Journal littéraire au 24 août 1894
Je retournais chez Berr1-2 après déjeuner. En passant devant le Café Mahieu3, je vois à la terrasse Verlaine avec cette femme qui l’accompagne toujours4. J’ai acheté un petit bouquet de violettes à la fleuriste qui se trouve à côté de la pâtisserie Pons5 et je le lui ai fait porter par un commissionnaire, allant me poster sur le terre-plein du bassin pour voir de loin l’effet. Il a porté le bouquet à son nez, pour en respirer le parfum, en regardant de tous côtés d’où il pouvait lui venir. J’ai repris mon chemin, enchanté de mon geste.

De part et d’autre de l’actuelle place Edmond Rostand, la pâtisserie Pons et le café Mahieu
Journal littéraire au Jeudi 19 Janvier 1933
J’écris cette note à minuit passé. Je viens de passer la soirée à lire les deux premiers articles de Porché6, dans le Mercure (1er et 15 janvier) sur Verlaine et Rimbaud. Un coup d’œil, dans un numéro, en flânant à la librairie, m’a décidé tout de suite. Remarquablement intéressants. Remarquablement faits : ordonnance, sens critique, remarques. Même les citations de vers, qui donnent généralement une impression de « coco », de niaiserie, ici forment comme un arrière-fond au sujet, font s’exprimer le côté âme, si on peut dire, tout au long du portrait physique. Je sors de cette lecture rempli de réflexions. On ne peut pas juger de tels hommes. D’un côté, une telle abjection. De l’autre côté, une telle spiritualité poétique. Je dis cela surtout pour Verlaine. Un pareil homme, et je l’entends dans sa totalité : sa vie, ses mœurs, sa bassesse, et son aspect, avoir écrit les vers qu’il a écrits, avoir eu en lui un tel don de poésie. Légèreté, sensation, frémissement, émotion, le pouvoir d’enchanter l’esprit, l’imagination, la rêverie, avec un rien, et un vocabulaire et des tours d’expression qui semblent n’avoir pas été avant lui ; les mêmes mots semblent lourds chez tous les poètes, qui ont l’air, chez lui, de n’être plus que choses ailées, légères, fluides, comme la rosée, la lumière, le frémissement des feuilles dans un paysage. Un tel homme, répugnant, même au physique — je me le rappelle fort bien, — avoir été ce poète ! Quel prodige.
Porché montre très bien le drame chez ces trois hommes : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (moins chez celui-ci, qui était plus conscient, presque volontaire dans sa malfaisance), luttant contre une sorte de double d’eux-mêmes : pervers, cruel, hystérique, détraqué. Là aussi, que de réflexions et quels scrupules à juger.

Paul Verlaine, par Gustave Le Rouge dans son ouvrage Verlainiens et décadents, Seheur 1928, 254 pages
Que de souvenirs, aussi, réveillés par cette lecture. Tout un moment de ma jeunesse, la lecture des poètes, la lecture de Verlaine, les rencontres que je fis de lui souvent dans ses traîneries le soir boulevard Saint-Michel, une fois aussi rue Monsieur-le-Prince, tournant de la petite rue de Vaugirard, mal fichu, claudicant, un bruit d’enfer sur le trottoir avec les coups de sa canne, un autre soir au caveau du Soleil d’Or où je m’étais aventuré (le café qui fait le coin du boulevard Saint-Michel et du quai Saint-Michel, c’était bien le Soleil d’Or7 ?), une après-midi que je le vis assis, en compagnie d’Eugénie Krantz, à la terrasse du café qui fait le coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel (café Mayeux8, je crois ?) terrasse côté boulevard, les dernières tables, tout près de la porte d’immeuble qui sépare le café du bureau de tabac, et que je lui fis porter un bouquet de violettes par un gamin.

J’ai vu plusieurs fois au Mercure Isabelle Rimbaud9, d’une ressemblance étonnante avec son frère. L’ancien professeur Izambard10. J’ai fort bien connu, pendant plusieurs années, toujours au Mercure, Paterne Berrichon11, toujours empêtré dans son bégaiement, et que je couvrais de brocards pour sa transformation de Rimbaud en petit ange chrétien bien sage. Également Charles de Sivry12, à la Goguette du Chat Noir13 (Delmet14, Jules Jouy15, Trimouillat16), un peu un visage de phoque, en rose, « un grand artiste », disait-on dans le milieu.
1 Note de PL, vraisemblablement ajoutée à l’occasion de la première parution d’extraits du Journal littéraire dans le Mercure du 1er janvier 1940 (page 26) : « Fabricant de gants, rue Jean-Jacques Rousseau, chez qui j’étais « tribun ». Parent de Georges Berr, de la Comédie-Française. Un excellent homme. Mon père lui avait parlé d’une place pour moi, lui disant qu’il me donnerait ce qu’il voudrait, que c’était pour mon argent de poche. Quand il me raconta cela, et que je le renseignai, lui disant que mon père ne me donnait pas un sou et qu’il me fallait gagner ma vie, il se confondit presque en excuses de ne pouvoir me payer mieux et de me voir dans un pareil emploi. » Le gantier Berr est l’oncle du comédien Georges Berr (voir note suivante). Un « tribun », ici, est un employé aux factures d’une maison de commerce, travaillant généralement dans ou sur une tribune (TLFi).
2 Georges Berr (1867-1942), auteur et acteur, membre et sociétaire de la Comédie-Française de 1886 à 1923. Le service que Georges Berr lui a rendu en le faisant embaucher chez son oncle n’empêchera pas Paul Léautaud, alias Maurice Boissard, d’égratigner Georges Berr dans sa chronique « À La Comédie-Française » parue dans le Mercure de France du premier février 1905 en le citant parmi les comédiens qui veulent parfois être auteurs dramatiques. Chaque fois qu’il aura l’occasion de citer Georges Berr, Maurice Boissard sera très agressif envers lui, comme dans la chronique du 1er avril 1914. Deux pièces de Georges Berr seront chroniquées par Maurice Boissard, qui sera bien plus acerbe, et longuement : Un coup de téléphone, en collaboration avec Paul Gavault (Mercure du premier février 1913) et Monsieur Dassoucy, (Mercure du premier avril 1920). Dans cette dernière chronique, curieusement, Maurice Boissard sera davantage modéré.
3 65, boulevard Saint-Michel (à l’angle de la rue Soufflot) jusque dans les années 1960. Ce café sera plusieurs fois cité dans le Journal littéraire.
4 Eugénie Krantz, que Verlaine a rencontrée en 1891 et chez qui il mourra dans quatorze mois, en janvier 1896.
5 Cette pâtisserie Pons, au 2, place Edmond Rostand sera plusieurs fois évoquée par PL où il se rendra pour la dernière fois le 30 novembre 1955, après l’audience du procès contre les éditions Plon. À cet emplacement s’est ensuite installée une pâtisserie Dalloyau jusqu’en 2020..
6 François Porché (1877-1944), quitte la France en 1907 pour Moscou, où il sera pendant quatre ans précepteur dans une riche famille. François Porché rentre en France en 1911 mais conservera sa vie durant le souvenir de ce voyage. On peut le rapprocher en cela (mais en cela seulement) de Louis Dumur. François Porché écrira dans le Mercure d’Août 1914, en ouverture du numéro « Péguy et les cahiers de la quinzaine ». Dans ce même numéro, le « visage » de François Porché sera dessiné par André Rouveyre (page 51). François Porché est surtout l’inoubliable auteur des Butors et la Finette (voir aux 30 novembre et 10 décembre 1917, voir également la chronique de Maurice Boissard au 16 janvier 1918). Voir aussi la Lettre de la Pléiade numéro 55 du 1er octobre 2014.
7 Oui. C’est de nos jours le « Départ Saint-Michel »
8 Sic pour Mahieu.
9 Isabelle Rimbaud (1860-1917), sœur cadette d’Arthur Rimbaud a épousé en 1897 Paterne Berrichon. Elle a été la légataire universelle d’Arthur Rimbaud.
10 Georges Izambard (1848-1931), professeur de rhétorique au collège de Charleville en 1870 où Rimbaud était élève. Ils devinrent amis. Georges Izambard abandonna l’enseignement pour devenir journaliste, d’où la qualification d’« ancien professeur » par PL.
11 Paterne Berrichon (Pierre-Eugène Dufour, 1855-1922), poète, peintre et sculpteur surtout connu pour avoir épousé Isabelle Rimbaud, et auteur de La Vie de Jean-Arthur Rimbaud, Mercure, 1898, 260 pages. Après la mort d’Isabelle, le 20 juin 1917, Paterne Berrichon a épousé en décembre 1919 Marie Saulnier, ancienne femme de chambre d’Isabelle, née en 1874. Voir aussi au sept avril 1942.
12 Charles de Sivry (1848-1900), compositeur et chef d’orchestre. La mère de Charles de Sivry s’est remariée avec Théodore Jean Mauté. Ils auront une fille, Mathilde Sophie Marie Mauté (1853-1914), qui a épousé Paul Verlaine en août 1870. Voir également une note de la notice Verlaine des Poètes d’Aujourd’hui.
13 Le Chat noir est un cabaret Montmartrois fondé en 1881 au 84, boulevard de Rochechouart par Rodolphe Salis et déménagé ensuite au 68, boulevard de Clichy, à l’angle de la rue Coustou, l’autre angle étant occupé depuis décembre 1947 par le Théâtre des Trois baudets. Un restaurant du nom du Chat noir existe encore de nos jours au même endroit, bien que l’immeuble ait été démoli et remplacé par un autre sans attrait. Une goguette était, au XIXe siècle une réunion d’amis qui se retrouvaient pour chanter.
14 Paul Delmet (1862-1904), musicien, auteur populaire de chansons.
15 Jules Jouy (1855-1897), journaliste et parolier, que l’on qualifierait de nos jours d’extrême gauche.
16 Pierre Trimouillat (1858-1929), chansonnier et humoriste proposa d’installer au 1er étage du café Procope (13, rue de l’Ancienne-Comédie) un cabaret « Le Gringoire » qui fut l’origine des « Soirées Procope ». L’actuel restaurant, du même nom à la même adresse, n’a aucun lien avec le Procope historique, fermé en 1890.