordants encore.
Au premier abord, il semble que le but unique de M. Léautaud soit de choquer : il se vante d’être irréligieux, antipatriote, antiscientifique, antibourgeois. Il étale un cynisme total, il professe la pure morale du plaisir. Il s’acharne avec cruauté sur tous ceux qu’il juge « imbéciles ». Rien ne l’arrête : il voit sur son lit de mort son ami Charles-Louis Philippe, il est frappé par le « comique » de ce corps étendu ; ni l’amitié, ni le respect ne le retiennent, et il décrit ce cadavre, « cette silhouette curieuse, très curieuse, comique, une vraie marionnette de jeu de massacre », sans cacher le moins du monde son sentiment.
D’où vient donc, à mes yeux, l’attrait de cet écrivain ? Je me le suis souvent demandé. Sa méchanceté amuse, c’est entendu. Il a, à tout moment, de plaisantes boutades. Il écrit, non pas avec pureté, mais avec un naturel et une vivacité charmante ; il ignore l’affectation et fuit la phrase bien faite. Il dit le plus brièvement qu’il peut ce qu’il a à dire. Et comme il a le don, ce qu’il écrit est toujours pittoresque ; on voit ce qu’il peint, on croit « y être » et, quand on regarde de près comment il obtient des effets aussi sûrs, on s’aperçoit que c’est à l’aide des moyens de style les plus simples. Il a écrit lui-même : « Il y a longtemps que je me le dis : je ne suis qu’un écrivain pour gens de lettres. »
Et c’est évidemment exact : on lui pardonne beaucoup à cause de son style plus vrai encore que charmant.
Mais il y a autre chose. Les idées générales de M. Paul Léautaud peuvent faire hausser les épaules ; il n’en est pas de même de ses idées particulières. M. Léautaud dit souvent tout haut ce que tout le monde pense tout bas, et cela sur des matières dangereuses ou sur des gens puissants. C’est un peu le même plaisir que donne M. Léon Daudet178, même quand on ne partage pas ses convictions. Seulement, la liberté de M. Daudet s’arrête aux frontières de son parti. Je ne sais pas si le duc de Guise est ridicule ; mais, s’il l’était, M. Daudet ne le dirait pas. Au lieu que rien, ni personne, n’est tabou pour M. Léautaud. Combien trouverez-vous, en l’an de grâce 1929, d’hommes de France dont vous pourriez en dire autant ? L’injustice de M. Léautaud est compensée par son courage. Et je ne crois pas me tromper en disant qu’un Léautaud n’est pas tellement loin d’un Savonarole179 ou d’un saint François d’Assise, malgré ses protestations d’athéisme. M. Léautaud est profondément pessimiste ; l’humanité telle qu’il la voit est celle que décrivent les théologiens : perdue dans sa bassesse jusqu’à ce qu’intervienne pour la sauver la grâce divine. M. Léautaud est un janséniste : il n’ose pas espérer cette grâce. Mais si on systématise la morale qui se dégage de son livre, on constate qu’il fait tout pour la mériter. Le monde, pour lui, est fondé sur la cruauté : les espèces animales s’entre-dévorent, les plus forts se nourrissent des plus faibles, l’homme est un loup pour l’homme. Cette situation révolte M. Léautaud. Et les conséquences de sa révolte sont bien curieuses : toute sa pitié va aux animaux, aux faibles, à tous les êtres inconscients ou désarmés qui subissent la loi du monde. Toute sa colère, toute sa haine va à ceux qui s’accommodent du monde tel qu’il est, aux pharisiens ; toute sa sympathie va à ceux qui essaient de se soustraire à la loi commune, à se différencier : originaux ou même canailles. Le seul plaisir qui soit permis à l’homme est de satisfaire ses passions ; mais ces passions sont aux yeux de la raison si peu de chose, en vérité, que l’homme intelligent n’a pas grand’chose à en attendre. Faire une canaillerie pour satisfaire une passion qui en vaille la peine, M. Léautaud trouve cela parfait en théorie. Dans la pratique, il se demande si aucune passion vaut la peine qu’on commette pour elle une canaillerie. Il rejoint ici la morale de Socrate : on fait le plus souvent le mal par bêtise. Or, la bêtise est ce qui horripile le plus l’auteur de Passe-Temps. Et il finit par se demander si le seul plaisir vrai permis à l’homme n’est pas celui qu’il se contente de rêver.
M. Léautaud se qualifie de « moraliste à rebours ». Point du tout : il est un moraliste à l’endroit. Sa morale repose sur la raison raisonnante comme son esthétique, son style, toute sa façon d’être. On en revient au point de départ : un Français du XVIIIe siècle.
Il y a encore autre chose : M. Léautaud a la passion du vrai de la même façon que l’avait Stendhal, son maître. Cet amour de la vérité, qui le rend impitoyable pour autrui, le rend d’une clairvoyance aigüe envers lui-même. Il est le contraire d’un analyste, parce qu’il ne ruse jamais avec ses sentiments. Il ne se demande pas s’il pense vraiment ce qu’il pense, s’il sent vraiment ce qu’il sent. Il le pense, il le sent, il le dit tel quel. Ce refus de ruser avec lui-même lui sert, lorsque l’indignation ou la malignité ne le trouble pas, à voir les autres tels qu’ils sont et à les peindre au naturel. On a écrit des volumes sur M. Paul Valéry ; on n’y trouvera, sur la façon d’être quotidienne du poète de La Jeune Parque, rien d’aussi vrai que ces lignes de M. Léautaud :
« Oronte n’a pas changé. Je l’ai revu après plus de vingt ans. Il est toujours simple, moqueur, camarade180. Il parle toujours les dents un peu serrées. Comme au temps de notre jeunesse, il est plein de mots grossiers dans ses propos. La renommée, l’Académie, ne paraissent pas — sous ce jour, du moins — l’avoir changé. Je n’aime pas ses vers, ni en général tout ce qu’il écrit. C’est pour moi bien du mystère pour des choses souvent assez ordinaires. Mais le retrouver, dans ses façons, tel que je le connus, cela me plaît. »
Je cherche, je ne vois pas présentement quel autre écrivain serait capable de donner des lignes aussi justes, aussi simples, aussi équilibrées, aussi suggestives. Le jugement sur l’œuvre (discutable) n’a pas offusqué le jugement sur l’homme.
Je voudrais, avant d’en finir avec M. Léautaud, citer encore quelques phrases de lui. J’hésite entre plusieurs, et je me décide pour celles-ci, afin de donner un exemple du « cynisme » de M. Léautaud :
« Dans un hôtel de l’avenue Daumesnil, on découvre dans sa chambre le cadavre d’un nommé Charles Verrier… Le meurtrier se fait prendre. C’est un ami de la victime. Il donne pour raison de son acte que, dénué de ressources, il a perdu la tête à la vue d’une somme de quatre cent cinquante francs qui restait à Verrier sur les appointements de son mois. Dieu me garde d’être jamais magistrat d’aucune sorte. Mais j’imagine, pour la circonstance, que je suis procureur de la République, chargé de requérir contre l’assassin. Je dirais aux jurés : — Messieurs, cet individu a tué un homme. Ce n’est pas une grande affaire. On en a tué tant d’autres, ces dernières années ! S’il n’y avait que cela, j’abandonnerai l’accusation. Mais l’accusé a tué pour quatre cent cinquante francs. Cela lui a paru une somme. Je demande la mort pour bêtise181. »
Il fallait citer : à certains, ce ton persifleur semble puéril. On a pour M. Paul Léautaud du goût ou du dégoût. Ce qu’il écrit ne peut laisser indifférent ou neutre.
Benjamin Crémieux
Annexe III
La mort de Tancrède Martel

Fragment du billet de Benjamin Crémieux paru dans Les Nouvelles littéraires du 22 décembre 1928,
page deux, bas de la deuxième colonne »
Billet de Benjamin Crémieux paru dans Les Nouvelles littéraires du 22 décembre 1928, page deux, bas de la deuxième colonne.
Je n’ai pas vu ce que je vais dire mais celui qui me le contait en avait encore l’horreur dans les yeux.
Sur une paillasse, à même le sol, un cadavre de vieillard étendu, les pieds nus débordant, le corps dans une vieille chemise. On n’aurait pas trouvé dans la mansarde un drap pour l’ensevelir.
Ce vieillard mort de froid était Tancrède Martel, romancier, critique, poète — l’un des douze qui veillèrent le corps de Hugo sous l’Arc de triomphe. Banville avait aimé ses premiers vers. Il avait été parnassien avec un entraînement vers l’école de la vie qui triomphait alors avec Richepin. Il était l’ami de Barbey d’Aurevilly, de Coppée, de Mistral (il était de Provence). On citait ses refrains de ballades : Pillons du poivre et du café ! ou la Vieille rue est un recueil de contes. On louait ses romans historiques.
Puis, selon le mot d’Eugène Dors, une « palpitation du temps » a changé toutes les valeurs sur lesquelles vivait ce grand lettré.
Une mansarde, un grabat, la solitude, la mort de faim et de froid, ce fut la fin de son histoire.
Il est beau que sans cesse la littérature s’enrichisse de noms nouveaux, il est juste que l’oubli recouvre celui qui n’est pas assez fort pour le vaincre. Tout de même il y a assez de place pour les jeunes, si l’on commençait à dire « place aux vieux ».
Benjamin Crémieux
Notes des annexes
163 Texte paru dans La NRF de février 1927.
164 Aucun texte de Paul Léautaud n’est paru sur quatre numéros du Mercure. Le Petit ami est paru dans les trois numéros de septembre, octobre et novembre 1902 avant de paraître en volume le 18 février 1903. Le récit suivant « qui n’a jamais paru en volume » est In Memoriam dont de larges fragments (plus de la moitié) sont parus dans les numéros des premier et 15 novembre 1905.

Le début d’In Memoriam tel qu’il est paru dans le Mercure du premier novembre 1905.
165 In Memoriam est paru en volume en décembre 1956, après la mort de Paul Léautaud en février, dans un volume d’Œuvres de Paul Léautaud. La couverture indique « Le Petit Ami, précédé d’Essais et suivi de In Memoriam et Amours ».
166 Le 16 février 1913, Mercure de France, à propos de Sylla, tragédie en quatre actes, en vers, d’Alfred Mortier.
167 Aurélie de Faucamberge (1869-1948) se faisait appeler Aurel. Elle a épousé successivement le peintre Cyrille Besset (1861-1902) puis l’auteur dramatique Alfred Mortier (1865-1937). Elle et son mari — surtout elle — seront longtemps les bêtes noires de PL. Voir un bref portrait dans André Billy, La Terrasse du Luxembourg, page 260.
168 Allusion aux chroniques des 28 avril et 2 juin 1923. Maurice Boissard n’écrira aucune chronique dramatique en 1924.
169 Georges de Porto-Riche (1849-1930), auteur dramatique précoce. Georges de Porto-Riche était bibliothécaire à l’Institut (Bibliothèque Mazarine). Il sera, avec Henri Bataille (note ci-dessous) une des bêtes noires de Paul Léautaud. Il est piquant de constater que la première chronique dramatique de Maurice Boissard dans Les Nouvelles littéraires (14 avril 1923) est surmontée, dans la même page, d’un éloge de Georges de Porto-Riche par l’auteur dramatique André Birabeau.
170 Henry Bataille (1872-1922), dramaturge et poète. Son œuvre, jouée dans tous les théâtres parisiens a aussi trouvé sa place à Broadway, et au cinéma. La Femme nue fut plusieurs fois adaptée à l’écran. Au théâtre, il eut les interprètes les plus populaires du moment : Réjane, Yvonne de Bray, Berthe Bady, Cécile Sorel. L’œuvre de Bataille, nostalgique, se veut une critique virulente des mœurs et de la morale figée des classes aisées de la France de l’avant-guerre. Louis Aragon fait d’Henry Bataille un des personnages de son roman Les Cloches de Bâle.
171 Romain Coolus (René Max Weill, 1868-1952), romancier, auteur dramatique et scénariste. Normalien, professeur agrégé de philosophie.
172 Chronique du premier novembre 1913.
173 1er mars 1922.
174 1er février 1912 et 16 décembre 1913. Edmond Sée (1875-1959), docteur en droit, auteur dramatique et critique, romancier. Edmond Sée est auteur d’une quinzaine de pièces entre 1896 et 1935.
175 Quatre spectacles chroniqués les 16 mars 1908, 16 février 1912, 1er novembre 1915 et 1er janvier 1922. Rip (Georges Gabriel Thenon, 1884-1941), chansonnier et auteur de spectacles, surtout de revues.
176 Celui d’Aurel, personnage faisant l’objet de la note 167.
177 Ces trois derniers liens renvoient à des textes qui ne sont pas ceux de Passe-Temps, que l’on trouve encore en édition courante en 2022 et que tout léautaldien se doit de posséder.
178 Léon Daudet (1867-1942), écrivain, journaliste et homme politique, député de Paris de 1919 à 1924, personnage influent de l’Action française (mouvement politique et journal).
179 Jérôme Savonarole (1452-1498), dominicain prédicateur et réformateur italien, inquisiteur qui institua et dirigea la dictature théocratique de Florence de 1494 à 1498. Savonarole finira excommunié et brulé vif.
180 Voir ici-même note 23.
181 Passe-Temps I, « Mots, propos et anecdotes ». Pour ce fait divers, voir l’ensemble de la presse du deux au cinq juillet 1922.