
La chronique que nous allons lire est d’abord parue le 15 juillet 1931 dans la revue Arts et métiers graphiques. Elle a ensuite été reprise en « Gazette d’hier et d’aujourd’hui » dans le Mercure de France du premier novembre 1933, page 747. C’est ce dernier texte qui est utilisé ici.

Ce texte a une origine, que nous pouvons lire dans le Journal littéraire au 19 février 1931 :
Jeudi 19 Février 1931
J’étais ce soir chez Vallette. On monte me dire que des gens me demandent dans mon bureau. Je descends. Je trouve René Maran1 et un monsieur, fort bien mis, décoré. Je prie Maran d’attendre un peu. Il se retire près de la porte. Je reviens au monsieur, lui demande ce qu’il désire. Il me tend sa carte : M. Lenicque2, directeur du Petit Journal3. Il en tient à la main un numéro déplié, avec un article que je vois entouré de crayon rouge. Alors, ce dialogue :
Lui : « Monsieur, je suis le directeur du Petit Journal. Je suis surpris de ne jamais recevoir vos publications. Par exemple, j’ai autorisé un compte rendu d’un de vos livres, Scènes de la Vie future4, par Raymond Escholier5. Je n’ai pas eu ce livre. Est-ce que vous ne pourriez pas, comme me font d’autres librairies (sic), me faire le service de vos éditions originales ? »
Je lui explique que, maintenant, ce qu’on appelle l’édition originale est un tirage différent, qui se vend plus cher que le volume courant et que je ne puis faire les services de presse qu’en volumes courants.
Lui : « Bien. Alors, voulez-vous être assez aimable pour me faire le service de vos volumes. — Certainement. Seulement, les volumes que je vous adresserai, est-ce que je peux penser qu’ils iront à votre critique littéraire ?
— Cela dépend. Selon ce que je déciderai. Si j’autorise le compte rendu.
— Comment ? Si vous autorisez le compte rendu ?
— Mais, certainement. Il en est ainsi pour M. Escholier. Pour la chronique dramatique également, avec M. Jean Veber6. M. Jean Veber fait ses critiques. J’examine si je dois les publier. Quand j’ai une raison, je ne publie pas.
— Au fond, les gens qui écrivent chez vous sont des domestiques.
— Mais, Monsieur, je suis chez moi. Je suis le maître de la maison. C’est bien le moins qu’on ne fasse que ce que je veux bien qu’on fasse. C’est mon droit d’exercer un contrôle.
— C’est bien, ce que je dis, des domestiques. Il est vrai qu’un homme comme Jean Veber !… En tout cas, moi, Monsieur, je n’écrirai pas chez vous.
— Mais, Monsieur…
— Non, Monsieur, non. Quand vous prenez un écrivain, vous le prenez pour sa probité, pour sa capacité. Il doit être libre. Ou alors ne le prenez pas. Vous me donnez encore une preuve qu’un véritable écrivain ne peut pas écrire dans les journaux. Ce n’est d’ailleurs pas d’aujourd’hui que je le sais. Il y a des années que je suis renseigné.
— Mais enfin, Monsieur, qu’est-ce que vous faites de mon droit de contrôle ?
— Vous trompez même votre public, par-dessus le marché.
— ?
— Mais oui. Supposez qu’il paraisse un livre absolument remarquable. Si vous avez une raison pour qu’on n’en parle pas, on n’en parlera pas, n’est-ce pas ?
— Naturellement, non.
— Eh ! bien, c’est bien ce que je dis, vous trompez votre public, en ne lui parlant pas, volontairement, d’un livre remarquable parce que vous avez une raison pour cela. Je vous le répète, vous me donnez encore une preuve de ce que sont les journaux. Il est impossible à un écrivain un peu propre d’y écrire.
— Mais enfin, Monsieur…
— Non, non, Monsieur, il n’y a rien à faire. Jamais je n’admettrai ce que vous dites. La façon dont vous voyez les choses… Tout cela n’est pas très joli. Enfin ! je vais vous inscrire pour les services de presse. Et voyez comme nous sommes. Pas du tout comme vous. Nous donnons très volontiers nos volumes, si nous pouvons penser qu’on en parlera, et on peut en parler comme on veut, en bien ou en mal, en dire pis que pendre, nous laissons la plus grande liberté.
— Je vous remercie. Vous êtes fort aimable. Je pense que cet entretien…
— Que voulez-vous, Monsieur. Je parle comme je pense. Vous n’avez pas l’air de vous douter que de très grands écrivains sont morts de faim, à cause des procédés que vous pratiquez. — Vraiment ! Monsieur ! je ne crois pas cela…
— Vous avez tort. C’est la vérité. Je pourrais vous donner bien des noms…
— Enfin, Monsieur, je vous remercie encore…
— Je vous salue, Monsieur7. »
Maran est alors rentré dans mon bureau, ravi de m’avoir entendu parler ainsi à ce coquin.
Mme Bellot, l’employée de la librairie, qui s’était tenue sur le palier pour écouter, m’a dit que le bonhomme était verdâtre en sortant de mon bureau.
Gazette d’hier et d’aujourd’hui « Directeur de journal »
J’ai reçu un jour la visite d’un directeur de journal, — il a passé la main, depuis. Il s’agissait d’un journal fort connu. Il venait me demander de vouloir bien lui envoyer des volumes pour comptes-rendus. Il eut la courtoisie de me prévenir qu’il en serait de ces comptes-rendus selon qu’il les autoriserait ou non. C’est ainsi que se pratiquaient chez lui la critique littéraire et la critique dramatique. Il pouvait paraître en librairie un chef-d’œuvre, il pouvait se jouer un chef-d’œuvre sur un théâtre. Ses lecteurs n’en étaient informés qu’autant qu’il l’autorisait. Je souligne à dessein ce mot qui revenait à chaque instant dans ses propos. Comme je lui faisais cette remarque que c’était bien mal tenir ses lecteurs au courant, et, d’autre part, bien mal servir la cause des lettres et de l’art dramatique, il n’eut que cette réponse : « Mais, monsieur, je suis chez moi. J’ai bien le droit d’y faire ce qui me plaît. » Il m’amusait si bien, en m’étalant ainsi son importance, et les mœurs qu’il mettait en lumière m’éveillaient si bien l’esprit, que je lui tenais intérieurement, en l’écoutant, ce petit discours que j’ai noté aussitôt son départ : « Vous devez certainement être un grand connaisseur en littérature, un puits de savoir, un juge excellent. Pour en user comme vous faites, pour montrer cette autorité ! Pour que vos critiques s’inclinent ainsi devant vos veto ! Dites-moi un peu ce qu’était Chevrier. Son principal ouvrage. Où il est mort. De quelle façon. Le mot d’une comédienne de l’époque, célèbre pour son esprit, sur cette mort8. Dites-moi l’histoire de la mise au jour et des éditions successives du Neveu de Rameau. L’opinion qu’on peut prendre de la personnalité et de l’état d’esprit de Saint-Simon à la lecture de ses Mémoires. Quel est votre avis sur les rapports réels de Louis XIV et de Molière ? Vous savez que M. Paul Bourget a soutenu la thèse de Molière soutien politique du roi. A-t-il dit vrai, ou n’a-t-il pas faussé la vérité au bénéfice de ses théories politiques, ce qu’il a fait une autre fois pour Stendhal ? La vérité n’est-elle pas que Molière faisait partie, en se cachant, il le fallait bien, d’un petit groupe séditieux aux yeux du régime ? Quels étaient les membres de ce petit groupe ? Connaissez-vous le philosophe qui a eu certainement une influence sur Molière ? Une rue voisine du cimetière Montparnasse porte son nom. Ne pensez-vous pas, au contraire des théories de M. Paul Bourget, que Molière eût été encore plus hardi sans le roi ? Connaissez-vous des signes de cela dans certaines de ses œuvres ? Notamment, un athéisme complet ? Comment voyez-vous l’origine du théâtre ? Quoi a détourné, un moment, le théâtre français de son caractère original ? Quelles sont les pièces, après cette déviation passagère, dans lesquelles on retrouve la vraie tradition de notre théâtre ? Quel est le plus vrai de Corneille et de Racine, ou ne sont-ils pas faux tous les deux ? Quel est le phénomène littéraire qui éclate si fortement chez Villon, par exemple, chez Charles d’Orléans, chez Mathurin Régnier, dans certaines pièces de Ronsard ? Quel est le pseudonyme dont Pascal signa les Provinciales ? À quel ouvrage a répondu Candide et quel objet se proposait Voltaire en l’écrivant ? Dites-moi la phrase de Pascal qui montre à elle seule l’absurdité de l’idée de Dieu ? À quelle époque s’opéra la transformation de la langue française ? De quel côté vous rangez-vous, quant à la thèse contenue dans le Paradoxe sur le Comédien ? Qui publia la première édition complète de Villon et à qui fut-elle dédiée ? On s’accorde à dire que le grand écrivain est celui qui exerce ou a exercé une influence. Connaissez-vous de grands écrivains qui n’en ont eu aucune ? Quelle est la caractéristique des traductions françaises d’auteurs étrangers, aujourd’hui encore plus qu’autrefois ? Quelle critique fondée peut-on faire des méthodes employées par les traducteurs ? Quel est le premier traducteur en France de Shakespeare ? Est-ce toujours par le livre que les poètes ont fait connaître leurs œuvres ? Connaissez-vous à notre époque des exemples de survivance d’une ancienne manière ? Avez-vous entendu parler d’un écrit qui a pour titre Le Conte du Tonneau ? De quel genre est-il ? Quel en est l’auteur ? Cet auteur a-t-il écrit d’autres ouvrages ? Quel est l’auteur anglais auquel on attribue tout ou partie des œuvres de Shakespeare ? Savez-vous ce qu’était Métra, et à quelle époque il vivait ? Quel point d’opposition peut-on relever entre Rivarol et Chamfort ? Quelle est la première phrase du portrait de La Rochefoucauld par le Cardinal de Retz ? Citez-moi quelques titres des imitations des Lettres Persannes. À quel acte apparaît Tartufe dans la pièce de Molière ? À qui sont adressées la plupart des lettres de Mlle de Lespinasse ? Quel est le mot, assez remarquable, de Faguet, pour caractériser l’œuvre de Voltaire ? Citez-moi la première et la dernière phrase de la Prière sur l’Acropole. Quel était le sujet du concours dont s’entretinrent Rousseau et Diderot quand le premier alla voir le second à Vincennes ? Connaissez-vous l’auteur du premier Don Juan ? Le sujet passa d’Espagne en Italie, puis en France et en Allemagne. Quels sont les principaux auteurs qui le traitèrent ? Tous ont-ils présenté le personnage de même façon, ou chacun lui a-t-il donné un caractère différent ? Vous ne savez rien de tout cela ni du reste, et votre critique littéraire et votre critique dramatique ne le savent probablement pas davantage. Vous voyez que vous avez tort de les censurer et que vous êtes, au contraire, tous les trois bien faits pour vous entendre. »
Je lui dis toutefois ouvertement, comme il me quittait, que des écrivains de grand talent ont vécu dans la misère et sont morts de faim, par le silence organisé à leur sujet par des gens pratiquant ses méthodes. Il n’eut qu’un haussement d’épaules.
Paul Léautaud.
Comme nous venons de le voir, PL pose ici quelques devinettes. La première est ici entièrement résolue (note 8). Aux lecteurs de ce site de résoudre les autres, elles seront publiées.
1 René Maran (1887-1960), prix Goncourt 1921 pour Batouala (Albin-Michel). René Maran est né sur le bateau qui conduisait ses parents guyanais à la Martinique. Le père de René Maran occupait un poste administratif colonial au Gabon. René Maran a débuté dans la revue Le Beffroi, de Léon Bocquet. Pour l’accueil du prix Goncourt à un Noir, voir Le Petit Parisien du 15 décembre 1921 ou Le Figaro du 16. René Maran a eu l’« honneur » d’un Doodle en page d’accueil de Google le 5 novembre 2019 à l’occasion du 132e anniversaire de sa naissance.
2 Ce Lenicque devait sa situation à son beau-frère Louis Loucheur (1897-1931), plusieurs fois ministre (note au 29 octobre 1925) et réel propriétaire du Petit Journal. En effet, Louis Loucheur avait épousé en novembre 1896 Suzanne Lenicque (1876-1962). Suzanne avait quatre frères : Georges (1867-1938), Henri (1871-1939), Maurice (1887-1918) et Jacques. L’homme faisant visite à PL est donc Georges ou Henri.
3 Ce Petit Journal, après avoir été l’un des quatre grands quotidiens nationaux du matin à la fin du siècle précédent, était alors en déclin, connaissant son quatrième directeur en dix ans.
4 Georges Duhamel, Scènes de la vie future (dédié à Alfred Vallette), Mercure, 1930, 248 pages.
5 Raymond Escholier (Raymond Escolier (sans h), 1882-1971) est aussi romancier et critique d’art, conservateur de la Maison de Victor Hugo en 1913 puis du musée du Petit Palais en 1933. Dans le numéro du Petit journal daté du 17 février, Raymond Escholier a chroniqué Le Voyage d’amour ou l’initiation vénitienne, d’Henri de Régnier.
6 Jean Veber (1864-1928), peintre et dessinateur de presse, frère de Pierre Veber (1869-1942), dramaturge et romancier, qui a été aussi critique de dramatique.
7 Tout cet échange est évidemment du théâtre. La conversation réelle, si tant est qu’elle ait eu lieu, s’est évidemment déroulée de façon différente. Les retours à la ligne aux dialogues, absents du Journal, ont été mis en place ici pour une meilleure lisibilité.
8 François-Antoine Chevrier (1721-1762), libelliste. Son roman « le plus connu », Le Colporteur, a été édité par Adolphe van Bever à la Bibliothèque des curieux en 1914, 274 pages, dont des notes et un index. François-Antoine Chevrier est mort en exil à Rotterdam. Selon certaines sources, il aurait été empoisonné par le Gouvernement français, gêné par un auteur ayant écrit, selon Adolphe van Bever, ce « chef-d’œuvre de la médisance » qui jamais n’avait « porté si loin l’art d’atteindre et de détruire les réputations. » à sa mort, la comédienne Sophie Arnould (1740-1802) aurait dit : « Juste ciel ! il aura sucé sa plume ».
Suite au défi lancé au début des notes, — ou plutôt à cette invitation — Jean-Luc Souloumiac a fait parvenir deux réponses que voici :
Les Provinciales de Pascal sont de Louis de Montalte.
Pour Shakespeare : Pierre Le Tourneur a traduit l’intégralité des œuvres en vingt volumes parus de 1776 à 1783, mais Pierre-Antoine de La Place avait traduit auparavant quelques pièces vers 1745.
Ça, c’est de l’érudition !