René Fallet, Journal de 5 à 7

(Notes sur Léautaud)

Cette page est publiée ici en toute liberté par David Burjade, que les lecteurs de ce site connaissent un peu.
D’autres pages, rédigées par d’autres passionnés sont à suivre.


1964, 1965, 1966, 1967-1968 1969-1977

Le 6 octobre 2021, soit approximativement 38 ans après la mort de son auteur René Fallet, sortait le « Journal de 5 à 7 » chez les Éditions des Équateurs, préfacé par Philibert Humm et Agathe Fallet.

La plupart de ses romans ont connu de vifs succès à leur sortie et certains ont été adaptés au cinéma (Les vieux de la vieille, La soupe aux choux, Le triporteur, Un idiot à Paris etc.). Il a reçu le prix Interallié pour Paris au mois d’août en 1964 (« DÉS-HO-NO-RÉ ! » aurait dit Léautaud).

N’ayant encore jamais lu un seul de ses romans, c’est plutôt par grand intérêt pour le style journalistique et pour sa relation d’amitié avec un autre poète moustachu notoire (Georges Brassens) que je me suis plongé dans ce journal débuté en 1962 (on y trouve aussi des notes retranscrites d’années antérieures) et finissant en 1983, année de son décès à 55 ans.

De plus, je savais que René Fallet avait une grande admiration pour Paul Léautaud, notamment pour son Journal Littéraire, j’étais donc à peu près sûr de ne pas être déçu tant les références me séduisaient. Il existe par ailleurs à ce sujet plusieurs témoignages audiovisuels qui démontrent bien l’intérêt magistral de Fallet pour Léautaud (discussion littéraire avec Brassens, Brassens et Fallet partant en pèlerinage dans la maison de Fontenay-aux-Roses, à la Vallée-aux-Loups en compagnie de Marie Dormoy etc.).

C’est en 1964 que René commence la lecture du Journal Littéraire, et dès lors, l’homme aux 300 chats et 150 chiens (« pas tous en même temps ») devient omniprésent dans l’ouvrage. Admiré, cité à de multiples reprises, on sent bien que Léautaud exerce une influence considérable sur Fallet.

Cependant, ce Journal de 5 à 7 ne ressemble pas à celui de Léautaud. L’auteur n’essaie pas d’imiter, de créer ou d’annoter « à la manière de » son maître. René Fallet a clairement sa propre écriture, son étonnante personnalité et on peut affirmer avec certitude que les règles tacites d’honnêteté, de sincérité tous azimuts y sont appliquées avec zèle et fracas, faisant fi de toute convenance et de bien-pensance ! C’est un journal d’humeurs (souvent mauvaises) et d’humour (souvent noir), un journal mélancolique, poétique, dramatique mais surtout une œuvre d’une bouleversante intensité.

J’ai entrepris d’en extraire tous les passages où Paul Léautaud était cité (aussi anodins soient-ils) et je suis heureux de pouvoir vous les partager ici grâce à leautaud.com que je remercie encore pour son formidable contenu ! »

Je remercie également les Éditions des Équateurs, Agathe Fallet et Philibert Humm qui ont rendu la parution de ce passionnant Journal de 5 à 7 possible.


Épigraphe p. 13 : « Après tout, dans un Journal, il y a du bon et du moins bon. Même les passages scabreux que j’avais laissés de côté, je les ai écrits. Ils ont fait partie de ma vie à cette époque. »

P.  Léautaud

1964

P. 115 — 16/11/64 : On parle souvent des spectaculaires ratages de l’Académie française. Bien moins de ceux de l’Académie Goncourt. Ne parlons pas des livres, mais des membres : Léautaud, Cendrars, Aymé, etc. Lesquels, de toute façon, n’ont pas eu le prix. C’est beaucoup pour dix seuls hommes.

P. 116 — 18/11/64 : Ce qu’ont écrit de mieux Renard et Léautaud : leur Journal, en fin de compte. Cela me laisse quelque espoir.

P. 119 — 20/11/64 : Bouquinistes. Pas un Léautaud. Mais du Loti, du Bordeaux, du Lavedan, du Bourget, du Druon, du Michel de Saint-Pierre, etc. Pauvre vieux Léautaud. À moins qu’on ne l’achète, lui ?

Tarin a lu tout le Journal Littéraire. Il m’aura étonné au moins une fois.

21/11/64 : Tous les chemins mènent à Rome, soit, mais principalement ma rue Saint-Martin, puisqu’elle était, selon Léautaud, « l’ancienne voie romaine, la route directe pour aller à Rome ». J’en suis inexplicablement heureux.

P. 121 — 22/11/64 : À part cela, on m’a présenté à Léautaud en 47, rue de l’Odéon, devant la librairie d’Adrienne Monnier. Cela ne me fit, hélas, ni chaud ni froid. Je ne connaissais pas cet étonnant personnage porteur de cabas. J’avais vingt ans.

Léautaud. Quelle merveilleuse page de lui que la 326-327 du tome 2 du Journal. Quel admirable cœur. Les crétins le traitent de « sec » alors qu’il n’est que bonté, que générosité. « Je mets de côté tous les volumes que je peux attraper au Mercure pour les vendre au profit des bêtes, dépense leur produit en pâtées, etc. » J’en avais, comme lui, une larme à l’œil. Il n’y a pas que des salopes, c’est affaire entendue. Mais tout est relatif. Pourquoi n’y aurait-il pas que des Léautaud, que des Brassens ?

25/11/64 : Heureuses surprises de la lecture. Voilà huit, dix jours, je n’avais pas lu une ligne de Léautaud. J’en suis aujourd’hui au 3e tome du Journal Littéraire. Joie, il m’en reste 14 ou 15. « J’adore », comme on dit au Salon. Cet immobile avait un monde en lui. Elle me vient de lui, cette présente excitation à l’écriture.

Je n’ai jamais joué aux « dix livres que vous emporteriez sur une île déserte ». Comme s’il y avait encore des îles désertes ! Enfin, essayons :

La Vouivre, M. Aymé.
Le Journal, J. Renard.
Tout Rimbaud.
Un Baudelaire complet.
Le vieil homme et la mer, E. Hemingway.
Le Voyage et Mort à crédit, Céline.
Et, si possible, un volume énorme de chacun de ceux-là : Shakespeare, Anouilh, Léautaud, Stendhal.

Ce qui fait onze, et beaucoup de poids. Avec Montaigne, cela fera douze. Et tous ceux que j’oublie et qui me gâcheront l’île déserte de les avoir oubliés.

P. 123 : Les employés de Denoël — qui touchent une gratification en cas de prix — me couvent avec tendresse. On me fait cadeau de trois tomes du Journal de Léautaud, et du Petit Ami. J’achète les tomes 4 et 5. Malgré les défauts de distribution de Denoël, je me plais assez dans cette maison où je suis depuis treize ans, où le souci de la littérature est malgré tout plus vif que dans les grosses machines de guerre genre Julliard.

P. 124 : Léautaud a été remercié ainsi qu’il convenait de son honnêteté farouche, de son intransigeance, de son incroyable autant qu’inhumaine GÉNÉROSITÉ (oui, oui, lisez-le un peu) : il a crevé de faim pendant 84 ans. Pauvre, admirable bonhomme. Cet imbécile me mouille les yeux toutes les deux pages. Voir sans plus tarder Galtier-Boissière, qui l’a connu et aimé.

27/11/64 : Immodération. Quand je découvre un auteur, il me prive de sommeil, je veux tout lire de lui, tout, et j’en tombe abruti. J’aurais mieux fait de lire le Journal Littéraire en 54, quand parut le premier volume. J’étais alors critique littéraire (sic) au Canard enchaîné. Mon plus beau « ratage », assurément. Digne d’un jury Goncourt. Allez donc vous fier aux critiques ! J’ai fait moi-même la preuve qu’ils n’y entendent rien.

P. 125 : « Il n’était pas gentil » me dit quelqu’un de Léautaud. Gentil ! Encore ce mot ! Gentil ! Oh, l’admirable qualité pour un écrivain ! Ce mot de concierge m’écorche l’oreille. Si les voitures contre un arbre ne me mangent pas en route, sortir un Léautaud vivant (ou quelque chose dans ce goût-là) en 72 pour le centenaire.

P. 126 — 29/11/64 : Volé, chez le Gibert des Boulevards, le Léautaud de Marie Dormoy (NRF). Je n’avais pas volé un livre depuis 18 ou 19 ans. Merci, Léautaud pour ce rajeunissement, pour cette délicieuse peur dans les jarrets.

Dans une Histoire de la littérature, feuilletée avant mon larcin, Pierre de Boisdeffre — qui n’a pas dû en lire une page — estime que la notoriété de Léautaud n’est due, en quelque sorte, qu’à la singularité de son personnage. Par contre, tour de bras de brosse à reluire pour Claudel et autres comiques. Quant à la mère Dormoy, elle ferait volontiers, si on l’écoutait, de Léautaud, un « chrétien ». Bouffon, comme il disait… Léautaud jugé par une femme, c’est un peu un sommet de l’ironie du sort. Il a dû s’en retourner dans son urne. Sur Rimbaud, sur Léautaud, s’abattent les Paterne Berrichon, les mères Dormoy. Pauvres, pauvres cadavres, que fait-on de vous !… La grande astuce, éculée à la longue, est toujours de vouloir les traîner par les pieds à l’église. Traite-t-on assez, de son vivant, Brassens de « chrétien » ! À quand la SPC (Société Protectrice des Cadavres) ?

Lu le 18e tome, pour voir comment il meurt. Certes, c’est la vieillesse, et tragique. L’assassinat de la guenon fait froid dans le dos. Une pointe de gâtisme, excusable, à cet âge, d’un calibre inférieur toutefois à celle qui accable notre « brav’ général ».

P. 127 — 01/12/64 : 40 000 ou 50 000 personnes auront, à Bobino, entendu Les Deux Oncles. Sans parler du disque et de la suite. Voilà une audience bien utilisée. Il y a du Léautaud, beaucoup, en Georges. Outre les chats, le même sens de la liberté.

02/12/64 : Renard tenait fort au titre d’« homme de lettres », Léautaud à celui d’« écrivain français ». D’abord, je ne suis ni Renard, ni Léautaud. Ensuite, je ne pense être qu’un de ces poètes mineurs qui parsèment deçà, delà les histoires des littératures. Ni homme de lettres, donc, ni écrivain : petit poète contraint à la prose par les nécessités matérielles. Ce journal ne doit pas être celui d’un écrivain « qui serait homme », plutôt celui d’un homme « qui serait accessoirement écrivain ». Je n’aime guère la littérature, je prise davantage des choses extérieures telles que le sport ou le music-hall. J’écris pour vivre, je ne vis pas du tout pour écrire. Si j’avais de la fortune, je n’écrirais plus, au hasard du violon d’Ingres de mon stylo, que de charmants quatrains sur les fleurs, les petits oiseaux et les fesses des dames. Je n’ai jamais vraiment aimé écrire qu’entre 16 et 20 ou 22 ans. J’y croyais. Je m’en fous. Il ne me reste de ce rêve qu’une sorte de conscience professionnelle. Celle du menuisier fatigué qui se refuse pourtant à livrer une table bancale.

P. 128 — 03/12/64 : J’ai joué les Léautaud, moi aussi, naguère. J’ai abandonné les chroniques de Franc-Tireur, au début de la guerre d’Algérie, quand il me fut signifié qu’il ne fallait pas casser le beau « joujou patriotisme ». Cette « guerre sainte » n’a rapporté à la France que le chanteur de charme (sic) Enrico Macias, pied-noir aux yeux langoureux ourlés de chocolat.

P. 129 — 06/12/64 : Mon journal et celui de Léautaud m’auront, seuls, aidé à supporter ce supplice de la goutte d’eau du « l’aura – l’aura pas ». Enfin demain tout sera fini. FINI. Si j’avais eu de quoi vivre, croyez bien que j’en aurais moins parlé.

P. 132 — 11/12/64 : Léautaud. Journal. Dix-huit tomes seulement. J’en aurais volontiers lu le double. Ce paradoxe : Léautaud, qui écrivait peu, est en fin de compte, à cause du JL, un de ceux qui écrivit le plus. Consolation (espoir pour moi) : à 54 ans, c’est un enfant auprès des femmes (voir journée du 12/2/1926).

P. 136 — 25/12/64 : Si Léautaud, qui abhorrait la TSF, avait connu la TV, il serait devenu fou. Il n’aurait pas pu résister à cet affolant déferlement de conneries à pleins tuyaux, de la connerie reine trouvant là, enfin, son plus extraordinaire moyen d’expression.

1965

P. 139 — 05/01/65 : À propos du sacre de Monseigneur Courcoux, évêque d’Orléans, Léautaud s’écrie : « Est-il possible qu’existent encore de telles mascarades ? ». Sur le même sujet, il parle ailleurs, et fréquemment, de « bouffonneries ». C’était en 1927. 40 ans après, les mêmes mascarades et bouffonneries survivent encore, et de plus belle, et il est fort à craindre qu’elles subsistent encore pas mal et pas mal de temps. La civilisation ne s’est pas faite en deux milliers d’années ! « Sentiment religieux, en quelque domaine que ce soit, égale bêtise » (Léautaud). Si ledit sentiment ne disparaît qu’avec la bêtise, concluez ! Aux yeux des calotins, l’anticléricalisme est toujours « primaire ». Primaire, pourquoi le serait-il davantage que le cléricalisme puisqu’il lui est, par essence, postérieur ? Ça… mystère… C’est le charme des locutions toutes faites. Est « primaire » tout ce qui n’est pas dans leur sens. Ainsi l’antimilitariste et l’anticonformisme. Pour ce dernier, ils s’en sortent de cette façon : « Vous avez le conformisme de l’anticonformisme ! ». BOUFFON. Quant à moi, le mot « catholique » m’étonne. Oui, m’étonne. On l’emploie encore, alors que nul n’emploie plus les mots « draisienne » ou « couleuvrine ».

P. 142 — 14/01/65 : Léautaud parlant de Dorgelès : « Mais je crois bien que c’est là un écrivain comme un autre, c’est-à-dire qui écrit ce qu’un autre aurait pu écrire. » Je m’interroge. Suis-je un « comme un autre » ? J’espère que non. Ma « petite musique » m’est personnelle, c’était « écrit dans le journal ».

Léautaud dit du cinéma « art d’abêtissement ». Cent fois raison, le plus souvent. Mais que dirait-il de la TV ?

Léautaud DÉRANGE. Le milieu littéraire ne lui pardonne pas. Léautaud eût été charmé — et sidéré sans doute — par trois des plus frénétiques lecteurs que je lui connaisse : Bébert Delatouche, son frère Denis, et Tarin, authentiques représentants de la « racaille ouvrière ». Je dois avouer que cela m’étonne aussi. Le ton de vérité doit être la qualité majeure d’un écrivain, apparemment. Son universalité.

De l’agrément des citations. Le 24 novembre dernier, je note cette appréciation de Gide (Crapouillot, Dictionnaire des contemporains, tome 2) : « Léautaud s’enfonce dans un absolu subversif des plus réjouissants » (Journal de Gide, 22 août 1938).

J’achète hier ce Journal dans la Pléiade, et je lis « Léautaud s’enfonce dans un absolu SUBJECTIF, etc. » Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

P. 143 — : Léautaud, plaisir retrouvé de la lecture. Je me régale en me couchant à l’idée de lire 20 ou 30 pages de son Journal. Et pourtant, il n’y a rien là-dedans, ou pas grand-chose, rien que la vie, la triste vie, la pauvre vérité, et c’est énorme.

Oui. Malheureux dès que je suis trop longtemps seul, j’ai une immense admiration pour les solitaires, pour la solitude.

18/01/65 : Cette fois, je m’amuse beaucoup. Yves Gandon, dans Plaisirs de France de septembre 64, parle à mon propos de jargon, de charabia, m’annonce que j’ai le tort d’écrire trop vite, etc. Soit. Admettons.

Léautaud, tome 8, page 31 : « Je me suis amusé [lui aussi] à regarder le roman de Gandon. Il m’a déclaré en être content. Sans aucun intérêt comme sujet. Un style dans lequel rien ne vit. Des longueurs à chaque page. Des détails de description absolument niais. Mauvais d’un bout à l’autre. » Ajoutons que si ce Gandon savait écrire, cela se saurait, depuis le temps.

21/01/65 : Pour les journalistes, c’est l’aspect de l’homme, et lui seul, qui offre un intérêt. Les moustaches de Brassens et les miennes nous ont beaucoup apporté sur ce plan. Les fringues de Léautaud ont fait sa gloire. Si, sur ce chapitre, on ne peut rien dire de pittoresque sur vous, on ne dira rien du tout.

Qui n’a pas été pauvre ne peut rien comprendre à Léautaud. Tout est là.

P. 145 : Je parle trop ici de Léautaud. Je devrais fourrer ces notes dans un autre cahier, notes qui me serviront si j’écris un jour (?) un petit bouquin sur lui. Je ne puis me résoudre à l’expulser de ces pages. Chez moi, il est chez lui.

Il y avait du Léautaud en mon père, que je revois déambuler, le cheveu tout blanc à cinquante ans, la braguette ouverte, des épingles à nourrice un peu partout, un insigne Hutchinson à la boutonnière, on se demande encore pourquoi. Il eût fait un vieillard étonnant. Un camion l’a tué, me l’a tué à 52 ans.

Léautaud, encore et toujours. Ostracisme. On ne veut plus entendre parler de ce gêneur. Nous avons à Paris les rues Plichon, Plumet, Poinsot, Pinel, Mayet, Masseran, Mayran, Mazet, Marsollier etc., etc., je pique au hasard. Pas de rue Léautaud. Et Le Petit Ami n’est même pas dans la collection du Livre de poche. Si j’entrais dans cette collection sans qu’il y soit, j’aurais honte, et le crierais fort sur les toits.

Passé au Mercure de France. Émotion pour moi devant ce vieil hôtel crasseux du Luxembourg. Je prends l’escalier qu’il prit chaque jour pendant trente-trois ans, en retard, anxieux, ce coquin de Valette va encore l’engueuler.

Lui qui avait en horreur les « fabricants littéraires », que dirait-il de la pancarte aujourd’hui collée à la porte de son bureau : FABRICATION ? Des secrétaires, des dactylos sexy et fumant la cigarette, que penserait-il ?

Vu un nommé Matignon, le Dumur 65. Il me dit : « Léautaud, oui, bien sûr… C’est une œuvre de deuxième rayon. » Sur le premier rayon, Proust, Valéry, Camus, Sartre, Gide, sans doute, en son esprit. Moi, je dis : « Pas très vivant, alors, pas très rigolo, le premier rayon. » Collez-moi au deuxième rayon.

P. 146 : Entretiens avec Robert Mallet (Trente-huit émissions de la Radiodiffusion française diffusées de novembre 1950 à juillet 1951. Gallimard les publia dans leur intégralité, entretiens qui connurent un vif succès).

Huitième entretien. Le père de Léautaud n’était qu’indifférence, il n’a pas connu sa mère, et on veut à tout prix qu’il aime ses parents, comme tout le monde ! Un monde !

Neuvième entretien. Je n’avais pas pleuré depuis belle lurette. En lisant la mort du chien Singe (p. 175-176), j’ai pleuré comme un veau à la Villette.

P. 147 : Hirsch, à la NRF, me raconte ceci. Un jour, au magasin, chez Gallimard, Gide et Léautaud. Léautaud, pensant s’asseoir sur une chaise, s’assit… par terre. Gide ne pouvait s’arrêter de rire, de rire, de rire, honteux bien sûr de ce rire nerveux. Léautaud prit fort bien la chose.

P. 168 — 16/03/65 : J’avais donné, pour le no 1 du Collectionneur français (rédacteurs en chef Vers et Escaro), une annonce : « Recherche autographes de Paul Léautaud. » Hier au soir, coup de téléphone de Marie Dormoy elle-même, dont je lis depuis des mois les aventures dans le Journal Littéraire. L’annonce a été reprise dans le Figaro littéraire, explication. Marie Dormoy me demande si j’ai reçu des lettres, car elle prépare en volume la Correspondance. Comme j’ai eu le texte dactylographié d’une lettre, je lui propose d’aller lui remettre aujourd’hui.

J’arrive, un peu ému, devant le 6 de l’avenue Paul-Appell, porte d’Orléans. C’est là, dans cet immeuble qui fut neuf en 1930 — et déjà laid — que Léautaud entrait. J’entre à sa suite. Dormoy, 7e étage. Léautaud aussi, dans cet ascenseur. Son doigt sur le bouton ? Je suis assez fétichiste, quand je m’y mets.

Marie Dormoy, donc. Elle qui doit avoir au moins 80, 82 ans, en paraît dix de moins. Rondouillarde, moins livrée aux rides que les maigres.

Je suis resté là deux heures. Malgré les mauvais « côtés féminins » que je lui reproche envers Léautaud et son œuvre, ne pas oublier qu’elle leur a voué sa vie, quand même ! Qu’elle a peut-être sauvé le Journal d’une quasi-disparition.

Hélas, me parle plus d’elle que de Léautaud. Les gens aiment tant parler d’eux ! C’est pourquoi tant et tant tiennent leur journal.

Parlé du Chinois (le chat), de la mort de la Guenette, la guenon qui chiait dans le lit et les pantoufles de Léautaud. Me montre ses documents pour une iconographie (publiée depuis, en 1969 au Mercure). Me dit où est publié le Bestiaire (Grasset), où — peut-être — mettre la main sur la plaquette Le Chat Miton. A été très agréable.

Cette fois, me voici embarqué pour la première fois dans un culte. J’entends ici les ricanements de Léautaud : « Bouffon ! »

Mon cher Léautaud. Mon cher petit père. Vous donniez à Marie Dormoy, pendant la guerre, votre carte de lait. Il est vrai que vos chats n’aimaient pas le lait.

P. 170 — 22/03/65 : Quand on lit Léautaud, puis, immédiatement après, un roman ordinaire de la production (en série) courante, quelle douche, mes aïeux !

Caviardage du Journal. Dormoy m’a expliqué : à cause des procès. On ne pourra jamais imprimer les parties censurées ou les consulter sur manuscrits qu’en 1986. Trente ans (pourquoi trente) après la mort de l’auteur.

Pense comme moi que la Pléiade eût apporté à P. L. la consécration « officielle » qui lui manque. En revanche, ce qui compense, la NRF se serait montrée plus pusillanime que le Mercure quant aux éléments explosifs du Journal.

Que j’aime donc cette insolence, cette désinvolture : « Dans sa chambre, sur son lit, Larguier mort, les mains croisées sur la poitrine, TENANT QUELQUE BRANCHAGE. » (Journal t. XVIII, p. 94). C’est moi, bien sûr, qui souligne.

Aujourd’hui, vu Prévert qui n’aime pas Léautaud. Prévert fait trop dans la « gentillesse » quand même, et dans la « générosité ». Il y a là, aussi, comme une pose littéraire.

P. 176 — 28/05/65 : « Léautaud est un merveilleux papillon tête de mort contre la vitre d’une époque ridicule. » (Cocteau)

P. 178 — 05/07/65 : Mélancolie. Pour la première fois peut-être, j’ai de l’argent, mais l’argent n’est pas davantage pour moi que moi pour lui. Je devrais avoir de la joie à en dépenser, j’en ai un sourd regret. Jour de tristesse, mais j’aurais honte de me plaindre. Oui, même pas moi pour gémir sur mon sort. D’accord, je suis seul, je ne suis pas « heureux » mais tout le monde en est là, hormis les imbéciles précisément heureux. Je n’ai que des chagrins mal éclairés, pas de douleur. Je n’ai plus d’amour en tête, mais qui en a, qui, surtout, s’en réjouit sans la moindre des ombres ? Je n’ai plus tellement d’amitié pour mes amis, et alors ? Je ne suis pas un parangon de bonté, question de nature. Vivons. Cela finira bien un jour. Je me sens de plus en plus proche de Léautaud, qui n’était pas « bon » — les justes dixit — encore qu’on aimerait fouiller un peu beaucoup sous leur tenue correcte de rigueur.

1966

P. 194 — 21/01/66 : Tout tient dans ce mot féroce, impitoyable, lucide, de Léautaud : « AU-DESSUS DU DEVOIR, IL Y A LE BONHEUR », mot écrit sur mon bureau afin de l’avoir toujours sous les yeux.

P. 201 — 07/02/66 : Si Renard avait tenu son Journal jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, si Marinette ne l’avait pas expurgé, comment aurait-on pu le publier, combien de temps eût-il fallu pour le lire ? Il est vrai que Léautaud… Ah, quel souci !

P. 214 — 17/11/66 : Léautaud cite cette histoire que j’aime citer à mon tour : « Cette dame a un petit garçon et une petite fille. Celle-ci a vu son frère nu. Jalouse de ne pas avoir ce qu’il a. Réclame absolument qu’elle le veut. La mère lui dit :

— Attends, prends patience. Tu en auras une plus tard quand tu seras une jeune fille, si tu es sage.

— Et si je ne suis pas sage ?

— Si tu n’es pas sage ? Tu en auras plusieurs. »

20/11/66 : « Comment diable peut-on se lamenter sur ses drames personnels quand on est écrivain ? On devrait en être content au contraire, car tout écrivain valable doit être grièvement blessé par la vie avant de pouvoir écrire sérieusement. »

D’accord, Papa Hemingway, d’accord. Le drame est bien qu’il n’y pas de drame.

Quant à l’écrivain valable, j’écris trop pour l’être, dix fois trop, alors qu’on me traite de fainéant et que ce « on » n’a pas tous les torts.

Il y a dans ce journal une autosatisfaction déplorable et que rien ne justifie. Un jour, je le foutrai au feu.

Là encore, ce n’est qu’un joli mouvement de menton.

Hemingway, Renard, Léautaud. Si dissemblables, et cependant mes trois fortes admirations actuelles. Ce besoin d’admirer ! Oui, on se sent moins seul…

1967

P. 232 — 30/11/67 : « Le peuple le plus spirituel » (c’est lui qui le dit, on n’est jamais si bien servi, etc.) préfère de loin Claudel à Renard, Camus à Courteline, Malraux à Aymé, et ne connaît pas Léautaud. En fait, on a horreur de l’esprit, en France. Pour ce, Léautaud demeurera sans doute éternellement au purgatoire. Le goût français va au vaudeville ou à Beckett-Ionesco-Godard. Pas de milieu. Nous sommes plus lourds que les Belges, Suisses ou Allemands dont nous nous gaussons si fort. En littérature on ne couronne jamais un livre drôle, d’évidence cela ne ferait pas sérieux. On vante les nouveaux romans, nouveaux cinémas, nouveaux théâtres, car enfin ne s’y décèle plus la moindre petite trace d’humour. La gauche, en matière d’art, encore plus guindée que la droite. On admire pour la première fois les plaisanteries (?) d’un général. On ne louait quand même pas — même en 14 — l’esprit de Joffre. Signe des temps.

P. 233 — 04/12/67 : Léautaud, à l’intention des fonctionnaires de vingt ans : « Avoir vingt ans et ne pas rêver de conquérir quelque chose, piètre jeunesse ! Je dirai même, piètre vie ! de toute vie passée sans rien désirer. »

1968

P. 240-241 13/02/68 : Mère Fallet est morte le 5 à 1 h.30 du matin.

Le mot de « mort » horrible, accouplé à ce qu’on aime. Difficile à prononcer à voix haute. Gros paquet de chagrin.

Elle est morte un lundi, jour de la Sainte-Agathe. Prévenus de son « collapsus cardiaque », ses trois enfants cinglent le samedi sur son hospice de Gayette. Nous la verrons vivante ce jour-là et le dimanche.

Je la regarde avec passion — je pense à In Memoriam de Léautaud — mais l’angoisse en plus. Je redoutais surtout sa propre angoisse à elle, sa peur, son refus désespéré. Non. Elle est calme, sereine, se paie le luxe suprême d’une mort exemplaire. Sait-elle, tout au fond d’elle ? Ou ne sait-elle pas ? Nous ne le saurons jamais. Il est possible que, le corps se retirant, l’esprit lâche les dés, abandonne, las de se battre. Elle sera du moins sauvée jusqu’au bout de ce gâtisme que je craignais tant. Elle demande au contraire — ah l’altruisme à ce moment-là ! — des nouvelles de tout le monde.

Je fais avec Tarin, pour reprendre souffle, la petite promenade dans Gayette que je fis deux fois avec elle, le cimetière et l’étang. Il y a déjà dans ce cimetière la tombe d’une Marie Fallet. À notre retour, la mère a une autre crise. Qui passe, enfin, et laisse la pauvre vieille à moitié k.o.

C’est dimanche. La nuit entre dans la chambre, la dernière nuit d’une vie qui n’en compta jamais que 25 000, ce qui est peu par rapport à celles de trois officiers supérieurs (sic), De Gaulle, Pétain, Weygand. La mère somnole. Nous attendons qu’elle s’éveille pour l’embrasser et partir. Elle nous dit : « Allez vous reposer, mes pauvres enfants. »

Nous rentrons à Thionne sans parler. Nous sommes dans la même barque, dans la même nuit, nous, les « enfants » quadragénaires mais toujours « enfants ».

Au matin, nous apprenons que c’est fini. Que nous l’avons vue, entendue, embrassée pour la dernière fois. Nous partons avec une ambulance, car ce n’est pas tout, il s’agit d’arracher notre mort aux mains crochues des Pompes funèbres citadines.

C’est un effet irréel et certain que de voir sa mère morte sur un lit, vision qui ne se perd qu’avec sa propre vie. J’ai toujours sous les yeux le visage de mon père, vingt ans après. Ce qui frappe, c’est le teint, plus encore que l’immobilité. Ce teint des choses terminées. Oui, « elle n’a pas changé », comme on va l’écouter pendant trois jours, oui, « elle a l’air de dormir », avec toutefois une pauvre moue de prête à pleurer qui me fera croire qu’elle va bouger, qu’elle va se lever en disant que tout cela n’était pas vrai, n’était qu’une blague épouvantable…

Il y a là-dedans, dans ce brouillard de douleur, les points culminants : le chargement dans l’ambulance, le retour à la maison, la mise au lit dans la chambre glacée — je lui croise moi-même les mains — toute la comediante et le spectacle, éclairage et buis béni. Tout le lundi, aussi, avec Tarin, en attendant le reste de la famille, les formalités : curés, mairies, télégrammes, commande du cercueil, etc. Et toujours le retour à la maison, aujourd’hui « mortuaire » et qui me fut pendant des années la maison du printemps, la maison de l’été. L’hiver, en outre, joue son rôle funèbre à la perfection. Le soleil ne réapparaîtra qu’après l’enterrement, le plus conventionnellement du monde. Une tradition, qui n’est pas sans peine pour la famille, veut qu’on rende visite au mort pour lui faire des petits signes complices avec un « branchage » (Léautaud dixit) de buis. Les voisins et amis se ramènent les bras chargés de lieux communs et de têtes de circonstance. Neuf sur dix au moins s’en foutent, j’en ferais autant à leur place, mais ces allées et venues sont assez atroces pour nous, car il nous faut accompagner les badauds dans cette chambre où la vue de la mère nous est infiniment moins réjouissante qu’à eux. Les hommes sont les plus discrets et les plus sobres. Quelques bonnes femmes se passionnent, se repaissent de mort et de chagrin, restant des vingt minutes, à déconner dans cette pièce sans même y attraper la crève, s’extasiant sur l’âge (67 ans) de la pauvre maman : « Oh, c’est vraiment pas vieux ! », etc. Doivent comparer avec le leur. Nous entretiennent de leurs maladies. Et pas moyen de foutre ces nécrophages à la porte, ce ne serait, paraît-il, pas poli. Je laisse à ma sœur et à Tarin le soin de remplir l’office de guide. Je ne suis pas assez dur ou pas assez conformiste. Le ronron des mots ne m’endort pas, hélas. Ou, moins secret que le frangin, j’ai le sanglot plus facile…

P. 245 — : « Le premier des talents, pour quiconque tient une plume, c’est de ne pas être ennuyeux. » (Léautaud, Entretiens avec Robert Mallet).

P. 249 — 21/03/68 : Avec Guimard, je parle de Blondin, le seul rescapé de notre « génération perdue » à nous, celle de 44. « C’est lui qui, de nous tous, a le plus de talent, nous deux inclus, hélas. » Paul « absolument de mon avis », comme disait Léautaud. Blondin, notre Scott Fitzgerald.

P. 250 — 02/04/68 : Hier, avec Georges, après-midi de pèlerinage en compagnie de Marie Dormoy. Visite à la maison de Léautaud à Fontenay-aux-Roses ; au cimetière ; à la Vallée-aux-Loups, dans cette belle maison de Chateaubriand où il mourut après avoir dit son mot de la fin à l’infirmière : « Et maintenant, fichez-moi la paix. » Je voulais prendre des photos. C’est le moment que mon appareil a choisi pour rendre l’âme, douze ans après P.L.

P. 253 — 30/05/68 : De fortes envies de réintégrer — malgré le manque d’essence et de transports — Thionne et ses verts paradis. Georges, Agathe jouent aux héros. Pas moi. « Celui qui meurt pour une idée est un imbécile » disait Léautaud. Que dire alors de celui qui meurt alors qu’il n’a même pas d’idée !

1969

P. 272 — 26/05/69 : « Il n’y a pas que les filles publiques. Il y a les filles bourgeoises. » (Léautaud)

08/06/69 : J’apprends à vivre, ce dimanche, comme un enfant apprend à marcher. Je balbutie. Je relis Léautaud, je réécoute Mozart. Et le terrible Léautaud me grince à l’oreille : « J’en ai tant vu, de ces hommes qui déclaraient que leur vie était finie pour une perte analogue, et qui, au bout d’un an, se portaient fort bien moralement. » Je ne souhaite pas cela, à vrai dire. J’ai besoin d’une lumière pour vivre. Elle existe, cette lumière, tant qu’« elle » vit.

P. 273 — 16/06/69 : Je relis à fortes doses Léautaud, seul écrivain lisible pour moi en période de panique. En toute circonstance homme d’esprit, ce qui m’est d’un grand secours quand je flotte comme chien crevé. Son caractère donne son prix à ses mélancolies. Il écrit, à soixante et onze ans : « Les choses de la femme, de l’amour, me manquent affreusement. » J’en suis là, avec trente ans de moins.

P. 278 — 25/06 au 02/07/69 — Clinique Hartmann (à la suite de son chagrin d’amour, Fallet partit se « désintoxiquer » quelques jours en clinique) — Après la clinique :

Mon projet, ma résolution de tout dire dans L’amour baroque ne sont pas très sympathiques, pas du tout gentleman. Léautaud : « Évidemment, c’est bien délicat de publier cela, et c’est même quelque peu indélicat. J’y ai bien réfléchi. Puis j’ai sauté le pas. » Il a raison, littérature avant tout. Surtout quand il ne reste plus qu’elle dans une vie bête à crever.

Georges : « Elle t’a fait un cadeau. » Je ne marche pas dans cette sorte d’abaissement. Un cadeau ? Pourquoi un cadeau ? Cela lui a plu un moment. Ce n’était pas un sacrifice abominable, que je sache.

Tous mes beaux projets ne sont plus que projets de romans. Je veux beaucoup écrire pendant un an. Ma vie n’est plus que littéraire.

L’Amour baroque, roman à clés, mais sans serrures.

P. 279 — 17/07/69 : « Je n’ai jamais sacrifié mon travail à mes amours. » (Léautaud).

« Je n’ai jamais sacrifié mes amours à mon travail. » (Fallet)

1970

P. 293 — 22/01/70 : En guise de protestation contre on ne sait quoi, la vie, les guerres, etc. trois lycéens du Nord se suicident par le feu comme les bonzes. Utile de se répéter du Léautaud : « Celui qui meurt pour une idée est un imbécile. » L’un d’entre eux, dix-neuf ans, laisse un mot ainsi libellé à ses parents : « Si je meurs, ne pleurer pas. » En le perdant, l’orthographe n’a toujours rien perdu.

1972

P. 327 — 26/01/72 : « Est-ce vivre que de n’avoir que des sautes de vie ? » (P. Léautaud, Correspondance, p. 170)

P. 330 — 18/02/72 : Je dis à Guimard : « Nous sommes des animaux bizarres. Elle m’aime un peu, je l’aime beaucoup, nous faisons bien l’amour ensemble et pourtant je ne puis m’empêcher de regarder ailleurs. Les hommes sont vraiment des cons. » Lui, « absolument de mon avis » (Léautaud).

P. 347 — 14/12/72 : Hier, exposition centenaire Léautaud à la Bibliothèque de l’Arsenal. À ce centenaire, rien que des centenaires sauf lui.

1973

P. 366 — 27/04/73 : Sortie de Chromatiques, poésies complètes. Je les ai données au Mercure de France en souvenir de Léautaud. Soixante-cinq poèmes qui couvrent vingt ans de ma vie, de la jeunesse à l’âge plus que critique. Toutes mes amours traversent en rang d’oignon — pas toujours épluchés lesdits oignons — ce volume. Yolande, Else, Agathe, Cerise et Simone, cette Simone que j’aime à présent comme une petite sœur, après avoir tant bramé après elle. « De temps en temps une grande main invisible griffait son épaule gauche et le côté gauche de sa poitrine ». (Georges Blond, La Grande Armée du drapeau noir à propos d’Élisée Reclus). L’angine de poitrine remet les sentiments à leur place exacte, au placard.

P. 372-373 — 21/09/73 : Auprès de Simone Gallimard et de Renaud Matignon au Mercure, je déplore l’indigence de la jeunesse littéraire présente. Aucun humour, aucune vie personnelle. Léautaud parlait en son temps, dis-je, de littérature de professeurs. Nous en sommes à la littérature d’étudiants.

P. 373 — 13/10/73 : Cœur serré. Revu Simone hier. Mélancolie. Nostalgie. Ce qui est vécu n’est jamais à revivre, et la nuit tombe sur tout cela et « tout cela n’est pas gai » me le répète Léautaud.

1975

P. 408 — 26/12/75 : « La moralité est l’apanage des imbéciles. » (Léautaud)

L’amoralité de Marthe m’apparaît profonde, viscérale. Cette fille manque de pudeur et le cœur ne l’étouffe pas. Je devrais admirer… Et malgré Léautaud, cela me choque un peu. Je dois être un imbécile…

1977

P. 417-418 22/02/77 : Succès toujours, inattendu pour moi, du Docteur. Il n’avait pas la facilité — qui plaît au lecteur ordinaire — du Beaujolais par exemple. Mais je pense que ce succès ressemble à une sorte de confusion des peines. Nous savons, nous autres écrivains, que « le lecteur ne sait pas lire », comme disait Léautaud. À ce point-là, c’est excessif malgré tout. La plupart des gens ne voient dans ce livre qu’un débordement sexuel. Je ne vois guère en eux, moi, que de la tiédeur sexuelle. Bref chacun voit la fesse de midi à sa porte. À propos d’excès il va de soi que tout n’est qu’excès, puisqu’il s’agit d’amour, dans le Docteur. À mon sens tout n’y est qu’amour. Oui, qu’amour, quoi qu’en prétendent les ramollis du sentiment. La preuve j’y pense chaque nuit chaque jour. J’ai après tout le droit d’avoir mon sentiment personnel sur ce livre.