Marguerite Moreno

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Il n’est pas possible, dans ces années 1903-1905, d’évoquer Marguerite Moreno sans Marcel Schwob. Il n’est cependant pas le sujet principal de cette page. D’autres font mieux et c’est Marguerite Moreno qui va nous intéresser ici.

Marguerite Moreno (1871-1948) est née le quinze septembre 1871, six mois avant Paul Léautaud. Marguerite Moreno, née Monceau, a pris le nom de jeune fille de sa mère, Charlotte Moreno (1849-1922) qui a donné quatre frères cadets. Elle est entrée au Conservatoire dans la classe de Gustave Worms1 puis à la Comédie-Française en 1890. Après avoir été la maîtresse de Catulle Mendès2, elle a épousé Marcel Schwob à Londres le douze septembre 1900. Malade, celui-ci mourra en 1905 à l’âge de 37 ans. En 1903, Marguerite Moreno rejoindra le théâtre de Sarah Bernhardt, puis plus tard le théâtre Antoine. En janvier 1908 elle se remariera avec le comédien Jean Daragon (1870-1923) qui mourra en janvier 1923. Pendant sept ans, à partir de 1908, elle a dirigé à Buenos Aires la section française du Conservatoire.

Marguerite Moreno était l’aînée de quatre frères, tous morts jeunes, dont Lucien (1873-1907) a été brièvement agent comptable au Mercure de France (depuis au moins 1903). Dans une courte lettre à Alfred Vallette datée d’août 1904, donc à une époque à laquelle Paul n’était pas encore salarié du Mercure, il indique en P.S. : « Le bonjour à Monceau et Morisse ». Ne citer que ces deux personnages semble indiquer une particulière proximité. De fait Lucien Monceau sera souvent cité dans ce sens jusqu’à sa mort, le douze octobre 1907, dont le Journal littéraire ne rend pourtant pas compte (ni le Mercure de France).

La première fois que Marguerite Moreno est évoquée dans le Journal de Paul Léautaud est, dans une unique et belle phrase, le quinze avril 1900, dimanche de Pâques. Ils ont 28-29 ans :

Ce soir, en écoutant Moreno dans Aricie, je pleurais tout bas.

Le Figaro du 21 mars 1900

Dans son « Courrier des théâtres », Le Figaro a annoncé ce spectacle dans son numéro du 21 mars 1900, comme étant joué par la troupe de la Comédie-Française le dimanche 25 mars en matinée sur la scène de l’opéra avec le doyen Eugène Silvain dans le rôle de Thésée. La salle de la Comédie-Française, on s’en souvient, a brûlé le huit mars, ce qui a provoqué un mouvement de troupes, celle de la Comédie-Française occupant l’Odéon et celle de l’Odéon le Gymnase (Le Matin du premier avril, page trois).

Dans la tragédie de Racine, Aricie est indiquée : « princesse du sang royal d’Athènes ». Elle est retenue prisonnière de Thésée mais est amoureuse de son fils, Hippolyte, ce n’est pas simple.

La deuxième fois que Marguerite Moreno est évoquée est le 18 février 1903, une date importante : « Le Petit Ami a paru aux étalages des libraires cette après-midi, vers trois heures ». Ce jour-là, Paul Léautaud note les textes de deux envois de ses volumes, celui à Remy de Gourmont et celui à Marguerite Moreno : « l’unique exemplaire en témoignage d’admiration (pour son talent à dire les vers). »

À cette même date, nous lisons :

Monceau me dit que Schwob est surpris de n’avoir pas reçu le Petit Ami. Je lui en ai pourtant dédicacé un exemplaire. Je lui en envoie un autre. Ce soir, je retrouve le premier, oublié dans un tiroir de ma commode.

Un mois plus tard, le 22 mars :

Été chez Schwob, pour la première fois, à la suite de son invitation en réponse à l’envoi du Petit Ami. Un individu charmant, d’un visage curieux. Il ressemble à Napoléon. Infiniment instruit, il sait tout, et toujours simple, jamais pédant. On est introduit par un domestique chinois, qui ajoute encore une nuance à l’élégance très fine de ce logis vaste, clair et silencieux. De l’antichambre, vu un singe gambadant dans une pièce voisine. Compliments de Schwob. Puis vient Moreno, accueillante comme une camarade.

Puis le cinq avril, nouvelle visite chez le couple :

Moreno toujours charmante. Chose curieuse : je me sens plus à l’aise avec elle qu’avec Rachilde.

À la fin du mois, Paul Léautaud se rend chez le sculpteur José de Charmoy3 (1879-1914), auteur du peu élégiaque cénotaphe de Charles Baudelaire, inauguré le 26 octobre précédent au cimetière du Montparnasse. Dans son petit volume Pendant l’orage (Champion 1915), Remy de Gourmont écrira à ce propos :

…le si original monument de Baudelaire qui se voit au cimetière Montparnasse, où un ricanement de bronze plane comme le destin sur le néant charnel du poète des Fleurs du Mal.

Donc le trente avril, nous sommes toujours en 1903, quelques semaines après la parution du Petit Ami, notre jeune auteur est reçu, « pour la troisième fois » précise-t-il, chez José de Charmoy :

Remarqué qu’ils ne savent pas toujours le nom des gens qu’ils reçoivent. Quelle bande de gens, tous ces trois jeudis. […] Vers onze heures, thé, chocolat et gâteaux. Deux petites cuillers pour trente personnes. Parfois, ce qui n’est pas rose, des cabots récitent des choses. Le premier jeudi, quel plaisir rare : Moreno récita L’Invitation au voyage4, dans un coin, pour trois ou quatre qui étions là. Il aurait fallu ne plus rien entendre après. Jamais aucune artiste ne m’a donné autant d’émotion. Pas un geste, pas un effet, aucune déclamation, mais quelle profondeur !

Le printemps se termine puis l’été passe, et l’automne. À partir de janvier 1904 et pendant plusieurs mois, Paul Léautaud se rendra une ou deux fois par semaine chez le couple Moreno/Schwob. Ce quatre janvier il évoque les diverses fois où il a rencontré Marcel Schwob alors qu’ils ne se connaissaient pas encore, puis :

Je connaissais déjà parfaitement Mlle Moreno, pour l’avoir vue souvent dans les couloirs du théâtre quand elle était à la Comédie. Je l’ai vue aussi plusieurs fois, il y a quelques années, le dimanche matin, à la gare Saint-Lazare, quand j’allais à Courbevoie chez mon père, et qu’elle prenait le train avec Mendès pour aller à sa maison de Saint-Germain.

Ce qu’elle me raconta un jour de la facilité à faire venir Mendès avec une lettre de femme, jeu auquel elle s’est amusée souvent. Elle lui écrivait, en déguisant son écriture, une lettre supposée d’une admiratrice, qui serait heureuse de faire sa connaissance, qui l’attendra tel jour, à telle heure, à tel endroit, dans un fiacre, qu’il pourra reconnaître à telle ou telle particularité. Jamais de ratage. Chaque fois, il arrivait au rendez-vous. La portière du fiacre ouverte, Mlle Moreno se montrant : « Eh ! bien, idiot, c’est moi ! »

Dans le chapitre « Griserie du métier » de son livre de souvenirs La Statue de sel (Flammarion 1928), Marguerite Moreno donne une anecdote similaire. Continuons cette journée du quatre janvier 1904 :

Je ne sais plus qui, de leurs familiers, m’a raconté entre autres détails de la liaison de Moreno avec Mendès, celui-ci : Mendès finissait généralement sa soirée à la Brasserie du carrefour Châteaudun5. Fréquentes scènes entre les deux amants, Mendès parfois un peu ivre, et un soir, à la sortie, la jetant par terre, lui tenant le visage dans le ruisseau, avec ces mots : « Embrasse ta sœur, la boue. »

C’est à lui, certainement, qu’elle doit sa façon merveilleuse de dire les vers.

On la trouve laide. On n’est pas laide avec un visage si expressif, si fin en même temps. Les yeux, le nez, la bouche sont pleins d’esprit. Elle en a d’ailleurs comme rarement chez une femme. C’est la malice et la satire féminines en personne. Avec cela, excessivement simple, camarade, et même un peu voyou.

Elle disait, l’autre jour, d’une dame qui a les jambes un peu torses : Elle a des jambes Henri II.

J’ai fait une gaffe à déjeuner. Je me suis mis à dire que j’ai horreur des gens du Midi. Mlle Moreno a éclaté de rire : « Dites donc, Léautaud ! Vous savez que je suis née à Bordeaux et de parents de ce côté-là. »

C’est faux, Marguerite Moreno est née à Paris dans le IXe arrondissement mais la famille possédait une propriété à Villefranche-du-Périgord, où est né son père, Pierre Monceau, en 1842, à 180 kilomètres de Bordeaux. Pierre Monceau a été professeur de mathématiques au lycée Louis-le-Grand. Plus bas dans cette page nous lirons « [Marguerite Moreno] m’a parlé de son enfance, dans le quartier Notre-Dame de Lorette. »

Six jours plus tard, le dimanche dix janvier dans l’après-midi, à « quatre heures et demie ». Ce que note Paul Léautaud s’est peut-être déroulé le matin.

Été chez Schwob. Tout en bavardant, je lui dis avoir rencontré José de Charmoy, il y a quelques jours, et qu’il paraît qu’il travaille à un buste d’Ernest-Charles6. Il ne me répond pas tout d’abord, assis tout près de son feu, dans un fauteuil Louis XIII, fumant un de ses éternels cigares, des Favoritos7, et l’air encore bien par terre. Il avait aujourd’hui devant lui une petite table carrée, haute, en bois blanc, sur laquelle sa lampe et deux livres anglais. Il me dit : « — Il devient bien emm……, Charmoy… Je me suis aperçu que ce n’est qu’un tapeur. Il m’a tapé — quand je dis tapé je n’entends pas d’argent, non, mais il se sert de vous. Il m’a demandé mon nom pour le Baudelaire, il me l’a redemandé pour le Vigny8, pour Sainte-Beuve9. Il est encore venu l’autre jour me demander mon nom pour je ne sais quel monument Nietzsche. Non ! cette idée d’un monument Nietzsche à Paris10. Je comprendrais à Nice, à un endroit où il a vécu, où il a pensé. Mais qu’on nous foute la paix, avec tous ces monuments. Oh ! non, et puis, tous ces monuments funéraires, le tombeau de Baudelaire, le tombeau de Vigny, Sainte-Beuve, Poe, et la littérature qui s’en suit, les Reliques d’Un Tel, Jules Tellier11, le Tombeau de Louis Ménard12. Moi qui ai horreur de la mort ! Mais ce sont des croque-morts, tous ces gens-là. Ah ! et puis il abuse, Charmoy. Ainsi il a répété partout que Mademoiselle Moreno avait posé pour le monument Vigny. Ce n’est pas vrai. Ce qui n’empêche pas qu’il fait passer des Échos tous les trois jours. Je ne reçois que des coupures de journaux13 où il y a cela. J’en ai plein le dos. Pour le Nietzsche il avait cherché à me faire taper par Albert14, mais Albert qui est plus fin s’est défilé. »

Ce que Schwob est changeant. Je l’ai connu il y a six ou sept mois, emballé de la Comtesse de Noailles. Comme je lui disais dimanche15 que Barrès lui avait donné sa voix pour le prix Goncourt, dans l’enquête du Gil Blas16, il s’est mis à dire en se moquant et en imitant la voix de Barrès : « Madame de No‑ailles… En voilà encore une ! »

Je lui ai parlé de mon article Potins Comédie. Il m’a vivement déconseillé de le donner à Séché17, la Revue d’art dramatique s’étant disqualifiée avec son histoire du Talion, pas même menée jusqu’au bout18. « D’ailleurs, on ne paie pas, et alors, quel profit aurez-vous. » J’y avais déjà songé, entendant Séché dire l’autre soir que sa revue ne payait pas. Schwob m’a dit d’aller au Figaro ou au Gil Blas. J’ai dit Gil Blas. Je dois dîner chez lui un prochain soir, pour voir Mlle Moreno, qui ajoutera peut-être quelques souvenirs à mes notes.

Le jeudi suivant, 14 janvier :

Été voir Moreno, dans Polyeucte, au théâtre Sarah-Bernhardt19. Elle n’a pas été loin d’y être parfaite. Quand elle le rejouera jeudi prochain, elle sera parfaite. C’est avec de telles artistes que la tragédie pourra redevenir une chose intéressante. À la Comédie, on n’y cherche que la pompe, la déclamation, l’effet, et le public sommeille.

De Max20 jouait Polyeucte. Je n’aime guère ce comédien, qui manque souvent de simplicité, de sang-froid, et qui chante les vers. II a fort mal dit les Stances :

Source délicieuse en misères fécondes…21

[…]
Après la représentation, invité par Théry22 à dîner au Zimmer23 avec Schwob et Moreno. Je suis d’abord rentré un peu chez moi, puis les ai retrouvés à six heures et demie. Beaucoup parlé tous de la journée, Moreno très ennuyée des bêtises de de Max, qui avaient rendu tous ses camarades un peu bébêtes devant le public. Moreno se plaignait aussi de se retrouver toujours une étrangère parmi ces comédiens pourris par la tradition, et qui ne comprennent rien aux choses simples, vraies, et un peu modernes qu’elle veut faire, qu’elle fait et qui sont du reste toute sa nature. À la Comédie comme ailleurs, les cabots, quand ils jouent du Racine, se figurent jouer des pièces historiques, reproduisant exactement les mœurs et le langage de l’époque à laquelle elles se passent, etc., etc., alors que rien n’est moins historique que les pièces de Racine, qui étaient surtout faites pour la cour de Louis XIV. Nous avons beaucoup bavardé là-dessus. Il y avait là un M. Toulet24 que je ne connaissais pas. […]

Nous sommes ensuite montés dîner, au premier étage. J’étais à côté de Moreno. C’est une remarque que j’ai déjà faite, elle ne m’intimide pas du tout, effet que me font d’ordinaire les femmes. Cela tient certainement à ce qu’elle n’a aucune pose, que son esprit est naturel, sans aucun apprêt.

Elle joue dans La Sorcière de Sardou25. À neuf heures et demie, elle a été s’habiller, après nous avoir fait placer, Théry, Toulet et moi dans la salle, où nous avons vu les trois derniers tableaux, assommants au possible. Schwob était rentré sitôt après le dîner. Nous sommes allés voir Moreno dans sa loge. Elle joue une très vieille sorcière. Elle était grimée en conséquence et comme je la regardais sans cesse : « Cela me change, hein ? — Mon Dieu ! je n’aime guère vous voir comme cela. — Ce n’est pas Sarah qui paraîtrait ainsi, dit Théry. — Oh ! rassurez-vous, répondit Moreno. Cela lui arrive aussi, … le matin26 ! »

Je suis rentré à minuit et demi, ayant mon saoul du théâtre, et avec la migraine. À Polyeucte, je m’étais retenu de pleurer, des sortes de sanglots de tête, uniquement, et cela m’avait donné mal à la tête.

Et trois jours plus tard, le dimanche 17 janvier (toujours en 1904), Paul Léautaud écrira :

J’ai bien envie de faire ma cour à Schwob et à Moreno, en leur demandant de me faire revoir Polyeucte jeudi prochain.

Ce même dimanche, Paul Léautaud retourne deux fois chez le couple La première fois à treize heures : « J’arrive chez Schwob à une heure », puis pour dîner :

Je dînais ce soir chez Schwob et lui tenais compagnie pendant la soirée, comme il m’arrive souvent à la demande de Moreno, jusqu’à l’heure d’aller la chercher au théâtre. Au cours de la conversation, après le dîner (comme toujours, Schwob dans son lit et moi sur une petite table près de son lit), comme il me parle de Villon, il me dit : « Vous ne savez pas ce que Mendès m’a dit, un jour ? Que Villon ne peut pas être un grand poète parce qu’il a été un voleur ! » Puis, après un temps, et d’un ton presque de confession : « Moi, je fais bien pire que voler, pour vivre. »

Allusion à la liaison de Moreno avec le Comte de Dion, associé d’un sieur Bouton dans la fabrication des voitures automobiles. Cette liaison faisait vivre le ménage. Le Comte de Dion avait par surcroît fait cadeau d’une voiture à Moreno. Schwob s’y prélassait de temps en temps, dans des promenades. Il m’emmena une fois qu’il allait rendre visite à la mère de Moreno, rue Chaptal. À la montée de la rue Notre-Dame-de-Lorette, de la rue Fontaine, le mécanisme de cette voiture était si parfait qu’on avait l’impression de rouler sur l’eau.

Puis le 23 janvier :

Une heure du matin. Été voir Moreno dans sa loge, à onze heures, après sa scène dans La Sorcière. Beaucoup parlé de Schwob. Moreno amère sur ce sujet, Schwob neurasthénique en diable, exigeant, malade imaginaire, faisant des scènes, et quand on semble lui montrer qu’il a tort, se mettant à pleurer. Moreno me disait combien elle trouve cela peu rose, et comme elle songe avec peine que ce n’est pas fini. « Plus tard, cela m’est égal. C’est maintenant qui m’intéresse. Voyez-vous, moi, quand je ne pourrai plus faire l’amour, ce sera fini. Je me rentrerai. Je donnerai des leçons… » Je voulais lui parler des histoires qu’elle m’a promises sur la Comédie-Française. Il n’y a pas eu moyen. Elle est occupée à l’excès. Théâtre, leçons, petits travaux pour Schwob. Elle me parlait du ménage. C’est elle qui fournit à tout. Schwob ne s’occupe de rien, et quand il a besoin de mille francs, c’est elle qu’il faut qui les trouve. « Cela me serait égal si j’avais des compensations, mais ce que c’en est loin ! »

Elle était à sa toilette, en train de se démaquiller. Elle apparaissait, jeune, avec ce visage si expressif, si pénétrant. Je ne pus m’empêcher de lui dire que c’est pourtant vrai qu’elle ressemble prodigieusement à Mlle Fel27, dont La Tour28 a fait un si beau pastel. Le même contour, la même bouche, le même nez un peu de travers, presque le même sourire. Une ressemblance aussi vive trouble presque. Là-dessus, elle me raconte l’histoire de Théry, l’avocat ami de Schwob. Théry est de Soissons. Il y a longtemps, il avait rapporté chez lui une photographie du pastel de La Tour. Quand Moreno se mit avec Schwob, dont il était l’ami depuis longtemps, Théry fit sa connaissance, et tout de suite, fut frappé de la ressemblance de Moreno avec le pastel. Il le donna alors à Moreno. Elle me dit que Mlle Fel était du reste une juive de Bordeaux.

Au départ du théâtre, elle voulut aller à pied, et je l’ai reconduite jusqu’à sa porte. Restés là une bonne demi-heure29. Elle rebavardait sur Schwob, me disant encore son regret de certains plaisirs. « Que faut-il que je fasse, hein ? » Je lui répondis que c’est l’esprit de sacrifice qui est bien la chose qu’il faut le plus détester, la plus destructive, la plus annihilante. Elle approuvait. « J’ai sacrifié ma jeunesse, mon amour du luxe, de la coquetterie, jusqu’à mon amour de l’amour. Ce n’est pas à soixante ans que je ferai l’amour, n’est-ce pas ? Voyons, Léautaud ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Donnez-moi un conseil ! »

Et encore le six février :

Retourné voir Moreno dans sa loge. Conversation à peu près la même : Schwob, elle et ses goûts. Accompagnée encore jusqu’à sa porte. Je reste là à l’écouter, encore sur le même sujet : L’amour, tout ce qui lui manque, ce que je ferais à sa place, une bonne demi-heure. Certainement que je joue un rôle de nigaud, comme tous les timides.

Je reste, devant ces propos, sans guère répondre. On me dirait peut-être, si je les racontais : Propos engageants, avances. Complétant notre certaine intimité quand je vais la chercher au théâtre, se déshabillant et se rhabillant dans sa loge, devant moi, sans la moindre gêne, de la façon la plus naturelle, pas loin de se trouver nue. Je répondrais ? Que répondrais-je ? Attiré par l’amour. Je suis occupé de bien autres choses. Ma timidité fait le reste, la peur de me tromper, l’embarras dans lequel je me trouverais. Et pas seulement l’embarras : le ridicule.

Certainement, si je voulais, si je n’étais pas ainsi arrêté… Je regretterai peut-être un jour de n’avoir pas voulu, de ne m’être pas décidé. Un ratage de plus. J’en compte déjà deux ou trois de ce genre. J’en prends l’habitude.

Singuliers propos, extrêmement engageants, qu’elle me tient là, sur le pas de sa porte, pendant une dizaine de minutes, que j’écoute sans savoir qu’en penser, sans presque y répondre, à la fois peu attiré, bien hésitant, l’amour m’intéressant peu, ma timidité faisant le reste. « Voyons, Léautaud, vous voyez dans quel état est Marcel. Ce n’est pas gai pour une femme jeune. Donnez-moi un conseil. Qu’est-ce que je dois faire ? Ce n’est pas quand j’aurai soixante ans que je ferai l’amour. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Marguerite Moreno dans La Sorcière (La Presse du 17 décembre 1903)

Quatre jours plus tard, le dix février, toujours en 1904 :

Dîner chez Schwob, avec Moreno, Schwob couché, Moreno et moi à une petite table, devant la cheminée. Moreno devait me donner quelques histoires sur la Comédie-Française, ce qu’elle fit. À 9 h. 20 départ pour le théâtre30. Schwob, se disant fatigué, préfère rester seul. Je vais avec Moreno et je passe la soirée dans sa loge. Encore grande conversation sur Schwob, puis nous parlons du procédé de Moreno comme diseuse de vers. Je lui dis que j’y ai pensé et ce que j’ai trouvé. Ce n’est pas tout à fait cela. Elle m’explique. C’est assez plastique. Moi qui ne voyais rien, et je persiste du reste à ne rien voir de plastique dans sa manière de dire les vers. Bonheur de conversation, vrai bonheur. Nous avons parlé de Baudelaire. Elle l’aime autant que moi, et le sent autant que moi, je l’ai bien vu. Comme moi aussi, elle ne trouve que lui comme poète, et déteste Gautier31, par exemple, ce poète uniquement de la forme.

Charmante intimité. Elle se déshabille et s’habille devant moi. Comme l’autre soir, assise à sa toilette, elle faisait son visage, la gorge nue, ses seins libres et visibles. J’ai rarement vu autant d’expression, de finesse, à un visage de femme. L’étonnant aussi, avec elle, c’est que pour une comédienne, elle n’a rien de comédien. Un grand naturel, presque de la gaminerie. Elle m’a encore beaucoup parlé d’elle, de son existence, de ses goûts en amour, de son goût pour les fraîcheurs, les choses vivantes, la bonne santé. Je l’ai reconduite à pied jusqu’à sa porte. Nous avons parlé de la rupture Schwob-Valéry32.

Elle m’a parlé de son enfance, dans le quartier Notre-Dame de Lorette. Elle est née comme moi en 1872. Elle a évoqué en s’amusant la petite fille qu’elle était. « Nous nous sommes sûrement rencontrés, allez ! » me disait-elle. Je lui aurais baisé les mains, tant elle était charmante.

Après dîner, au moment de partir, Schwob ayant constaté ce qu’il avait de fièvre, trouva 37,3, mais ajouta d’un air paisible et gémissant : « J’ai beaucoup plus que cela. » Aussitôt dans sa chambre, à elle, Moreno esquissa une sorte de cancan, en me disant : « Avez-vous vu le coup de la fièvre ! » en riant, et cela, devant sa bonne.

Je voudrais bien savoir ce qu’il y a sous certaines paroles de Moreno, quand elle se plaint de son manque de plaisir, de son manque d’amour… et aussi : toute sa liberté de gestes et de tenue avec moi. Cela fait trois soirées que je passe dans sa loge, et trois soirées qu’elle est la même. Un plus hardi que moi ne chercherait pas longtemps.

Lundi 22 Février

Été ce soir voir Moreno dans sa loge. Comme je le lui ai dit en entrant : « J’avais une petite commission à vous faire pour Schwob. J’ai tout de suite sauté sur ce prétexte pour venir vous voir. » Il paraît que Schwob est malade, pour de bon cette fois : entérite33, paraît-il. Nous étions en train de bavarder, quand une dame est entrée. Je n’ai pas retenu son nom. Moreno nous a présentés, pourtant, mais j’ai toujours l’air si bête quand on me présente et je pense toujours si bien à autre chose ! Il faudra que je lui demande le nom de cette dame, une assez jolie fille. Elle doit être une nouvelle de la Comédie, car elle a connu mon père. Elle et Moreno se sont mises à parler de Brandès34, qui vient de se remettre avec…, pour qui c’est bien fini avec…, — pour qui c’est décidément sérieux avec le premier. On ne disait pas les noms, si bien que je ne sais rien. Je le regrette. Ce sujet m’aurait fort intéressé. Brandès est pour moi une des deux ou trois femmes vraiment jolies, séduisantes, attirantes. Jusqu’à sa voix, une de ces voix déchirées, si émouvantes. Je ne sais plus dans quelle pièce elle jouait un rôle de femme âgée, les cheveux presque blancs. Presque plus jolie encore. Je ne pus me retenir de le lui dire (je me rappelle l’endroit : devant la porte du petit escalier menant à la scène).

Je dînerai chez Schwob demain soir. Moreno m’a dit qu’il a dû m’écrire pour cela. Je commence à ne plus pouvoir travailler. Visites par ci, dîners par là. Cela ne m’ennuie pas vraiment, sans m’amuser beaucoup. Pendant ce temps-là, je ne fais rien.

Mardi 23 Février

Dîné chez Schwob, arrivé à 7 heures. Moreno, qui dînait en ville, était encore là. Je lui ai tout de suite demandé qui était la dame d’hier. Tout simplement la fille d’Henry Fouquier35. Moreno me dit qu’elle lui a fait, après mon départ, une foule de questions sur moi. Il paraît qu’elle a lu The small friend36. Puis Moreno et Schwob se mettent à parler d’une automobile qu’ils veulent acheter. Puis Moreno passe dans sa chambre s’habiller. Je demande à Schwob ce que fait cette demoiselle Fouquier. Il me répond tout de go : « La gougnotte, et il ajoute : C’est une femme très dangereuse » et le répète encore une ou deux fois. Je lui dis que c’est la femme qu’il me faudrait pour le livre qu’il me conseille d’écrire pour le prix Goncourt. « Mais comment vous mettre en rapport ? Elle n’aime pas les hommes… — Oh ! lui dis-je, ce ne serait que verbal, nos rapports ! »

Dîner ensuite. Toute une soirée d’admirable conversation de la part de Schwob. Nous parlons de la filiation des écrivains, de l’influence, etc… Il me dit la filiation de Rabelais : les Quinze joies du mariage37, Pétrone, un peu Lucien38, un peu Cicéron, Villon. Il me raconte la genèse de Madame Bovary, Bouilhet39 conseillant à Flaubert de mettre en littérature l’histoire d’un petit médecin du pays. Il me donne raison de dire que Flaubert a donné naissance à toute une catégorie d’écrivains détestables. Je lui disais que Flaubert, par influence, avait amené certains individus à croire qu’il suffisait de suer trois jours sur une phrase pour être un écrivain. Puis il me parle des influences que lui-même a subies, tombant juste avec ce que je pensais : Platon, quatre pages du Banquet, Daniel de Foë, Poe, énormément, Flaubert, dans les commencements, jusque, non compris, Spicilège40. Il me dit : « Quand j’écris, je pense toujours au commencement du Capitaine Fracasse (Gautier). — Jules Verne ! ! ! »

Histoire de la lecture de Poe à onze ans, Schwob chez son père, directeur du Phare de la Loire41. Histoire de sa lecture De l’amour, de Stendhal, et de Madame Bovary, de Flaubert, le premier trouvé admirable, l’auteur un homme profond, très fort, le second trouvé inepte, l’auteur un sot de raconter une histoire si plate, Charles Bovary n’ayant à ses yeux rien de ce qui fait un héros de roman. Histoire de l’article de Schwob, tout jeune homme, sur Jules Verne, dans lequel il écrivait que ce dernier avait trouvé ses idées dans Poe, tel ouvrage venant de tel ouvrage de Poe, tel de tel, tel de tel et tel de tel autre.

Il me lit ensuite des pages du poète…, puis, pour me faire voir la filiation de Poe avec D. de Foë, l’ouvrage de ce dernier sur La Peste de Londres. L’influence est flagrante. C’est le même son sous les mots, le même agencement, la même atmosphère spirituelle.

J’ai un beau travail à faire avec mon étude sur Schwob, pour le Mercure. Le réussirai-je ? C’est surtout l’épigraphe qui me manque. Depuis qu’il a lu celle sur Régnier42, il ne fait que m’en parler. Je lui dis, pour lui faire plaisir : « C’est une préparation » (à la sienne).

Lundi 7 Mars

Dîné chez Schwob, avec Moreno. Après le dîner, été avec Moreno au théâtre.

11 mars 1904

Schwob. 11/03/1904(43)

Un de ses meilleurs contes : La Peste44.

Le grand rôle chez lui de l’inconscient. Se met devant sa feuille de papier sans trop savoir. Un état d’excitation particulier. Un mot, une image visuelle lui vient ; tout un conte se fait avec cela. Je n’y crois guère. Il donne au contraire l’impression d’une constante construction consciente, avec un grand jeu de cerveau.

Samedi 19 Mars

Dîné chez Schwob. Moreno dînait en ville. Elle m’avait écrit de venir tenir compagnie à Schwob45. Je suis arrivé vers 7 heures, ayant été obligé d’aller à l’étude46 jusqu’à 6 heures. Moreno était encore là pour un quart d’heure.

Grande soirée de conversation. Les filiations de France : Compère Mathieu47, Aventures de M. Pickwick, de Dickens. Nous parlons de Jarry48, de Jammes, de Bataille49, de Renard50, que Schwob a découverts, vus, le premier. « Je ne me suis jamais trompé. Quand j’ai dit d’un tel : c’est bien, j’ai toujours eu raison. Pas question d’intelligence. Sensibilité littéraire, voilà tout. »

Autre propos : « Oh ! non, vous savez. Je commence à en avoir assez du sourire à la Voltaire. Il est entendu que nous ne croyons plus à certaines choses. Ne les blaguons plus. Redevenons sérieux sur d’autres idées. »

Moreno veut fonder un théâtre, sur l’emplacement du Cirque d’été51. Mémoire adressé au Conseil municipal, avec Herold52. Schwob mécontent, à cause du Mémoire imprimé à L’Émancipation, imprimerie communiste53. L’indication de l’imprimerie, au bas du Mémoire, peut faire rater l’affaire.

À cette même date, dans le tapuscrit de Grenoble, relevé par Bertrand Vignon parmi d’autres notes prises à la hâte :

Moi qui m’ennuie partout sitôt que je ne suis plus seul, là je ne m’ennuyais jamais. Tien le chinois dressait une petite table à côté du lit de M. Schwob. En face de moi un guéridon chargé de livres. Un peu plus haut, au mur pour occuper mes yeux j’avais une reproduction du pastel de La Tour : Mademoiselle Fel, à qui ressemble si étonnamment Mademoiselle Moreno. Derrière moi les bûches flambaient dans la cheminée. Silence profond que ne troublaient que nos paroles.

Samedi 26 Mars

Je rentre du Palais à 4 heures. Je trouve une carte de Schwob chez la concierge. Deux minutes plus tôt je l’aurais trouvé. Invitation à dîner.

Dîné avec lui et Moreno. Conversation sur la pédérastie au sujet des histoires du boulevard Montparnasse54. Je suis en train, et sans aucune gêne. Je raconte mon histoire de ces gamines de la rue Monge, l’année dernière, un soir que j’attendais Bl…, en visite dans une maison au coin de la rue des Boulangers, et qui voulaient m’entraîner de l’autre côté, dans une rue assez obscure menant place du Panthéon, l’une d’elles tenant en main un rouleau de papier significatif, et que je me gardai bien de suivre, devinant les parents là-bas à attendre, et le chantage. Moreno riait. Schwob très attentif. Ensuite, au théâtre avec Moreno, que je quitte au moment de son entrée en scène.

        À Marguerite Moreno

Paris, 15, rue de l’Odéon
le 31 mars 1904

        Ma chère Madame,

J’ai bien reçu votre mot.

Naturellement, je voudrais bien ne pas venir, mais je viendrai tout de même. Ce que vous me dites de Flipe55 est bien gentil, mais pensez-vous que ma présence va le calmer ? Puis, Boule n’est pas content que vous n’ayez rien mis pour lui. Aussi, il vous envoie le bonjour, en soufflant un peu.

Mon bonjour à l’avance à mon hôte et pour vous.

Tous les hommages de

P. Léautaud

Jeudi 31 Mars

Dîné chez Schwob, Moreno absente.

« Moreno absente ». La conversation a porté sur Tarquin le Superbe56, le mauvais style de Balzac, comme étant plus propre à exprimer, rendre la vie, que le style travaillé. La conversation a aussi roulé sur Stéphane Mallarmé, sur Jules Renard, sur Pierre Loti…

À partir de cette date, les relations vont s’espacer, parce que c’est la vie. Il y aura encore ce dîner du seize avril évoqué note 45 :

Samedi 16 Avril

Dîné chez Schwob, sans Moreno, vue seulement une heure, et qui va dîner chez Bernheim57, des Beaux-Arts. Cela devient une habitude. Sitôt que Moreno dîne en ville, pour que Schwob ait quelqu’un, on m’invite.

Ce seize avril, à propos de ce dîner, Paul écrira d’abord :

Je suis décidément incapable du sentiment de reconnaissance, de vraie amitié. Au fond, je ne suis attaché vraiment à rien ni à personne.

… et continuera dans ce recroquevillement :

Je ne crois pas que personne puisse se vanter avec raison de m’avoir pour ami.

Ce n’est qu’ensuite qu’il donnera quelques détails sur la conversation du dîner (mais jamais de ce qu’on y mange).

Le 21 avril, ce sera la même chose :

Dîné ensuite chez Schwob, Moreno allant encore dîner chez Bernheim.

Il évoque une notice à rédiger sur Marcel Schwob, qui ne se fera pas ou plutôt qui se fera différemment avec la mort de Marcel Schwob dans dix mois, le 26 février 1905.

Ce ne seront plus que des correspondances, des lettres d’excuses pour ne pas avoir pu se rendre à dîner, comme cette lettre du neuf mai dans laquelle Paul Léautaud prie Marcel Schwob de l’excuser de l’« avoir laissé tant de jours sans nouvelles ». Puis celle du 22 octobre :

J’ai beaucoup à m’excuser de n’être pas venu vous voir, tous ces temps-ci, comme vous aviez bien voulu me le permettre.

À lire le Journal littéraire, où tout n’est pas noté, Paul Léautaud ne s’est rendu chez Marcel Schwob que le neuf novembre en mission pour Paul Valéry, pour une « expertise » dont on ne connaît pas la nature. Nous savons en effet que Marcel Schwob et Paul Valéry sont fâchés suite à l’affaire Dreyfus, Paul Léautaud servant d’intermédiaire. Il semble être parvenu à une réconciliation.

La veille huit novembre, Paul Léautaud a écrit à l’éditeur Edward Sansot (1864-1926) afin de lui proposer « la notice de Mademoiselle Moreno, que je connais fort bien, et depuis longtemps » à l’occasion d’une brochure à paraître. Nous apprenons à cette occasion que Marguerite Moreno a quitté le théâtre Sarah Bernhardt et se trouve…

…maintenant au Théâtre Coquelin et qu’elle sera de la prochaine pièce de Rostand58-59, qui doit être jouée le mois prochain, ce qui en fera une actualité.

Cette notice — si elle a été écrite — ne paraîtra pas.

Cet éphémère théâtre Coquelin est le théâtre de la Gaité, dont Coquelin aîné60 a pris la direction, du début de 1904 à 1907.

Le reste des aventures de Marguerite Moreno se trouve dans la page sur la mort de Marcel Schwob déjà citée, qui ne se prolonge pas au-delà du huit mars 1905.

Mais après cette mort la vie continue et le Journal littéraire aussi, dans lequel nous lisons au seize mars 1905 :

Jeudi 16 Mars [1905]

Maintenant qu’il y a une quinzaine d’écoulée depuis la mort de Schwob, il est permis de penser quels peuvent être les sentiments de Moreno. Monceau me disait tout à l’heure au Mercure, comme je lui demandais des nouvelles de sa sœur, qu’elle était repartie, qu’elle devait être en ce moment à Gênes, pour jouer. Singulier métier, quand on s’y arrête, et singulière existence. Quels rares instants pour le plaisir, ou la douleur, de la songerie, du souvenir. Il me semble par moments que je ne pourrais le supporter, moi qui, à chaque fois qu’il m’est arrivé de très vives contrariétés ou chagrins moraux, ai si difficilement pu supporter la compagnie de mes collègues de bureau : Le théâtre, pour Moreno, ce doit être ce qu’était le bureau pour moi, et la conclusion est la même. Je songe, de plus, aux sentiments intimes de Moreno, la secousse, et la première douleur passées. Après tout ce qu’elle m’a dit souvent, certains soirs, comme je l’ai noté, quand je la ramenais du théâtre, le sacrifice de sa jeunesse, de son goût pour l’amour, etc., etc… Faut-il dire : C’étaient des paroles, dont les premières amenaient les suivantes, des paroles, rien de plus — ou : Maintenant, si ces paroles étaient bien sa pensée, elle doit avoir une sorte de satisfaction. Ce que je viens d’écrire me gêne, je l’avoue. Il me semble que c’est une sorte de trahison envers le mort, envers celui qui fut mon ami. Heureusement que mes pensées sur Moreno sont purement des suppositions.

Mardi 31 octobre

[…]

Je suis allé il y a trois ou quatre jours chez Moreno, 7, rue Pierre-Nicole prolongée61. Elle était absente, mais je suis monté bavarder avec la bonne. Moreno va très bien. Elle est très bien installée. J’avais laissé ma carte avec mes amitiés. Le lendemain j’ai trouvé au Mercure une lettre d’elle m’invitant à revenir vers cinq heures. Je n’ai pu encore y aller. Je pense le faire sans faute cette semaine. Elle va repartir deux mois en Égypte. Il faut me dépêcher.

Paul se rendra à cette invitation le deux novembre, en compagnie de Blanche Blanc :

L’après-midi, au cimetière de Montrouge62 avec Bl…, puis visite à Moreno, visite sans rien d’intéressant, une demi-heure. Pas un mot sur Schwob, ni sur mon article, ce qui valait mieux, j’aurais été gêné.

L’été suivant Marcel Schwob semble complètement oublié, parce que c’est la vie :

Vendredi 31 Août

Au Mercure. Je vois Albert. Il me raconte quelques potins sur Moreno63. Son surnom : L’aiguille à tripoter. Elle est en ce moment sur une plage avec un cabot : Jean Daragon64. Comme je le lui dis : « Je suis Jean d’Aragon…65 » Il me demande quelles sont maintenant mes relations avec elle. Je lui parle de notre intimité, du temps de Schwob, mais que maintenant, elle ne me semble plus être à mon égard aussi gentille qu’avant.

En effet :

Lundi 25 Février

Moreno disait des vers aujourd’hui à l’École des Hautes Études sociales66. J’y suis allé, exprès pour la voir. Après les récitations, je suis monté pour lui dire bonjour. Accueil pas très chaleureux, un vague bonjour, seulement.

Vendredi 20 décembre [1907]

Ce matin, au Mercure, Davray nous a raconté un très beau mot de Moreno (laquelle va se marier avec Jean Daragon, cabot, et déjà son amant depuis pas mal de temps. À ajouter que Moreno a été nommée directrice du Conservatoire de Buenos-Ayres et va partir là-bas).

Il faut d’abord savoir que la vieille dame67 avec laquelle vit Jules Lemaître68 a conservé, malgré ses soixante-dix ou quatre-vingts ans, quelques restants de ses anciens goûts saphiques. À l’époque où Schwob vivait encore et où les deux couples se voyaient, il arriva que la vieille dame, qui avait jeté ses vues sur Moreno, lui fit la cour un jour d’une façon assez vive. Schwob, qui trouvait pour le moins que la dame était un peu trop mûre, surveillait de près son manège. Jules Lemaître dit alors, à ce propos, à Moreno « Hein ! Schwob ! Il monte la garde !… — Et vous la vieille garde ! » lui répliqua, coup sur coup, Moreno.

Samedi 21 Décembre

Vallette me racontait ce soir cet autre mot de Moreno, à propos de son mariage avec le cabot Jean Daragon. Quelqu’un s’étonnait qu’elle épousât ce garçon, qui n’a pour lui que sa carrure et son physique, alors qu’elle avait connu des hommes comme Mendès et comme Schwob et vécu avec eux. « Ah ! vous savez, j’en ai assez des cerveaux ! » répondit-elle…

Et à partir de là nous ne lirons plus grand-chose sur Marguerite Moreno, sauf à l’occasion de la mort de Catulle Mendès, mais ceci est une autre histoire…

Notes

1       Gustave Worms (1836-1910) est entré tardivement à la Comédie-Française, à l’âge de 32 ans. Après avoir exercé le métier de typographe il s’est inscrit au Conservatoire puis a été admis à la Comédie-Française en 1858 avant d’en démissionner en 1864 pour un engagement au théâtre Michel de Saint-Pétersbourg où il est resté dix ans. Après un passage au théâtre du Gymnase à son retour en 1874 on le retrouve à la Comédie-Française en 1877 où il sera élu sociétaire l’année suivante. Gustave Worms est le père du comédien Jean Worms (1884-1943), que l’on a vu dans Les Butors et la Finette en octobre 1917 au théâtre Antoine.

2       Catulle Mendès (1841-1909) a épousé en 1866 Judith (1845-1917), fille de Théophile Gautier. L’année suivante il entreprendra une liaison avec la compositrice Augusta Holmès dont il aura cinq enfants dont trois filles, que l’on retrouvera dans une peinture de Renoir autour d’un piano en 1888. La dernière des filles, Hélyonne (1879-1955), épousera Henri Barbusse. Séparé d’Augusta en 1886 mais toujours marié, Catulle Mendès à partir de 1892 vivra avec Marguerite Moreno (1871-1948) et ne divorcera de Judith qu’en décembre 1896 pour épouser Jeanne Mette six mois plus tard. Romancier prolifique mais décadent, Catulle Mendès écrivait avec une préciosité déjà désuète à son époque.

3       Marie Lucien Joseph d’Emmerez de Charmoy (1879-1914), né à l’île Maurice.

4       Deux textes de Charles Baudelaire portent ce titre, un en prose, l’autre en vers, que nous connaissons tous : « Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble ! »…

5       Peut-être la Taverne Pousset, ouverte en 1879 par Fernand Pousset. Voir, dans les Poètes d’aujourd’hui la notice de Maurice Maeterlinck : « C’était à la Brasserie Pousset, faubourg Montmartre ». À l’occasion de l’exposition universelle de 1889, l’établissement a déménagé au 14 boulevard des Italiens, où il a subsisté sous ce nom jusqu’en 1924 ou 1925.

6       Jean Ernest-Charles (Paul Renaison, 1875-1925), journaliste et avocat, surtout connu pour avoir été le créateur de la revue Le Censeur politique et littéraire avec son épouse, Louise Faure-Favier. Il fut en 1918 le premier président du Syndicat national des journalistes. Jean Ernest-Charles a publié dans la Revue bleue du 24 mars 1903 (page 378) un compte-rendu très élogieux du Petit Ami. On pourra lire, dans le Journal littéraire à la date du 12 mai 1908, le récit d’un incident auquel Ernest-Charles est mêlé, en tant que journaliste au Gil Blas. Voir au 22 novembre 1949, un entretien avec Chériane. Beaucoup, comme ici Paul Léautaud, pensaient qu’Ernest était son prénom.

7       Ce cigare cubain était un monument de 42 mm de diamètre sur 12 cm de long mais il paraît que pour un amateur c’est une petite chose. Après une longue disparition, il est de nos jours d’un format un peu plus réduit.

8       Alfred de Vigny (1797-1863) est militaire issu d’une longue lignée de militaires, ce qui conduit rarement à la poésie et jamais à une poésie de qualité. Disons qu’il est l’exception, encore que… Alfred de Vigny a été élu à l’Académie française en 1845, à la huitième tentative par une assemblée hostile. Son discours de réception, exceptionnellement long (57 000 caractères) et ne répondant pas aux critères de soumission de l’époque, a reçu une vigoureuse réponse de Mathieu Molé en deux fois moins de phrases, dans lesquelles jamais le mot romantisme n’a été prononcé. On connait deux monuments à la mémoire d’Alfred de Vigny, le premier date de six ans (1897), sculpté par Alexandre Descatoire (1874-1949) et est de nos jours visible à Cambrai. Le second sera sculpté dans cinq ans par François Sicard et se trouve à Loches, ville de naissance d’Alfred de Vigny.

9       Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), critique littéraire et écrivain, surtout connu pour ses Causeries du lundi, recueil de ses critiques littéraires parues dans Le Constitutionnel, entre octobre 1849 et août 1861. Ce recueil est paru une première fois en quinze volumes chez Garnier, de 1851 à 1862. CASB a été élu à l’Académie française en 1844 au fauteuil de Casimir Delavigne. José de Charmoy semble arriver un peu tard, un monument à Sainte-Beuve ayant déjà été sculpté par Denys Puech (1854-1942), l’auteur du monument à Gavarni de la place Saint-Georges tant honni par Paul Léautaud. Ce monument à Sainte-Beuve a été inauguré à Paris le 19 juin 1898 avec force discours dans le jardin du Luxembourg.

10     Cette idée ne sera pas suivie.

11     Jules Tellier (1863-1889), écrivain et journaliste mort à 26 ans. Maurice Martin du Gard fera son portrait en une des Nouvelles littéraires du 25 juillet 1925. Voir le Journal littéraire au 23 juillet 1925.

12     Louis-Nicolas Ménard (1822-1901), écrivain et poète. Condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand, il a interrompu ses études littéraires pour s’intéresser à la chimie. Il fut l’initiateur de Baudelaire aux paradis artificiels.

13     Marcel Schwob semble être abonné à l’Argus, ce qui était courant à l’époque.

14     Henri Albert (Henri-Albert Haug, 1869-1921) signait de ses seuls prénoms et beaucoup pensaient ainsi qu’il se nommait Albert. Spécialiste de Nietzsche et auteur Mercure depuis 1891, il y tint une rubrique de « Lettres allemandes » de janvier 1893 à juin 1921. Dans d’autres journaux il utilisait parfois le pseudonyme de Matin Gale. Lire, dans le Journal littéraire à l’occasion de sa mort, un court portrait au trois août 1921.

15     Pas ce matin mais plus vraisemblablement dimanche dernier, trois janvier.

16     En une du Gil Blas du 21 décembre dernier (1903) sous le titre « Le Prix Goncourt ». À propos de l’attribution du premier prix Goncourt, Maurice Barrès, répondant à la question quant à l’auteur le plus digne de recevoir ce prix : « Des prosateurs et des jeunes, n’est-ce pas ? / S’il s’agit de rendre hommage à la génialité, je vote pour la comtesse Mathieu de Noailles, qui a moins de vingt-cinq ans, et tandis qu’elle nous donnait des vers lyriques admirables, de musique, de couleur, d’invention et de désespoir, a écrit la Nouvelle espérance. / Et s’il faut se conformer plus étroitement à l’interprétation que l’on semble donner à la pensée des Goncourt, un choix s’impose à Charles-Louis Philippe. » Ce premier prix Goncourt a été décerné à Jean-Antoine Nau le soir de ce 21 décembre.

17     Il s’agit ici du fils, Alphonse Séché (1876-1964), journaliste, écrivain et directeur de théâtre (le père, Léon Séché (1848-1914), historien du romantisme, ne s’occupait pas de revue littéraire ni de théâtre). Avec Romain Rolland et Frédéric Pottecher, Alphonse Séché dirige la Revue d’art dramatique et musical. Pendant la Première Guerre mondiale, il fondera et dirigera le Théâtre aux Armées. Lecteur à la Comédie-Française en 1919, il en épousera une sociétaire, Andrée de Chauveron.

18     Il s’agit d’une affaire de plagiat de Francillon, la pièce de Dumas fils, par Auguste Chirac (1838-1910 selon la BNF) sous la forme d’une autre pièce de théâtre : Le Talion. Ce plagiat, dénoncé par la revue dans son numéro de 15 novembre, fit scandale.

19     Situé sur la place du Châtelet face au théâtre du Châtelet, ce bâtiment a été construit au début des années 1860. En 1898 Sarah Bernhardt en obtient le bail auprès de la ville de Paris. Le théâtre devient alors théâtre Sarah Bernhardt et conservera ce nom pendant 90 ans. Après d’importants travaux, ce lieu prend le nom de Théâtre de la ville en 1990.

20     Édouard de Max (1869-1924), comédien d’origine roumaine. On le retrouvera dans les chroniques de Maurice Boissard. Un court portrait en sera dressé à la fin de la journée du 30 mai 1908. Selon Ernest Raynaud, Souvenirs de police, mémoires d’un commissaire de police, Édouard de Max servit de modèle pour la statue de Baudelaire au cimetière du Montparnasse.

21     Pierre Corneille, Polyeucte martyr, rôle de Polyeucte, premier vers de l’acte IV, scène II (Pléiade de Georges Couton 1980, volume I, page 1026) : « Source délicieuse en misères féconde, / Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ? / Honteux attachements de la chair et du Monde, / Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés ? »

22     José (Joseph) Théry (1868-1944), avocat, romancier et auteur dramatique, auteur notamment de La Bâtonnière chez Albin Michel en1938, histoire de la première femme ayant occupé cette fonction. Il sera l’avocat de Guillaume Apollinaire en 1911 à l’occasion de l’affaire des statues phéniciennes du Louvre. Il sera aussi l’avocat de Louis Dumur et d’Alfred Vallette en 1921 à l’occasion de la parution du Boucher de Verdun. José Théry a collaboré à 63 numéros du Mercure (rubrique des « Questions juridiques ») et à L’Œuvre.

23     Cette brasserie existe toujours, 1, place du Châtelet, jouxtant le théâtre du Châtelet. Voici ce que dit le site web de l’établissement : « Juste après la guerre de 1870, des familles alsaciennes voulant rester françaises s’installent à Paris et créent de grandes brasseries selon leur tradition : les Zimmer, Wepler, Dreher, Bofinger et autres en témoignent encore aujourd’hui. Lors de sa création en 1896, le Zimmer de la place du Châtelet est le plus éclatant des trois établissements appartenant à la famille. L’histoire du Zimmer est étroitement liée à celle du théâtre du Châtelet : des portes permettaient autrefois aux spectateurs d’accéder directement à la salle du rez-de-chaussée et au salon du 1er étage… »

Le théâtre du Châtelet et, à droite, la brasserie Zimmer

24     Paul-Jean Toulet (1867-1920), écrivain et poète, fut un des nègres de Willy.

25     Victorien Sardou (1831-1908). La Sorcière, drame en cinq actes, a été créée au théâtre Sarah Bernhardt le 15 décembre 1903 avec Sarah Bernhardt dans le rôle de Zoraya, Marguerite Moreno dans celui d’Afrida et Édouard de Max dans celui du Cardinal Ximenes. Voir, dans Le Figaro du lendemain, page quatre, la chronique des théâtres d’Emmanuel Arène et « La soirée » d’« un Monsieur de l’Orchestre ». Lire aussi la chronique théâtrale d’Adolphe Brisson dans Le Temps du 21 décembre.

Sarah Bernhardt et Marguerite Moreno dans La Sorcière. Dessin paru dans Le Figaro du 17 décembre 1903.

26     Sarah Bernhardt, née en 1844, avait 27 ans de plus que Marguerite Moreno.

27     Marie Fel (1713-1794), fille d’un organiste de Bordeaux, chanteuse d’opéra, intime de La Tour. Maurice-Quentin de La Tour a peint plusieurs portraits de sa maîtresse Marie Fel dont ce pastel de 1757 qui semble correspondre à la description de Paul Léautaud :

28     Maurice-Quentin de La Tour (1704-1788), portraitiste et pastelliste. On se souvient notamment de son portrait de Louis XV, présent dans tous les livres d’histoire. Maurice-Quentin de La Tour figurait sur nos billets de 50 francs dans les années 1980 et 1990 avant de faire place à Antoine de Saint-Exupéry. On ne confondra pas Maurice-Quentin de La Tour avec son illustre devancier Georges de La Tour (1593-1652) et son Tricheur à l’As de carreau ou son Saint Joseph, patron des charpentiers, tous deux visibles au Louvre.

29     Le couple habitait rue Saint-Louis-en-l’Île, qui est la rue traversant toute l’île de la Cité dans sa longueur et donc dans l’axe de la Seine. Au mois de janvier vers minuit, surtout à cette époque, il devait y faire un froid de loup.

Le porche de la rue Saint-Louis en l’Île où habitait le couple.

30     À cette époque l’usage de distinguer les horaires du matin et du soir n’était pas établi et l’on se basait sur l’évidence qui, ici, n’apparaît pas clairement. La Sorcière s’est parfois jouée en matinée mais ici nous sommes à dîner. Nous savons par les journaux que la représentation de ces cinq actes commence à vingt heures trente. Du onze rue Saint-Louis-en-l’Île au théâtre Sarah Bernhardt il y a un peu plus d’un kilomètre. Marguerite Moreno ne peut être dans sa loge avant 21 :40. Avec les retards habituels au lever du rideau la pièce est commencée depuis une heure. Costume, maquillage, compter une deuxième heure. Le personnage ne doit pas apparaître avant au moins le quatrième acte.

31     Théophile Gautier (1811-1872, poète romantique, romancier et critique d’art. On se souvient notamment de Mademoiselle de Maupin paru chez Eugène Randuel, l’éditeur des romantiques (351 pages) et du Capitaine Fracasse (Charpentier 1863) et de son recueil de poésies Émaux et Camées (Didier, 1852).

32     À cause de l’affaire Dreyfus. Voir Michel Jarrety : Valéry et Schwob : une amitié interrompue, Presses universitaires de Rennes, 2007.

33     Inflammation de l’intestin grêle.

34     Journal littéraire au 18 mars 1898 : « Il y a, dans la voix de Mlle Brandès, des nuances, des sortes de déchirures délicieuses, qui éveillent en moi une grande tendresse. » Marthe Brandès (Marthe Brunschwig 1862-27 avril 1930), entrée à la Comédie-Française en 1887. Sociétaire en 1896, Marthe Brandès romp son contrat en 1903 pour jouer à la Renaissance aux côtés de Lucien Guitry. Lire la conversation entre Paul Léautaud et Sacha Guitry à la date du quatorze décembre 1946 reproduite dans leautaud.com/guitry-2/#brandes.

35     Henry Fouquier (1838-1901), journaliste, écrivain, dramaturge et homme politique. Il épouse en 1876, la veuve d’Ernest Feydeau et devient, de ce fait, le beau-père de Georges Feydeau. « La fille d’Henry Fouquier » est Henriette Fouquier (1876-1962), comédienne.

36     À cette époque, Blanche Blanc, qui souhaitait ouvrir une pension de famille, apprenait l’anglais. Paul la suivait et il lui arrivait parfois d’angliciser le titre de son roman. On peut imaginer que ça avait été au début une plaisanterie entre eux, qui est restée.

37     Les Quinze joies de mariage, texte satirique anonyme du milieu du XVe siècle. Le mot joie est ici ironique mais comment pourrait-il en être autrement ?

38     Lucien de Samosate (120-180), rhéteur syrien ayant écrit en grec.

39     Louis Hyacinthe Bouilhet (1822-1869). Condisciple de Flaubert au collège de Rouen, puis un ami intime. Après l’abandon de ses études de médecine, Louis Bouilhet exerce les métiers de professeur de littérature et de conservateur de la Bibliothèque de Rouen. C’est Louis Bouilhet qui souffla à Flaubert l’idée de s’inspirer du fait divers de Delphine Delamarre (1822–suicide en 1848) pour créer Madame Bovary.

40     Titre évidemment emprunté à Montesquieu, dans le sens de glane, c’est-à-dire ici recueil de pensées et d’observations. Le Spicilège de Marcel Schwob est paru au Mercure de France en 1896. Les premiers chapitres sont : Robert-Louis Stevenson, George Meredith, Plageon et Bacchis, Saint Julien l’Hospitalier…

41     En 1876, Georges Schwob, père de Marcel, a pris, à Nantes, la direction du quotidien républicain Le Phare de la Loire ; à sa mort en 1892, c’est son fils Maurice (1859-1928, aîné de huit ans sur Marcel), qui lui a succédé.

42     « La critique est aisée et l’art est difficile ». Cette maxime, qui était peut-être moins connue à l’époque, provient de la comédie en cinq actes Le Glorieux (1732) de l’auteur dramatique et comédien Philippe Destouches (Philippe Néricault, 1680-1754). Acte II, scène V, conversation entre Philinte et Lisette. C’est Philinte qui parle : « Je sais peu de musique et fais de méchants vers, / Ainsi j’en pourrais bien juger tout de travers. / Et d’ailleurs j’avouerai qu’au plus mauvais ouvrage / Bien souvent, malgré moi, je donne mon suffrage. / Un auteur, quel qu’il soit, me paraît mériter / Qu’aux efforts qu’il a faits on daigne se prêter. LISETTE : Mais on dit qu’aux auteurs la critique est utile. PHILINTE : La critique est aisée et l’art est difficile. / C’est là ce qui produit ce peuple de censeurs, / Et ce qui rétrécit les talents des auteurs. »

43     Les lecteurs du Journal littéraire ne vont pas reconnaître cette journée du onze mars, c’est normal, elle n’y figure pas. Il s’agit d’un second écrit (ou plutôt d’un premier), trouvé par Bertrand Vignon dans le tapuscrit de Grenoble et c’est pourquoi ce texte a été choisi ici.

44     Paru en pages une et deux (deux petites colonnes en tout) de L’Écho de Paris du trente août 1891 et dédié à Anatole France.

45     « Elle m’avait écrit de venir tenir compagnie à Schwob » Elle est terrible, cette phrase. Car enfin voici l’un des plus grands esprits de ce temps qui se trouve seul au point d’être contraint de demander à son épouse de réclamer la présence du petit Paul… parce qu’il n’a trouvé personne d’autre et qu’il est dans un état de décrépitude tel, à 37 ans, que plus personne ne vient le voir. Le seize avril nous lirons une phrase similaire : « Cela devient une habitude. Sitôt que Moreno dîne en ville, pour que Schwob ait quelqu’un, on m’invite. » Marcel Schwob va mourir dans moins d’un an, le 26 février.

46     L’étude Lemarquis,rue Louis-le-Grand, où travaillait Paul Léautaud depuis avril 1902.

47     Henri-Joseph Dulaurens : Le Compère Mathieu, ou Les bigarrures de l’esprit humain, trois volumes. Voir Stéphan Pascau : Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), Réhabilitation d’une œuvre, Champion 2006.

48     Alfred Jarry (1873-1907) est le célèbre auteur d’Ubu roi, drame en cinq actes publié au Mercure de France en 1896.

49     Henry Bataille (1872-1922), auteur dramatique et poète avec lequel Maurice Boissard ne sera pas toujours d’accord. Lire sa notice des Poètes d’aujourd’hui qui ne nous apprend pas grand’chose.

50     Jules Renard (1864-1910, à 46 ans), a été, en 1889, l’un des premiers actionnaires du Mercure de France. Il était aussi le plus important, achetant six parts sur vingt-cinq. Il sera membre de l’académie Goncourt le premier novembre 1907 au couvert de J.-K. Huysmans.

51     Le Cirque d’été, également appelé Cirque-Olympique des Champs-Élysées, Cirque-National puis Cirque de l’Impératrice, est une salle parisienne édifiée en 1841 au carré Marigny, en bordure de l’avenue Matignon, par l’architecte Jacques Hittorff et aujourd’hui disparue. Il ne reste plus que le nom de la rue du cirque dans la mémoire des parisiens. Le Théâtre Marigny se trouve une centaine de mètres plus à l’est.

52     André-Ferdinand Herold (1865-1940), petit-fils du compositeur, chartiste, poète, conteur, auteur dramatique et traducteur. A.-F. Herold a fréquenté Stéphane Mallarmé, Henri de Régnier, Pierre Louÿs, Paul Valéry. Il entretient des rapports privilégiés avec Gabriel Fauré ou Maurice Ravel. Il est auteur Mercure depuis 1891 et titulaire de la critique dramatique depuis 1896. Paul Léautaud lui succédera en octobre 1907. André-Ferdinand Herold a écrit 210 textes dans le Mercure entre février 1894 et décembre 1936.

53     Il semble qu’il faille comprendre qu’il s’agit d’une imprimerie connue pour imprimer une revue communiste (hebdomadaire ?) qui avait pour titre L’Émancipation, imprimée à Saint-Denis, au nord de Paris, de 1902 à 1939.

54     Il y a effectivement eu une « affaire du 83 boulevard du Montparnasse » en 1904 mais qui a laissé peu de traces un siècle plus tard. Cette adresse, de nos jours occupée par un cinéma UGC, à l’angle de l’impasse Robiquet, se trouve à cent mètres de l’ancienne gare.

55     Animal de compagnie de Marguerite Moreno.

56     Tarquin le Superbe, fils de Tarquin l’Ancien, qui fut le septième et dernier roi de Rome. Il régna de -534 à -509 et mourut en -495.

57     Adrien Bernheim (1861-1914), critique dramatique, inspecteur général des théâtres.

58     On ne voit pas de quelle « prochaine pièce » il peut être question en 1904. Le Matin du treize décembre page quatre évoque un « manuscrit-fantôme » et Le Petit bleu de Paris du 14 décembre page trois une pièce « qui n’arrive jamais ».

59     Edmond Rostand (1868-1918) est surtout connu de nos jours pour trois de ses pièces de théâtre : Cyrano de Bergerac (1897), L’Aiglon (1900) et Chantecler (1910). Après Cyrano de Bergerac, qui fut un triomphe, Edmond Rostand était encore un peu jeune pour entrer à l’Académie française mais avec L’Aiglon il n’était plus possible de le laisser à la porte. Il y fut donc élu le trente mai 1901, quinze mois après la création de L’Aiglon, le quinze mars 1900 au théâtre Sarah Bernhardt avec Sarah Bernhardt dans le rôle-titre et Lucien Guitry dans le rôle de Flambeau (« Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades… »).

60     Constant Coquelin (1841-1909), dit Coquelin aîné (par rapport à son frère Ernest), est l’un des comédiens les plus notoires de son temps pour avoir créé le rôle de Cyrano de Bergerac. Après son premier prix de comédie au conservatoire en 1860, Constant Coquelin a débuté à la Comédie-Française la même année et en est devenu sociétaire en 1864 pour la quitter en 1886 et y revenir en 1891 comme pensionnaire. En 1895, Constant Coquelin entre au théâtre de la Renaissance, puis prend la direction du théâtre de la Porte-Saint-Martin avec son fils Jean, jusqu’en 1901 où il laisse cette direction à son fils seul. En 1897, il y crée le rôle de Cyrano de Bergerac, ce qui lui assure une gloire éternelle. En 1911, son nom a été donné à une avenue à Paris (en fait une impasse prenant sur le boulevard des Invalides). Constant Coquelin est le fondateur de la maison de retraite des vieux comédiens de Pont-aux-Dames, au sud de Meaux.

61     La rue Pierre-Nicole (1625-1695), théologien de Port-Royal, ouverte en 1864 reliait le boulevard de Port-Royal à la rue du Val-de-grâce. La prolongation jusqu’à la rue des Feuillantines semble avoir été réalisée en 1904. La numérotation a été recalculée en 1925.

62     Où sont enterrées Fanny Forestier, tante de Paul, et sa fille Hélène.

63     M… dans l’édition papier. Correction depuis le tapuscrit de Grenoble.

64     Jean Daragon (1870-1923), comédien, amant puis mari (en 1908) de Marguerite Moreno. Voici ce qu’en dit Colette dans son essai Le Fanal bleu paru chez Ferenczi en 1949 : « Après Marcel Schwob qui l’aima sans mesure, elle épousa, pour quelques années, l’acteur Jean Daragon, à qui une barbe postiche conférait l’élégance virile du Maître de forges, ou l’hirsute poésie du Chemineau. [Jean Richepin]. Un mauvais état de santé écarta Daragon de l’ancienne guerre, et jamais protection féminine ne se fit aussi légère que celle de Moreno, vigilante au-dessus d’un homme fragile camouflé en mâle robuste. Elle se moquait de lui avec assez de virtuosité pour que, sous la raillerie, il ne discernât ni l’inquiétude ni la pitié. »

Jean Daragon en 1900 dans le rôle de Flambeau (« Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, »…)

65     Victor Hugo, Hernani, acte IV, scène IV : « Je suis Jean d’Aragon, grand-maître d’Avis, né / Dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné / Par sentence du tien, roi Carlos de Castille ! / Le meurtre est entre nous affaire de famille. » Puis : « Je suis Jean d’Aragon, roi, bourreaux et valets ! / Et si vos échafauds sont petits, changez-les ! ». (Victor Hugo, Théâtre complet I, Pléiade de J.-J. Thierry et Josette Mélèze de 1963, pages 1281.)

66     L’École des hautes études sociales (EHES) a été créée à la fin du XIXe siècle par la journaliste Dick May (Jeanne Weill, 1859-1925), d’abord sous le nom de Collège libre des Sciences sociales, en réponse à l’académisme ambiant de cette fin de siècle. Dick May a proposé très tôt l’enseignement du journalisme et a créé, de fait, la première école de journalisme en France. Dans son article sur la mort de Marcel Schwob paru en ouverture du Mercure du quinze mars 1905, Paul Léautaud écrira : « Il avait la rage de sortir le soir, et avait pris froid lundi soir, en sortant de chez Mme Dick May, rue Victor-Massé. »

67     Marie-Anne de Loynes, née Detourbay (1837-1908, à 71 ans) et dite « de Tourbey », demi-mondaine tint un salon littéraire et politique de droite conservatrice et fut très influente. Marie-Anne était de 16 ans l’aînée de Jules Lemaître (1853-1914).

68     Jules Lemaître (1853-1914), agrégé de lettres. Enseignant puis collaborateur de la Revue bleue et du Temps, Jules Lemaître se fit connaître comme critique dramatique au Journal des Débats. Ses critiques ont été rassemblées en volumes. Il a été élu à l’Académie française en 1895 avant d’écrire une douzaine de pièces, entre 1889 et 1912. Maurice Boissard chroniquera sa Princesse de Clèves, comédie en trois actes et un épilogue, de Jules Lemaître, d’après le roman de Mme de La Fayette le 1er août 1908.