Les textes de jeunesse (1895-1900)

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L’Élégie de septembre 1895

Le premier Essai de sentimentalisme, de juin 1896

Le Sonnet de septembre 1896

Le deuxième Essai de sentimentalisme, d’avril 1897

L’Alsace-Lorraine et l’état actuel des esprits

Le troisième Essai (juin 1898)

Un livre de Pierre Quillard

Quatrième et dernier Essai (novembre 1900)

Notes

Après les poèmes du Courrier français, journal de l’assez triste Jules Roques (1850-1909), Paul Léautaud a pu enfin paraître dans le Mercure de France.

On connaît l’aventure : L’ami Adolphe van Bever a été secrétaire de Lugné-Poe1, directeur-fondateur du théâtre de l’Œuvre en 1893 (à l’époque 23, rue Turgot) puis a été recruté par Alfred Vallette pour le Mercure de France (fondé en janvier 1890). Lugné-Poe et Alfred Vallette se connaissent bien. Lugné-Poe donne à Paul Léautaud un mot d’introduction pour Alfred Vallette.

Ci-après la liste des huit parutions de Paul Léautaud dans le Mercure de France entre septembre 1895 et novembre 1900 :

Septembre 1895Première « Élégie »
Juin 1896Premier « Essai de sentimentalisme »
1er septembre 1896« Sonnet » : « De l’antique joyau l’éclat est retenu »
Avril 1897Deuxième « Essai de sentimentalisme »
Décembre 1897Réponse de Paul Léautaud à l’enquête sur « L’Alsace-Lorraine et l’état actuel des esprits »
Juin 1898Troisième « Essai »
Août 1899« L’Ami d’Aimienne » (en hommage à Jean de Tinan)
Décembre 1899« Un livre de Pierre Quillard »
1er novembre 19004e « Essai de sentimentalisme »

Hors L’Ami d’Aimienne déjà reproduit ici en juillet 2021 dans la page Jean de Tinan, ces huit autres textes sont retranscrits ci-après.

L’Élégie de septembre 1895

Ce ne sont pas les dates d’écriture qui seront indiquées ici mais les dates de parution.

Journal littéraire de Paul Léautaud, avril 1895 :

Je me suis décidé à porter des vers au Mercure. J’ai fait connaissance du directeur, Alfred Vallette, que je n’avais vu jusqu’ici qu’aux représentations de L’Œuvre. Accueil charmant. Je m’étais fait donner un petit mot d’introduction par Lugné-Poe. Il m’a dit : « Il n’y a besoin d’aucune introduction pour venir ici. » En partant, j’ai dit à van Bever, dans son petit bureau qui sert d’entrée « J’ai apporté des vers. Ils seront pris2. »

Paul Léautaud ne sait pas encore qu’il publiera au Mercure de France sa vie durant et même après sa mort.

Lisons ce poème, titré Élégie :

Tu m’as dit ta pitié de roses effeuillées.
La malade douceur des voix qui sont voilées
Et le parfum séché des âmes en oubli,
Mon rêve, entre tes seins fanés, les a cueillis.
Tes mains ont un ennui dont la grâce m’effleure
Songeuse, et tu m’es chère à cause que tu pleures,
Et que se désoler c’est savoir aimer mieux.
Penchée, avec des mots presque silencieux,
Le péché qui revêt ta figure pâlie,
Tes tristesses, ces sœurs de mes mélancolies,
Et les divins remords en ton cœur qui s’érigent,
Un solitaire octobre où l’automne s’afflige,
Où l’on s’éplore en soi comme en des funérailles,
Tous ces chagrins qui sont bagues à tes doigts pâles
Tu vins les dédier à mon seuil exilé.
Fragile, et dans le soir de tes cheveux croulés
3,
Né de vieux souvenirs à ton front diadème,
Le songe fleurissait du précieux poème
Où j’ai paré d’émoi ta tendresse foulée,
Et ton cœur de pleureuse, hélas ! inconsolée.


Le poème tel qu’il est paru dans le Mercure de septembre 1895,

Le premier Essai de sentimentalisme, de juin 1896(4)

Tant je désespère croiser une intelligence qui les comprenne, c’est presque pour moi seul que j’écris ces lignes. J’aurais aimé les dédier à quelqu’un qui les pût ressentir ; mais de ceux qui m’entourent et de qui me choque la trop bonne santé, aucun ne m’a paru digne du don de cet essai, et quant à celui-là de qui je veux repeindre ici l’impression, peut-être aujourd’hui il raillerait, et j’ai préféré fuir, en oubliant son nom, la tristesse née pour moi à ce sourire.

Ces pages ne sont point un sacrifice à la mode, mais une sorte d’allée au long de laquelle j’effeuillerai le souvenir du plus près de moi parmi plusieurs jeunes hommes qui me furent, tour à tour, durant ce que j’ai vécu, des paysages de précieuse contemplation.

Aussi bien, je ne pourrai faire plus longtemps d’un de ses pareils ma compagnie, et je prévois qu’il me faudra pousser pour jamais ce tiroir émotionnel.

Avant donc qu’elle ne s’évanouisse et pour qu’elle s’apaise, je veux y déposer la mémoire passionnée qui me demeure de lui.

Jusqu’à la plus abstraite, réussirai-je à dérouler les phrases du sentiment qui, même alors que je n’étais qu’un enfant, toujours m’a fait rechercher, pour me l’associer, quelque ami que distinguaient de gracieuses allures. Ma jeune époque et le cerveau informe que je portais me restent si obscurs, que je négligerai de cette enfance même les lignes vives.

Pourtant, que j’adresse un signe à ce petit garçon qui jouait avec les filles, et que chagrinèrent des moqueries où déjà il goûtait l’amertume d’aimer.

Qu’elles sont sèches les années qui mènent à l’adolescence !

Si lointain du départ, quand je me retourne vers lui, parmi la poussière du chemin parcouru elles mettent comme la bande noire d’un fossé. Pour ce sommeil de ma sensibilité, pour un entourage que rendait bruyant l’approche féminine, et pour aussi une maîtresse qui me retint quelques années, ce n’est que bien plus tard que je rencontrai celui qu’ici j’honore.

À vingt ans et sous une apparence un peu grêle, il méditait l’ambition de revêtir la robe, et de défendre, dans ce costume et par sa parole, ceux-là qui méconnurent le Code.

Léger, vers la vie que ses espoirs lui paraient, il venait : sur son passage, les femmes comparaient leur époux.

Sous le manteau de mes souvenirs, saturé jusqu’au vomissement de la banalité des baisers, je n’aspirais plus qu’à moi-même, et de l’avoir aperçu dans l’horizon de mon chemin, j’entrevis de plus certains loisirs. « Ah ! me disais-je tandis que nous rapprochaient nos pas, celui-ci est pur encore : si son cœur battit jamais, ce fut vers l’avenir, et sur ses lèvres, comme avec tant d’autres, je n’essuierai pas la confidence de quelque amour. Son esprit sera la halte où je m’effacerai, et me penchant sur sa blancheur, celui-là que je ne suis plus peut-être pourrai-je l’y retrouver. »

Et nous étant rejoints, je le reconnus.

Minces petites filles rousses avec qui se plaisait l’enfant que je fus et qui le caressiez, camarade docile qui me consoliez des pensums, et vous jeune musicien de qui les yeux, une heure à peine, me furent si clairs, il avait votre grâce, votre légèreté, et cette tendresse qui veillait sous leurs cils.

Sur ce guéridon auprès duquel je m’assieds pour examiner l’aspect de ces lignes, des volumes, une quinzaine au plus, s’empoussièrent sous l’oubli où les laisse le travail.

Si peu nombreux, ils ont toute mon estime. Pourtant de ces livres, il en est un où, comme un signet, j’ai mis ma préférence. Le jour que je l’acquis, pour le lire dans la soirée je le posai sur ce même meuble. Mais le soir venu, pour la prescience possédée de la délicate émotion qu’il renferme, et pour cette sûre volupté de reculer, pour la goûter mieux, une joie près de soi, je me souviens que je m’attardai sans en tourner les feuillets et à m’attendrir sur la mélancolie que je leur devinais.

Et ce soir-là, de ce livre je ne lus rien que le titre qui fleurissait, déjà froissé, le nom délicieux d’une reine de Palestine5. Cette prescience, cette volupté et cet attendrissement, quand il fut mon ami et durant nos premières promenades le long des quais, je pus les ressaisir.

Vieillesse amassée des livres et leurs gardiens ! sous le ciel un peu gris de l’automne, lui, s’abandonnant, moi, moins grave, et tous deux silencieux, que de fois vous nous vîtes passer, cependant que des arbres et vers le fleuve neigeaient les feuilles.

« Franchement… » entreprit-il une promenade ; je le prévis maladroit et qu’il allait me confier quelque naïveté.

« Je le vois, l’arrêtai-je doucement : Sincérité vient de vous frôler ; mais croyez-moi, dédaignez cette fille hardie et d’une voix si lourde. Tant d’hommes déjà, et si gauchement, la manièrent, que de leurs brutalités tout son être a gardé le froissement.

« Rien n’est plus désolant que les choses trop vraies. On dit la Vérité au fond d’un puits et toute nue ; pour moi, depuis si longtemps qu’on l’invoque, je la pressens ridée comme une vieille femme et ne veux point la connaître.

« Ô mon ami, et ces syllabes me charmèrent, bientôt vous sourira la froide Hypocrisie. Pour votre orgueil qu’on insulta, elle écartera sa robe nuancée et qui tremble, indécise, sur un corps inviolé ; aux doigts des mains qu’elle vous tendra, s’embaguent le mensonge et les subtilités ; seule, elle sait les mots qui, s’ils trompent, consolent, et sa beauté vous sera un voile sur la laideur de vous-même et de vivre.

« Mais, cette vierge hautaine à tout désir, pour vous puisqu’elle est encore lointaine un peu, laissez close votre âme et m’écoutez, s’il est vrai que de tant de passé j’aie retenu quelque savoir. »

Ainsi que dans de la simplicité on se repose d’occupations trop fortes, ici je noterai une puérilité du plaisir que me procura ce passant. Chez les femmes, jamais ne me convint la complète beauté : je lui préfère l’expression. Aussi, chez cet ami, m’exaltait la bouche où, sur le côté gauche, une dent manquait : ce trou dans son sourire lui donnait l’air d’une souple courtisane légèrement fatiguée, et il était comme une porte ouverte à mon ardeur de l’apprendre.

Malheureusement, ce jeune homme eut à mon égard un geste un peu vif. Dans un café où quelquefois nous scellions l’au-revoir, un soir, il me présenta, dedans des dentelles chiffonnées, une rieuse femme chez qui, disait-il en badinant, il se rendait périodiquement et à de menus frais. Atténuant un enrouement qui dépréciait cette facile personne, avec discrétion il m’assura de son maintien agréable, et pour un moment, la fit s’asseoir auprès de lui.

Quelle amertume, que je reconnus, afflua à ma lèvre ! Silencieusement et en imagination, je me retournai vers ce petit garçon qui jouait avec les filles et de qui l’on se moquait.

De Racine, j’ai transcrit des vers qui sont toute ma tristesse.

Jadis, des soirs, désœuvré, souvent je feuilletais de vieilles pages que je savais pleinement ; de temps à autre, parmi cette paresse et ces lectures surannées, je songeais à celle de qui le savant amour alors m’était un joyau fidèle.

Aujourd’hui, mes soirs s’enorgueillissent rien que de solitude et que de chasteté, et lorsque je relève mon front, ô mon ami et ceux qui le précédèrent c’est vous qui m’apparaissez. Comme vous, à votre âge, je devais avoir ce visage uni, aux yeux clairs, aux lèvres calmes mais alors je sommeillais et je négligeai de m’aimer. Dans ce miroir où je me mirai tout enfant, inutilement aujourd’hui je voudrais retrouver la figure du grave adolescent que je fus et qu’une femme retint sur sa fraîche poitrine.

Mieux que les passagères maîtresses, vous me demeurez chers ; sur mon oreiller et pour m’endormir, à leur regret toujours je préférai la pensée de votre douceur ou plus de tendresse vivait que sous les seins un peu durs de ces créatures.

Et ce souvenir, sur lequel je m’apitoie, vous tresse une couronne passionnée et maladive, comme le sentiment qui m’inclinait vers vous.

Paul Léautaud
Février 1896

Le sonnet de septembre 1896

Page 400 du Mercure.

De l’antique joyau l’éclat est retenu.
Sur sa flûte stérile, un Oubli, vers la nuit
Immense d’où la gloire aussi n’a plus de bruit,
Joua, pour l’expirer, le soupir méconnu.

Pourtant, des soirs, d’orgueil encor constaté nu,
Cet esprit, défardé, hors de la flamme fuit
La page où nul sanglot n’est par la plume inscrit,
Et supplie au miroir un reflet souvenu.

Mensonge mérité par tel qui s’ingénie
À revivre un frisson de l’étreinte finie
Lors qu’au cristal s’éteint l’émoi d’un chrysanthème ;

Le silence amassé s’étonne d’une moire
Pareil et dissipant l’absence de poème
Le couple ancien s’avance au baiser de mémoire.

Le deuxième Essai de sentimentalisme, d’avril 1897

Journal littéraire au trois janvier 1897 :

Été tantôt au Mercure. Vallette m’apprend la réception de mon deuxième Essai et me dit à ce sujet quelques paroles, dont celles-ci, au hasard de la mémoire mais qui sont textuelles : « C’est de beaucoup supérieur à tout ce que nous recevons… Méfiez-vous d’arriver à trop de sécheresse… On sent encore un peu le travail… Et puis, vous savez, cela a été reçu à l’unanimité. Il est rare qu’on trouve autant de conscience, un aussi grand souci d’écrire. On sent chez vous la volonté de dire telle chose, rien que cette chose, sans plus, et avec le mot le plus juste… C’est vraiment bien… C’est très bien… » Tout cela pendant la lecture, par lui, devant moi, dudit Essai.

Ce deuxième « Essai de sentimentalisme » est paru dans le Mercure d’avril 1897, page 122 :

Il n’est pas besoin d’être éloigné sur le chemin pour retenir de mentales images vers lesquelles on accoude un souvenir un peu fragile.

Entre tant de chères figures déjà presque voilées et qui me composent une galerie sentimentale, le petit garçon de qui je veux louer l’infirmité m’a laissé le plus durable reflet.

Depuis le soir que je le connus, assez d’espace a pâli l’encre sur le feuillet où je notai les signes de mon émotion, pour que je puisse aujourd’hui en délivrer le sanglot atténué.

Un jeune homme qui écrit chaque semaine et pour une demoiselle fade des histoires d’une phraséologie primaire, un jour que je le plaignais d’une telle besogne et de son amour, me reprocha ma recherche à rétrécir toute émotion.

Ce procédé, je conviens qu’il a mon assiduité. Le mérite n’est pas de pleurer. Loin du carrefour des sentimentalités publiques, et pour dégager ensuite dans elles-mêmes la part qui vaut vraiment quelques pleurs, méditons des émotions qui soient dignes de notre sensibilité. Alors, ayant imaginé des paysages où chacune de ces tiges émotionnelles puisera de l’exaltation, nous inclinant vers ces petites choses contractées jusqu’à l’attendrissement, sur elles nous penserons des larmes.

Cet enfant, de qui l’infirmité concentra pour moi la blessure et le dédain de vivre, m’a pénétré d’une image précieuse, dont la délicatesse, par nuls doigts indifférents, jusqu’ici ne fut froissée. Mais pour en avoir seul et si longtemps exaspéré les nuances, comme une pensée trop aiguë et dont on frissonne, il demeure à mon esprit la tache de leur intensité, et j’ai songé la prêter à deux ou trois qui l’aimeraient plus doucement et chez qui elle pourrait reposer.

C’est pourquoi j’inscris ici ces phrases, souhaitant que tremblent encore sous elles les restes d’une mélancolie hautaine et desséchée.

C’est dans une rue proche du fleuve6, et devant une maison vide où quelques marches exhaussaient la porte, que je vis, une fois, cet enfant flétri.

Étendu sur les pierres, sa béquille abandonnée à son côté, cependant que se bousculaient des vauriens nés de l’instinct, il me sembla goûter, avec l’utopie évoquée par les eaux, le silence qui montait de soi-même.

De toute la ville vautrée et qu’il ignorait, il ne parvenait à son immobilité qu’un hoquet affaibli qu’affaiblissait encore l’ombre d’arbres anciens.

Parmi ce paysage étroit, mais d’une beauté que ne dégradait nul enthousiasme, par sa tête penchée, par la sagesse de ses mains inoccupées, par son demi-sourire pour d’échauffants ébats où, déjà, se révélait à lui le désordre des hommes, cet enfant boiteux et contemplatif me rappela des choses que je remâchais solitairement, et que je résolus, un moment, de transposer pour lui.

« Confiants dans tes pas chancelants, les individus de qui le seul oubli sexuel te créa et qui, sûrement, détestent leur passion et son fruit, t’accordent toute liberté. Ainsi, délivré de cet amour paternel dont l’étroitesse, parfois, fait de jeunes vieillards, ton esprit subira moins l’ensevelissement de leurs conseils et de leurs opinions. Quand tu m’apparus, tournant le dos à cette école où des maîtres détiennent la camisole de force de l’uniformité, de la morale et du civisme, tu contemplais, sans t’y mêler, tes compagnons et leurs jeux brutaux. Toute ta vie, si elle observait cette attitude, peut-être, un jour, s’ornerait-elle du vrai bonheur !

« Et la sagesse qui pourrait naître au pli de la bouche, laisse un peu que je la précise.

« Vivre ne vaut pas qu’on s’y efforce beaucoup. Un proverbe, je crois, dit qu’on doit, pour vivre bien, penser quelquefois à la mort. J’ai toujours trouve les proverbes un peu ridicules. Pourtant, on sent bientôt qu’il n’y a plus guère que les très extrêmes préparatifs du suicide pour réfréner en soi la lassitude de vivre.

« …Il n’est pas de plus haute leçon que d’écouter les battements de son cerveau devant les bruits de la vie ; ainsi seulement, on apprend son âme.

« Quelquefois, sans doute, sur le fleuve, tu regardas passer des bateaux que tu imaginais aller « on ne sait où », et peut-être l’inconnu de leur parcours déposa-t-il en toi le germe de rêver. Leur route et où ils vont, ce n’est pas cela le plaisir. Ils ne peuvent quitter l’eau. C’est de les regarder passer, tour à tour, vifs et hautains, ou lents et sombres, et de songer qu’on ne les reverra pas ; car on ne les revoit jamais, du moins, tels qu’ils passèrent, et s’ils reviennent, ils ont quelque chose en moins, un peu de leurs richesses, ou quelque chose en plus, d’irréparables avaries… Et sous la fumée de leur effort, du repos charmant des rives ils ne perçoivent rien. Attachés à ce que Jésus appelait “les sollicitudes de ce monde”, les hommes ont un peu le sort de ces bateaux dont le voyage est plein d’usure. Chacun d’eux, au départ, porte en soi des espoirs, des volontés, des formules de certitude, toute une cargaison téméraire… Mais la vie est plus glissante encore que l’eau chanteuse du fleuve, et quand on les retrouve — avec eux, cela est fréquent— ils ne sont plus les mêmes ; comme les bateaux, ils ont quelque chose en moins, un peu des illusions et de la fatuité qui les enhardissaient ou quelque chose en plus, une inépuisable amertume… Ces hautes pensées, filles du génie, et cette ironie suprême qui se lèvent, au terme du chemin, quand l’âme s’incline et s’effeuille, et qui lui enseignent, en même temps que le mépris de la stérilité parcourue et le dédain de l’immensité ignorée, l’infinie douceur de mourir, combien peu en sont dignes ! La réalité seulement les préoccupe. Conscient rien que de sa pauvreté, et masquant d’un scepticisme facile son regret stupide des premiers jours, chacun d’eux, alors, dans ses mains, serre avaricieusement les miettes qui lui restent des belles provisions de jadis, et s’ingénie à s’en satisfaire, comme d’un bonheur encore, qui fait pitié… Et pourtant, cette philosophie ridicule, n’en sourions que légèrement ; si elle ne les attendait pour les consoler, je ne sais pas s’il existerait des vieillards.

« Toutefois, ne les plaignons pas trop. Pour égayer leur sénilité, ils ont ces encouragements dont ils ne manquent jamais d’accabler ceux de leurs jeunes amis qui partent, comme eux partirent, fiévreusement, pour se ruer, vers rien.

« Ton infirmité, qu’elle te soit l’anse ou tu te réfugieras des heurts de vivre et de l’action, cependant que s’agiteront, ignorants de toute contingence, ceux-là qu’attire un but qui toujours déçoit. Le miroir de soi-même peut réfléchir tout l’univers. Qu’importent les paysages qui s’encadrent aux fenêtres ; de pareils éléments les composent : c’est partout la banalité de la nature. La vie est trop courte pour qu’il soit efficace d’agir ; entreprendre est vain : jamais nous ne connaîtrons tout. Le vide est le terminus inévitable. Et puis, c’est surtout de savoir qu’ils mourront un jour que les hommes sont ainsi pressés, et tu les rejoindras. Mais au moins, si tu m’as écouté, tes mains ne seront pas honteuses des marques du travail ; nul effort, nul essoufflement, aucun désordre n’aura dégradé ton aspect, et un peu de distinction te demeurera au seuil de la tombe, alors que tu contempleras, parmi le silence des roses du soir enfin cueillies, l’horizon épuisé et la vie inutile.

« … Ces paroles où transparaît ma simplicité, aux tournants du chemin sauras-tu les revoir comme des lampes légères ?… »

Je sais une pâtisserie où se rejoignent le soir des prostituées un peu défaites et de qui la beauté cernée et les fards ont pour moi plus d’émotion que la fraîcheur des jeunes filles.

Durant un entretien dont la volupté me reste inoubliable, ces tendres créatures, auprès de qui m’assaillirent toujours de maternels souvenirs, ont pleuré entre mes bras le dégoût de l’amour. Et sans doute, l’aveu quelles me firent de l’indifférence de leurs gémissements sous les étreintes, comme un peu de poudre sur leur chagrin que je consolais, pénétra mon esprit du goût de l’ironie.

C’est dans ce lieu empli d’une grâce expirante, et parmi ces femmes de qui les seins affaissés ont une douceur qui dérobe aux phrases une part de leur dureté, que pour lui tenir ce léger Banquet je voulais amener cet enfant replié. Tant de pédagogie et les défaillances de nos compagnes, peut-être l’auraient touché. Mais l’appréhension de sa vulgarité, le souvenir d’un jeune homme que déjà j’entrepris de séduire, je ne sais quelle raillerie aussi, de moi-même, pour mon prosélytisme, comme un flot confus de tristesse, dépassèrent mon désir.

Et je songeai que cet enfant, comme les hommes, se satisferait de joies que je ne puis comprendre.

Dédaigneux de la bonne santé qui dispose à la vie toute physique, si je n’étais le passant que je suis, impuissant, dégoûté et passionné de sophismes, j’aurais envié à cet enfant l’infirmité qui lui donnait ce regard pensif, ce sourire inexprimable, cette absence de gestes, tout cet aspect penché, subtil et désolé qui me revêt, que je lui vis, et dont peut-être il n’avait rien. Parmi ce paysage rongé d’immobilité, cet enfant malade et amer, c’est toute ma pensée qui s’exalte et contemple la vanité d’agir. Si j’ai grandi, si j’ai marché quelques pas, mon âme première n’a pas diminué, et je connais cette sorte de pitié qu’on éprouve à ressaisir encore en soi quelque chose du petit garçon qu’on fut. Mais les barreaux d’exister se dressent inébranlables. Les certitudes qui me pressèrent en chemin ont rétréci, pour les clore presque, les corolles de ma sensibilité, et le spectacle, un soir, du renoncement qui déjà m’emplissait, assura, d’un peu d’émotion, l’amertume et l’orgueil qui s’élevaient en moi.

Mon abstraction, mon ironie et mes incertitudes, c’est, sous la forme où j’ai atteint, l’infirmité de cet enfant, son jouet navré, et les trébuchements de sa béquille sur les pavés grossiers.

J’ai été poursuivi longtemps du souvenir de cet enfant que j’avais rêvé pour disciple. Durant que j’étais ramené ainsi vers son image dont la beauté se dissipait, j’ai achevé, composé de phrases à double face, un petit livre que je voulais lui remettre, et qui, pour lui, aurait pu être un peu le crâne de Yorick7. Mais la crainte de son ignorance, et, je ne sais pourquoi, la peur aussi de sa trop parfaite compréhension, m’ont fait garder ces pages, où laissèrent un peu du rose de leurs doigts mes amies désabusées et sereines. Ce bréviaire, où sont ménagés entre les lignes quelques fossés pour la réflexion, je l’ai épigraphié d’une parole que parfois, devant le désir de l’action, je me chuchotai à moi-même, en souriant :

— C’est trop encore que sourire.

Paul Léautaud
Novembre 189
6

L’Alsace-Lorraine et l’état actuel des esprits

Au début de l’été 1897, l’Alsace-Lorraine, territoire allemand, a subi de fortes pluies et des inondations. En une du quotidien Le Journal du 15 juillet 1897, François Coppée a écrit, sur deux colonnes un article « Un souvenir à l’Alsace » dans lequel il demande que la France lui vienne en aide. « Nous aurions alors dans le cœur cette joie de savoir que, là-bas, devant leurs champs dévastés par les orages comme ils le furent jadis par la guerre, les Alsaciens consolés et secourus prononcent le nom de la France avec des paroles de bénédiction ; et, sur la place de la Concorde, la statue au deuil vénéré8 sourirait, de ses lèvres de pierre9, à l’hirondelle du souvenir s’envolant vers la flèche de Strasbourg. »

Le Journal du 15 juillet 1897

Il se trouve que suite à cet article François Coppée a reçu « quelques offrandes pour une souscription qui n’était même pas ouverte » (Le Journal du 22 juillet). Ces « quelques offrandes » étant à l’évidence insuffisantes à faire sens il les a restituées aux donateurs. Suite à cela, le Mercure a cherché à comprendre la raison de cet échec et a adressé une circulaire à quelques-uns de ses lecteurs. Un choix de réponses est paru dans le numéro de décembre (page 641) sous le titre « L’Alsace-Lorraine et l’état actuel des esprits » (pages 641-814 avec une liste alphabétique des auteurs des 137 réponses. Parmi ces auteurs nous pouvons noter Léon Bloy, Jules Claretie, Remy de Gourmont, Francis James, Alfred Jarry, Pierre Louÿs, Lugné-Poe, Stéphane Mallarmé, Eugène Montfort, Rachilde, Henri de Régnier, Jules Renard, Jean de Tinan

Voici la réponse de Paul Léautaud (page 652) :

La réponse de Paul Léautaud dans le Mercure de décembre 1897 (page 652)

L’insuccès que M. Coppée a rencontré s’explique par l’indifférence où la question de l’Alsace-Lorraine laisse les esprits français. Cette indifférence elle-même est motivée. Sans doute, dans la famille d’abord, à l’école ensuite, et parfois parmi les hommes, le patriotique devoir de la revanche est prêché ; mais nos divers gouvernements, par leurs actes, toujours se sont efforcés, non-seulement de retarder cette revanche, mais aussi d’en étouffer, dans le pays, le sentiment. Enseigné par des paroles, combattu par des faits, ceux-ci ayant plus de poids que celles-là, il est naturel que ce sentiment partout s’anémie. D’autre part, la guerre de 1870 et ses conséquences sont trop loin de ceux-là qui atteignent aujourd’hui à leur majorité ; avec raison, ces jeunes hommes jugent que leur vie, leur avenir, leur bonheur propres sont plus sérieux que cette espérance d’une tuerie nullement justicière ; et s’il n’est survenu déjà, le moment est proche où cette époque de 1870 ne sera plus qu’une page de l’Histoire de France à l’usage des écoliers. Cependant, il me parait difficile de prévoir la nature de l’opinion au cas d’une nouvelle guerre franco-allemande ; jusqu’ici, j’ai entendu ne parler que des individus qui réfléchissent un peu ; les autres, l’esclave troupeau dénommé peuple, tout ça n’a d’opinion, de volonté, et d’action que celles qui lui sont imposées, et peut-être une telle guerre réveillerait chez cette tourbe ces instincts sanguinaires et qui font les héros.

Pour moi, ces choses ne m’intéressent pas. J’ai le plaisir d’avoir un père qui est patriote : c’est de son âge ; à défaut de motifs personnels, la médiocrité des arguments dont il soutient son patriotisme aurait suffi pour me dégoûter de cet enthousiasme. Souvent, je le lui ai dit : « Le patriotisme, c’est surtout la peur dont sont pris les propriétaires. Il ne me gêne pas. Tu possèdes ; si cela t’amuse, tu défendras ton bien, moi qui n’ai rien, je m’efforcerai de rester calme. » Ce raisonnement, un peu intime, mais logique, est peut-être plus général qu’on ne croit ; seulement, le dédain nécessaire pour l’exprimer manque à beaucoup. Et puis, je ne reconnais que l’intelligence ; elle ne subit pas de frontières, et volontiers je sacrifierais la vie de cent imbéciles français à celle d’un intelligent de n’importe où. L’intégrité du sol ne me préoccupe pas ; le coin où je médite me suffit ; on peut conquérir le territoire qui l’environne ; jamais on n’attentera à ma pensée, et je ne bougerai pas. Même, dans ces conquêtes je trouverais un avantage appréciable : j’ai peu de fortune, je n’aime pas les chemins de fer ; un rapprochement de la frontière me permettrait de plus facilement voyager à l’étranger.

Je terminerai en écrivant que je ne prétends pas avoir ici énoncé des vérités ; je répugne à toute conviction : demain est plein de trop d’inconnu. Je sais qu’il est une autre définition du patriotisme : la sauvegarde de la tradition et du cerveau nationaux ; mais ce sentiment, que j’estime, ne participe en rien au patriotisme courant.

Nous sommes loin des Essais de sentimentalisme.

Le troisième Essai (juin 1898)

Le mot sentimentalisme a disparu mais il reviendra. On pourra trouver particulièrement tarabiscoté, sinueux et long ce troisième Essai, (18 pages du Mercure) sorte de crise d’adolescence tardive dans laquelle Paul Léautaud semble déverser tout ce qu’il dénoncera, comme pour s’en débarrasser.

Essai

Sans m’attacher aucunement aux vingt premières années, souvent je me plais à partager en trois périodes la vie. Ce n’est pas que le chemin parcouru soit long derrière mes pas : je garde encore un peu de cette imagination dont s’abuse toute jeunesse. Cependant, de ce tertre où j’ai atteint, parmi ces rêveries où je subjective, avant que de les oublier, les paysages, tendresse, harmonie ou idée, qui, tour à tour, me composèrent une émotion que depuis j’ai laissée se défaire en moi, quand je me retourne vers ce qui constitue mon passé, il me semble apercevoir, distinctes et les définissant, les bornes de ces trois périodes que j’ai épuisées toutes. Et des contemporains âgés parfois me firent sourire qui en étaient encore à celle de se chagriner.

Aussi bien, ce ne sont pas les désagréments de l’existence, mais plutôt des facultés d’observation, qui douent d’indifférence. Tels que je connais et de qui le sentier fut laborieux, aujourd’hui sont restés sensibles. Pour moi, jamais je n’accordai de l’importance à la vie ordinaire. De la mienne même, dont gaiement je profitai, bientôt je me désintéressai. Tenue par on ne sait quelles mains, et monotonement, la corde tourne et souvent cingle au visage ; certains, pour toujours en sont défigurés et se résignent, qu’il faut mépriser plus encore que les habiles ; à ce jeu indigent et duquel je me suis retiré pour m’amuser des cadavres, sans doute je ne montrai qu’une courte légèreté ; mais, à cause d’une idée, si parfois je manquai quelque saut, le masque que je porte parmi les hommes seul fut touché.

Ces trois périodes de la vie, et les sentiments qu’en soi elles font se lever, ici je veux seulement en indiquer l’aspect. Pour obtenir les mots dont les décrire, des soirs je me suis attardé à les revivre. Mais tout leur effacement pour moi, et ma crainte aussi de retrouver un adolescent qui m’ennuie découragèrent mes efforts et je ne persistai point. Pourtant, je souhaite que ces pages satisfassent quelques esprits froissés : des autres, je n’ai pas souci.

Débarrassés des maîtres de qui l’enseignement fausse toutes choses, et secouant la tutelle étroite du couple qui nous créa, quand nous paraissons au seuil de la vie, nous la prétendons un spectacle facile ; de ce passé que nous apprîmes dans les livres, nous construisons tout notre avenir ; et vers lui nous avançant, nous le parons de nos espoirs. Admirations et haines à l’excès, candeur et fatuité ensemble, franchise, affirmation, générosité, enthousiasme, sentiments si épais que seuls des lieux communs les pourraient exprimer, parce qu’ils nous emplissent, tout nous transporte ou nous meurtrit. Parmi tant de juvénilité, une femme bientôt se présente, que sous la duperie des métaphores, embellissent nos instincts ; sur sa poitrine, où les délicats ne savent que pleurer, un instant, ou des années, nous sommeillons : beaucoup même y joignent tout l’effort dont ils sont capables ; et cette créature charmante et qui nous révèle, en même temps que le geste préféré des hommes, l’objet de tout lyrisme, pour jamais laisse à quelques-uns un dégoût sans cesse augmenté et que rien ne consolera.

Mais qu’importent ceux qui trouvent, dans l’émotion sexuelle, j’ignore quelle complaisance. Ceux de qui la délicatesse fourvoyée ingénument sanglota aux bras des femmes, ceux qui se retirèrent d’elles souillés et amers, ceux-là surtout qui sont troublés du plaisir de soi-même, seuls peut-être aimeront ces pages.

Relevés de cette chute et de ce sommeil, je ne sais quoi en soi toujours aspire à quelque chose. Considérant alors cette agitation pour laquelle on nous prépara, certains, d’une sensibilité par tant d’écœurement rendue plus vive, déjà en pressentent l’aridité, et se troue un peu leur jeune ardeur ; mais, remâchant des ambitions, la plupart, tumultueusement, projettent d’agir. Les plus sanguins, que ne retient aucune pensée, les élégiaques, seulement occupés d’un rêve anémique, presque tous, par appétit, par sacrifice, ou par entrainement, vers ce qu’ils disent un but, s’efforcent, cependant que deux ou trois d’une volonté plus pure interrogent obscurément ce néant qu’est le passé et peut-être ainsi prennent conscience de la destinée de l’avenir. Néanmoins, cette période pour tous est pareille. Aux moments d’expansion et de sincérité solitaires, déposant l’apparence obligée, parfois encore l’on s’abandonne au chagrin déjà pris, et sur soi-même on pleure ainsi qu’aux premiers jours.

Qu’importe encore le troupeau de ceux que leur grossièreté et des pédagogies dirigèrent vers l’action et la vie ordinaire. Si nombreux, dès le départ ils perdent toute forme, et désormais ne sont plus que les parties de cette agitation dénommée société et de laquelle la turbulence a fait nécessaire le pouvoir. Inaptes à percevoir que de tant d’efforts où ils se livrent presque rien ne leur profite, et qu’ils n’édifient que pour les générations prochaines, lesquelles, à leur tour, avec un pareil désintéressement, édifieront pour d’autres, ils partent ; durant leur chemin, embarrassés de platitudes sentimentales et toute intelligence abimée par tant de gesticulation, ils ne songent pas que quoiqu’ils fassent, le terme est le même où tous ils se rejoindront ; et seulement occupés de réalités extérieures, combien d’eux connaîtront jamais la quiétude de cette autre période où l’on se repose à écouter en soi le lent et merveilleux accomplissement de cette destruction qui naquit et progressa selon nous, et doucement alors s’achève. Au soir, quand la vie en regrets aura pourri leurs espoirs, quand leur âme pitoyablement s’effeuillera en souvenirs, sans doute ils affecteront quelque scepticisme ; mornes surtout de leur impuissance, de leurs lèvres usées ils feindront de sourire ; mais cette sérénité tardive alors dissimulera mal leur vieille pauvreté et l’on sait quel effroi.

Pour contempler, et parce qu’une sagesse internelle et peut-être ce dégoût aussi dont les pénétra le geste d’aimer, de bonne heure leur firent entrevoir le vide ou tout effort aboutit, deux ou trois négligèrent de les suivre. Esprits hautains et à demi désabusés, ceux-là probablement éliront leur attitude cette troisième période. Peu à peu, cependant qu’on avançait, tant de certitudes nous assaillirent, que se rétrécit notre sensibilité. Une entière acceptation de la vie extérieure et tout un renoncement, alors se lèvent en soi. Tourné vers le départ, découvrant la stérilité du chemin parcouru, un peu de la perception de ce que l’avenir chaque jour participe à la vanité du passé nous apparaît, et pour jamais on dédaigne d’agir. Mentalement attardé aux lieux qui nous arrêtèrent, ne comprenant pas encore qu’elles ne revêtaient d’autre beauté que celle que nous leur prêtâmes, et que tout l’univers n’est que la somme de nos pensées, pour s’apitoyer sur elles et sur soi-même, une à une on revoit ces choses qui surent nous émouvoir et que rongea bientôt la brièveté de vivre. À cause de leur attrait encore non éteint, quelques-unes pourtant nous restent chères comme un livre de solitude. Au loin, par-delà le bruissement des spontanéités et de ces enthousiasmes qui dégradent, déjà se laisse deviner la savante douceur du détachement et de l’hypocrisie sous quoi plus rien ne violera notre âme mobile et voluptueuse. Et fuyant cette pestilence de marais que dégage toute société, contemplant, consolé de tant de contingence, la monotone agitation des hommes, simplement on s’abandonne au silence de sou rire.

Hélas ! pour ceux qui atteignent à cette contemplation, quels paysages désormais garderont quelque lumière. Toute réflexion mène au doute, et le scepticisme n’est qu’une façon de nier. Pour n’avoir pas su, orgueilleux de soi-seul, parmi leur isolement et sa méditation, se hausser pour jamais à l’émotion de détruire, combien de ceux-là sont retombés des hommes. Faiblesses un peu lourdes et que j’ai dépassées ! Aux jours trop réels, quand la vie parfois encore m’obsède d’une fadeur sous quoi je défaille, sur la tombe de ceux de qui la pensée m’éduqua, je vais supplier, pour qu’elle me secoure, l’ombre de leur génie. Cette ombre m’accueille, souvent je l’ai senti, comme un disciple inquiet de sa diversité. Je connais alors — et plus tard, sans doute, je m’efforcerai de les rapporter — des paroles plus valables que tous les livres et plus grandes peut-être que ces gloires couchées… À cet instant de mon travail, avant que d’inscrire tant de phrases incertaines et qui ne seront pour eux que des miroirs fermés, je rejette, sans pouvoir les plaindre, ces cerveaux qui n’avaient pas de secret, et que n’accueillit point l’enseignement des morts.

Cette troisième période de la vie, pour moi déjà elle s’efface ; tant je suis aujourd’hui comblé d’indifférence, souvent il me semble que même son sourire m’est un plaisir perdu ; et plein d’une méditation desséchée d’ironie et par où j’ai compris que l’unique souci est l’idée de mourir, sans doute je l’eusse pour toujours négligé si quelque enfant légère, un moment, n’était venue me le rappeler. Le paysage antique où elle m’apparut, les soirs que je la fréquentai et l’image nuancée dont elle me pénétra, malgré moi restent des choses près de mon cœur. Aux heures de calme surtout, quand le jour aux vitres se dérobe, affaissé parmi le travail inutile, parfois encore je m’accoude vers cette petite fille qui savait sourire, et qui recélait, sous sa poitrine un peu étroite, toute une sensibilité déjà presque inémue.

Pestiférée, Thèbes subit l’épouvante.

Sous des rameaux levés et le ciel mythologique, toute la cité, depuis les vieillards par l’âge résignés jusqu’aux jeunes femmes de qui les cheveux croulés aux guirlandes se mêlent, au seuil du palais royal s’abime en gestes suppliants.

Sous le haut portique, à l’ombre transparente des chapiteaux, dominant de sa grâce l’agora désolée, Ismène, petite fille de qui Œdipe retient et caresse de la main la tête couronnée de roses, lentement parait. Sur la blancheur en quoi s’unifient les étoffes, son visage un peu plat et aux traits immobiles semble un masque posé.

Que le drame alors se déroule ! rien de lui n’atteindra cette enfant insensible et qui veut dédaigner jusqu’à la rêverie. Parmi la cadence de la musique, des phrases et des gestes où, tragique, tant de beauté est exposée, ainsi que des émotions désapprises et fanées, les roses de son front une à une s’effeuillent. Et peut-être sa sensibilité qui est, elle aussi, une couronne dépouillée, s’accorde à cet automne qui pare de taches pâles les marches du palais.

Cependant, le Chœur, dans un mouvement de lyrisme, évoque la défaite du Sphinx et dit au roi l’espoir de la patrie thébaine ; les palmes, en une suprême invocation, une fois encore sont levées ; et par la poussière sur ses pas soulevée, celui qui partit vers l’oracle, au loin est annoncé. Contemplant un moment l’action, ces formes prosternées et le roi magnifique, de ses lèvres minces et comme pour soi seule, et la main droite sous sa robe, Ismène alors sourit. Elle sourit presque involontairement ; sans doute, quelque image invisible soudain l’a troublée d’une intime douceur ; mais la ligne un peu navrée de ce jeune sourire est suffisante pour atténuer, d’un scepticisme délicieux, le paysage lamentable et tant de déclamation.

C’est ainsi qu’aux représentations d’Œdipe-Roi où elle figurait l’une des enfants incestueuses, et parmi la pompe et les gémissements du fils de Jocaste, je retrouvai et fréquentai par la suite cette petite fille indifférente.

Dans le drame où elle n’ajoutait qu’une infantile personne muette même de sentiments, aucunes syllabes n’étaient son nom. Et pourtant, comme elle évoquait bien — en avait-elle conscience ? — Ismène timide et désabusée. Par son visage dont rien ne bougeait, par son sourire où passait son dédain, par sa couronne, comme la sensibilité d’Ismène déjà stérilisée, par tout son aspect hautain, somptueux et voilé, tout de suite elle me rappela cette enfant ancienne, et dans mon esprit se confondit avec elle en un double et ironique personnage. À cause de ses malheurs et du dévouement qui désordonnèrent sa vie, sa sœur Antigone jamais ne me plut : souffrir, c’est encore une nuance de l’action. Mais les cheveux simples sous des roses décolorées, la bouche pâle et les mains froides, toute la sérénité de cette petite fille aux yeux baissés, parmi tant de désolation et mieux qu’aucun fanatisme, sut me séduire infiniment. Et moi qui partout promène cette amertume que laisse toute compréhension, quand m’apparut cette enfant souriante et peut-être brisée, un moment je songeai à ma difficile pensée.

Petite fille penchée ! insensible Ismène ! double image de légèreté et de méditation, une dernière fois je me tourne vers vous. L’univers est immuable. Les apparences de transformation du monde ne sont qu’un recommencement où se succèdent les générations. Toujours la vie subsiste, et sous des visages aux grimaces uniformes, les hommes sont demeurés les mêmes. Cette railleuse indifférence que déjà vous montriez et qui plus tard devait s’épanouir inviolable, est restée l’attitude d’un jeune homme d’aujourd’hui. Ce jeune homme achève à peine la moitié du chemin ; s’il le voulait, il pourrait encore apercevoir les lueurs héréditaires et fallacieuses du départ : mais il sait que le passé n’est qu’un décor, et d’ailleurs, il répugne à ces faiblesses. Il se détourne également de l’avenir. Le mensonge des enseignements et des formules publics, l’ordurière inanité des sentiments où la plupart s’attardent, le dégoût de l’amour, l’usure de s’émotionner, le doute aussi de soi-même, ensemble ont glacé sa sensibilité et détruit pour lui tout motif de vivre et d’agir. Ses tristesses lassées maintenant ne visiteront plus aucun horizon. Solitaire, parfois amusé de cette monotonie où d’autres se débattent, et songeant qu’il n’est de vérité et de beauté que dans la mort, désormais il s’abandonne à cette volupté de contempler, plein de silence et d’ironie, l’inexprimable diversité de sa propre pensée. Ainsi, pour les commenter, j’ai recherché quelques-unes des paroles qui sont rapportées de vous. Avant que pour moi s’évanouisse à nouveau la douceur du sourire que vous m’avez rappelé, à la vie qui m’entoure je vais essayer de les appliquer. Mais enfermer en des phrases une émotion c’est l’expirer, et fidèles au-dessus de la sécheresse de ces pages, les nuances changeantes de votre grâce, seules, auraient pu les rendre dignes de votre sagesse qui m’inspira.

… tout en suppliant les morts de me pardonner si je cède à la violence, j’obéirai à ceux qui ont eu mains le pouvoir… Je n’ai point la force d’agir contre la volonté de l’État !10

Jadis, des soirs, libéré de dogmatisme, contemplant se dérouler devant moi la Cité, ses maisons et toutes leurs lumières, que de fois ces paroles me sont revenues et je ne pouvais me défendre d’une émotion sublime. Paysage d’une ville ensevelie sous les lois, lamentable horizon, esclavage ! que de fois vous m’avez arrêté, et je pleurais presque sur vous. Que de fois aussi j’ai raillé les pensées qui se levaient en moi.

Je songeais : Tous ces êtres de qui la lumière, comme leur âme vacillante, veille parmi la nuit, malgré le joug que sur eux le pouvoir fait peser, gardent une apparence de personnalité et de volonté. Occupés à des travaux dont ils ne pressentent pas la vanité, ou que la pauvreté enlaidira encore, les uns et les autres, chaque jour, en soi-même comme à autrui, clament : je… moi… je… ; dans la vie, chacun d’eux circule comme s’il était seul, à ses projets, ses espoirs, ses certitudes qu’à l’avance il voit réalisées ; chacun d’eux porte, pour ainsi dire, un petit monde dans sa tête, et fait de soi un centre auquel il rapporte tout ; en un mot, tous s’affirment et semblent libres. Cependant, nul d’eux ne l’est vraiment. La personnalité, la volonté, toute la liberté qu’ils revêtent n’est que l’illusion qu’ils prennent à ses pronoms personnels et dont chacun d’eux à tout instant abuse. Outre que la liberté, c’est surtout la propriété, tous leurs gestes, à l’avance, sont définis. Un livre existe qui établit ceux qui leur sont permis et ceux qui leur sont interdits. Mais leur désordre est peu à craindre. La médiocrité de leur vouloir garantit leur passivité ; chacun d’eux agissant comme s’il était seul, tous se trouvent agir de la même façon ; leur individualité ainsi n’aboutit qu’à la ressemblance ; et si l’union peut-être fait la force, toujours il me parut que ce qui est général n’a, en quelque sorte, aucune existence. D’ailleurs, tous contre chacun, surtout chez les pauvres, goûtent je ne sais quel contentement dans le châtiment de quiconque méconnaît le manuel de leur servitude.

Je songeais encore : Pour que tous ces êtres, qui témoignent ainsi d’une semblance de personnalité et de volonté, demeurent obéissants aux lois qui les gouvernent, pour que nul d’eux aussi presque jamais ne lève le front au-dessus du réseau légifère et qui fixe, en quelque sorte, leur attitude morale sociale, il faut que ces lois aient une certaine beauté. Mais avant d’examiner ce point, je veux écarter les riches, ceux qui se louent des lois à cause de la protection qu’ils y trouvent. Ceux-là se louent aussi de la vie ; pour eux, elle est à peu près le bonheur ; à peu près, ils sont heureux. Quand je les entends, parfois il me semble que je me suis trompé, que ma native tristesse sans doute m’a égaré, que ceux-là peut-être ont raison qui se satisfont de la vie. Mais à me reprendre, à réfléchir, bientôt je constate que ces heureux mêmes, par la façon dont ils la subissent, s’accordent avec moi. Parmi eux, il en est qui sont conscients. Un peu désabusés mais encore pleins de passions, à de rares moments ils conviennent bien de ce que la vie est monotone ; ils savent bien qu’elle est comme un visage rongé d’ulcères et qui souffle une haleine empoisonnée ; il y a longtemps, dans leur jeunesse, quelques-uns en entrevirent la laideur ; mais toujours la fierté de la contempler vraiment leur manqua. Aujourd’hui, le frisson de la mort les presse. Ils songent qu’ils mourront, que chaque minute rapproche l’instant où ils iront se dissoudre pour participer brièvement à une autre vie plus ténébreuse encore. Toute noblesse aussi leur manque. Ils ne connaissent pas ces pensées qui font qu’on s’arrête, qu’on se penche vers soi-même, qu’on sourit du passé inutile, souhaitant, parmi la douceur du soir survenu, que la mort soit bien la mort. Si misérable soit-elle, avant que de partir ils veulent goûter à quelque joie. Sur la figure usée de la vie, alors ils s’ingénient à mettre le masque des spectacles, des divertissements, des débauches, de tous ces incompréhensibles plaisirs où ils se dupent et qui les dissimulent à eux-mêmes. Ces heureux-là ne sont pas à blâmer ; ils sont comme des pantins qui subissent leur ressort ; et bien qu’elle soit un peu vulgaire, peut-être leur sagesse est-elle la meilleure. Mais il en est d’autres que leur grossièreté et que leur stupidité naturelles congestionnent. Chez ceux-ci, aucune élégance, aucune recherche : ce sont bien des hommes. S’ils trouvent bonne la vie, c’est surtout parce qu’elle satisfait les parties basses de leur individu, les seules chez eux qui soient sensibles. Quand ceux-ci invectivent quiconque est écœuré et s’éloigne des saletés où ils se vautrent, qu’importe : jamais ils n’ont deviné la pauvre figure vieille et morne de la vie.

Mais ces heureux, alors, ne m’occupaient pas. Parmi ces contemplations, c’est surtout au peuple que je pensais ; c’est vers lui qu’allaient ensemble ma pitié et mon mépris. Ma pitié !… La misère de tous les êtres qui composent ce peuple, leur labeur jamais achevé et sans fruit, toute la chétivité de leur existence « glissante et muette » sans commencement ni fin voilà ce qui la faisait naître ; naïvement, je songeais combien la vie entière, les hommes et les lois, sur tous ces malheureux pèse plus lourdement. Cependant, observais-je, ces malheureux subsistent. Malgré tant d’oppression chacun d’eux garde un rêve, un rêve obscur et souillé de pauvreté, mais qui le retient et d’où lui vient la résignation. De riens qui font sourire et qui feraient haïr si on les regardait de trop près, chacun d’eux se construit un petit bonheur qui est sa joie et dont il se repaît. Résignation courageuse, touchante simplicité qu’on ne saurait trop louer : grâce à elles, tous ces gens-là nous laissent un peu de calme.

Pourtant, considérant l’esclavage dans lequel sont tous ces êtres, à nouveau je songeais qu’il fallait que les lois, pour les maintenir ainsi dans une obéissance presque jamais troublée, eussent une certaine beauté. Une certaine beauté ! mot ici un peu singulier. C’est que je ne pouvais croire que la force, c’est-à-dire l’effet policier de ces lois, et les pénalités qu’entraine leur inobservance, dominât tout ce peuple. Souvent, la force n’est qu’une abstraction que chaque individu crée de sa propre peur ; d’autre part, je savais que des orateurs désintéressés et qui affirment, avec une éloquence au premier abord séduisante, la réalité de la misère du peuple, chaque jour célèbrent sa force aussi, son courage, rappellent les époques où ils se déchaînèrent, et déclamatoirement prophétisent le retour de ces crimes qu’ils disent justiciers et où ce peuple s’illustra. Non, pensais-je, ce ne sont point-là simplement nécessités de métier ; peut-être ce peuple est malheureux, mais les lois ne l’oppriment point, ne perpétuent en rien cette misère dont s’émeuvent ces hommes dévoués ; il ne le tolérerait pas, il secouerait leur joug : cette force, ce courage sans cesse évoqués, à l’avance garantissent sa rébellion. Néanmoins, pensais-je aussi, il faut bien l’avouer : la tranquillité de tout ce peuple, parfois fait douter ou de ses souffrances ou de sa force ; il semble impossible qu’il accepte une misère aussi grande que celle que ces pamphlétaires et que ces tribuns si charitablement déplorent ; il semble au contraire que tous ces êtres ne sont point malheureux autant qu’on le prétend, ou que leur force alors n’est que de l’histoire, et que dans ce cas il faut les plaindre et pour leur misère et pour leur impuissance. Heureusement, les fêtes publiques bientôt me renseignèrent. Dans ces fêtes, je vis le peuple dépenser une énergie, une violence que je ne lui soupçonnais pas ; vers des plaisirs abjects et qui le satisfont, je le vis se ruer avec ces gestes et ces efforts ivres et desquels on assure qu’ils ébranleraient le monde : parmi les débauches, les hoquets et les vomissements nationaux, malgré le dégoût qui m’envahissait, je reconnus cette force démocratique et que je niais ; et la contemplant ainsi dans le milieu le plus propice à son épanouissement, raillant ma pitié naïve, alors je compris que tout est pour le mieux.

Tout individu ne vaut un peu que par le sentiment de révolte qu’il porte en soi. On dit ce peuple malheureux d’une misère vraie et profonde ; que dans l’ombre, parmi de durs travaux, il souffre. Cependant, ce peuple est tranquille ; malgré sa pauvreté et sa vie bestiale, ce peuple ne réclame rien. Certes, il n’ignore pas que les lois sont dégradantes, que chacune d’elles est une atteinte à l’intégralité de l’individu, une entrave pour l’un de ses gestes, et que leur ensemble, opérant ainsi qu’une camisole de force, annihile cet individu et le façonne en un nouvel être docile, neutre, sociable enfin. Seulement, ces fêtes que le pouvoir périodiquement lui organise satisfont ses besoins ; dès qu’il peut vociférer et boire, ce peuple est heureux, et dans l’excès de ce bonheur, alors il montre cette énergie souveraine et dont je doutais. Il devine bien que ces orgies lui sont permises surtout parce qu’elles sont un débouché pour l’effervescence en lui amassée et qui pourrait être redoutable, et si vraiment il souffrait, certainement il ne négligerait pas d’utiliser cette force pour conquérir un peu de ce bien-être que de généreux réformateurs assurent lui manquer. Il sait bien que rien ne se demande, que tout se prend ; que se plaindre, implorer, cela ne suffit pas : qu’usurper est moins avilissant ; et que quiconque, asservi et privé, ne sent pas naitre en soi le goût de se révolter, est bon tout au plus pour cet asservissement et pour cette privation. Mais rien ne lui manque ; comblé d’ivresse et sa stupidité réjouie, les quelques besoins qu’il a, par ces fêtes, ainsi sont contentés, et c’est pourquoi le lendemain il est plus tranquille encore. Oui, tout est bien pour le mieux. Sans doute, des exaltés soutiendront le contraire ; pour eux, les lois ne sont point parfaites. Ils oublient que les lois ne sont rien ; qu’au-dessus d’elles, et remédiant à leur imperfection, il est certains mots plus importants, d’une vérité par tous reconnue, et desquels la signification pourtant souvent dépend de qui les profère. Honneur, justice, travail, probité, dévouement, devoir, respect d’autrui, etc…. tous ces noms de je ne sais quelles vertus, c’est à eux surtout que les hommes se confient : dès leur enfance, et plus tard parmi leurs compagnons, ces mots salutaires partout leur sont répétés ; c’est par eux qu’ils prennent conscience de leurs droits ; et pour que leurs fils aussi bénéficient de ces rassurantes pédagogies, ils ont inscrit ces mots dans ces manuels bon marché et qui sont toute leur morale.

Mon mépris !… Ces lois, ces mots sociaux, et le mutuel consentement de tous ces êtres, tout cela participe à la réalisation d’une domination qui touche à la beauté et que je ne me lasse pas d’admirer.

Car enfin, c’est voir mal une chose que la considérer sous un seul aspect. Sans doute, rien n’est nécessaire, mais rien non plus n’est inutile ; si toute opinion est légitime, toute affirmation aussi est un peu ridicule ; malgré leur différence, l’erreur et la vérité souvent se rejoignent ; et si toute beauté a sa tare, toute laideur a son but. Peut-être ce peuple est malheureux, mais peut-être aussi sa misère, malgré le répugnant spectacle qu’elle offre, est indispensable pour qu’apparaisse le bonheur de certains ; une chose n’existe guère que par son contraire : si sans cesse il faisait nuit, on ne saurait ce qu’est le jour, et ce mot ne serait pas. D’ailleurs, les souffrances populaires sont bien relatives. Tant de consolations y sont apportées ! L’éloquence où s’agitent les tribuns, le lyrisme des pamphlétaires toute cette opposition a le résultat de l’huile sur la mer murmurante. Avec prudence, ce peuple se dit : « Pourquoi bougerais-je ? ma misère et ma force chaque jour sont proclamées ! » Et réconforté, il se résigne : alors qu’on se sait plaint, c’est presque un plaisir que souffrir. D’autre part, malgré leur dureté, leur arbitraire, toute leur duperie, les lois, ces mots sociaux, tant d’autres préjugés sur lesquels toute société repose, eux-mêmes sont nécessaires. Rien n’est peut-être plus funeste qu’une trop grande liberté. Limitant les gestes des hommes, rendant vaine à l’avance toute rébellion, ces merveilleux sophismes, par l’oppression qu’ils dégagent, maintiennent un peu d’ordre dans cette société, en règlent l’action, en protègent le progrès sans doute un peu lent mais réel, et ouatant ces craquements que d’aucuns, je ne sais pourquoi, trouvent sinistres, en dissimulent et retardent la ruine peut-être inévitable. Sans eux, la plupart de mes contemporains bientôt retourneraient à cette animalité qui sommeille sous leur soi-disant civilisation ; sans eux aussi, ceux-là qui vivent éloignés et désoccupés de tout extérieur, certainement subiraient les brutalités de ce peuple grossier et qu’ils parquent bienfaisamment dans un peu de respect et de servitude.

Pour moi, je l’avoue, à tout cela, aujourd’hui, je n’accorde aucun intérêt. Jadis, quelques soirs, je m’attardai à ce démocratisme ; contemplant la Cité servile, songeant à deux ou trois d’alors, fanatiques et à qui les lois n’importèrent pas, car ils croyaient que par eux périraient une foule, parfois je murmurai : détruire, serait passionnant… Mais le lendemain, déjà je souriais de moi-même. Poursuivi d’incertitude et de contradiction, depuis j’ai réfléchi. Sourire est trop encore. Chaque fois qu’en dehors de soi quelque chose émotionne, c’est une part en soi qui s’amollit, se désagrège, et que peut-être on perd. Seuls sont dignes la mélancolie et le silence. Mépriser ce qu’on possède, dédaigner ce qui s’offre, insulter ce qui n’est plus, comprendre, c’est l’émotion suffisante et c’est tout.

Toute chose ne vaut que par la tristesse qu’on y prend.

Cette petite fille sur qui je me fatiguai à écrire tant de phrases, la muette beauté dont je l’ai revêtue, peut-être eût été trop grave pour elle. Si jeune, elle ne pouvait savoir que la joie et la douleur n’ont aucune existence et qu’il est uniquement des sensibilités différentes ; qu’il n’est rien de plus désolant que le plaisir, ni rien qui fasse sourire comme quelqu’un qui pleure ; et que même sourire est encore s’émouvoir. D’ailleurs, il faut bien l’avouer, dans cet essai, comme dans le drame où elle m’apparut, elle ne fut qu’une figurante ; auprès d’elle, certains soirs, si je me réfugiai du doute de moi-même, ce fut seulement en imagination ; et tant de jours depuis ont dissipé pour moi cette apparence adorable, qu’aujourd’hui j’ai de la peine à ressaisir mon émotion.

Mais l’on a parfois besoin de quelque image où se reconnaître, et de cette petite fille légère et narcissienne, malgré tant d’ironie, je ne puis encore me détacher. Image qui s’abstrait ! elle fut devant mes yeux ma pensée contractée. Comme elle, elle était couronnée de roses expirantes, voilée d’une robe hypocrite et pure, et silencieuse orgueilleusement ; comme elle, elle semblait s’efforcer à sourire d’une action factice ; comme elle aussi, peut-être la surprenait son propre sourire. Si une part en elle ainsi prêtait — car elle était aussi une petite fille actuelle — à une fantaisie où facilement je m’abandonnai, une autre part, celle par où elle évoquait cette Ismène qui jamais ne voulut s’émouvoir, gardait tout son attrait.

Toute une élégance d’âme, alors, la baignait. Durant l’action, debout sur les marches du palais paternel, laissant s’effeuiller tant de roses sitôt flétries, elle se tenait à l’écart du peuple et des soldats ; la servile pauvreté de l’un, et le grotesque appareil des autres, également la choquaient ; sans doute, elle aussi, au début du chemin, songeait que ces formes stupides salissent tout paysage. Par la suite, elle dut percevoir que tous les malheurs de son père venaient de la risible pitié que pour lui, jadis, un berger avait ressentie ; que si celui-ci avait pratiqué un peu de cette indifférence où déjà elle touchait, jamais le triste Œdipe n’aurait connu tant de fautes voluptueuses, tant de lamentations, tant d’obscurité ; et que s’il est dangereux pour soi-même d’arracher quiconque à la mort, cela est surtout criminel. Alors, elle posséda la sagesse. À cause de l’amertume qu’il départit, raillant les souffrances passées, elle rejeta le souvenir et ces faiblesses où il invite ; désormais et solitairement occupée de soi-seule, elle se refusa à secourir les siens qui gémissaient sans stoïcisme ; et désabusée, s’amusant des laideurs établies et peut-être de soi-même, prononçant ces paroles moqueuses et que j’ai commentées, simplement elle comprit la nécessité du joug de Créon. Ainsi, mon dégoût de tous les sentiments, ma difficulté à l’émotion, mon éloignement du peuple, mon admiration pour les lois et pour ces mots sociaux par quoi l’État contient les appétits des hommes, toute l’indifférence et tout le scepticisme qui partout me protègent, cette petite fille ancienne et glacée, parmi un paysage aujourd’hui exilé, quand je la retrouvai les groupa, et par elle enfin j’entrevis une formule pour les exprimer.

Cependant, cette sécheresse où j’ai atteint et que je loue, peut-être elle me sera funeste. Déjà, souvent il me semble que tout désir m’est devenu impossible ; doucement, je me répète une phrase un peu métaphorique et que j’avais mise de côté pour un prochain essai : Depuis si longtemps que tout existe, nous ne respirons plus que des fleurs ravagées ; — et je crains que si jamais se périme en moi la faculté de l’émotion, toute vie morale désormais me soit refusée. Heureusement, de tant de détachement, quelque chose comme un souhait encore parfois se lève et me prend. Le sort d’une société n’est pas intéressant. Partout, il est une attitude plus belle que vivre : la mort. Parmi des splendeurs et des hontes, peut-être ce monde insipide un jour s’achèvera. Alors, sans doute, je serai à me reposer ; libéré, cadavre, et toute ma sensibilité défaite, rien ne me ridera d’une émotion dont à l’avance je m’étais exalté. Mais aujourd’hui, le front penché, l’esprit épars vers tant de songes révolus, que de fois je l’ai pressentie. Émotion par nulle autre égalée ! Pour descendre vers ce peuple qui toujours me répugna, ce jour-là j’aurais quitté ma chambre de travail, mes livres et tant de méditations ; aux lieux où s’érigeait le pouvoir nécessaire, lentement je serais parvenu ; je serais allé goûter toute la beauté se dégageant d’une telle chute : et contemplant, parmi la décomposition déjà des oppresseurs et des opprimés, le sol où se dressait la cité de mensonges, rappelant, pour les bafouer, les images d’autrefois, cette vie inutile et ruinée, avant que de m’abîmer avec elle, je me serais plu à l’insulter.

Et peut-être alors eussé-je retrouvé un peu de ce sourire dont je crus que s’était parée pour moi cette petite fille désenchantée.

Roses du soir venu, solitude, suprême contemplation !

Cette autre période de la vie, qui la contient toute, et dont ici je n’ai point parlé, les mots pour exprimer mon impatience d’elle, les posséderai-je jamais dans leur simplicité. Consolante certitude que rien ne trouble, tendresse infinie et sans retour, Mort ! que de fois déjà t’ont souhaitée mes lassitudes ; que de fois je me suis affaissé vers toi. Ces années qui mènent à ton seuil, ces heures apaisées et d’où l’on considère le vide d’avoir vécu, les vivre consciemment est un souci qui déjà m’occupe. Parmi ces rêveries où présomptueusement je m’ingénie à me tromper, l’idée de ta douceur par moi souvent fut évoquée. Signes seulement dans la nuit ! Quand j’aurai épuisé les dernières de ces images qui m’arrêtèrent parce qu’elles se paraient de ton pressentiment, pour te saluer à l’avance, ô Secourable Pourriture, alors j’écrirai ces pages que j’espère et qui sont tout mon but. Ceux-là sont des fous qui négligent ta pensée. Seul, ton néant est éternel. Heureuse ou pénible, cette vie monotone n’est qu’une déclamation où plus ou moins nous excellons ; sans doute, parfois j’ai pu m’élever au-dessus de ses fadeurs, mais aujourd’hui, ô Purificatrice, c’est à peine si je sais encore sourire. Tout m’apparait usé et lourd. Sous des formes différentes partout j’ai rencontré les mêmes brièvetés, les mêmes imperfections ; autour de moi les hommes, avidement, ne songent qu’à vivre ; quand par hasard ils t’entrevoient, effrayés, ils se détournent ; et pourtant, ô Lumière, des cellules en nous chaque jour se désagrègent et périssent, et la minute surviendra où tout entiers nous nous effacerons parmi le silence inépuisable.

Jamais je ne me suis senti incliné vers un être sans projeter d’écrire pour lui des pages qui puissent lui plaire. Quand je la quittai pour retourner à des travaux où rien encore ne me satisfait, cette petite fille, qu’un moment j’avais nommé ma Lasthénie de Mantinée11, me laissa cette faiblesse, et je me promis de composer pour elle certaine méditation. Des soirs, depuis, passèrent ; des soirs, je caressai son double souvenir ; il ne fut, pour m’en distraire, qu’un enfant replié. Mais une amertume indéfinissable parfois détruit en moi toute harmonie, et les feuillets que j’avais préparés sont restés de minces déserts ignorants du talent. Cette petite fille, d’ailleurs, les eût-elle accueillis ? Déjà, elle grandissait, et sur sa poitrine tranquille des seins s’annonçaient qui dégraderont d’un enthousiasme insupportable cet oreiller où ma sécheresse quelquefois se complut. Cependant, cette méditation, dont le titre est à lui seul toute une volupté, bientôt je l’écrirai. Quand cette enfant sera devenue une délicieuse personne soumise et qu’auront renseignée, en la pénétrant, des gestes impurs, pour lui faciliter parmi les hommes son commerce charmant, peut-être alors je lui porterai ce léger manuel. Et pour qu’elle se rappelle, malgré mon visage changé, l’ennuyeux rhéteur qui voulait l’instruire, et qui, pourtant, la contempla sans lui parler, je m’efforcerai de retrouver un peu de ce sentiment qu’elle m’inspira, et déjà diminué aujourd’hui jusqu’à l’indifférence.

Paul Léautaud
Novembre 1807

Dans le Mercure d’Août 1899 Paul Léautaud a publié « L’Ami d’Aimienne », en hommage à Jean de Tinan et dédié à Maurice Barrès. Ce texte a déjà été reproduit ici dans la page sur Jean de Tinan.

Un livre de Pierre Quillard

Ce livre de Pierre Quillard — et ce qu’il représente pour Paul Léautaud — pourrait faire l’objet d’une page web à lui seul et ce ne serait pas une petite page. Les faits concernés par ce livre sont uniquement politiques — l’affaire Dreyfus — et le choix, dans ce site web, a toujours été d’éviter la politique, ce qui avec Paul Léautaud n’est pas toujours facile12.

Paul Léautaud n’a jamais écrit de critique littéraire à proprement parler. Deux chroniques de littérature dramatique (des livres sur le théâtre) en octobre 1911 et 1912, deux chroniques de livres de poésies (les premier août et seize septembre 1917) et, bien entendu ses notices des Poètes d’aujourd’hui. Le court texte que nous allons lire est paru dans le Mercure de décembre 1899 (pages 851-852). Il est surtout l’expression d’une hargne dont Paul Léautaud est pourtant peu coutumier. Mais l’affaire Dreyfus ça a vraiment été quelque chose de très spécial.

À la fin de 1899 paraît chez Stock un livre de 703 pages du chartiste Pierre Quillard13 : Le Monument Henry, sous-titré « Liste des souscripteurs classés méthodiquement et selon l’ordre alphabétique ». Ce « monument Henry » n’est qu’une supercherie destinée à offrir à la veuve du faussaire Hubert Henry14, plus connu sous le nom de « colonel Henry », les moyens d’intenter un procès au journaliste Joseph Reinach (1856-1921), fervent soutien d’Alfred Dreyfus. Le journal d’extrême droite d’Édouard Drumont La Libre parole a organisé la souscription15. La somme atteignit 131 000 francs16. Paul Léautaud s’est hélas fourvoyé dans cette aventure sous l’influence de Paul Valéry et est allé, le 18 décembre 1898, verser son obole au « monument Henry ».

Dans La Libre parole du 20 décembre 1898, page deux, colonne deux, les mentions des dons de Paul Léautaud et Paul Valéry et leurs commentaires

Chacun pouvant enrichir son obole de la mention de son choix, Paul Léautaud a demandé que soit inscrit « Pour l’ordre, contre la justice et la vérité ». Or le « contre » (la justice) a été remplacé par un « pour ». La demande de rectification de Paul Léautaud adressée au secrétaire de rédaction de La Libre parole (lettre du 20 décembre, jour de la parution) n’a pas été suivie d’effet mais Pierre Quillard, dans sa préface, s’est saisi du fait. Lisons deux extraits de cette préface :

C’est un mémorial de honte, un répertoire d’ignominies.

Un mois durant, aux fenêtres de La Libre parole, un transparent annonça au peuple de Paris les sommes souscrites en l’honneur du faux et pour la plus grande gloire de l’Armée, de la Sainte-Église et de la Patrie. Un mois durant la déshonorante enseigne flamboya, provoquant à la haine et au meurtre des juifs et généralement de quiconque ne confessait point sans aucune restriction l’évangile antisémite et soldatesque.

[…]

L’un des signataires des listes avait formulé l’idée commune à tous d’une façon sommaire. « Pour l’ordre, contre la vérité et la justice. » La Libre parole, accoutumée aux pieux mensonges substitua « Pour l’ordre, la vérité et la justice. » Mais c’était bien le sentiment profond de tous ceux d’entre les souscripteurs qui étaient capables de réfléchir […]

On comprend que Paul Léautaud ne soit plus l’ami de Pierre Quillard ! Le texte « Un livre de pierre Quillard » est paru à la fin de la revue sous le titre de rubrique : « Variétés », après les « Lettres tchèques » et avant les « Publications récentes » :

Le texte de Paul Léautaud dans le Mercure de décembre 1999 ; page 851

Ce ne sont point de nouveaux vers. Le temps est achevé où, exilé de notre amitié, M. Pierre Quillard composait les purs et sombres poèmes dont s’orne, par endroits, La Lyre héroïque et dolente17. M. Pierre Quillard, aujourd’hui, s’adonne à l’agitation la plus véhémente. Le « rêveur latin », comme l’appela jadis M. Henri de Régnier, est descendu dans la rue et se perd peu à peu parmi la banque socialiste. Et ce livre qui nous vient de lui, qui porte son nom, comme une fleur sur de la boue, ce sont, prises dans La Libre Parole du 14 décembre 1898 au 15 janvier 1899 et par lui classées méthodiquement et selon, l’ordre alphabétique, les listes, sans plus, des souscripteurs aux frais du procès Veuve Henry-Reinach. On déplorera peut-être que M. Pierre QuiIlard se soit abandonné à une telle besogne18 et qu’il se déprave parmi les sauteurs qui motivent leur parade besogneuse de je ne sais quels désirs de justice et de vérité. On ajoutera peut-être qu’une pareille attitude chez notre ami, si elle ne surprend pas, est un peu bien lourde, et qu’à se dévouer et à se faire les champions des causes soi-disant justes, M. Pierre Quillard et ses compagnons ont vraiment trop manqué de cette élégance qui excuse tout. Pour le signataire de ces lignes rapides, il souhaite seulement qu’on ne voie ici aucune âcreté. Sans doute, il lui semble bien que son nom figure au cours de l’une ou l’autre des listes qui sont reproduites dans le nouveau livre de M. Pierre Quillard. Il lui semble bien également que la mention dont il avait demandé à faire précéder sa souscription a été légèrement faussée. Mais le temps, la place et le goût lui manquent pour s’assurer de ces détails. Devant ce livre qui évoque pour lui le spectacle d’une vaste pissotière, il songe que les édicules de ce nom eux au moins consentent des rectifications, et que sur leurs cloisons hospitalières, au-dessous d’une injure à M. Reinach ou à l’un de ses collaborateurs, se laisse lire une injure contraire ou un salut à l’insulté. Cela suffit à le distraire. Et sans s’arrêter à l’abus de confiance commis, puisque les sommes, destinées à couvrir les dépens d’un procès, vont maintenant payer la maçonnerie d’un certain sculpteur19, il se dit en souriant qu’il y aurait, pour l’éminent penseur, sociologue, philosophe, historien, prophète, etc., qu’est M. Édouard Drumont, quelques pages assez amusantes à écrire sous ce titre : De la supériorité morale des vespasiennes sur le journal La Libre Parole. Son sentiment, d’ailleurs, aujourd’hui comme alors, est en toutes choses incertain, tremblant, changeant, glacé de doute. Pas plus qu’il n’y songeait alors, il ne songe, en écrivant ces lignes, à ce que Renan20 appelait « la politique de la vie » — ce qui ne veut pas dire qu’il n’y songera jamais. Qu’un homme ait pu être condamné à faux, ce n’est pas cela qui l’émeut beaucoup : il sait trop combien l’erreur est à la source de tout acte humain. De cette longue histoire, c’est à peine s’il lui reste d’avoir constaté que ce même homme, si son innocence avait été reconnue légalement, n’aurait pu, à cause des foules mauvaises, recouvrer l’intégralité de sa vie première ; et cela l’emplit, pour son époque, d’un mépris indéfinissable. Quant à la justice, quant à la vérité, il voudrait y croire et n’y parvient point. Il songe qu’elles ont eu des champions parfois bien étranges. Il songe aux imposteurs qui disent s’être levés pour elles et les réclament des seules lois, comme si toute loi n’était pas une atteinte à la justice et à la vérité. Il songe au Zola de l’époque anarchiste. Il songe aux officiers tout souillés d’une perpétuelle obéissance. Il songe à tous les mensonges sociaux, à la laideur humaine. Il songe à bien des choses encore… Et, parmi ces songeries, ce qui le console et le navre tout ensemble, c’est qu’il aurait pu aussi facilement écrire le contraire à peu près des quelques mots qu’on vient de lire.

Paul Léautaud

Quatrième et dernier Essai

Journal littéraire au neuf avril 1899 :

Lisant les premières lignes et quelques autres ailleurs dans le manuscrit du quatrième Essai, Vallette me dit : Oui… oui… On sent que c’est fait. C’est si rare… Cela doit vous faire souffrir, n’est-ce pas, les gens qui écrivent mal.

En novembre 1900, enfin, parait ce quatrième Essai. Paul Léautaud pour la troisième fois lui attribue le mot sentimentalisme. Ce texte est plus abouti, ce qui ne surprendra personne et, sans quitter ce ton sentimental — le mot langoureux peut venir à l’esprit — auquel nous sommes maintenant habitués, on peut le trouver beau et accompli, enfin. Au moment où il semble être arrivé à la maîtrise de cette discipline particulière du sentimentalisme de fabrication, Paul Léautaud s’arrête. Peut-être parce que tout ajout ne serait que redites ?

Essai de sentimentalisme21

J’ai beaucoup écouté autrefois un jeune homme que la fantaisie d’écrire tourmentait et je retrouve aujourd’hui l’image qu’il laissa, dont les nuances diminuées m’emplissent de regrets. Voulant raconter le plaisir qu’il me procura, et pensant que par-là plus de liberté me serait possible, j’avais projeté de l’installer dans quelque site ancien. Mais depuis le jour que je résolus d’entreprendre ce travail, bien des choses en moi me semblent avoir changé. Certaines pages maladroitement trop travaillées et que j’ai écrites ont encore ajouté à cette sécheresse qui m’empêche de m’émouvoir en écrivant, et pour me pencher vers d’autres images j’ai hâte d’épuiser les traits qui me demeurent de ce passé puéril. Ce jeune homme charmant, un peu sophiste, un peu dégoûté, un peu impuissant aussi, et de qui le souvenir, pour les historier, tremblera parmi ces pages, je songe maintenant à ce qu’il est devenu. Quand je le connus, voilà longtemps, dans un moment de loisir et d’analyse, à de nobles aspirations et à d’indépendants mépris dont je souriais, déjà il joignait cette incertitude morale, cette manie de raisonner cette fièvre de scrupules qui troublent et paralysent. Fut-ce ce contraste en lui d’ardeur et de clairvoyance, ou l’attrait de contempler, presque chez un autre, une part de moi-même, tout de suite il m’avait intéressé et je m’attachai à rapprendre. Soirs légers ! Ensemble à la terrasse d’un petit café lointain où je retourne parfois m’apitoyer sur ce passé, lui, de qui l’irréductible idéalisme me dominait, parlait, s’exaltait, puis retombait, plein d’irrésolution, de silence et d’âcreté. Par instants des couples passaient dont les rires, qui nous parvenaient, d’une involontaire ironie trouaient tant d’amertume. Et cependant que mon compagnon me distrayait de ses discours, prévoyant déjà que je les utiliserais, chaque soir et furtivement je prenais des notes.

Ces notes, que je vais transcrire et qui sans doute atténueront la rapidité de mes paroles, sont les uniques signes qui me demeurent de l’âme délicate, excessive et malheureuse de ce jeune homme que sa conception des choses littéraires, un précoce désenchantement et une trop grande disposition critique conduisaient à ne rien faire. Content d’inscrire, au cours d’un mince cahier, simplement des phrases et des vers, il n’avait pas encore écrit ce qu’on appelle une page et je ne crois pas qu’il ait produit depuis les éléments d’un livre. Il disait que nos idées se transforment constamment et qu’il est vain de produire des œuvres dont tout nous déçoit sitôt leur achèvement et désormais nous semble étranger. Il disait que s’il est un peu dangereux de parler sans cesse de ce qu’on veut, faire et d’y rêver seulement, cette rêverie, au moins, n’amène avec elle aucun déboire, car les pages qu’on se propose d’écrire ont toujours plus d’attrait que les pages accomplies. Il disait qu’il est des phrases si serrées et si parfaites qu’elles font sourire de tous les livres et qu’il suffit de les connaître pour sentir se défaire en soi le goût triste d’y ajouter. Il disait surtout que travailler c’est souvent s’arrêter de penser profondément, et que tout ce plaisir de construire quelques pages ne vaut pas la volupté de cultiver dans sa tête deux ou trois idées silencieusement. Et navré de ses propres idées, il ne se plaisait qu’aux apparences, poussant parfois ce sentiment jusqu’à revêtir mentalement des aspects divers. Parce que lire lui était devenu une souffrance et que rien ne le désespérait comme la beauté créée par autrui, chez lui, il ne possédait plus que quelques volumes, et de toute la littérature d’aujourd’hui ne lisait guère que ce qu’en écrivent les critiques. Mais les rayons à demi vacants de sa bibliothèque s’ornaient des portraits des maîtres contemporains qu’il aimait et qui, vieux, proches de mourir ou morts, n’étaient plus pour lui que d’immobiles exemples. De leur œuvre lue et relue, il avait retenu, compensant ainsi son dénuement de livres, soit les plus nobles phrases soit les vers les plus sûrs ; et selon l’humeur qui l’animait, il se récitait l’un ou l’autre de ces fragments préférés. De sorte que, satisfaisant par-là sa plus chère complaisance, il était, quand cela lui convenait, par la nuance de sa rêverie et par son allure, ou hautain et sibyllin comme le grand poète, ou calme et résigné comme l’historien systématique, ou sceptique et contemplatif comme le philosophe exégète, ou encore souple, dédaigneux et froid comme l’élégant rhéteur en qui se trouvent réunies tant de façons de sentir et de penser.

Les meilleurs de ses amis assuraient qu’il détestait les femmes, de qui, prétendaient-ils, le choquaient la sensualité et les gestes toujours trop vifs. Ce jeune homme, en effet, pendant plusieurs années avait dormi contre la poitrine orgueilleuse d’une maîtresse et peut-être le remords de tous ces jours perdus l’amenait-il parfois à proférer à l’endroit des femmes des paroles mauvaises. Et pourtant, je sais qu’il fréquentait et chérissait en secret quelques songeuses prostituées. Il estimait que les femmes sont rarement belles complètement et que chacune d’elles a seulement une part de la beauté. Il estimait aussi que la perfection des corps n’est chose intéressante que pour les gens de bonne santé et qu’il faut partout rechercher d’abord l’expression. Et peu propre sans doute aux ébats habituels, il disait que rien, dans ces régions, ne vaut un visage ardent et froissé. C’est en ce sens que lui étaient précieuses ces créatures à la fois romanesques et soumises parmi lesquelles, de temps à autre, il allait se reposer. Chacune d’elles ayant sa part de cette beauté qu’il préférait à nulle autre, ensemble elles la lui offraient tout entière. Leur front penché sous leurs cheveux hypocrites, leurs yeux voilés de souvenirs, leur bouche paresseuse et leur voix déchirée, leurs tendresses blessées et leurs fards éclatants, ces chagrins et ces péchés qui agonisent entre leurs seins et sur lesquels elles croisent leurs mains nues et stériles, toutes ces beautés chancelantes et moroses qui leur composent une atmosphère de volupté et de désespoir, étaient pour lui le paysage d’une émotion plus pénétrante que celle d’aucun poème. Puis il considérait que ces femmes, elles aussi, sont, à leur façon, des pédagogues. Il disait qu’elles nous enseignent que la sagesse, ici-bas, c’est surtout de n’aimer rien et que la pitié, le dévouement, l’amour et la souffrance ne sont que des faiblesses. Il disait qu’elles nous enseignent également l’indulgence et le scepticisme et que s’il ne faut pas exiger de l’univers plus qu’il ne peut donner, il faut toutefois s’attacher à préserver de ses insultes notre âme somptueuse. Il disait que ces brèves histoires, ces chauds dialogues où elles sont le plus souvent le partenaire à la fois le moins intéressé et celui qui profite le mieux, en leur montrant que les hommes font toujours les mêmes mouvements, les ont peu à peu glacées de l’insensibilité de l’habitude et libérées pour jamais de l’enthousiasme qui use. « Parce que des hommes, à une certaine heure et dans la franchise de leur désir, entre nos bras laissent échapper tantôt des mots d’enfant, tantôt d’excitantes grossièretés, ce n’est pas, disait-il, que lui avaient confié ses amies désabusées, une raison pour que notre moi s’en émeuve nécessairement et participe outre mesure au jeu de son compagnon. Contempler, s’abstenir et sourire, cela seulement est digne ; tout le reste est vulgarité… » Ainsi apparaissaient à ce jeune homme de qui l’esprit irrésolu, comme leur corps charmant, constamment se prêtait sans jamais réussir à se donner, ces créatures faciles et qu’il entourait de soins. Des impuissances et des goûts communs, des tristesses et des lassitudes qui se joignent, les pareilles déceptions rencontrées et ce plaisir de soi-même, partout si décrié, qui fait, tôt ou tard, les touchantes amours de ces femmes et auquel, lui aussi, dans une autre manière, il se trouvait ramené, voilà ce qui les rassemblait. Et durant ces entretiens où, seul avec elles et s’apitoyant de cette idée qu’un jour elles seraient vieilles et négligées, il puisait dans leur grâce indifférente les éléments d’une morale à double face, de l’ordinaire approuvé, de ces sentiments échauffants et malpropres dont font étalage tant de jeunes gens, jamais rien ne dérangeait l’harmonie de son attitude. Et si d’aucuns, apprenant ses compagnes, déploraient, devant lui leur amoureux commerce « Sans doute, avouait-il, ces hospitalières caresses que par besoin elles accordent, avec le temps les abîment un peu. Cependant, ces entrevues où elles vont simuler un frémissement dont elles sourient intérieurement leur laissent aussi, malgré elles, une fatigue et une mélancolie qui ajoutent encore à leur beauté, et, sages, peut-être mes amies me plairaient moins. »

Je ne sais si les mots que je viens de tracer suffiront pour donner à ceux qui les liront l’impression de ce jeune homme. J’aurais voulu rappeler mieux son inconstante rêverie, sa perpétuelle inquiétude d’esprit, sa frénésie de perfection, sa tendresse brisée, tout ce dilettantisme intellectuel et sentimental où déjà il se complaisait et dont je crois bien qu’il souffrait. J’aurais voulu étendre sur ces lignes quelque chose de la douceur et du sourire qui voilaient son visage incliné et changeant. J’aurais voulu dresser de lui un aspect plus fidèle. Mais les mots, souvent, refusent les reflets que l’on souhaitait d’eux et je ne violenterai pas inutilement ces pages de mémoire. En les ordonnant un peu, et, pour les lier entre elles, le plus possible dans le ton d’un discours, maintenant je vais transcrire ces notes que j’ai promises. Qu’on excuse, je ne dirai pas leur ingénuité, mais leurs trous et leur décousu et surtout les apparences de contradictions qu’elles montreront. Mieux que mes phrases un peu dures, elles indiqueront, je l’espère, l’essentiel de cet adolescent d’une sensibilité trop poussée, et peut-être aussi, à quelques-uns qui fui ont ressemblé ou qui lui ressemblent aujourd’hui, offriront de l’aimer comme moi-même ; en écrivant ces pages, je me reprends à l’aimer, malgré tant de jours qui me séparent de lui et parfois me le font presque ignoré.

« Puisqu’il faut, de fois à autre, dire des mots avec quelqu’un.

« La littérature, ce n’est guère intéressant que par les notes qu’on prend avant d’écrire. Ces notes, qui sont l’essentiel de travaux projetés, ont alors toute leur valeur d’expression. Combien seraient plus intéressants des livres de notes. La mise en œuvre les affadit toujours. Quand on les reprend pour composer, son travail, tout ce qu’il faut ajouter entre elles pour les lier est si vain, si vide, qu’on en est écœuré. jusqu’à s’abstenir.

« Heureux les simples d’esprit ! ils possèdent le calme sans lequel il n’est pas d’œuvre. Sinon des lambeaux de proses et de poèmes, je n’ai encore rien écrit. Pourtant, ce que je veux faire me plaît et peut-être j’y réussirais. Mais un déplorable penchant me porte à réfléchir sur tout : rien qui soit plus paralysant. Avant d’écrire, je vois les difficultés, les défauts — sitôt que j’écris, un second moi-même se lève, en moi, se penche sur la page en train de naître, la juge et sa rigueur m’arrête. Soirées où l’on s’interroge sur soi-même, où l’on hésite sur la route à prendre, sur les paroles à prononcer, qu’elles sont nombreuses derrière moi. Celui qui est en moi, celui que je serai demain, un jour, et que j’ignore, si je pouvais le connaître peut-être il me conseillerait… Et souvent, accablé devant ma table, je regarde les feuillets où s’ébauche, blanc et noir, ceci ou cela, et malgré l’idée ou le rythme qui s’offrent, rarement je touche ma plume. Ah ! quand je chantais…

« Si j’écris peu, c’est aussi que j’ai peu de choses à dire, c’est que je ne sais pas écrire sur rien, ou sur n’importe quoi, ou sur tout, comme font la plupart. Pour écrire, j’ai besoin d’une idée, et je n’en trouve pas toujours une, ou si usée… Avec cela, je cherche sans cesse le mieux, et dans le plus court espace… Que de fois je me suis répété ce que se disait Joubert22 : … tout un livre dans une page, une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot

« À quoi bon ! c’est le grand mot, je n’ai pas encore écrit deux lignes qui me satisfassent et je me demande pourquoi je les écrirais. Il n’est pas d’acte qui n’use et ne désole. Travailler, agir, c’est courir à la déception, se détruire lentement, se dépouiller à chaque fois d’une part de son moi. Rien n’est plus navrant que la page qu’on vient d’achever, et la phrase la plus parfaite n’est jamais qu’une bague d’amertume. La théorie, au contraire, c’est le domaine charmant où l’on se meut librement et sans désillusion. Rien n’est plus pur que cette harmonie un peu voilée où paresseusement s’exalte noire cerveau. Écrire, c’est interrompre cette harmonie ; dans nos phrases, c’est à peine si quelque chose pleure de ce qu’on y rêvait ; et ce qui vaut, ce n’est jamais ce que l’on a écrit, mais surtout ce que l’on voulait écrire.

« Je sais, il y a la célébrité, la notoriété, le plaisir grossier d’être remarqué dans la rue. Mais pour atteindre à cette célébrité, à cette notoriété d’un si grand prix, ne faut-il pas publier volume sur volume, écrire pour les autres beaucoup plus que pour soi-même, et fréquenter ces « maisons publiques » que sont « les journaux littéraires » ? Ces besognes, cette constante préoccupation des lecteurs, ce besoin d’être louangé, tout ce métier littéraire pour moi n’a aucun attrait. Hautaines et retirées, profitant des hommes sans jamais leur donner rien d’elles-mêmes si ce n’est, aux instants de gêne et d’échéance, le mensonge élégant, d’un geste, mes amies pleines de grâce, par leur dégoût de l’action, par leur dédain moqueur des paroles admiratives que souvent elles suscitèrent, par toute leur songerie déprise et consolée me l’ont enseigné que le succès c’est l’abandon, la mise de son moi à la portée du plus grand nombre, qu’il ne faut admettre partout que sa seule règle et qu’une chose surtout importe : notre personnelle satisfaction.

« La gloire… Sur le sable du Luxembourg, un jour, j’ai lu ce mot coupable et bien fait pour entraîner et que sans doute avait tracé là quelque adolescent, pressé de mélancolie. De quelle puissante et brève rêverie il devait être empli celui de qui l’ardeur avait ainsi débordé jusqu’au sable où tout, s’efface. Et combien, par l’imagination, je le sentis près de moi. Je sors de ces délires intérieurs et sans bornes et je m’y suis tant exalté que j’en garde, malgré moi, je ne sais quel amer et trouble frémissement. S’il est une chose propre à émouvoir les moins sensibles comme à transporter les plus médiocres, c’est bien la biographie des individus qui s’illustrèrent et furent des maîtres dans les genres si divers d’utiliser la vie. Que de soirs j’ai passés dans ces lectures ! Poètes et artistes, savants et philosophes, guerriers et politiques, les plus simples et les plus tumultueux, ceux de qui le nom persiste et ceux dont tout est évanoui, je les ai tous pratiqués, et, retrouvant dans chacun d’eux une part de moi-même, revêtus, pour ainsi dire, tour à tour. Selon celui qui m’occupait, leur âme à chacun a battu sous mon front, et recréant, pour m’en augmenter, la beauté de leur œuvre, l’émotion de leur pensée, la force de leur domination, la souplesse de leur conduite, une minute ou des heures, j’ai été chacun d’eux — et je les rejetais les ayant épuisés… Cette dispersion de ma sensibilité, ces débauches intellectuelles, toute cette frénésie de cérébralité, peut-être est-ce cela qui m’a desséché, tarissant en moi les sources vives de la foi sans laquelle il n’est pas d’œuvre ? Après avoir ainsi remué et pénétré les idées de ces hommes, leurs actes désormais ne m’intéressaient plus et rien ne m’incitait à les répéter.

« Words ! words ! words ! dit Hamlet23 ; faisons-nous autre chose que tracer des mots sur le papier ? Rien ici-bas n’est privé de comique et nous-même nous en offrons à tout moment : le difficile est seulement de savoir le découvrir. Un jeune homme que je connais, et qui ne peut pas écrire trois pages sans y insérer quelques phrases sur la mort, me le dit souvent : Sourire de soi-même autant que des autres, ne rien prendre au sérieux, faire les gestes convenus sans trop s’y arrêter, caresser tout et n’aimer rien, passer, s’amuser, comprendre, n’est-ce pas, parmi cette vie rapide et dénuée d’importance, une attitude suffisante ? »

On a beau s’y ingénier : jamais on ne dépouille entièrement le vieil homme. De celui qu’on était hier quelque chose toujours, malgré nous-même, demeure en nous, quelque chose de son cœur dans notre cœur et sous notre front l’essentiel de son esprit. À mesure que je transcrivais les notes qu’on vient de lire, cet adolescent de qui elles sont les confidences peu à peu se rapprochait de moi, et voici qu’en cet instant sa forme irrésolue et charmante m’apparaît soudain en imagination et m’attendrit infiniment. C’est que ce jeune homme me ressemblait. Il était, quand je le connus, tout ce que j’étais moi-même ; il avait aussi tout ce qui annonçait celui que je suis aujourd’hui ; et s’il avait eu plus de nobles projets et de courageuses fiertés que j’ai laissés en route et que probablement je ne retrouverai jamais, il me semble bien que je n’ai rien perdu de ce dilettantisme où déjà il se complaisait, incertain et désenchanté. À cause de cela, sans doute, le chemin parcouru n’a pas diminué mon amitié pour lui, et parmi ces images fragiles qui me furent, tour à tour, des sortes de miroirs où je contemplai un moment, certaines faces de ma pensée, peut-être peu ardente et trop sensible et que je garde d’un jeune homme tourmenté et sincère, est la plus attachante.

Montrant encore certaines de ces opinions ridicules qu’il est bon de perdre tôt si l’on veut réussir, et transportant dans la littérature des préoccupations tout à fait étrangères à elle, puisque écrire, cela, pour lui, supposait des idées, de la réflexion, toute une probité et parfois quelque silence, ce jeune homme, on l’a vu, était plutôt pénible et je m’en voudrais de souligner aucune de ses paroles.

Cependant, pour consoler un peu ce qui me reste de lui, pourquoi, avant de l’oublier, ne lui chercherais-je pas des excuses ? Une trop grande lecture, j’imagine, des poètes et des romanciers qui pratiquèrent la théorie de l’art pour l’art avait dû l’amener à tenir les propos dont j’ai composé ces notes. Il devait s’être aperçu que les livres de ces écrivains ne contiennent rien dont on puisse s’augmenter et il devait juger que n’importe quelle œuvre de critique vaut mieux que ces ouvrages qu’une lecture unique épuise. Se rappelant que, fatigués de l’insignifiante déclamation et du lyrisme ennuyeux de l’œuvre d’un grand poète, les classiques, autrefois, quand on vantait devant eux la beauté de cette œuvre, interrogeaient « Si c’est beau, c’est donc qu’il y a des idées ? » il devait douter que personne, parmi les admirateurs de ce poète, eût jamais osé l’affirmer. Et c’est ainsi, probablement, que, préférant imprudemment l’idée à l’art et le raisonnement et l’intelligence à ce qu’il appelait la passion et le génie, de toutes ses forces il cherchait à se dégager un peu de l’art en littérature. À dire vrai, il me semble bien que, malgré mon sourire, je l’approuvais légèrement. Aujourd’hui encore je garde une part de cette illusion que l’important, quand on écrit, c’est d’avoir quelque chose à dire et qu’en littérature aussi il convient assez de n’être point un imbécile. Relisant parfois les livres des écrivains le plus notoirement qualifiés de stylistes, je songe tristement que ces livres vantés, s’ils sont parfaits quant à l’écriture, encore qu’ils en gardent une certaine dureté, n’apprennent rien, et que leur beauté toute superficielle est souvent semblable à quelque très ornée draperie adroitement déroulée sur du vide. Et par instants j’en reviens à cette amusante opinion de ce jeune homme presque mort que, bien supérieures à cet art un peu vain d’écrire, trop de choses ici-bas sont à apprendre pour que l’on puisse se satisfaire indéfiniment d’aussi pauvres perfections. Pourtant, je n’ignore pas que je ne réussirai jamais à tout savoir. Je n’oublie pas non plus qu’étreint de cette même certitude, hier, à un enfant immobile et qui s’inquiétait, j’ai conseillé avec douceur de ne rien entreprendre. Mais qui sait ? peut-être tout cela, justement, n’était-il que littérature ? peut-être aussi, demain, à quelque autre disciple, répéterai-je avec enthousiasme ce même conseil passionné ? Je n’en plains pas moins, pour le moment, ceux-là que ne brûle point ce besoin de connaître et de comprendre qui se lève en moi et que je célèbre en passant. Parmi ces notes que j’ai transcrites, celles-là surtout que je pris dans les moments que ce jeune homme s’exaltait jusqu’à prononcer les mots de gloire et de notoriété me ramènent indulgemment à son image un peu froissée. Je me rappelle qu’il y a quelques années, quand j’allais écouter, dans un petit théâtre lointain24, les admirables idéologies d’Ibsen25, et que je regardais s’agiter devant moi de jeunes écrivains qui étaient alors le peu que je suis aujourd’hui, isolé et fiévreux je désespérais de parvenir jamais même au point modeste où ils se trouvaient. Ces années ont passé, j’ai marché quelques pas, et voici que, sous la forme où j’ai atteint, je touche au but obscur dont s’impatientait cet adolescent que je fus et qui rêvait d’un nom glorieux. Mais l’angoisse qui le tourmentait m’a quitté. Au lieu de fortifier en moi l’ardeur de l’ambition, ces années écoulées m’ont empli lentement de négligence et de fatigue, et quand je regarde maintenant ceux-là que j’enviais et qui depuis ont avancé, je ne m’interroge plus comme autrefois. Mon peu de travail m’a trop renseigné. En même temps que peu à peu je me suis découvert, car écrire, pour moi, c’est surtout m’apprendre, progressivement j’ai pénétré le secret des artifices par lesquels de fois à autre on secourt ses défaillances et son manque de sincérité, et contemplé qu’écrire ce n’est guère que répéter quelques-uns de tous ces mots qui bourdonnent depuis des siècles aux oreilles des hommes et qu’on retrouve dans les livres. J’ai connu aussi que la recherche de l’innommé et le goût des idées sont un peu dangereux, que les phrases les moins cherchées sont souvent les meilleures, qu’à vouloir trop la perfection l’on n’arrive à rien et qu’en dépit de nos efforts les œuvres de nos mains se ressentent toujours de cette médiocrité et de cette impuissance où parfois nous nous surprenons. Et songeant que le même silence, un jour, éteindra nos noms, j’ai compris qu’il faut se résigner à n’exiger des choses et des êtres que ce qu’ils peuvent donner, quitte à les mépriser tout bas. Pacifiantes leçons ! Il me reste de ces plaisirs finissants une sorte de douce raillerie dont je crois qu’elle empêchera que rien désormais me désole ou m’enthousiasme considérablement. Après avoir tant souffert, autrefois et hier, de mon entêtement à polir et repolir cent fois mon ouvrage sans en être pour cela mieux satisfait, bientôt, je l’espère, je pourrai travailler content du possible, souriant de moi-même plus encore que des autres et fermant parfois les yeux aux endroits insuffisants. Ce sera tout à fait supportable et peut-être même un peu gai… Tant pis ! la vie, après tout, n’est qu’une longue semaine de travail dont le dimanche ne peut manquer, et impatients de ce repos, pour s’y préparer, ou peureux, pour en fuir la certitude, tous les hommes font de leur mieux. Les uns ont des idées, les autres des passions ; ceux-ci veulent la gloire, ceux-là j’ignore quelles multiples étreintes ; d’aucuns construisent une œuvre, d’autres font tout bonnement l’amour ; chacun d’eux a sa part dans la tâche universelle et l’accomplit selon ses moyens. Mais que purs et admirables dans leur orgueil ils se soient tus, qu’ils se soient efforcés de tracer des lignes nouvelles en apparence, ou qu’ils aient consenti à répéter les gestes connus, tous, à une certaine heure, atteindront au pareil désenchantement, et ce vrai dimanche qu’est la mort, pour eux tous, surviendra. Tristesse inutile et vide d’avoir vécu, combien peu n’en seront pas défaits. Alors, j’en suis sûr, je saurai sourire encore avant de m’effacer. Comme les autres, j’aurai fait le pantin, j’aurai dit des mots à droite et à gauche, j’aurai ri, j’aurai pleuré, trois petits tours… Rien de tout cela n’aura tiré à conséquence et je serai le premier à n’y plus penser.

C’est pourquoi j’ai écrit les phrases légères de ces Essais. Arrêté et assis au bord du chemin, laissant passer les autres, ambitieux, convaincus, pressés d’agir et qui se disputent, je me suis penché vers moi-même pour tâcher de surprendre ce que la vie avait pu y déposer de lumière et d’amertume. Ces images, alors, une à une me sont revenues, voilées de cette flottante séduction des choses éloignées. Je me suis souvenu qu’elles m’avaient offert, quand je les contemplai, tour à tour l’illusion d’une tendresse, la grâce d’une attitude, l’harmonie d’une sagesse, l’ironie d’un renoncement, et toute la leçon du semblable sourire. Je me suis souvenu également que j’avais senti par elles que tout en nous est obscur et fragile, double et rapide, et que seuls nous passons tandis que derrière nous le monde immense demeure. Et soudain reporté vers des jours si charmants, j’ai voulu les caresser une dernière fois. Sans doute, m’abandonnant trop facilement à mon amusée fantaisie, souvent je les parai de nuances dont peut-être elles n’avaient rien, et par suite, leurs lignes déjà imprécises et fuyantes varient çà et là de ton et d’expression. C’est que chacune de ces images contenait tant de moi-même que je n’ai pu résister à me reconnaître tout entier dans l’une comme dans l’autre. C’est aussi que cette incertitude et cette mobilité d’esprit que je montrai de bonne heure ont encore augmenté. Un infini besoin de comprendre m’anime de plus en plus et je suis arrivé, portant partout cette unique préoccupation de me renseigner, à considérer tout, les choses et les idées, d’abord avec une même curiosité, puis ensuite avec une même indifférence, sans pouvoir me résoudre jamais à choisir aucune d’elles, à cause, à la fois, de leur différence et de leur ressemblance. Impuissant à me saisir tant je suis divers et rempli de contradictions, j’use mon temps à me chercher, me dérobant sans cesse, ne durant qu’une minute, tantôt brûlant ce que j’ai adoré et tantôt adorant ce que j’ai brûlé. Singulière et coupable volupté de se transformer ainsi sous ses propres yeux : Cependant même que j’écrivais le commencement de ce chapitre, je songeais, pour me distraire, qu’il faut peut-être, par ce temps de littérature abondante, se livrer patiemment aux ouvrages d’art un peu serrés, toujours tendre à la perfection, exiger de son cerveau tout ce qu’il peut donner, et ne jamais se contenter si les phrases qu’on a tracées agréent au premier abord. Ainsi ou à peu près pour l’ensemble, dans ces Essais, des chapitres en forme d’examens et dont j’aurais pu aussi sincèrement énoncer tout le contraire. Pas plus que je le renie je n’oserais assurer que je pense encore absolument ce que j’ai marqué à l’une ou l’autre des pages qui les composent. Exactement, je n’y tiens ni le refuse complètement. Car si tout ici-bas m’intéresse également, si tout m’incite à le connaître et m’est sujet à réflexion, puis à comparaison ou à construction, des choses et des idées qui me parviennent ou que j’obtiens, c’est toujours la dernière, qu’elle soit neuve ou déjà vue, qui me semble la plus belle. Mais comprendre c’est épuiser, et ces beautés n’ont qu’un moment. Et, s’il est resté un plaisir que je puisse encore goûter, c’est bien, dans le sens moral de ce mot, le seul plaisir du changement.

« Et pourtant, promettait ce jeune homme, j’écrirai des Essais de Sentimentalisme. »

En même temps qu’un peu de lui-même, on garde toujours au fond de soi une certaine tendresse pour celui qu’on était hier et qu’on a enseveli sous le nouveau personnage que l’on joue. Voilà ce qui m’a amené à écrire ces pages depuis si longtemps négligées. Elles m’ont été une occasion de revoir mentalement l’adolescent que je fus, et je retiens, de les avoir écrites, une impression analogue à celle que l’on éprouve en retournant aux lieux où tout enfant l’on s’amusa. Une émotion aussi, mélangée de plaisir et de regret, me demeure à l’achèvement de ces Essais. Durant que je les composais, je me suis rappelé, après avoir médit du sentiment, la parole de Faust le sentiment est tout26. J’ai senti que la petite musique que chacun de nous porte en soi, qui fait le meilleur de notre talent, et à laquelle je dois deux ou trois phrases charmantes, malgré tant d’efforts n’était pas tout à fait éteinte et que peut-être j’en pourrais tirer encore des accents dont quelques-uns, en passant, me sauraient gré. Heureux et navré tout ensemble de cette harmonie et de ce sentiment peu à peu retrouvés, je vais rechercher, pour les publier bientôt, les feuillets, tristes jusqu’au sourire, d’un léger traité de morale commencé voici trois ans, souvent repris et jamais terminé. Je voulais auparavant utiliser ces notes vieilles de plusieurs années et qui marquent pour moi un tournant du chemin. Chaque jour laisse en nous une transformation. Au terme de ce travail et avant de le quitter, usant en imagination ce qu’il raconte mal des émotions que je rêvais d’y enfermer, je m’arrête à contempler, dans la sorte de miroir qu’il m’offre, une image de moi-même orgueilleuse et détournée et qui me semble par moments presque tout entière effacée. Ainsi, peut-être, forme où seront confondus le petit garçon que je fus, cet adolescent de qui j’ai parlé, le jeune homme que je suis aujourd’hui et tous les personnages aussi que je revêtirai successivement, un vieillard, quelque soir, viendra vers ces pays, comme à une fontaine de Jouvence, s’y ressaisir et s’y duper, calme et souriant, parmi27 la douceur de se souvenir et le silence des derniers jours.

Paul Léautaud
Mars 1899

Cette signature de mars 1999 pour un texte paru en novembre est signifiant : Alfred Vallette ne s’est pas précipité pour publier ce texte de 18 pages du Mercure, qui a pourtant son charme.

Dans le Journal littéraire au neuf avril nous lisons :

Lisant les premières lignes et quelques autres ailleurs dans le manuscrit du quatrième Essai, Vallette me dit : Oui… oui… On sent que c’est fait. C’est si rare… Cela doit vous faire souffrir, n’est-ce pas, les gens qui écrivent mal.

La page 427 du Mercure, qui voit la fin de cet Essai, ne comporte qu’à peine deux lignes : « la douceur de se souvenir et le silence des derniers jours. », la signature et la date, ce qui laisse pas mal de blanc. Pour meubler cet espace un diable — un diablotin — a été inséré. Choix de Louis Dumur ou choix de l’imprimeur de Poitiers ? Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce diable soit de la main de Léon Bloy.

Le diable de la page 427

Notes

1       Aurélien Lugné (1869-1940), comédien, metteur en scène et directeur de théâtre. Fondateur du théâtre de l’Œuvre, il est, avec André Antoine et Firmin Gémier l’artisan d’un renouveau du théâtre français en cette fin du XIXe siècle.

2       L’exposition de 1972 de la BNF a présenté une lettre d’Alfred Vallette datée du 12 juin indiquant à PL que son Élégie paraîtra dans le numéro du Mercure daté du 29 juillet. En fait cette Élégie paraîtra dans le numéro de septembre puis, selon le catalogue de cette exposition, dans le Gil Blas illustré du 6 octobre, le jour des funérailles nationales de Louis Pasteur.

3       Ces « cheveux croulés » évoquent le souvenir d’une réflexion de Paul Léautaud sur Léo Larguier lui lisant ses vers en accentuant peut-être un peu trop les liaisons et son fameux « Son chignon nécroulé sur sa nuque d’enfant. » (Journal littéraire au 22 septembre 1906).

4       Texte rédigé en février 1896, paru dans le Mercure de France de juin, page 383.

5       Maurice Barrès, Le Jardin de Bérénice, Perrin 1891.

6       La Seine, à Courbevoie.

7       C’est le crâne du bouffon Yorick que tient en main Hamlet.

8       Il s’agit évidemment de la statue de la ville de Strasbourg. Les huit statues de villes de la place de la Concorde sont situées à peu près à l’emplacement de ces villes sur une carte de France. Vers l’ancien hôtel de la Marine, près du jardin des Tuileries, sont les deux statues de Lille et de Strasbourg, que nous devons toutes deux à James Pradier (1790-1852).

9       « sourirait », en effet. Le conditionnel est de rigueur, le visage de la statue de Strasbourg pouvant en réalité difficilement être qualifié de souriant.

10        Note de PL : « Antigone, tragédie, Sophocle. »

11        Originaire de Mantinée, au cœur du Péloponnèse au IVe siècle avant notre ère, Lasthénie est une philosophe grecque, qui suivit, costumée en homme, les cours de Platon.

12        Prenons le Journal littéraire au quatre septembre 1898. Nous y lisons : « Valéry est anti-dreyfusard aussi fortement que je suis dreyfusard. Il nous arrive de parler de “L’Affaire” dans nos promenades du soir. Nous nous heurtons en éclatant finalement de rire. »

13        Pierre Quillard (1864-1912), à 48 ans, chartiste, poète symboliste, auteur dramatique, traducteur helléniste et journaliste, anarchiste et dreyfusard. Depuis 1891, Pierre Quillard est un auteur Mercure fécond, qui y publiera 226 articles jusqu’en 1912. Il sera en charge de la rubrique « Littérature » à partir de 1896 à son retour de Constantinople où il était professeur, puis en même temps de celle des « Poèmes » en 1898. Pierre Quillard fera — en même temps que son ami Éphraïm Mickaël — partie de la première édition des Poètes d’Aujourd’hui où sa notice a été rédigée par Paul Léautaud. Voir sa nécrologie par André-Ferdinand Herold en ouverture du Mercure du 1er mars 1912.

14        Hubert Henry (1846-1898), « sorti du rang », a gagné sa promotion d’officier pendant la guerre de 1870. Il n’était donc pas promis à un avenir glorieux. En 1893, Henry est affecté au service du contre-espionnage et « traite » une femme de ménage française de l’ambassade allemande à Paris. En septembre 1894 cette femme de ménage remet à Henry un bordereau, manuscrit, en français, trouvé dans une corbeille à papiers. Henry transmet à sa hiérarchie, qui accuse Alfred Dreyfus. L’été suivant, Georges Picard prend la direction du service de contre-espionnage. En mars 1896 on remet à Georges Picard un télégramme plus connu dans cette affaire sous le nom de « petit bleu ». Ce télégramme, provenant de l’espionnage allemand informe le commandant français Esterhazy que son activité d’espion est insuffisamment efficace et que l’on renonce à ses services. Georges Picard demande un échantillon de l’écriture d’Esterhazy et reconnait facilement que c’est la même écriture que celle du bordereau trouvé dans la corbeille de l’ambassade d’Allemagne. Henry exécute alors plusieurs faux documents permettant de confirmer l’implication d’Alfred Dreyfus, ce qui lui permettra de devenir chef du service de contre-espionnage à la place de Georges Picard. Le 13 janvier 1898, Émile Zola publie son « J’Accuse » dans un des premiers numéros de L’Aurore, qui n’existe que depuis octobre 1897. L’enquête se poursuit et en août 1898 Henry est emprisonné au fort du Mont-Valérien et se « suicide » le lendemain de deux coups de rasoir. Le doute sur la culpabilité d’Alfred Dreyfus prend corps dans l’opinion…

15        Dans un excellent article paru dans Les Cahiers de la médiologie en janvier 1999, le psychiatre Serge Tisseron écrit « Pour tous ces souscripteurs, il ne s’agissait pas de dire qu’Henry n’avait pas menti, son mensonge était en effet établi. Il s’agissait de se prouver à eux-mêmes, en l’inscrivant dans la pierre d’un monument, qu’ils avaient eu raison de le croire. » La phrase de Paul Léautaud que nous lirons ci-dessous : « Qu’un homme [Henry] ait pu être condamné à faux, ce n’est pas cela qui l’émeut beaucoup : il sait trop combien l’erreur est à la source de tout acte humain. » montre que le mensonge n’était pas établi pour tout le monde.

16        Exactement 131 110,15 francs, selon La Libre parole du quinze janvier 1899. La calculette de l’Insee — qui ne remonte pas au-delà de 1901 — convertit cette somme en 523 325,69 €uros de 2020. On trouve cette somme invraisemblable tant qu’on ne sait pas qu’il y a eu 25 000 souscripteurs, ce qui donne une moyenne de 21 €uros par souscripteur. Cette même calculette transforme le don de deux francs de Paul Léautaud en 7,98 €uros. On peut noter que la souscription pour un monument à Arthur Rimbaud, close au printemps 1900 a produit 1 044 francs.

17        Pierre Quillard, La Lyre héroïque et dolente, recueil de poésies dédié à Éphraïm Mickaël, son camarade du lycée Condorcet. Mercure 1897, 202 pages.

18        La besogne en question est le livre de Pierre Quillard, dont le titre ne sera pas cité par PL.

19        Il ne semble pas que ce monument ait été construit.

20        Ernest Renan (1823-1892), philosophe et historien. Une grande partie de l’œuvre religieuse de cet ancien ecclésiastique a causé de violentes controverses dans le clergé. Les Nouvelles littéraires du 23 février 1923 publieront un numéro spécial à l’occasion de son centenaire.

21        Ce texte, écrit en mars 1899, est paru dans le Mercure du premier novembre 1900, pages 409-427.

22        Joseph Joubert (1754-1824), épistolier et moraliste. « S’il est quelqu’un tourmenté par la maudite ambition de mettre toujours tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. » François-René de Chateaubriand, Recueil des pensées de M. Joubert, agrémenté d’une préface de F.-R. de Chateaubriand, page 393, imprimerie Le Normant, huit, rue de seine, 1858,

23        Acte II, scène II : « Polonius : Que lisez-vous, mon seigneur ? / Hamlet : Des mots, des mots, des mots. » Pléiade 2002 (bilingue), page 771.

24        Avant d’être une salle de la Cité Monthiers, le théâtre de L’Œuvre fut d’abord le nom d’une troupe itinérante qui se produisait où l’on voulait bien l’accueillir. Lugné-Poe a été l’introducteur d’Ibsen en France.

25        Henrik Ibsen (1828-1906), dramaturge norvégien surtout connu en France pour Hedda Gabler et surtout Maison de poupée, constamment reprises à la scène ou à la télévision.

26        « Tout n’entraîne-t-il pas vers toi et ma tête et mon cœur ? et ce qui m’y attire n’est-ce pas un mystère éternel, visible ou invisible ?… Si grand qu’il soit, remplis-en ton âme, et si, par ce sentiment, tu es heureuse, nomme-le comme tu voudras, bonheur ! cœur ! amour ! Dieu ! — Moi, je n’ai pour cela aucun nom. Le sentiment est tout, et ces noms de la nature ne sont que bruit et que fumée qui nous voilent l’éclat des cieux. » Faust traduit par Gérard de Nerval chez Dondey-Dupré père et fils, imprimeurs-libraires 47 bis, rue de Richelieu, 1828, page 230, dans le chapitre « Le jardin de Marthe ».

27        Ici se situe dans le Mercure un saut de page révélateur d’un repentir de dernière minute, après la première relecture. Sans ce repentir trop tardif l’imprimeur aurait pu sans dommage gagner une page sur les 19 de ce texte.