Lundi 7 Septembre
Gourmont1 m’a proposé avant-hier d’aller avec lui et Dumur2 à Rouen, à la fin de cette semaine, où ils vont, histoire d’aller de là voir le Mascaret à Caudebec ou au Havre. Cela me tente, environ 50 francs de dépense, en trois jours. Cela me fait y réfléchir. Je l’expliquais ce soir à Gourmont, qui me demandait ce que j’avais décidé. Dumur était là. « Si vous voulez, je vous indiquerai un moyen de gagner ces 50 francs. Je vous dirai cela demain matin. » Nous devons nous voir à propos des épreuves des Poètes d’aujourd’hui. Je lui ai répondu que cela me rend méfiant, tant j’ai toujours raté mon affaire en pareil cas. Chaque fois qu’on m’a offert une occasion heureuse, j’ai trouvé, toujours, le moyen de n’en pas profiter, par ma faute.
Mardi 8 Septembre
Été ce matin au Mercure3. Le moyen de Dumur, c’est d’écrire un conte, une nouvelle, pour Le Matin4, où il est en ce moment à même de faire passer quelque chose, même de quelqu’un5. Le Matin cherche à se faire une petite rédaction littéraire, avec de vrais écrivains, des jeunes et des nouveaux, de préférence. Le fait est, j’en ai l’explication maintenant, que j’y ai vu tous ces derniers jours des choses de Legrand-Chabrier6, hier de Charles-Louis Philippe7… Écrire un conte, une nouvelle, moi ! Je crois bien que je ne gagnerais pas mes cinquante francs.
Mercredi 9 Septembre
J’ai vu Dumur qui m’a reparlé tout de suite de l’affaire du Matin, me disant que c’est entendu, qu’il a déjà parlé de moi, qu’on m’attend, et que ce pourra très bien n’être pas une seule fois, encore peut-être dans la suite. Nous sommes ensuite descendus trouver Gourmont chez van Bever8, pour voir si le changement du temps, il fait presque froid, le temps a l’air d’être à la pluie, ne changeait rien à ses projets. Annonce de mon absence de la partie. Alors, à qui le mieux, de Gourmont et de Dumur, déploie d’éloquence et d’arguments pour me faire dire oui. Gourmont dit que je ne peux faire manquer un voyage dont on a tant parlé, que je n’ai pas à m’inquiéter, que je trouverai toujours de l’argent au Mercure quand j’en aurai besoin, étant de la maison, connu, que je n’aurai qu’à écrire, à mon retour, un article pour le Mercure, et à écrire pour la Revue des Idées un article sur la Correspondance de Stendhal. « Vous vous mettrez au travail en rentrant, me dit-il. Vous en aurez pour une semaine à écrire ces deux articles. C’est toujours comme ça. Les plaisirs se paient toujours. Il faut venir. Vous ne pouvez plus manquer maintenant. »
Dumur parle dans le même sens. […]
Enfin, à qui parlerait le mieux, arguments et amitié, pour me décider, malgré toutes les raisons que je présentais. La modicité de mon budget. Mes ¼ d’actions9 à libérer probablement à la fin de l’année. Ma grosse dette de 400 francs. « Vous aurez votre répartition sur le chiffre d’affaires, à la fin de l’année », me dit Dumur. « Si vous croyez qu’elle n’est pas comptée déjà ! » ai-je répondu en riant. Si bien qu’il m’a fallu dire enfin oui. J’ai pris l’heure du rendez-vous à la gare Saint-Lazare. Si Gourmont n’est pas content après cela !
Vendredi 11 Septembre
Toujours le zèle, l’amitié. J’en suis touché autant qu’étonné, comme toujours. En allant ce matin au Mercure chercher de l’argent pour mon voyage, je rencontre Morisse10, qui venait chez moi11 de la part de Dumur. « Savez-vous si Léautaud est décidé, lui a demandé ce matin Dumur. En tous cas, allez donc lui dire de venir, que j’ai quelque chose à lui dire qui le décidera tout à fait. » Je suis arrivé, j’ai trouvé Dumur. « Écoutez, vous parlerez après. Je suis décidé. Maintenant dites-moi ce que vous avez à me dire. » Dumur m’a dit : « Je ne sais pas si vous savez que j’écris des articles à la Dépêche de Toulouse. Eh ! bien voilà. Vous pourrez y publier un article, sous forme d’interview, à propos des nouveaux Poètes d’Aujourd’hui. C’est moi qui ferai l’interview. Je ferai dix lignes de début. Je vous poserai trois ou quatre questions. Vous écrirez les réponses. Ce sera cinquante francs. Il y a cela, ou un article sur les Stendhaliens. » J’ai dit à Dumur combien je trouve gentil tout cela de sa part, très gentil, tout cela surtout dit, offert si simplement, avec un tel air de plaisir de me faire plaisir. C’est très faisable, même dans mes moyens, cette interview. Quant à l’article sur les Stendhaliens, moi qui ai quelquefois parlé avec Gourmont d’un article un peu dur sur tous les profiteurs de Stendhal, il me sourit assez.
J’écris ce qui précède après déjeuner. Il est une heure dix. Dans une demi-heure je serai en route pour la gare Saint-Lazare.
Jeudi 10 Septembre12
Gourmont allait passer une semaine à Rouen qu’il aimait beaucoup13. Dumur l’accompagnait pour trois jours, Gourmont me dit : « Venez-vous. On vous emmène. On rira. » J’hésitais. Cinquante francs de frais. C’est en ce temps une somme pour moi. Gourmont me dit : « Allons ! venez. Je vous ferai passer à La Dépêche (de Toulouse, à laquelle il collabore), une interview sur vos Poètes (les Poètes d’Aujourd’hui, dont je venais de publier l’édition en deux volumes). Cela vous paiera votre voyage. » Je n’avais plus à hésiter. Je dis oui pour la partie.
Vous les avez connus, Roumain
Mes compagnons de ce voyage.
J’évoque la plume à la main
Des plaisirs déjà d’un autre âge
Le temps rapide qui vous laisse
Prince charmant votre jeunesse
D’esprit14.
Rendez-vous le lendemain vendredi à la gare Saint-Lazare pour le train pour Rouen, deux heures 40. En ce temps on n’avait pas encore opéré cette réforme bouffonne de l’heure15. Tous les trois exacts, avec un grand rire en nous retrouvant. La chance, ensuite, d’être seuls dans notre compartiment16. Je crois bien que Gourmont avait le même travers que moi ou moi le même travers que lui. Les gens qu’il ne connaissait pas lui étaient antipathiques, comme des intrus, des gêneurs, des indiscrets. Quand je dis, à ce propos : travers, je suis bien bon. C’est d’une nature vulgaire, à mon avis, que se trouver familier, en cinq minutes, avec n’importe qui.
Nous nous sommes retrouvés cet après-midi à la gare Saint-Lazare, tous trois enchantés de la réunion, Gourmont surtout, tout frétillant de la partie.
Le voyage. Je dis à Gourmont et Dumur, sitôt installés en wagon : « Eh bien, vous êtes contents. Vous m’avez assez entortillé pour que je vienne. »
Je ne suis pas mécontent moi-même. Je le dis à Gourmont : « Au fond, j’ai eu tout à fait raison de venir. » Et à Dumur : « Seulement j’y perds mon originalité, celle de Parisien n’ayant jamais bougé. »
Maisons-Laffitte. Le Château.
Poissy, où l’on n’est jamais sûr de ne pas être logé un jour17.
Médan. Le buste de Zola. Il n’est pas beau et il doit être de M. José de Charmoy18.
La forêt de Saint-Germain.
Les terres cultivées, comme une foule de tapis bigarrés étalés partout bien régulièrement.
Les taches brunes, blanches, ocres, noires, des vaches au pâturage. La mousse blanche des bandes de moutons.
Nous passons en train non loin d’une localité appelée Le Bordel, qui doit être un petit coin charmant.
La Normandie aux grandes prairies, à la couleur verte.
Pont-de-l’Arche.
Puis, déjà, au loin, Notre-Dame de Bon-Secours, le monument Jeanne d’Arc, et sur la gauche, en se penchant à la portière, la flèche de la Cathédrale, et le paysage de Rouen.
Arrivée, à 4 heures et quelque chose.
Tramway. Descente à l’Hôtel de Bordeaux, au bout de la rue de la République, proche du port19. Nous prenons nos chambres. Gourmont au 1er, Dumur et moi au 4e, nos fenêtres sur la Place de la Basse-Vieille-Tour20, où se tient chaque jour un marché volant, la flèche de la Cathédrale à notre droite. Gourmont a l’air très bien connu du patron de l’hôtel.
Nous ressortons. Visites aux Églises. Exhibitions de vieilles tapisseries.
Ces visites me laissent absolument froid. Je n’ai décidément aucun goût pour l’architecture, aucunes21 connaissances non plus. On dit que le Palais de Justice est fort beau. Nous ne l’avons pas vu. Je ne le regrette pas. Si beau qu’il soit. Le nom m’eût gâté la chose. Palais de Justice ! Je n’aime point ce que tout cela évoque.
J’aime cent fois mieux flâner dans les rues, bavarder avec les gens, entrer dans des boutiques, circuler dans les vieilles rues. Cela au moins c’est de la vie, c’est vivant, cela est un aliment à mon observation. C’est ce que je n’ai pu faire. La compagnie m’a tout gâté, dans ce sens, si elle m’a été fort agréable dans d’autres.
À l’hôtel occupé par le Comptoir d’Escompte de Rouen (Hôtel de Bourgtheroulde, qui appartint à Jacques Cœur), sur la place de la Pucelle, où se trouve une Jeanne d’Arc Louis XV, fort jolie, qui nous change du modèle trop connu. Nous allons regarder l’extérieur de la Cathédrale, quelques ruelles. Apéritif au Café du Commerce22. Dîner au Café de Paris, rue de la Grosse-Horloge. Café au Café du Commerce, dont le patron vient serrer la main à Gourmont, ce qui nous fait éclater de rire, Dumur et moi, et même Gourmont aussi, de le voir si connu. Gourmont nous emmène ensuite dans un petit café, rue de la République, où il y a un cinématographe. Il y a surtout : un phonographe, qui nous prodigue tous les airs parisiens connus, un piano mécanique, qui donne tous les instruments d’un orchestre, un oiseau mécanique, des fumivores23 agrémentés d’un petit automate qui fait du gymnase, et un garçon affligé d’une fluxion très prononcée. Lui aussi reconnaît Gourmont.
Café exécrable, cinématographe imparfait24. Le piano abuse du trio de Faust25. Gourmont est ravi.
Nous sortons à onze heures. Il pleut. Nous montons nous coucher.
Impression désagréable de cette chambre d’hôtel, nue et froide. J’écris quelques cartes postales.
Galipaux26 et Polin27 sont en représentation à Rouen.
À Madame Léautaud28
Vendredi 11 septembre 1908
Ma chère Blanche.
Bien arrivé. Il faisait très froid. Nous avons été prendre nos chambres, puis visiter quelques vieilles rues, églises, maisons. Dîné au Café de Paris, rue de la Grosse-Horloge, que tu vois ci-contre. Je t’écris cette carte à onze heures du soir, en rentrant du cinématographe. Venir à Rouen pour voir le cinématographe ! Gourmont adore cela. Ma chambre donne sur la place du marché. Je ne mens pas en disant que je regrette pour me coucher ma chambre familière. Je n’ai plus que la place pour vous embrasser tous les deux, toi et mon cher Boulot29.
Paul
Samedi 12 Septembre
Nous sommes sur pied de très bonne heure, pour prendre le train pour Caudebec, pour y assister au mascaret30.
Changement de train à Barentin. Petit déjeuner. Nous arrivons à Caudebec à 9 heures et demie environ. Gourmont mal renseigné sur l’heure du mascaret projetait de le voir sans quitter la gare. On nous renseigne. Le mascaret n’est qu’à 10 heures moins vingt. Nous allons jusqu’au port.
Juste à l’heure indiquée, le « flot », comme on dit là-bas, arrive, rapide, écumant, envahisseur, submergeant la rive, montant jusque sur les rives élevées au-dessus du niveau de l’eau. Phénomène très curieux, cette vague qu’on voit de loin accourir, passer devant soi, et poursuivre sa route. Sur le port, à l’endroit où aborde le bac, deux femmes qui s’étaient entêtées à rester là, ont été jetées à terre.
À deux pas de là, Gourmont ramasse un os de sèche apporté de la mer et laissé là par le flot, et me le donne. Nous reprenons le train. Au changement de train à Barentin, station sur le quai, où nous faisons la conversation avec un commis-voyageur. Il est si bavard, que, resté seul avec lui, il me renseigne sur sa famille.
Retour à Rouen. Déjeuner au restaurant de la Cour Martin, rue du Grand-Pont. Café au Café du Commerce. Quelques pas sur le quai pour nous renseigner sur l’horaire du bateau pour La Bouille31. Brutalités d’un agent sur un gamin. J’en parle à Dumur. Ouvriers. Nous passons devant eux. Nous les entendons : « C’est pourtant nous qu’engraissons tous ces porte-lunettes. » Puis nous prenons le tramway pour Bon-Secours. En passant, sur le quai, Gourmont me montre la Porte Guillaume Lion, après laquelle se trouve le bordel du Perroquet vert, tout à fait bas. Trajet superbe, tout le long de la colline, d’étage en étage. Tramway très bien situé. Chaque tour du lacet est une vue augmentée du paysage rouennais.
Bon-Secours. Le Monument Jeanne d’Arc. Le Christ monumental. Le petit cimetière devant. Vue superbe. Nous nous asseyons un moment sur le bord du plateau. Tout Rouen et la Seine semée d’îles est devant nous. Le bruit nous arrive dans le vent des marteaux d’une usine à Quévilly, en face Croisset. En entendant ce bruit, Gourmont me dit : « Flaubert eût été content d’avoir ça. » Une grande impression de dévotion, ce plateau de Bon-Secours. Des marchands de bondieuseries, comme au Sacré-Cœur à Paris. À côté de nous, dans la partie du cimetière sur la descente de la colline vers la Seine, une tombe dont la pierre et l’entourage forment absolument un fauteuil. « Ce doit être un marchand de meubles », dit Gourmont.
Nous revenons à pied jusqu’au faubourg Martainville. Tout au bas de la côte, un peu cachés par le bord du sentier, un jeune homme et une jeune fille, dont la position de l’un et de l’autre laisse vivement à penser que celle-ci br… celui-là.
Nous débouchons près de l’octroi, jusqu’au boulevard Martainville.
On appelle, à Rouen, les ouvriers traînards sur le quai et dormant étalés sur le parapet, des « soleils ».
Là, Gourmont nous quitte, pour prendre le tramway et aller nous attendre au Café du Commerce. Il faut que je connaisse la rue Eau-de-Robec, et Dumur m’y emmène. Nous la parcourons dans toute sa longueur, après y être arrivés, en remontant le boulevard Martainville, où se trouve l’Hospice Général.
Arrivés à la rue de la République, je laisse Dumur rejoindre Gourmont, et flâne un quart d’heure seul. Apéritif. Puis je rejoins Gourmont et Dumur au Café du Commerce. Apéritif. Puis dîner au restaurant de l’hôtel. Une vieille chatte, âgée de vingt ans, appartenant à l’établissement, vient à nous, saute sur la table. Elle et moi nous sommes vite amis. Elle mange dans mon assiette de la soupe au potiron, et je lui donne le blanc de mon pigeon. Nous avons pour nous servir un vieux garçon très empressé et très affable.
Café au Café du Commerce. Puis nous prenons le tramway pour aller au cirque voir le cinématographe Pathé. C’est pour moi la première fois. Intéressant. Nous sommes obligés de partir avant la fin, à onze heures, à cause du dernier tramway. Je donne nos contremarques à des sortes de gavroches. Ils n’ont pas du tout l’accent normand.
Petite station au Café du Commerce avant de monter nous coucher. Dans ma chambre, je regarde un moment par ma fenêtre la place de la Basse-Vieille-Tour.
Des femmes en cheveux, avec des individus, y traînent et bavardent. Individus dans la pissotière. Des femmes leur font des niches, en se baissant et en les attrapant par le dessous de la tôlerie d’entourage.
À Madame Léautaud
Samedi 12 septembre 1908
Ma chère Blanche,
Été voir aujourd’hui un panorama32, après le mascaret ce matin. Le coup d’œil vraiment beau. Un peu gêné d’être ici quand tu es là-bas, très sincèrement. Il faudra tâcher de revenir ici ensemble. La ville est vraiment très intéressante.
Je vous embrasse tous les deux.
Paul
J’ai enfin vu aujourd’hui quelques chats.
Dimanche 13 septembre
Nous nous levons moins tôt, du moins Dumur et moi (à 8 heures). Nous trouvons dans sa chambre Gourmont ayant déjà déjeuné, étant déjà sorti. Il va nous attendre au Café du Commerce, écrire des lettres, pendant que nous allons déjeuner au café de l’hôtel. Auparavant, nous examinons si nous partons ce soir ou demain. Gourmont penche pour demain : « Vous n’êtes pas au bout de votre rouleau », me demande-t-il. Nous nous décidons pour demain. Dumur et moi déjeunons, puis nous rejoignons Gourmont. C’est décidé : nous ne partons que demain. Je cours acheter une carte postale pour prévenir Bl…33 Je l’écris sur la table du café et je cours la mettre en face à la boîte avec le courrier de Gourmont, dans lequel je remarque une lettre pour Mme de Courrières34, et une, avec un petit corps dur dedans, pour Mme Georgette Avril, son amie cachée, à laquelle il fait visite, un moment chaque après-midi, boulevard Saint-Michel, dans la maison du chapelier Charles, au coin de la rue Serpente35, où on pouvait avoir un chapeau haute forme pour dix francs.
Nous arrivons juste pour le départ du bateau de La Bouille. On détachait les amarres. Beau parcours mais vent très fort et très froid. Le pavillon Flaubert, à Croisset36, les Usines de Quévilly37. Je me trouve seul avec Dumur, ayant quitté Gourmont. Je lui parle de la lettre à Mme de Courrières : « Je parie, lui dis-je, qu’il lui a écrit : « Léautaud veut absolument rester encore aujourd’hui toute la journée. Nous ne rentrerons que demain. » Je lui parle aussi de la lettre Georgette Avril et de ce que je sais de cette dame, par l’exemplaire des Fleurs du Mal par elle donné à Gourmont, avec une dédicace, et qu’il m’a montré un dimanche38. Je dis à Dumur que le petit corps dur que j’ai senti doit être une des fleurs que Gourmont a cueillies hier en revenant de Bon-Secours. Dumur m’explique que Gourmont a une liaison depuis deux ans, une maîtresse, qu’il va voir très souvent. Ce doit être elle. Je lui dis que j’ai aperçu souvent Gourmont boulevard Saint-Michel, entrer dans une maison un peu plus bas que le marchand de chapeaux. Dumur me dit que ce doit être cela. Il a aussi ce mot : « Mme de Courrières a été assez furieuse quand elle l’a su. Puis elle s’y est faite. »
Quelques jolies voyageuses sur le bateau, notamment une jeune femme blonde, jeune mariée probablement, car elle a l’air de parler assez ostensiblement de son voyage de noce.
Arrivée à La Bouille à 11 heures et demie. Sur le quai, Albert Lambert père39, pérorant, avec des effets de torse et de canne, en conversation avec un petit vieux à la rosette de l’Instruction Publique40. Il paraît que le père Lambert, propriétaire à La Bouille, natif de Rouen, passant ses vacances là, ne manque jamais l’arrivée du bateau.
Dumur va retenir trois places sur la terrasse d’un restaurant. En attendant l’heure du déjeuner, nous longeons le quai. Le Bousier. La maison natale d’Hector Malot41. Je dis à Gourmont, qui s’extasie en découvrant la plaque commémorative : « Voilà les endroits où vous nous amenez ! » Nous revenons sur nos pas. Nous croisons la bande des jolies femmes du bateau. L’aventure du voile. Revenus au débarcadère, Albert Lambert père est toujours là. Nous quittons le mascaret, que nous revoyons, moins fort que la veille. Le père Lambert se décide enfin à s’en aller, après avoir appelé une jeune fille en conversation avec d’autres dames : « Madeleine ». Il se dirige vers le fond de la place, à une boucherie DUDAN, où il entre, en disant bonjour très familièrement à la patronne, qu’il prend par la taille. Nous montons déjeuner.
Ensuite à pied jusqu’à la gare de La Londe42. Pour couper quelques crochets du chemin, nous escaladons deux clôtures d’une chasse réservée. Gourmont comique dans cette escalade, avec son gros derrière, la première fois pour passer par-dessus la clôture, la seconde pour passer au travers des barreaux de bois.
Gourmont examine la composition du sol, cueille des fleurs, nous donne des leçons de botanique. La Maison-Brûlée. La route Forestière. Un cantonnier nous salue. Arrivée à la gare de La Londe, en pleine forêt. Gourmont s’est trompé sur l’heure du train pour Rouen. Une heure et demie d’attente dans la gare. (Oubli ou manifestation naturelle.) En face, sur le bord de la forêt, sans qu’on puisse le voir, un homme chante des airs du Chalet : Montagnes de l’Helvétie43… Enfin, c’est l’heure du train. Nous prenons nos billets. La gare est si fréquentée que le chef de gare est obligé de chercher dans des registres le prix de nos billets. Sur le parcours, un joli paysage : Orival.
Rentrés à Rouen rive gauche à 6 heures et demie. Nous traversons le Pont Corneille44. Apéritif au Café du Commerce. Gourmont aime beaucoup cet endroit. Devant soi, la colline Sainte-Catherine, Bon-Secours. Au coin du Pont Corneille, la réclame : Folies-Bergère, Bon-Secours !45
Ce soir, dimanche, notre place est prise. Gourmont en maugrée. Diner au restaurant de l’hôtel. Le garçon connaît déjà mes habitudes. J’ai mon pot d’eau chaude sans avoir eu à le demander. Au dîner, du homard à la mayonnaise. Gourmont les lèvres toutes barbouillées de mayonnaise… négligeant de s’essuyer la bouche. Il me fait un peu lever le cœur en le regardant. Ensuite, café au Café du Commerce. La question s’agite ensuite de l’emploi de la soirée, puisqu’il est décidé qu’il nous faut passer nos soirées absolument quelque part, au lieu de nous promener tout bonnement au hasard. Hésitation entre l’Alhambra, les Folies-Bergère, ou encore le Cirque avec le cinématographe. Gourmont penche pour l’Alhambra. Il l’explique avec un plaisir presque enfantin, que c’est très amusant, « On voit le public manifester ses opinions, etc., etc. » « Mon cher ami, lui dis-je, vous avez ça à Paris. Vous n’avez qu’à aller à Montparnasse. » Non, à Paris ça ne l’intéresse pas. Il faut que ce soit à Rouen. Nous allons à l’Alhambra. Plus de places. Que faire. Cirque ? Folies-Bergère ? Au Cirque, c’est ce que nous avons vu hier, le programme ne change que le mercredi. Les Folies-Bergère ? Ce sera peut-être comme l’Alhambra. Plus de places. « Je vous le disais, nous dit Gourmont. Il fallait se presser plus que ça. Nous sommes très en retard. » Un moment, il nous propose de retourner à la petite brasserie de la rue de la République, Dumur montre peu d’empressement. Finalement nous nous rendons aux Folies-Bergère, dans l’île Lacroix, passant devant la statue de Corneille, qui semble nous indiquer le chemin46. Ma conversation avec Dumur (Gourmont marchant seul devant nous), sur l’espèce de remords, le cas de conscience que j’éprouve quand je prends un plaisir, que je fais une dépense superflue, en songeant aux êtres privés d’une part plus ou moins grande de l’essentiel. Dumur me dit l’éprouver aussi, non pas pour tel être en particulier, mais, comme moi, pour la généralité. Un bel endroit et un beau spectacle. Voir le programme. La Polka des Arpions, par une chanteuse aux formes opulentes, parée du nom de Tarquini d’Or47, ce qu’elle chante et mime, d’une vulgarité…, Le Petit Sifflet48, par un simili Dranem49. L’acteur Silvin50, une copie de Germain51. Gourmont s’amuse comme un enfant, tout en convenant, sur mon dire, que tout cela est assez méprisable. À un entr’acte, je fais un tour avec Dumur. Je regarde de loin Gourmont assis au bord de notre petite loge. « Je voudrais bien avoir un appareil photographique, dis-je à Dumur. Je me mettrais là, et je le prendrais dans ce cadre, au milieu de ce public. Ce serait un beau document pour plus tard, hein ?… » Le vaudeville, pas trop mal joué, a beaucoup amusé Gourmont. Il a un peu dormi vers les derniers numéros.
Au sortir des Folies-Bergère, station au Café du Commerce. On fermait. Nous sommes montés nous coucher.
Lundi 14 Septembre
Nous sommes debout à 9 heures. Il est arrêté que nous rentrons à Paris par le train de 2 heures. Gourmont a déjeuné dans sa chambre, comme d’habitude. Dumur et moi déjeunons au café de l’hôtel. Nous réglons chacun notre note. Puis nous allons faire un tour. Nous visitons quelques vieilles rues, la Cathédrale, le bénitier reflétant tout l’édifice52, puis Saint-Ouen. Gourmont parle de se louer une chambre qu’il meublerait, comme pied-à-terre, et il regarde quelques écriteaux. Ensuite, nous prenons le tramway pour Darnétal53. Dans ce tramway, un prêtre qui ressemble étonnamment à Coquelin Cadet54, surtout quand il parle et rit. Gourmont remarque sur une boutique un nom : Gonzolin, celui d’un pseudonyme de Stendhal. Arrivée à Darnétal, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, joli monument genre XVIIIe. Un petit parc y est adjoint. La grille entr’ouverte. Nous entrons. Un écriteau : Défense de marcher sur les pelouses. Nous nous asseyons sur un banc, sous un marronnier. Quelques marrons tombent. Je les ramasse, les décortique et les mets dans ma poche pour Boule. Au bout de dix minutes, nous ressortons. À la grille, deux individus, coiffés de chapeaux mous, en veston, nous arrêtent. « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Êtes-vous français ? Avez-vous des pièces d’identité ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Pourquoi êtes-vous entrés dans le jardin ? Comment vous appelez-vous ? » Tout cela d’un ton rogue, insolent, presque menaçant. Gourmont se fâche un peu, leur demande quels ils sont eux-mêmes. Réponse : « Le Commissaire de police, qui s’en va, et le Commissaire de police, son successeur. » Deux commissaires de police sur notre dos, rien que cela. Gourmont continue à s’étonner qu’on tombe ainsi sur les gens, et que ce sont de singulières mœurs. J’explique que nous sommes à Rouen, que nous sommes venus par le tramway, que la grille était ouverte, que nous sommes entrés voir et nous asseoir. Quel mal ? « Ah bon. Vous êtes des « villégiateurs », dit un des deux sbires. Pendant ce temps, Dumur a tiré son porte-cartes. Il en exhibe une carte d’identité où est mentionnée une qualité de « secrétaire de la rédaction »… L’un des sbires la regarde. Effet de certains mots. « Secrétaire de la rédaction »… dit-il en montrant à son collègue, d’un air renseigné et rassuré, en même temps qu’un peu poli. Gourmont, lui, reprend de plus belle ses plaintes de pareilles façons. Le sbire nous explique que le jardin n’est ouvert que le jeudi et le dimanche, qu’on est allé les chercher tous les deux en leur signalant notre présence, que c’est regrettable, qu’ils ont des ordres, et il conclut en manière d’excuses : « Certainement, certainement. Avec la municipalité que nous avons !… »
Nous regagnons le tramway, avec l’intention de chercher à savoir l’opinion de la municipalité, pour savoir l’opinion des commissaires de police, et savoir où nous plaindre, comme journal. Si la municipalité est réactionnaire, le commissaire est républicain et il faut nous plaindre à un journal réactionnaire, et vice versa. Dumur questionne le conducteur du tramway. « Dites donc, de quelle opinion est-on dans ce pays, la municipalité ? Est-on de droite ? — Pour être de droite, non, on n’est pas de droite, répond le conducteur. — De gauche, alors. On est républicain ? reprend Dumur. — Oh ! républicain, pas non plus, on ne peut pas dire, répond le conducteur. — Je vois, reprend Dumur. Entre les deux ? — C’est ça, entre les deux », approuve le conducteur. Nous ne sommes pas en Normandie pour rien. À Rouen nous renouvelons la même question auprès d’un homme du peuple. Même réponse, plus ce détail : « Darnétal ! La Terre maudite. »55
Le tramway nous ramène à Rouen, au pied du transbordeur. Nous nous offrons la traversée sur la rive gauche. Là, Dumur et moi proposons de regagner la rive droite par le Quai et le Pont Corneille, Gourmont trouve que c’est horrible, qu’on revient tout noir, et nous reprenons le transbordeur56. « C’est nos chevaux de bois », lui dis-je, ce qui le fait rire.
Déjeuner au restaurant de la Bourse. Mon pot d’eau chaude apporté. J’y mets mon thé. Le gérant, en voyant les particules noires à la surface, croit qu’on m’a apporté de l’eau sale. Il emporte le pot sans rien dire, à la grande stupéfaction de Gourmont, qui me demande ce que cela veut dire. Je le calme en lui disant que nous le verrons bien. Le garçon vient m’expliquer. Je lui dis que ça n’a pas d’importance, qu’il me rapporte un pot d’eau chaude, voilà tout.
Café au Café du Commerce. Il fait un merveilleux soleil. Je regarde Bon-Secours. « Ce doit être un beau coup d’œil de là-haut, aujourd’hui », dis-je. Est-ce cela qui tente Gourmont ? II n’est plus très décidé à partir. Le billet est valable 4 jours. Il a encore aujourd’hui et demain. S’il ne partait que demain ? Il a quelque scrupule à nous laisser nous en retourner seuls, voilà tout. Nous le calmons, et l’engageons à rester s’il n’a rien qui l’appelle à Paris. Il hésite encore un peu. « Vous allez rentrer. Vous irez au Mercure ce soir ? » me demande-t-il. Je lui dis que non, que je serai à Paris à cinq heures, et que je rentrerai directement chez moi. Cela paraît le décider. Il y a aussi l’Alhambra, qu’il n’a pas vu. Il a également l’idée plus ou moins arrêtée d’aller à la Dépêche de Rouen pour l’histoire de Darnétal. La promenade de Bon-Secours le tente. « Eh bien, je reste », dit-il enfin.
Nous allons à l’hôtel prendre nos bagages, Dumur et moi, et Gourmont reprendre sa chambre, et nous prenons le tram pour la gare. On forme le train. Nous serrons encore une fois la main à Gourmont par la portière et le train part. L’impression générale de Dumur : « Il me manque d’avoir marché. » C’est tout à fait la mienne. Je n’ai pas assez marché, pas assez flâné dans Rouen, je ne me suis pas assez arrêté çà et là, pas assez bavardé avec les gens, avec le petit peuple. Les monuments, moi, ça ne m’intéresse qu’à demi. J’aime mieux me mêler à la vie, surprendre les détails, les mœurs, les habitudes. Il me manque ce que j’aime le plus.
À cinq heures à Paris. Omnibus Montmartre—Saint-Germain-des-Prés, avec correspondance Clichy-Odéon. Paris me semble un enfer de tumulte et d’embarras. Je descends à Saint-Sulpice, laissant Dumur continuer jusqu’à l’Odéon. À cinq heures et demie je suis chez moi. Boule ne me fait pas un autre accueil que si j’étais parti depuis le matin.
On paraît, à Rouen, assez doux avec les bêtes. Je regardais le matin la place du marché, place de la Basse-Vielle-Tour, sous mes fenêtres. On installait les étalages. Des gens du peuple allaient et venaient, chargés. Des chats, ici, des chiens là, étalés, se chauffant au soleil. Pas un bousculé. Même les gamins faisaient un petit crochet, ou descendaient le trottoir pour ne pas déranger les bêtes. Ici, en pareil endroit, avec un monde analogue, on les eût bousculées brutalement. On est aussi, en général, plus poli qu’à Paris. Sans doute, un effet de la vie moins nerveuse qu’ici.
Gourmont m’avait beaucoup parlé de l’accent normand, un peu chantant, l’accentuation de la dernière syllabe. Tout le monde ne m’a pas paru l’avoir. Il m’a semblé aussi que l’accentuation ne porte que sur la dernière syllabe d’une phrase. Un homme dira par exemple : « Je prends le train pour aller à X… voir des veaux bien portants et bon marché dont on m’a parlé hier chez machin. » L’accentuation ne sera que sur chin.
Par exemple, les agents, au moins ceux du port, distincts des autres par un insigne en drap rouge sur leur uniforme, ne m’ont pas paru meilleurs que les nôtres. J’en ai vu un brutaliser très vivement et très autoritairement un malheureux gamin étendu sur le plat du mur du quai, disant : « Je ne veux pas qu’on dorme, moi. » Une vraie brute, à figure d’alcoolique, encore jeune pourtant. Le numéro 137, si je me souviens bien, un blond, à petite moustache, portant son képi comme un apache sa casquette. C’est après cela, le propos : « C’est pourtant nous qu’engraissons tous ces porte-lunettes, » proféré par un ouvrier accoudé là.
Il y a beaucoup de chiens attachés sous de petites voitures pour les tirer. Ils m’ont paru tous bien soignés, et je n’en ai pas vu de brutalisés. Les chevaux de fiacres ne sont pas non plus très défectueux comme aspect. Quant aux fiacres, quelles vieilles carrioles poussiéreuses.
Une infinité de tramways, le trolley dans toutes les rues. Gourmont voulait nous démontrer que cela n’est pas si laid qu’on dit.
Les marchands de quatre-saisons n’ont pas de petites voitures comme à Paris. Une brouette, sur laquelle leur marchandise est posée dans de petites boîtes très plates en bois.
Beaucoup de vieilles petites rues étroites, un peu tortueuses, où se tiennent de petits marchés volants, genre rue Mouffetard telle qu’on la voit le matin.
Aussi remarqué que les femmes ont en général les lèvres assez charnues. Il paraît qu’à Rouen on mange beaucoup, signe d’une certaine sensualité.
On regardait beaucoup Gourmont, partout, au café, dans la rue, en tramway, au théâtre, les enfants et les grandes personnes57. Les gamins et gamines se poussant du coude pour se le montrer, quand nous avons débouché dans le quartier populaire (faubourg Martainville), sitôt après la descente de la Colline Sainte-Catherine. Il serait curieux de savoir pour qui on pouvait bien le prendre, le patron de l’hôtel et celui du Café du Commerce eux-mêmes. Un commerçant, un bourgeois, un fermier retiré ? Sûrement pas pour l’un des premiers écrivains d’aujourd’hui.
Il a été d’une humeur charmante, absolument, d’un bout à l’autre, et d’une merveilleuse simplicité et cordialité, un vrai camarade, cela comme à son habitude. Pour Dumur, très flegmatique.
Le curieux, c’est qu’il s’intéresse là-bas à des choses qu’il ignore ici, comme par exemple les Folies-Bergère, là-bas un vrai boui-boui. Est-ce qu’il s’y sent moins gêné, de toutes les façons ? Ou qu’en sa qualité de Normand, il se sent là-bas chez lui ? Il paraît aimer grandement ce pays et ne cesse de le célébrer. Lui qui ne prenait jamais de vacances et qui n’en prend que depuis deux ans, il est venu à Rouen chacune de ces deux années.
Il y a aussi que Gourmont a longtemps vécu enfermé, dans les livres. Puis, depuis un an ou deux, il s’est mis à sortir et découvre un tas de choses. De là son émerveillement, et le contraste pour nous, qui avons connu toutes ces choses il y a longtemps. Le nouveau pour lui est du déjà vu pour nous.
Beaucoup retrouvé mon impression de Calais, surtout le soir, avec le pont, le quai chargé de bois, la fraîcheur de l’eau. J’aurais logé moins dans le centre animé, qu’elle eût été plus vive, sans doute. Cela tient probablement que j’ai très peu de souvenirs de voyages. Ceux-ci se mêlent tout de suite aux premiers.
Peut-être aurais-je aimé aussi à avoir à Rouen quelque aventure, bien que, physiquement, je n’y fusse guère disposé. Toujours en compagnie de Gourmont et de Dumur, pas la moindre, et nous ne sommes plus non plus au temps qu’on était servi dans les hôtels, surtout en province, par de jolies servantes. Je n’ai même pas vu aux Folies-Bergère le coin du jardin où se tiennent les horizontales rouennaises, que Dumur a vues, lui, en faisant un tour à un entr’acte. Je n’ai de léger dans tout mon voyage qu’un coup d’œil inviteur que m’a adressé d’une fenêtre au deuxième étage d’une maison au coin de la place de la Basse-Vieille-Tour et d’une petite rue, une femme plus très jeune, et le numéro de ma chambre d’hôtel : 22, « les deux cocottes », m’a rappelé Dumur dès le premier soir.
Pour terminer, si je fais de ces notes un récit plus complet, en utilisant les renseignements d’un guide.
Le Guide… m’a beaucoup servi à certains endroits pour la rédaction de ce récit. On appréciera aussi le luxe d’idées philosophiques (à ma façon), que j’ai déployé.
De Remy de Gourmont à Henri Texcier58
Rouen, 14 septembre 1908.
Monsieur et cher confrère,
Il m’est arrivé aujourd’hui59, à Darnétal, une aventure extraordinaire, fantastique, chimérique, invraisemblable, folle, incroyable, — et que cependant, je vous prie de croire en considération de mes habitudes de véracité.
De passage à Rouen, je fis ce matin, avec deux de mes amis, comme moi rédacteurs au Mercure de France, une excursion à Darnétal, dont l’élégante mairie, ancien château de plaisance est, comme vous le savez mieux que moi, agréable à regarder. Or, à ce château-mairie est annexé un jardin que tout dit être un jardin public : d’abord la grille, démunie de serrure, ou qui le paraît, est entr’ouverte : ensuite, dès qu’on a mis le pied à l’intérieur, on aperçoit un écriteau fixé à un piquet enfoncé dans le sol, qui formule en lettres voyantes : « On est prié de ne pas marcher sur le gazon ». Fort bien, nous entrâmes donc et nous ne foulâmes point le gazon. Une courte allée nous mena sous un marronnier d’Inde où un banc nous attendait. Nous y passâmes un instant, sans autre incident que la chute sur nos têtes de quelques marrons, puis nous songeâmes à reprendre le tram. Or, comme nous sortions par où nous étions entrés, nous fûmes accostés par deux messieurs, dont l’un, au moins, de mine peu avenante, qui nous posèrent, alternativement ou tous deux ensemble, les questions les plus saugrenues : « Si nous étions Français, électeurs, si nous avions des papiers, si nous venions de Rouen (ce qui semble dangereux à Darnétal), si nous étions là pour longtemps, bref un chapelet de niaiseries, et cela, sous le prétexte que nous avions pénétré dans un sanctuaire interdit aux étrangers. » « Et vous autres, qui êtes-vous ? — La police, celle de Darnétal. » À ce mot affreux, l’un de nous exhiba une carte d’identité. Lui seul en possédait une et, cela fut heureux pour nous, car déjà l’on nous menaçait à mots couverts. Je ne pus résister à quelques expressions imprudentes, mais elles ne furent pas relevées, et nous pûmes nous diriger vers le tramway. Un brave homme du pays, rencontré derrière une brouette, nous dit, questionné : « Ce sont les deux commissaires de police de Darnétal, celui qui s’en va et celui qui vient. Ils font du zèle. Ils veulent se faire bien voir de la municipalité. » — Et la municipalité ? Elle est, quoi ? Républicaine ? — Pour être républicaine, elle ne l’est pas, nous fut-il répondu. Mais pour être réactionnaire, point davantage. Entre les deux, voilà la situation. » Cette appréciation nous fut répétée, non sans dédain, par deux autres personnes, qui ajoutaient de menues épigrammes à l’adresse de ces messieurs. Cependant, impossible de savoir si c’est la police qui fait du zèle, ou la municipalité qui fait des bêtises. Nous avons lieu de croire que nous avons été dénoncés par un espion de la mairie, posté en un local où est écrit Garde Champêtre et qui aurait pour mission d’embêter le public. Mais, ces histoires locales nous restent mystérieuses
Toujours est-il qu’on est traité à Darnétal à peu près comme un Français en Alsace-Lorraine. Le passeport, aboli partout ailleurs, est de rigueur en cette Terre Maudite (ce mot est d’un homme du peuple rouennais) où les espions et les commissaires de police surgissent d’entre les pavés, comme à l’Alhambra, des diables. Mais Darnétal est mieux machiné.
Je termine par ce conseil aux touristes : « N’allez pas à Darnétal. Il y a des pièges à loups ! »
Veuillez me croire votre bien dévoué confrère,
Remy de Gourmont
Rédacteur du Mercure de France,
de la Dépêche (de Toulouse),
et du Matin.
Paris, 71, rue des Saints-Pères.
Lundi 14 Septembre
Rentré cette après-midi à cinq heures et demie. J’ai fait un cahier à part de mes notes de voyage.
Mardi 15 Septembre
Rentré ce matin au Mercure. À midi, avec Dumur, nous parlons de notre voyage à Vallette. Il nous dit que l’idée de nous trois ensemble en voyage l’a beaucoup amusé, intéressé, même, quand il l’a su. Nous lui disons la bonne humeur de Gourmont, tout le temps. Dumur ajoute : « Lui qui est toujours de si mauvaise humeur chez lui, à ce qu’il paraît. C’est Mme de Courrières qui va être étonnée quand je vais lui dire cela. » Gourmont me ressemblerait-il, ou lui ressemblerais-je par là ?
Nous revenons à cette question que je me suis posée moi-même. Pour qui pouvait-on bien prendre Gourmont à Rouen ? Je dis : Les gens qui se sont fait une idée de Gourmont d’après ses livres, sans le connaître, quelle surprise, s’ils l’avaient vu là-bas, dans le petit café, ou aux Folies-Bergère, ou même seulement attablé dans son coin, au Café du Commerce !
[…]
J’oubliais de noter ce que nous disait ce matin Vallette de son étonnement de toute mon intimité avec Gourmont. « Je le connais depuis dix-huit ans, 1890, depuis la formation de la Société du Mercure. Nous nous sommes vus tous les jours. Eh bien, je ne suis certainement pas intime avec lui le quart de ce que vous êtes. C’est très curieux. » […]
Mercredi 16 Septembre
[…] Dumur a déjà vu Gourmont hier au soir. Il me dit qu’il est rentré le matin, par le train de neuf heures. Il me donne la Dépêche de Rouen60 d’hier 15, contenant une lettre de Gourmont relatant l’aventure de Darnétal. Elle est assez amusante, bien qu’elle aurait pu l’être plus, en utilisant tous les détails. Par exemple le « Avec la municipalité que nous avons ! » d’un des deux commissaires.
Ce soir, à six heures, vu Gourmont. Il me demande si j’ai vu sa lettre. Il n’est pas allé à la Dépêche de Rouen. Il a écrit sa lettre au café et l’a fait porter à la Dépêche par le chasseur. Il a écrit pour remercier de l’insertion et prier qu’on le tienne au courant des suites, s’il en est. Nous racontons plus en détail l’histoire à van Bever. « Vous voyez-nous au poste », dis-je à Gourmont. Il riait. « Je le regrette, lui dis-je. J’aurais dû faire de l’esclandre, rien que pour vous voir au poste. Hein ! vous en auriez fait, une figure… » Il riait, en disant : « Non, non, pas ça. »
Je disais ce matin à Vallette et à Dumur, au sujet d’un article à écrire sur notre voyage, comme il a été convenu que je le ferais, qu’il est bien difficile de le faire complet, c’est-à-dire avec tout ce qui concerne Gourmont, son côté enfantin, son plaisir à certains spectacles comme les Folies-Bergère de Rouen, le petit café à piano mécanique, etc., etc. Le fait est que c’est un peu délicat. « C’est un article pour quand il sera mort », a dit Dumur. En tout cas, j’ai mis ce soir mes notes au net. J’écrirai peut-être tout de même l’article, pour profiter de la fraîcheur de mes impressions, quitte à le garder.
Gourmont est retourné à Bon-Secours. Il a visité d’autres vieilles rues, notamment la rue des Cordeliers, où se trouvent tous les bordels à matelots. Le soir, il est allé à l’Alhambra. Il m’a rapporté le programme. « C’est tout à fait bien », m’a-t-il dit.
Jeudi 1er Octobre
À neuf heures moins le quart, je retrouvais Gourmont au Café Véron61. Vu là pour la première fois la nouvelle mode du sucre enveloppé dans un petit sac en papier couvert de réclames. Une nouvelle forme de publicité, et pas bête, et qui fera gagner de l’argent à son inventeur. Car ce n’est bien qu’une petite industrie nouvelle, sous le couvert de l’hygiène.
Au cinématographe62, qui tremble d’une manière bien désagréable pour la vue et pour les nerfs, quoi qu’en dise Gourmont, vu L’Arlésienne63. Comme on se retrouve ! L’acteur qui a posé pour le personnage de Frédéri n’est autre que Marié. Je l’ai tout de suite reconnu. Il est devenu mieux qu’il n’était, à ce qu’il m’a paru, du moins quand il ne mime pas des sentiments violents. Alors il grimace d’une façon bien ridicule. Il a aussi l’air d’avoir appris à marcher. Ce qu’il a bien conservé, ce sont ses côtés « coiffeur ». Dès qu’il y a une pose face au public, ça ne rate pas. D’une manière ou d’une autre, le chapeau tombe, pour montrer les jolis cheveux bien bouclés et savamment disposés.
Je commence tout de même à m’étonner de l’intérêt de Gourmont pour le cinématographe. Qu’il se soit intéressé au procédé, au mécanisme, qu’il ait voulu voir ce que c’est, bon. Y être aussi assidu, être allé à Rouen et avoir tenu, là encore, à voir le cinématographe, c’est un peu surprenant. Pour des vues de voyages intéressantes, qu’on y voit quelquefois, qu’y voit-on, le plus ordinairement : Des scènes anecdotiques, des scènes de la rue, des scènes de sports, automobile, natation, gymnastique, de petites féeries mimées. Je regardais Gourmont ce soir. Il est profondément attentif, tout cela le retient, très sérieusement. On dirait un homme qui n’a jamais rien vu, qui trouve là, bien assis dans un fauteuil, le plaisir de découvrir l’univers.
Annexe I
Fragment de la chronique dramatique du premier octobre 1908.
Sous le nom de Maurice Boissard, Paul Léautaud a rédigé dans trois revues une centaine de chroniques dramatiques.
C’est à Rouen que j’écris cette chronique64. À Rouen, moi qui depuis que j’existe, n’avais pour ainsi dire jamais quitté Paris ! C’est pourtant réel. M. Louis Dumur, que je connais de longue date, allait retrouver là pour quelques jours un vieux Rouennais de ses amis65. Il m’a proposé de l’accompagner, et au risque de perdre mon originalité de Parisien invétéré, je me suis laissé faire. Je ne le regrette pas. Le vieux Rouennais est charmant, d’une humeur délicieuse, et, grand admirateur de sa ville, il nous en montre les beautés. C’est ainsi que je connais déjà, rue de la République, un petit café bien curieux. On y trouve réunis un phonographe, un piano mécanique, un oiseau artificiel qui chante comme un vrai et un cinématographe. Les becs de gaz sont agrémentés de fumivores, où un petit équilibriste de carton fait de la barre fixe pendant toute la soirée, et le garçon qui sert exhibe une fluxion démesurée66. Tout cela fonctionne en même temps et ne coûte que cinquante centimes, consommation comprise. Avouez qu’il n’y a que la province. Le lendemain, nous sommes allés au cirque, dans le haut de Rouen, voir le Cinématographe Pathé. Le vieux Rouennais aime beaucoup le cinématographe. C’était un samedi. La salle était pleine. Un public profondément intéressé, jusqu’à se laisser prendre à l’illusion des scènes représentées et à prendre parti dans l’action, comme on voit quelquefois à Paris dans les petits théâtres de quartier. On m’avait beaucoup parlé de l’accent des gens de Rouen. Partis avant la fin du spectacle, à cause du tramway qui devait nous ramener, j’ai donné nos contremarques à des sortes de titis qui stationnaient devant la porte. Je ne sais pas si c’est que j’ai fait mal attention, mais je n’ai pas remarqué qu’ils eussent un autre accent qu’ici. Cela n’est pas pour prétendre que l’accent normand n’existe pas à Rouen, car je l’ai observé ailleurs, chez des gens de la classe moyenne. Je crois seulement pouvoir dire qu’il n’y est pas aussi général qu’on me l’avait présenté. Nous sommes allés aussi aux Folies-Bergères de Rouen, sur la rive gauche, dans l’île Lacroix. On traverse le pont Corneille, où la statue de l’auteur du Cid semble avoir été mise pour montrer le chemin. On prend une petite rue à gauche, où l’on trouve une façade vivement éclairée. C’est là. Les Folies-Bergères de Rouen sont assez différentes des nôtres et l’on pourrait plutôt les rapprocher de certains de nos petits concerts populaires. Sous ce rapport, elles n’ont même rien à leur envier, et je regrette de n’avoir pas, pour vous en donner des extraits, le texte d’une chansonnette qui nous a été débitée : La Polka des arpions. Comme glorification de la malpropreté des pieds, il y a certainement là une trouvaille, presque un chef-d’œuvre. Les couplets étaient détaillés en conséquence par un comique adroit, et, au refrain, toute la salle reprenait en chœur. C’était délicieux. Je m’en voudrais pourtant de ne pas profiter de cette chronique pour nommer le directeur de l’établissement, M. Sylvin (il vaut certes bien son homonyme, le sociétaire de la Comédie), un comédien genre « Germain » très amusant de bonhomie dans un petit vaudeville du vieux modèle, et Mlle Colette d’Or67, une chanteuse qui est loin de manquer de talent. Une chose que je regrette, pourtant, aux Folies-Bergères de Rouen, c’est de n’être pas allé voir le petit jardin où se tiennent, parait-il, les horizontales de l’endroit. M. Dumur a été les regarder, lui, à un entracte, et il m’a assuré qu’elles n’étaient pas mal du tout, pour la province ! Tels sont nos derniers plaisirs, hier soir. Ce soir, nous devons aller à l’Alhambra, où l’on donne une revue : La Bonne Aventure, ô gué ! ! ! dans laquelle défilent toutes les actualités… d’il y a longtemps : le Rachat de l’Ouest68, l’Affaire Lemoine69, Mme Le Bargy70, le Scandale des viandes, la Pochette parlementaire, etc. Cela nous rajeunira. Ensuite, si nous avons le temps, nous verrons les monuments, le musée, les vieux quartiers, etc.
Mais aurons-nous le temps ? Le Café du Commerce nous prend beaucoup, en effet. Notre cicérone est un habitué. Le gérant vient lui serrer la main chaque fois qu’il arrive. C’est pour lui comme un second domicile. Pourquoi déranger ses habitudes ? Nous sommes donc là le matin avant le déjeuner, puis après, jusqu’au dîner, et au retour du spectacle on nous y trouve encore, tranquilles, bougeant à peine, peu bavards. Quand on n’est plus jeune71, l’amitié est volontiers silencieuse, et l’on reste très bien des heures ensemble sans se dire un seul mot. Le Café du Commerce est d’ailleurs un endroit fort agréable. Vous savez, — ou vous ne savez pas, — qu’il fait l’angle de la rue de la République et du quai. De la table que nous avons adoptée, nous avons devant nous le port, à notre droite, passé le Transbordeur, la fuite lointaine de la Seine, et à notre gauche la côte Sainte-Catherine et Bon-Secours. Regarder ce paysage sous le soleil de midi, puis sous la lumière adoucie de la journée, peu à peu enveloppé de brume quand arrive le soir ! Mon Dieu ! cela vaut peut-être bien les trésors un peu froids des musées et des architectures.
Notes
1 Sans prénom il s’agira toujours de Remy de Gourmont (1858-1915), romancier, journaliste et critique d’art, proche des symbolistes. Paul Léautaud deviendra son intime. Jean de Gourmont (1877-1928, cadet de 19 ans de son frère) sera salarié du Mercure de France. Voir le très riche site http ://www.remydegourmont.org/
2 Louis Dumur (1860-1933), romancier, poète et dramaturge suisse. Après avoir fondé la revue La Pléiade (deuxième du nom) avec Édouard Dubus, Gabriel-Albert Aurier et Louis-Pilate de Brinn’Gaubast, il est avec Alfred Valette l’un des fondateurs du nouveau Mercure de France, dont il est rédacteur en chef en 1889 et secrétaire général en 1895. On lira son portrait dans le Journal littéraire aux 13 et 15 novembre 1922 et au quatre août 1931. Voir aussi chez André Billy, Le Pont des Saint-Pères (Arthème Fayard 1947) pages 40-42.
3 PL est salarié du Mercure depuis le premier janvier, il est donc surprenant qu’il le note. C’est qu’il doit être en congés, vraisemblablement depuis lundi 31 août.
4 Le Matin, journal d’une droite conservatrice traditionnelle, a été l’un des plus importants quotidiens du début du siècle. Fondé en 1883 il paraîtra jusqu’à la Libération, époque à laquelle il sera interdit pour ses dérives extrême-droitières.
5 Même de quelqu’un d’autre.
6 Legrand-Chabrier est la signature commune d’André Legrand et de Marcel Chabrier. Marcel Chabrier (1874-1910), fils du compositeur Emmanuel Chabrier. À condition d’être intéressé on peut lire, dans le Mercure du 16 septembre 1910, « Aspects humains d’Ambroise Paré », texte de 23 pages signé Legrand-Chabrier, ainsi que la nécrologie de Marcel Chabrier. PL a rencontré les Legrand-Chabrier, comme il dit, le 23 juin 1907.
7 Avant-hier 6 septembre La Demande en mariage, 1re et 2e colonnes de la page 4. Charles-Louis Philippe (1874-1909), poète et romancier, cofondateur de La Nouvelle revue française, surtout connu comme auteur de Bubu de Montparnasse (éditions de la Revue Blanche 1901).
8 Adolphe van Bever, (1871-1927), bibliographe et érudit. Paul Léautaud et lui se sont rencontrés à l’école communale de Courbevoie et sont restés amis. Dans ses Entretiens avec Robert Malet, PL dira de lui : « van Bever, qui était un être d’une précocité étonnante et d’un naturel hardi, entreprenant, faisait des conférences. Il ne devait pas avoir plus de quatorze ou quinze ans environ et il organisait des conférences littéraires à la mairie de Neuilly. » Vers la fin du siècle, Adolphe van Bever et Paul Léautaud ont habité ensemble par économie. Adolphe, à ce moment-là est secrétaire au Mercure après l’avoir été au théâtre de l’Œuvre. À son départ en 1912, Paul Léautaud occupera son bureau. En décembre 1899 ils ont publié ensemble les Poètes d’aujourd’hui. Voir les mémoires de Lugné-Poe : La Parade II : Acrobaties, pages 37 à 42, chapitre : « Le premier abonné », Gallimard 1931.
9 Le 31 octobre 1905, Paul Léautaud a acheté des actions de la société du Mercure de France.
10 Paul Morisse (1866-1946) partagera le bureau de PL jusqu’en 1911.
11 À cette époque, PL habitait 17, rue Duguay-Trouin, à l’ouest du jardin du Luxembourg. Depuis la rue de Condé, siège du Mercure de France, les trois quarts du trajet d’un kilomètre peuvent se faire par le jardin.
12 Le 14 septembre nous lirons « Rentré [à Paris] cette après-midi à cinq heures et demie. J’ai fait un cahier à part de mes notes de voyage. » Il s’agit ici, à l’évidence de ces notes. Dans l’édition du Journal littéraire en volume, sans autre indication, cette journée du jeudi dix septembre se trouve placée après le vendredi onze, laissant un grand blanc après « Dans une demi-heure je serai en route pour la gare Saint-Lazare. » Nous laissons en place pour la même raison que l’éditeur du volume la chronologie du récit, à défaut de celle des dates.
13 Remy de Gourmont est né en Normandie.
14 Vers probablement de Paul Léautaud.
15 La première réforme nationale de l’heure, en 1891, a défini l’heure de Paris comme heure nationale (à cause des chemins de fer et du télégraphe). Le quotidien des Parisiens (dont Paul Léautaud) n’a donc pas été touché par cette réforme. La deuxième réforme aura lieux dans neuf ans, en mars 1917 instaurant l’heure d’été. Cette phrase sur une réforme de l’heure datant de dix-sept ans et sans incidence sur la vie de PL est incongrue en 1908. On pense donc à une rédaction plus tardive, peut-être une récriture pour la parution dans le Mercure de février 1955, page 194. À cette époque, la France aura vécu bien plus récemment deux réformes de l’heure, une pendant l’occupation, avançant d’une heure en conservant l’heure d’été, la quatrième à la Libération, supprimant l’heure d’été mais conservant l’avance d’une heure.

16 À cette époque, les compartiments de chemin de fer étaient séparés les uns des autres, aucun couloir ne les reliant. Chaque compartiment avec donc sa porte d’accès au quai.
17 L’hôpital de Poissy date du XIIIe siècle.
18 En effet. Il a été inauguré en 1906 et placé devant la maison de Zola à Médan. José de Charmoy (1879-1914), sculpteur spécialisé dans les œuvres funéraires. Indépendamment du buste de Zola, on doit à José de Charmoy le cénotaphe de Baudelaire (1902) et la statue funéraire de Sainte-Beuve, tous deux au cimetière du Montparnasse.
19 Dans l’axe du pont Corneille. Il ne reste plus rien de tout cela.

21 Aucunes au pluriel est une particularité léautaldienne constamment rencontrée.
22 Dans sa chronique des « Théâtres » du premier octobre 1908, écrite à Rouen, PL précisera que le Café du Commerce « fait l’angle de la rue de la République et du quai. »
23 Dispositif absorbant la fumée. Ce pouvaient être des poêles ou des lampes auxquels ce dispositif était incorporé à la fabrication ou ajouté ultérieurement. Dans le cas d’un poêle, à bois ou à charbon, le petit gymnaste de carton (chronique des Théâtres) pouvait être actionné par un mécanisme entraîné par la chaleur ou le courant d’air. Certaines marques de brûle-parfum ont nommé leurs produits fumivore. Le Nouveau Larousse illustré en sept volumes que PL consultait au Mercure reproduit les dessins de deux appareils auxquels l’homme du XXIe siècle ne comprend rien.

24 Paul Léautaud peut en juger. Si c’est la première fois qu’il en parle dans son Journal, ce n’est pas la première fois qu’il assiste à ce spectacle. Dans sa chronique dramatique d’avril dernier à propos du Ramuntcho de Pierre Loti représenté à l’Odéon en février il a écrit : « En quoi cela peut-il intéresser de voir sur une scène de théâtre une troupe de paysans basques jouer à la “pelote” ou danser d’une façon ou d’une autre ? Nous avons le cinématographe, pour ces reproductions, et elles y sont plus réussies. »
25 L’air est connu de tous les spectateurs du film La Grande illusion (Renoir, été 1937) chanté furtivement par Julien Carette à l’intention de l’arrivée de nouveaux prisonniers : « Anges purs, anges radieux, planquez votre or ». Comme on s’en doute, seule la première partie de la phrase se trouve dans de livret de Jules Barbier et Michel Carré.
26 Félix Galipaux (1860-1931), comédien, auteur de théâtre et romancier. Contrairement à l’esprit de son temps, cet humoriste ne cherchait pas le succès grâce à un aspect physique ou un défaut de prononciation mais, tel un Raymond Devos, par la qualité de ses textes. Félix Galipaux a grandement contribué à l’utilisation du mot Galipette, sans en être toutefois l’inventeur.
27 Polin (Paul Marsalés, 1863-1927) chanta à La Scala du Boulevard de Strasbourg pendant une vingtaine d’années. On se souvient encore de La Caissière du Grand Café ou de L’Ami Bidasse.
28 Les lettres reproduites ici ne font pas partie du Journal mais proviennent de la Correspondance (Flammarion 1971, deux volumes). Pour des raisons de convenances, Blanche Blanc, qui a passé plusieurs années aux côtés de PL, préférait être nommée « Madame Léautaud ».
29 Boule, le premier chat de Paul Léautaud.
30 Le mascaret était particulièrement visible à Caudebec à cause de la topographie du lieu, situé sur une forte boucle de la Seine. Des aménagements effectués dans les années 1960 rendent le phénomène bien moins visible aujourd’hui. Il n’y a plus de train pour Caudebec. La distance en voiture est d’une quarantaine de kilomètres.
31 Petit port au milieu de la boucle suivante de la Seine. Une vingtaine de kilomètres.
32 Note de la Correspondance : « De Bon Secours. »
33 Paul Léautaud a quitté Blanche en 1914 et a par la suite refusé que son nom soit écrit en entier dans son Journal, exigence que Marie Dormoy a évidemment respecté.
34 Berthe de Courrière (sans s) (Caroline Courrière, 1852-1916), courtisane mafflue, maîtresse du général Boulanger, de quelques ministres et du sculpteur Auguste Clésinger (né en 1814 il avait 38 ans de plus qu’elle) qui en fit sa légataire universelle à sa mort en 1883. En 1886 Berthe devient la maîtresse de Remy de Gourmont et Sixtine dans ses livres. Gourmont habitera chez Berthe, 71 rue des Saint-Pères, jusqu’à sa mort en 1915. Berthe n’hésitera pas à inhumer Remy de Gourmont dans le caveau d’Auguste Clésinger où elle le rejoindra quelque mois plus tard. Voir également le Journal au 24 janvier 1906, au 17 mars, au 13 septembre 1908 et bien sûr à la mort de Remy de Gourmont (27 septembre 1915) et surtout à la visite de Berthe de Courrière au Mercure le 6 octobre 1915. Paul Léautaud écrit assez couramment Courrières (avec un s).
35 PL ne précise pas s’il s’agit de l’immeuble du 18 ou du 20, boulevard Saint-Michel. Mais le 15 janvier 1921 nous lirons : « Je l’ai vu [Gourmont] entrer une fois dans une maison du boulevard Saint-Michel, entre la rue Serpente et le boulevard Saint-Germain. » Selon cette indication Georgette Avril habitait donc au 20, boulevard Saint-Michel dans l’immeuble qui a abrité la librairie Boulinier de 1936 à mai 2020. Mais quelques lignes plus bas nous lirons « un peu plus bas que le marchand de chapeaux ». Il s’agit donc du numéro 18, ce qui sera confirmé le 13 mai 1938 où une autre indication imposera le numéro 18.
36 PL écrit pavillon et non maison parce que la maison, vendue par sa nièce Caroline Hamard (1846-1931), a été détruite peu après la mort de Gustave Flaubert (en mai 1880). Le pavillons subsistant est une pièce, assez petite, d’un seul niveau, « éclairée par cinq fenêtres, dont trois donnent sur le jardin et deux sur le fleuve »

37 Les papeteries Navarre, fondées en 1906. Ce n’est qu’en 1917 que seront implantés les hauts fourneaux de Rouen, signal du développement de l’intérieur de cette boucle de la Seine.
38 Le 11 novembre 1906.
39 Albert Lambert père (1847-1918), auteur dramatique (surtout de vaudevilles), poète et comédien. Son fils (1865-1941) est comédien, sociétaire de la Comédie-Française pendant 44 ans (de 1891 à 1935). Il a tourné que dans quelques films, en 1908-1909.
40 Les palmes académiques (laurier et olivier, or ou argent) sur bouton violet. Depuis décembre 1866, l’attribution des palmes fut étendue aux personnes dont les travaux étaient utiles à l’instruction publique (savants, écrivains ou, comme ici, comédiens…)
41 Hector Malot (1830-1907). La maison natale d’Hector Malot, quai Hector Malot, se visite encore aujourd’hui. Hector Malo y a vécu jusqu’à l’âge de cinq ans.

42 Plein sud. En ligne droite, compter six bons kilomètres à travers bois.
43 Le Chalet, opéra en un acte d’Adolphe Adam sur un livret d’Eugène Scribe et de Mélesville, créé à l’Opéra-comique le 15 septembre 1834. L’air « Arrêtons-nous ici… Vallons de l’Helvétie ! » avait fait l’objet en 1904 d’un disque enregistré par la basse française Pol Plançon, à la justesse très approximative venant peut-être de l’enregistrement, accompagnée au piano.
44 Ce pont Corneille a été détruit en juin 1940 pour empêcher l’avancée des troupes allemandes vers le sud. En deux parties, il reposait en son milieu sur la pointe ouest de l’île Lacroix. Comme le pont neuf de Paris, cette pointe ouest, dépassant en aval du pont, supportait une statue, qui n’était pas celle de Louis XIV mais celle de Pierre Corneille, natif de Rouen en 1606. Nous aurons l’occasion de retrouver cette statue dans la suite du récit de PL. Construit en 1829 ce pont Corneille était un pont de pierre, massif qui n’avait rien à voir avec celui reconstruit après-guerre et inauguré en 1952.
45 La pointe nord-ouest de l’île Lacroix venait mourir face à l’hôtel de Bordeaux et au pont Corneille. Il y avait des « Folies Bergère » à Rouen, comme nous le lirons ci-dessous. Une salle de 1 400 places fut construite dans l’Île Lacroix, peu après la guerre de 1870. Ce n’est que vers 1880 que le nom magique de treize lettres de Folies Bergère fut donné à ce théâtre. Comme tout le quartier, cette salle fut démolie pour la reconstruction de l’île Lacroix à la fin des années 1950.
46 Pierre Corneille, debout, a les deux bras tendus vers le bas. La main gauche tient une feuille de papier, l’autre une plume. Il regarde vers sa droite, vers l’île Lacroix. Cette statue due au sculpteur David d’Angers date de 1834, peu après la construction du pont inauguré en 1829 alors sous le nom de « Pont de Pierre ». La statue a été fondue pendant la guerre.
47 Mathilde Tarquini d’Or (1863-1945), chanteuse italienne, fut la compagne d’Aristide Bruant (note au 12 septembre 1925) de 1895 à sa mort (à lui) en 1925.
48 Cette chanson a été créée en 1904 par Louis Maurel (1859-1936). Musique d’Alfred Vieillot sur un texte de Nephtali Valabrègue (1862-1933) : « J’ai un p’tit sifflet / En bois d’arbre / En bois d’arbre / J’ai un p’tit sifflet / En bois d’arbre / S’il vous plaît »…
49 Dranem (Armand Ménard, 1869-1935), chanteur populaire comique, encore connu de nos jours par son succès Pétronille, tu sens la menthe.
50 Copié du nom de Sylvain (avec un a), directeur des Folies Bergère, brièvement cité sous la graphie Sylvin dans la chronique dramatique du 1er octobre 1908, rédigée au cours de cette soirée du 13 et reproduite en annexe I ci-après.
51 Peut-être le comédien Germain (1847-1938). On peut cependant relever que Maurice Boissard, dans sa chronique du premier octobre indique des guillemets à « Germain », ce qui peut indiquer une autre signification.
52 Léon visite la cathédrale de Rouen en attendant l’heure du rendez-vous avec Emma Bovary : « La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolé. »
53 Faubourg de Rouen, au nord-est.
54 Ernest Coquelin (1848-1909), dit Coquelin cadet, reçoit le premier prix de comédie du Conservatoire en 1867 et débute à l’Odéon (qui était à l’époque une salle de la Comédie-Française), puis salle Richelieu où il s’est spécialisé dans les rôles comiques. Il est élu sociétaire en 1879. Il meurt en 1909 à l’âge de 61 ans après avoir été interné dans une « maison de santé. »

55 Darnétal était divisé en deux quartiers : Longpaon et Carville, qui jadis appartenaient à deux paroisses bien distinctes et furent sans doute marquées par les guerres de religion. Un dicton local datant peut-être de cette époque affirme : « Longpaon terre maudite, Carville terre bénite. »
56 Le pont transbordeur de Rouen était le deuxième construit en Europe. Il a fonctionné de 1899 à 1940, date ou des soldats français le firent sauter, pour les mêmes raisons que celles décidant de la destruction du pont Corneille. Il était à l’époque la dernière possibilité de franchir la Seine avant la mer. Ce pont transbordeur était situé un peu en aval de l’île Lacroix, vers l’endroit où est situé, de nos jours, le pont Guillaume-le-Conquérant.
57 Remy de Gourmont était affecté au visage d’un lupus tuberculeux que les médecins de l’époque ont cru devoir bruler, ce qui avait laissé des traces importantes. Il avait beaucoup souffert, au physique et au moral.
58 Source : Correspondance de Remy de Gourmont, réunie, préfacée et annotée par Vincent Gogibu, éditions du Sandre, juin 2010. Note de V. Gogibu : « Henri Texcier, (1888-1957) universitaire républicain rouennais et directeur du quotidien radical La Dépêche de Rouen (1903-1940). »
59 Note de Vincent Gogibu : « Dans La Dépêche de Rouen, la lettre est introduite de la sorte : “Aventure de Touristes. — La Police de Darnétal exagère — Notre éminent confrère Remy de Gourmont ayant été victime à Darnétal d’une aventure plutôt grotesque, n’a pu résister au désir de nous la narrer. Nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs la spirituelle lettre qu’il nous adresse à ce propos […].” »
60 Quotidien radical ayant paru de juillet 1903 à juin 1940.
61 Le Café Véron occupait toute la partie droite sur le boulevard Montmartre, entre le passage des Panoramas et la rue Vivienne. Dans un guide de 1825 nous pouvons lire : « À l’angle du boulevard est le café Véron, dont tous les ornemens sont avoués par le goût. Les consommateurs sortent toujours satisfaits de ce beau café. » Louis Montigny, Le Provincial à Paris, Esquisse des mœurs parisiennes, chez Ladvocat, Paris, 2e édition, 1825, tome premier page 159.
62 L’Omnia Pathé, 5 boulevard Montmartre, inauguré le 14 décembre 1906, semble être la première salle Pathé, particulièrement luxueuse. Pathé, jusque-là, était surtout producteur de films et de disques. Le Comœdia de ce premier octobre la qualifie de « plus beau cinématographe de Paris ».
63 Ce film de 18 minutes réalisé par Albert Capellani vient d’être tourné par la SCAGL (Société cinématographique des auteurs et gens de lettres), résultat de la fusion de Pathé et du Film d’Art. Certains ouvrages avancent même une date de sortie fin octobre. La distribution est la suivante : Jean Marié de l’Isle (dont il semble que ce soit le premier film), Jeanne Grumbach, Henri Desfontaines, Paul Capellani, Mademoiselle Bouquet, Mademoiselle Bertyl, Henry Krauss.
64 Parue dans le Mercure du premier octobre 1908, page 525.
65 PL cache ici Remy de Gourmont, peut-être pour ne pas l’impliquer.
66 Fluxion : « gonflement inflammatoire des gencives ou des joues provoqué par une infection dentaire » (TLFi).
67 Mathilde Tarquini d’Or (note 46). L’opinion de Paul Léautaud est, comme on le voit, fort différente de celle de Maurice Boissard.
68 Par l’« Ouest » il faut entendre la Compagnie des chemins de fer de l’ouest. Dans les années 1850 l’état décida de racheter les 26 compagnies privées de chemin de fer existantes pour les fédérer en six compagnies d’État.
69 Une affaire d’infanticide ayant eu lieu vers 1860 à Chinon. L’enfant d’Angelina Lemoine a été étouffé puis brulé par sa grand-mère. Cette affaire a fait l’objet d’un téléfilm réalisé par Claude Barma en 1960.
70 Simone Le Bargy (1877-1985), comédienne (dite « Madame Simone ») puis femme de lettres française née Pauline Benda. Après son divorce elle se remarie en 1909 avec Claude Casimir-Perier, fils de l’ancien président de la République. Elle aura ensuite une liaison avec Alain Fournier, alors secrétaire de son mari. Elle fut membre du jury du prix Femina de 1935 à sa mort, à l’âge de 108 ans.
71 En 1908, Paul Léautaud a 36 ans mais dans ses chroniques de théâtre il aime à se faire passer pour un vieux monsieur.