La Tour d’amour

Page publiée le 25 décembre 2025. Temps de lecture : six minutes.

Il n’appartient pas à leautaud.com de publier de romans de Rachilde.

Pourtant lorsqu’est arrivé, ce Noël un colis-surprise avec trois romans de Rachilde, l’idée évidente de saluer l’événement a surgi.

C’était un envoi de Maxime, il est comme ça. Il y avait aussi des chocolats. Lire un roman en mangeant des chocolats à la liqueur est ce qui s’approche le plus du paradis. Ou au moins à l’idée qu’en s’en fait. Penser au paradis c’est un peu comme regarder un prospectus de voyage en sachant qu’on n’ira pas.

Donc ces trois romans. Le grand Saigneur, La Haine amoureuse et La Tour d’amour.

Le Grand saigneur date de la maturité de Rachilde1. Toutes les sources indiquent la date de 1922 (trois septembre 1921 pour la rédaction du texte), donc l’âge de 62 ans pour Rachilde. Gallica donne pour titre le grand seigneur, ce sont vraiment des bons.

La Haine amoureuse est à peine plus tardif, fin 1923 (daté 1924).

La Tour d’Amour est bien plus ancien, 1899 (Gallica annonce 1880, ils sont magnifiques mais faudrait qu’ils arrêtent avec les stagiaires). C’est ce roman qui est publié ici mais pas dans cette édition.

Les trois romans offerts par Maxime, qui a acheté un lot, sont des éditions populaires, assez mal fichues mais hors de prix de nos jours (même pour Noël), dans les cinquante €uros la mince plaquette.

Un peu après la première guerre mondiale, lorsque les choses ont commencé d’aller un peu mieux, que beaucoup d’hommes ont appris à lire dans les tranchées, les éditeurs se sont lancés dans les éditions bon marché, qui ont fleuri au début des années 1920 et Flammarion, fondée en 1875, n’était pas en reste pour alimenter ses boutiques de la rue Rotrou, installées sous les voûtes du théâtre de l’Odéon.

Ces livres sont à peine des livres, minces plaquettes on a dit, de format 18 x 24, dans les 70 pages sur deux colonnes avec très peu de marges. C’étaient pourtant bien des romans de 200 pages (285 pour La Haine amoureuse) lors de leur première édition2.

Deux de ces livres sont parus chez Flammarion dans la collection « Le roman d’aujourd’hui » et La Tour d’amour dans la collection « Sélect Collection » (avec une capitale à chaque mot).

Pas de fioriture, une couverture, un faux-titre, un titre et le début du texte page cinq. Pour la fabrication, du papier mince, deux agrafes, un franc 25, un franc cinquante, pas davantage. Après le mot fin, une ou deux pages de catalogue, éventuellement une fioriture sur la quatrième de couverture.

4e de couverture de l’édition Crès 1916 »

De quand datent les éditions dont il est question ici ? Impossible de le dire plus précisément. On ne voit pas Rachilde, qui n’était pas une débutante, solder des romans à peine parus. Parions pour le début des années 1930. La crise économique américaine de 1929 a mis deux ans avant d’atteindre la librairie française. Voyons le cas d’Albin Michel parce qu’on l’a sous la main. En 1931, Paul Léautaud, qui s’intéresse beaucoup à Fernande Olivier souhaite l’aider à publier ses souvenirs. Cela donnera Picasso et ses amis qui finira par paraître chez Stock en 1933. Le 18 juin 1931, Paul Léautaud rend visite à Robert de la Vaissière, lecteur chez Albin Michel :

Visite à Robert de la Vaissière, lecteur d’Albin Michel, chez lui, 9, avenue de Versailles, pour lui parler de l’édition du volume.
[…]
Il a ajouté que le moment est bien mauvais. Grande crise du livre. Albin Michel très atteint. Diminue beaucoup, beaucoup sa production (Vallette me l’avait déjà dit). De plus, habitué à de gros tirages avec certains de ses auteurs, gâté sur ce point. Dès qu’un livre ne va pas maintenant à 100 000 en deux ou trois mois, il gémit. C’est ainsi qu’il disait il y a qq jours à la Vaissière : « Le Déjeuner de Sousceyrac (le dernier roman de Benoit), mais cela ne marche pas, mon cher. Nous devrions en être au 120e mille. Nous n’en sommes qu’au 95e. » La Vaissière, me disant cela, ajoute : « Il oublie d’ajouter que lui-même, pour ce livre, a fait un peu moins de réclame que d’habitude. »

J’ai raconté à Vallette ma visite à la Vaissière, ce qu’il m’a dit des intentions d’Albin Michel de restreindre fortement ses publications, etc., etc., tout ce qu’il sait du reste personnellement, et par Albin Michel lui-même. Vallette est étonné depuis longtemps de voir des maisons comme Albin Michel, Flammarion et la Nouvelle Revue française sortir tant et tant de volumes qui ne se vendent pas, c’est certain, et encore moins dans le moment que nous traversons. Comme je lui dis : « Nous allons peut-être à une crise du livre ? » il me répond : « C’est possible. »…

Que les éditeurs se soient alors tournés vers des rééditions bon marché est évident. Est-ce l’origine de la collection « Le roman d’aujourd’hui » chez Flammarion, c’est possible mais l’examen à la loupe des volumes ne donne aucune date.

Les volumes de la collection « Le roman d’aujourd’hui » ravivent de vieilles connaissances, celles des frères Max (1880-1957) et Alex (1881-1937) Fischer, écrivains humoristes d’origine suisse, lecteurs chez Flammarion depuis 1904.

Annonce de la dernière page de La Haine amoureuse

Journal littéraire au vingt juin 1928 :

Il y a une affaire Max et Alex Fischer. On ne sait trop ce que c’est. Ces deux singes s’occupaient de la direction littéraire de la maison Flammarion. Leur bureau était rue Drouot. Max Fischer a fait enlever subrepticement tous les papiers, dossiers, etc… pour les faire transporter au domicile de sa belle-mère rue de Rivoli. Protestation d’Alex qui va lui faire un procès. L’Intransigeant ayant publié une note inexacte ou incomplète quant à la position de la Maison Flammarion dans cette affaire, la maison Flammarion lui a envoyé une lettre faisant savoir que les deux frères Fischer étaient liés par traité avec elle en qualité de directeurs littéraires, que cette direction littéraire se trouvait transférée pour le moment au domicile de Max Fischer rue de Rivoli. La maison Flammarion semble donc se ranger du côté de celui-ci, de celui qui a fait le coup de force ? Qu’a donc fait l’autre Fischer ? Est-ce une affaire uniquement entre les deux frères ? Est-ce une affaire qui atteint également la maison Flammarion ? D’autre part, il intente un procès ? Ce serait donc lui qui serait fondé à se plaindre. On saura tout cela sûrement. Il n’y a qu’à attendre.

Publicité pour les thés Kitaï parue de le quotidien du soir Le Signal (de Paris) du cinq décembre 1906

On racontait autrefois comment les frères Fischer se sont introduits dans la littérature, ou tout au moins le journalisme. Ils étaient les agents de publicité de la maison de thés Kitaï. La publicité Kitaï représentait une bonne affaire pour les journaux. C’était pas mal d’argent qui tombait dans leur caisse. Pour la donner, les frères Fischer exigeaient qu’il serait entendu qu’on leur prendrait des articles. C’est ainsi qu’ils sont devenus collaborateurs dans plusieurs journaux et petit à petit se sont fait connaître.

Ils3 ont eu aussi quelques histoires fâcheuses pour leur honorabilité.

Vallette disait ce matin qu’il est connu qu’ils touchent quelque chose sur la publicité que la maison Flammarion fait pour ses auteurs.

Rachilde, qui a eu un ou deux volumes chez Flammarion, me disait encore hier matin que chaque fois qu’on réimprimait l’un ou l’autre de ses volumes, ils voulaient se faire donner de l’argent par elle. À l’entendre, chaque fois qu’un auteur de chez Flammarion a un ouvrage réimprimé, les Fischer se feraient donner une commission sur les nouveaux droits qui lui reviennent.

Dumur disait ce matin qu’ils n’ont jamais passé pour des écrivains. Ce sont deux clowns, dont Paris s’amuse. Comme ils se ressemblent à ne jamais savoir celui des deux qu’on a devant soi, comme on les voit toujours ensemble, comme ils écrivent toujours ensemble, cela a fini par amuser. Vallette a raconté qu’ils poussent même la cocasserie à écrire leurs lettres ensemble, comme ceci : « Notre cher ami… » Vallette a vu un jour une lettre qu’ils avaient écrit à Jammes : « Notre cher poète… » Il faut reconnaître que cela est assez comique.

Dumur a rappelé ce que racontait Renard : « Je suis allé ce matin chez un éditeur. Les frères Fischer étaient là. À onze heures, j’étais chez un autre éditeur. Les frères Fischer y étaient aussi. Dans l’après-midi, j’eus encore à voir trois éditeurs. Chaque fois, les frères Fischer étaient présents. Je me suis décidé à leur dire : « Mais enfin, depuis ce matin, voilà cinq éditeurs auxquels je rends visite et je vous ai vus chez chacun des cinq. À quel moment travaillez-vous donc ? » Ils m’ont alors expliqué tout bas comme un secret : Il y a un troisième Fischer en province, que personne ne connaît, qu’on ne voit jamais : c’est lui qui écrit. » Imaginé de toutes pièces par Renard, naturellement4.

Reste à donner deux états du texte de cette édition « Sélect-Collection », un PDF depuis l’original et un PDF depuis le texte Word. Ni l’un ni l’autre ne comportent de notes.

Et une belle couverture haute définition à télécharger :

Notes

1       Paul Léautaud évoque ce roman dans son Journal au 29 avril 1922.

2       L’édition la plus récente de La Tour d’amour, assez belle, celle de L’Imaginaire Gallimard de 2024, enrichie de deux préfaces (Camille Islert et Julien Mignot) et d’une postface d’Édith Silve) est de 186 pages. Cette postface est en fait la préface de l’Édition Mercure de 1990. Le texte nu, sous Word, affiche 38 584 mots.

3       Ces trois paragraphes provenant du tapuscrit de Grenoble remplacent une ligne de points de l’édition papier.

4       Dans son Journal au onze janvier 1908, Jules Renard écrit : » Les Fischer : le perroquet double. »