Par André Rouveyre
Le volume — L’Affaire Jane Catulle-Mendès — Le texte de Marcel Coulon — L’édition de Noël 2025 — L’article d’André Salmon — Notes
Page mise en ligne le 25 décembre 2025. Temps de lecture : 18 minutes.
Cette page supplémentaire est offerte en cadeau de Noël 2025.

Journal littéraire de Paul Léautaud daté « Janvier ou février » 1913 :
Tout de suite après1 le portrait de Miss Natalie Clifford Barney2, l’Amazone de Remy de Gourmont, à qui il écrivait presque chaque jour, correspondance réunie dans un volume du Mercure, Lettres à l’Amazone.
Rouveyre a fait son Visage, dans son livre Visages des Contemporains. Il l’a, à son habitude, rendue quelque peu cruellement, plutôt enlaidie que parée3. Gourmont lui a dit à ce sujet : « Eh ! bien, vous êtes content. Vous avez fait votre petite manifestation d’indépendance. » Ce qui était oublier que tous ces Visages des Contemporains sont plus ou moins des caricatures, oubli curieux de sa part, alors qu’il a écrit une Préface pour l’ouvrage.

Natalie Barney à qui l’on peut donner seize ou dix-sept ans sur cette photographie non datée, puis vingt ans après par André Rouveyre, non datée mais pas après 1912.
La page quatre du Gil Blas du dimanche quatre mai 1913 est particulièrement intéressante. On y trouve, en haut de la colonne deux un article de Léon Werth sur les Épilogues que Remy de Gourmont publie dans le Mercure chaque quinzaine et en haut de la colonne quatre un article d’André Salmon4 (qui signe « La Palette »), sur les Visages d’André Rouveyre.
On peut être surpris que la presse n’ait pas rendu compte de cette parution avant le 27 avril (Comœdia) ou les premiers jours de mai (Le Temps, Gil Blas ci-dessus, L’Intran) alors que l’achevé d’imprimer est du 25 janvier. Rien ne permet d’avancer une réponse, hors, peut-être un simple retard de livraison depuis l’imprimerie de Poitiers.
Le Comœdia du neuf juin a constitué depuis les dessins d’André Rouveyre cet ensemble de quelques visages féminins :

On peut remarquer parmi ces portraits celui de Jane Catulle-Mendès, qui vaudra à André Rouveyre et au Mercure une condamnation qui sera prononcée le 21 avril 1920. De gauche à droite : Marcelle Tinayre, Annie de Pène, Aurel, Colette, Jane Catulle-Mendès, Rachilde et Gyp
Comœdia donnera dans son numéro du 24 juin une nouvelle série de quatre comédiennes.
À partir au moins de sa quatrième édition mais peut-être de la deuxième, le volume des Visages renferme dans ses dernières pages, sur fond vert d’eau, numérotées de I à XII, après l’achevé d’imprimer (25 janvier 1913), un cahier de « Fragments de quelques commentateurs » qui présente des textes de Louis de Fourcaud5, André Gide, Jean Moréas6, Georges Brandès7, Louis Thomas8 et Marcel Coulon9. Tous les auteurs cités dans ce paragraphe sont représentés par un ou deux dessins dans le volume dont les numéros sont donnés en notes. Le lecteur attentif sera surpris de trouver un texte de Jean Moréas, mort en mars 1910 et qui n’a donc pas pu connaître ce volume. Jean Moréas, qui a sans doute vu les Visages parus dans la revue depuis novembre 1908 évoque l’ouvrage précédent d’André Rouveyre, Le Gynécée paru au Mercure dans les tout premiers jours de 1909, voire les tous derniers de 1908.
L’article d’André Salmon n’est pas reproduit dans ces textes et c’est pourquoi il est donné ici en annexe.
Le volume
Ce volume rassemble des Figures parues dans les numéros du Mercure de France. Parues ou à paraître dans la mesure où l’on trouvera des visages de l’ouvrage dans la revue jusqu’en avril.
L’édition utilisée pour la rédaction de cette page web est la quatrième, bien moins précieuse pour les collectionneurs mais comprenant les ajouts indiqués au chapitre précédent et surtout prenant en compte la condamnation d’avril 1920.
Concernant les éditions telles qu’elles étaient numérotées à l’époque, une précision s’impose. Il ne faut pas confondre édition et tirage. Pour des raisons d’économie on imprime en même temps tous les exemplaires d’un livre dont on est sûr de la vente mais on ne les broche pas tous. Le tarif du brochage d’un livre est beaucoup moins dégressif que celui de l’impression. Donc brocher en une seule fois de grandes quantités de livres est sans intérêt. Puis ensuite, en fonction des ventes, tous les 200 ou 300 exemplaires on lance une nouvelle série de brochages en ajoutant une mention d’édition supplémentaire de ce même tirage. C’est ainsi que des numéros d’éditions successifs porteront souvent la même date d’impression.
Dans le cas des Visages d’André Rouveyre, ce procédé a permis d’ajouter ces « Fragments de quelques commentateurs » sur un petit cahier supplémentaire à partir de la deuxième ou peut-être troisième édition.
Cela a aussi permis de répondre à l’exigence judiciaire occasionnée par l’affaire Jane Catulle-Mendès.
L’affaire Jane Catulle-Mendès
La poétesse Jane Mette (1867-1955) a épousé en novembre 1886 Louis Boussac (1851-1931), dont elle a divorcé en juin 1895, restant mère du futur industriel du textile Marcel Boussac (1889-1980). En juillet 1887 Jeanne Mette a épousé Catulle Mendès (1841-1909), de 26 ans son aîné et récemment divorcé de Judith, fille de Théophile Gautier.

Jane Catulle-Mendès par Henry Bataille10 en 1909 (à gauche) et par André Rouveyre en 1911.
Lorsque ce Visage a été publié dans le Mercure du premier décembre 1911, il ne s’est rien passé : Jane Catulle-Mendès ne lisait pas le Mercure et personne n’a osé le lui montrer. Bien sûr à la sortie du livre d’André Rouveyre en avril 1913 il était plus difficile que la chose passe inaperçue et c’est vraisemblablement à cette date que Jane Catulle-Mendès a porté plainte. Mais voilà, les lenteurs de la justice (pourtant bien plus rapide à l’époque) se sont heurtées de front à la mobilisation générale du premier août 1914. Pendant la guerre les dossiers se sont évidemment accumulés…
À la rentrée de 1919, Jane Catulle-Mendès remplace Louis d’Hurcourt, qui vient de mourir à la tâche, pour la critique dramatique du quotidien La Presse (et donc La Patrie, qui donne les mêmes articles). Jane Catulle-Mendès fait donc désormais partie du « Tout-Paris ».
Le douze décembre, le « comité femina » auquel appartient Jane Catulle-Mendès (vice-présidente), se réunit sous la présidence de séance de Rachilde et attribue le prix Femina aux Croix de bois de Roland Dorgelès. Choix heureux, aucun des autres romans présélectionnés (dont ceux d’Henriette Charrasson et Raymonde Machard) n’ayant laissé de souvenir.
Il faut attendre le premier avril suivant (1920) pour voir apparaître, dans les journaux, les premiers échos de cette affaire qui a été plaidée la veille, ainsi que l’écrit L’Avenir du premier avril en page trois :
Mme Catulle-Mendès contre M. Rouveyre
Quelques mois avant la guerre, le dessinateur André Rouveyre avait publié un album de charges qui renfermait, entre autres silhouettes notoires, celle de Mme Jane Catulle-Mendès. Estimant que le crayon de l’artiste l’avait outrageusement caricaturée et considérant que cette indésirable publicité était de nature à lui causer préjudice, Mme Catulle-Mendès avait assigné M. Rouveyre en dommages-intérêts. Et, par voie conventionnelle, jugeant que la demanderesse lui avait porté, à son tour préjudice en faisant, saisir son album, l’artiste demandait lui aussi réparation.
L’affaire a été plaidée hier, par Me Chavegrain devant la première chambre, qui statuera à quinzaine.
« À quinzaine », Jane Catulle-Mendès, en voyage dans le sud algérien ne sera pas présente pour entendre sa victoire. L’Avenir, du 22 avril, page trois donne le compte rendu suivant :
Où le caricaturiste perd tous ses droits
La première chambre du tribunal vient de statuer sur la demande en dommages-intérêts intentée par Mme Jane Catulle-Mendès au dessinateur Rouveyre. Elle reprochait à cet artiste d’avoir publié, dans le Mercure de France, puis dans un album, un portrait-charge dont le caractère caricatural était de nature à lui porter préjudice.
Le tribunal a admis la légitimité des griefs invoqués « attendu qu’il ne saurait être permis à un dessinateur, par une interprétation plus ou moins arbitraire ou fidèle, de créer une image de laquelle se dégage une impression à la fois physique et morale telle qu’il en résulte pour les personnalités ainsi reproduites un dommage évident ».
En conséquence, interdisant la publication incriminée, le tribunal a alloué 1 franc de dommages-intérêts à Mme Catulle-Mendès.
Le Figaro de la même date ajoute :
Et l’interdiction de la publication.
… qui va donner lieu à cette quatrième édition.
Le texte de Marcel Coulon
Le quinze juin (nous sommes toujours en 1920), dans la rubrique des « Questions juridiques » du Mercure, Marcel Coulon (note 9) qui a remplacé José Théry en février (la place était vacante depuis septembre 1915) nous donne le texte suivant :

Par jugement du 21 avril, rendu après plaidoiries de Mes Chavegrain et de Gagny, et conclusions de M. le substitut Sevestre, la première chambre du Tribunal de la Seine a jugé le procès intenté à André Rouveyre par Mme Jane Catulle-Mendès.
Procès né de la publication, dans Visages des Contemporains, d’un dessin qui représentait la demanderesse et que son placet11 introductif d’instance qualifie une « hideuse et répugnante caricature ».
Le jugement donne gain de cause à Mme Catulle Mendès, lui accorde le franc de dommages-intérêts demandé, défend la reproduction dans quelques journaux que ce soit du dessin incriminé, et dit que les exemplaires de Visages des Contemporains, dans lesquels se trouve le dessin, qui restent entre les mains de l’éditeur, ne pourront paraître qu’après sa suppression ».
Amitié et Courtoisie me gardent de tirer de cette sentence d’autres considérations que juridiques !
Je dois cependant marquer la position de l’une et l’autre partie.
Un artiste aussi étranger au désir de diffamer et même de caricaturer ses modèles qu’au souci de ménager leur susceptibilité c’est le défendeur.
Ne lui reprochez pas trop son injurieuse cruauté ; il n’est pas moins cruel à lui qu’aux autres, et le démon qui le mène en fait, sous les dehors d’un perpétuel enjouement, l’exemplaire le plus poussé que je sache, à notre époque tourmentée, du héautontimorouménos baudelairien12. Peu de crayons semblaient aussi destinés que celui-ci à traduire la grâce et le charme et même
À couvrir de beauté la misère du monde ;
mais, par un phénomène que j’ai voulu tirer au clair dans un chapitre auquel je renvoie ceux que ce singulier génie intéresse13, Rouveyre aboutit au contraire du programme exprimé dans le magnifique vers de Moréas.
Ses protestations de bonne foi et son étonnement d’être traduit en justice sont donc d’une absolue sincérité.
D’autre part, si une femme a le droit de ne pas vouloir être battue, même avec une fleur, il lui appartient a fortiori de refuser son visage aux étrivières que notre dessinateur, envoûté par Villon, est allé tirer du Grand et du Petit Testament.
Comédienne, poétesse ou grande dame, il est dur, pour une célébrité, et à qui les magazines présentent encore, sans injuste complaisance, un miroir plaisant, de se voir mettre sous les traits de
la belle qui fut heaulmière14.
Mais telle qui sourira stoïquement de la disgrâce et aura même le courage de remercier son bourreau par lettres rendues publiques se révoltera, si, au lieu de heaulmière, c’est Grosse Margot15 qu’elle juge qu’on la fait…
§
Ceci dit, examinons notre jugement, qui ressortit à la responsabilité artistique.
Il montre la conception que les tribunaux et aussi le public, je crois, et les artistes eux-mêmes (si j’en juge par le sentiment d’un qui n’est pas suspect en la matière, de Forain16) se font à l’heure actuelle des droits de l’artiste… et de ses devoirs.
Il revient sur la jurisprudence d’il y a quarante ans qui permettait non seulement à un particulier, mais à un personnage public d’interdire la reproduction de son visage, même sans intention de caricature, même photographié purement et simplement ; qui lui reconnaissait ce droit par la seule raison que son visage était à lui, et pas à un autre17. Cette jurisprudence faisait bon marché de la liberté de l’art, elle soumettait le portraitiste à une autorisation préalable, autorisation qui petit à petit d’ailleurs, était devenue une autorisation tacite.
La théorie du « droit sacré et inaliénable que nous avons sur nous-mêmes » a été proclamée, dans une espèce rapprochable de notre espèce, par un jugement du Tribunal de la Seine en date du 20 juin 1884, qu’on trouvera commenté et commenté dans un sens prophétique du présent jugement — sous la signature de M. Vauquois (Annales de la Propriété Ind. Art. et Litt., 1888, p. 283 et suiv.).
En février 1832, le peintre Jacquet, mécontent d’avoir vu Dumas fils lui acheter à bas prix (paraît-il), puis revendre avec bénéfice un de ses tableaux18-19, peignit l’écrivain sous un costume oriental, dans un bazar, et mit son œuvre sous le titre Marchand juif à l’exposition des Aquarellistes.
Scandale. Le gendre de Dumas20 lacère l’image ; référé ; ordonnance qui retire l’aquarelle de l’exposition ; procès ; jugement qui, après avoir constaté que le peintre avait obéi à un ressentiment personnel, déclara :
« Attendu qu’Alexandre Dumas serait en droit de réclamer, alors même que le défendeur aurait emprunté ses traits sans aucune intention malveillante et par cela seul que son autorisation n’avait pas été obtenue. »
Notre jugement ne parle pas de la sorte. S’il condamne le défendeur, c’est parce que, « sans qu’il soit besoin de préciser autrement le caractère » du dessin incriminé, « il ne saurait être méconnu que les susceptibilités de la demanderesse sont pleinement justifiées par l’impression vulgaire et basse qui lui a été donnée et qu’elle se plaint justement de l’atteinte préjudiciable par elle portée à sa personnalité par la caricature qui entend ainsi la représenter… »
Caricature. — Le mot n’est pas juste, et il aurait mieux valu que le Tribunal continue d’employer le mot dessin. Car ce qui est grave dans l’affaire, ce qui est grief, c’est que ni en intention, ni en fait, le défendeur n’a fait œuvre de caricaturiste. Ou alors, il faudra donner au mot caricature le sens le plus étendu, appeler caricature toute représentation d’une personne que cette personne ne jugera pas agréable à voir. Non, l’auteur de Visages n’a pas voulu ridiculiser son modèle ou en faire objet de mépris. C’est un portrait qu’il a voulu faire en toute ingénuité et qu’il a fait. Un portrait moral. Non pas que je prétende le moins du monde que ce portrait, multiplication de la gouge par la goule, offre quelque ressemblance.
Sans qu’il soit besoin de préciser autrement le caractère du dessin. — Le jugement répond ainsi aux arguments de l’artiste affirmant que l’intention diffamatoire n’avait pas existé chez lui. La question, signifie-t-il, n’a rien à faire dans le débat. Que vous ayez ou non voulu porter un préjudice à la demanderesse, en fait vous le lui avez porté. Nous ne jugeons pas au correctionnel, mais au civil, et ce n’est pas l’existence d’un délit, mais celle d’un quasi délit que nous constatons…
En somme, c’est par application de l’art. 1382 que Mme Jane Catulle-Mendès obtient gain de cause — l’art. 1382 non seulement pierre angulaire (comme disait Guillaume II(21)), mais encore fondation et clef de voûte de notre édifice social et devant lequel toutes les libertés particulières, y compris celle de l’art, doivent baisser pavillon, parce qu’il garantit le respect de la liberté générale !
Marcel Coulon
Après le jugement de ce 21 avril 1920, les exemplaires ont donc dû être retirés de la vente. Le dessin incriminé (numéro CX) a été coupé en laissant une petite bande de quelques millimètres sur laquelle a pu être collé soigneusement un nouveau dessin, un autoportrait d’André Rouveyre, occasionnant un numéro d’édition supplémentaire, comme on va le lire dans le paragraphe suivant. Dans cette édition en PDF, les deux Visages sont présentés.

La feuille de gauche, qui supportait à son recto le visage de Jane Catulle-Mendès a été découpée, laissant une mince bande pouvant recevoir la feuille supportant celui d’André Rouveyre. À droite un fragment du Visage numéroté CXI, celui du professeur Raphaël Blanchard »
Sous le portrait d’André Rouveyre, cette légende :

Autant le procès et — semble-t-il — un certain émoi provoqué par ce que certains ont ressenti comme une limite à la liberté des caricaturistes, autant ce procès, donc, a provoqué de nombreux articles dans la presse, autant la remise en vente des Visages d’André Rouveyre s’est déroulée dans un silence quasi-total à l’exception, hélas de La Libre parole du seize novembre 1920, qui annonce, au bas de la dernière colonne de sa page trois : « André Rouveyre va enfin publier ses fameux portraits pris sur le vif de 1908 à 1913 et qu’il intitulait Visages des contemporains ».
Si La Libre parole a publié ce communiqué, c’est qu’il a été envoyé aux journaux. Ce communiqué était vraisemblablement celui que nous pouvons lire à la dernière page des « Échos » du Mercure du quinze novembre :
![Échos (page 288 et dernière) du Mercure du quinze novembre 1920.
« On se rappelle que ce recueil de portraits trop vrais fut interdit dès son apparition [janvier 1913] par une ordonnance du président Monnier à la suite d'un jugement de la première chambre du Tribunal civil de la Seine, dont il fut rendu compte dans notre rubrique « Questions juridiques ». L’ouvrage peut être remis à la disposition du public avec la modification requise. »](https://leautaud.com/wp-content/uploads/2025/12/mercure-du-15-11-1920-2.gif?w=1024)
De la date du jugement à ce quinze novembre, sept mois se sont écoulés. Admettons qu’il en ait fallu deux pour rapatrier les volumes des points de vente et organiser et exécuter les découpes et collages… que s’est-il passé pendant les cinq mois suivants ?
L’édition de Noël 2025
L’édition papier originale est aux dimensions habituelles des éditions courantes du Mercure 12 x 19,5 cm. Pour 136 dessins, il est un peu épais : 2,5 cm. Cela est dû à l’emploi d’un papier fort, les dessins étant imprimés sur une seule face.
La taille des images
Le gabarit des pages de texte, comme les préfaces de Remy de Gourmont est de huit centimètres de large mais les images dépassent largement ce gabarit jusqu’à parfois buter contre la reliure, comme pour ce dessin de Louis de Fourcaud et quelques autres :

D’autres images les 9 et 13 intitulées « Au concert », ont même été imprimées à l’italienne, obligeant à tourner le livre. On tourne une tablette ou un téléphone portable, pas un écran d’ordinateur22.
Ce très — trop — important dépassement de gabarit a conduit l’éditeur de 2025 à revoir la mise en pages. Ajouter des marges aux pages de dessins qui n’en comportaient pas a paru indispensable. Mais pour les pages de texte cela impliquait d’ajouter des marges aux marges… Une autre solution pouvait être de réduire la taille des dessins pour les faire entrer dans les huit centimètres du texte, solution jamais satisfaisante pour des images. Se trouvant devant une incompatibilité entre le texte et les images, le choix — discutable — a été de séparer en deux fichiers distincts les images et les textes.
Cette manipulation admise, sans enthousiasme, restait une autre contrariété. En même temps que certains dessins dépassent largement du gabarit de l’édition papier, d’autres sont minuscules. Ce qui se sent un peu en tournant les pages d’un livre saute aux yeux en faisant défiler les pages d’un PDF, il a fallu harmoniser23.
La numérotation
La numérotation des Visages est en chiffres romains. L’emploi des chiffres romains ne pose aucun problème de nos jours lorsqu’ils sont donnés isolément : le XVIIIe siècle, l’acte III, le VIe arrondissement, Louis XIII… Mais lorsqu’il s’agit de trouver le dessin numéro XCXXVII, reconnaissons que la chose est moins commode et les lecteurs de 1913 n’y étaient pas forcément plus à l’aise que ceux de 2025. Cette numérotation — inchangée par rapport à l’original — est donc donnée ici en chiffres arabes. Le visage de Jane Catulle-Mendès, numéroté CX, sera ici numéroté 110a et celui d’André Rouveyre le remplaçant dans la quatrième édition 110b, conservant ainsi la numérotation d’origine des Visages suivants.
Les légendes
Suivant cette numérotation, et c’est heureux, sont portés les noms des personnages représentés. Deux de ces légendes, une choquante, une fautive, ont été modifiées. C’est ainsi que l’inscription « Madame Pierre Curie » a été modifiée en « Marie Curie » et que « Jésus-Christ Mardrus » a été rectifié en « Joseph-Charles Mardrus », rétablissant son prénom selon l’état-civil.

Fragment de la notice de Joseph-Charles Mardrus extrait du Dictionnaire des orientalistes de langue française de François Pouillon, Karthala 2008, 1 007 pages. »
Annexe24
Article d’André Salmon (La Palette) paru page quatre du Gil Blas du quatre mai 1913 à propos de la parution, en février de l’ouvrage d’André Rouveyre Visages des contemporains.
Je dirai le secret de cette impopularité qui fait la gloire de mon ami André Rouveyre. Caricaturiste féroce, il n’est pourtant pas plus cruel qu’un autre, Sem25, par exemple, pour ne lui opposer qu’un artiste de talent certain.
André Rouveyre a presque autant d’ennemis que de modèles et d’admirateurs, amateurs retenus mais déconcertés. Même, on peut dire que ce ne sont pas ses modèles martyrisés qui le haïssent le mieux.
Premier crime : Caricaturiste, il n’est pas humoriste. Le voici donc en marge. Le lui pardonnera-t-on ? En ce temps, on n’établit guère de différence entre le brigand, l’anarchiste et l’aristocrate. À l’un comme aux autres ne reproche-t-on pas un principe de vie antisocial ? C’est à ce point que les brigands s’y trompent, et Callemin26 se croyait aristocrate.
Sem, en ses meilleurs jours de cruauté, n’accuse que la tare, le tic reconnus par tous et dont chacun s’amuse complaisamment.
Or, Rouveyre découvre. Pas un de ses portraits qui ne soit, pour la foule, une surprise. Voilà le deuxième crime dont la foule ne lui fera pas rémission.
Quant aux victimes, il les laisse plus douloureuses. Bah ! se dira X…, voyant S… sortir son crayon ; il va jouer de mon nez parce qu’il sait que cela fait toujours rire. Mais si André Rouveyre l’entreprend, il redoute la révélation de quelque abjection, de quelque folie, de quelque passion mal définie encore à ses propres yeux. Rien, en effet, n’est plus redoutable, ni — si l’on est très dédaigneux du destin — plus lugubrement haïssable.
Mais on peut aussi — quand on consent à tout immoler de soi aux appétits de l’Art, ce monstre — prendre l’héroïque parti d’admirer. Quelques-uns d’entre ces Contemporains dont André Rouveyre nous donne aujourd’hui, en un volume du « Mercure de France », les Visages. durent s’y résoudre.
Les femmes acceptent moins aisément encore que les hommes les cruautés d’André Rouveyre. Oh ! ne croyez point voir là simple dépit de coquettes. Nombreuses sont celles qui pardonnent non point seulement à ceux qui les battent, mais encore à ceux qui les enlaidissent en les faisant pleurer.
Mais ce que bien peu savent tolérer, c’est l’esprit non convenu, le trait ironique inattendu qui leur est insupportable. Un boute-en-train vulgaire, comme dit le peuple : « fait toutes les femmes qu’il veut ». Un ironiste supérieur leur sera odieux jusqu’à les faire souffrir physiquement. Je sais des traits caractéristiques capables d’assurer une sérieuse attaque de nerfs.
La réputation de misogyne dont est accablé André Rouveyre ne tient pas à une autre cause. Pourtant, elle ne résiste pas plus à un examen loyal que sa réputation de misanthrope.
André Rouveyre est un artiste et un psychologue véridique. La haine dont il est environné lui est un perpétuel sujet d’étonnement. D’autre part, peu nombreux sont ses amis, ses admirateurs qui consentent à ne point l’attrister de réserves, non pas purement critiques quant à l’art, mais d’ordre moral.
Encore qu’André Rouveyre m’ait donné pour compagnon infatigable le vieux monsieur de demain grimaçant et faisant des mots amers en s’efforçant de rester très poli, je veux lui rendre les armes pour l’amour de son honnêteté de visionnaire
Visionnaire, vraiment ? Disons que Rouveyre voit toujours au-delà. On s’en aperçut, lors de ses débuts, quand il scandalisait les éditeurs de journaux « rigolos » par ses caricatures énormes, dont l’outrance de trait dépassait singulièrement la liberté, pourtant extrême, du sujet.
Je ne peux commenter ici les cent trente-six Visages inscrits dans ce volume. Choisissons. Bergson, rond comme une démonstration de Bergson. Fénéon27, le génie du silence, auréolé de Mots… jamais faits. Bourdelle28, suivant avec inquiétude la sortie du critique, de l’élève, de l’amateur ; tant il redoute de n’avoir qu’à demi persuadé ; Bourdelle fait ici songer aussi à quelque entêté inventeur provincial tombé dans le sentiment au bénéfice d’un Stendhal. André Gide qui, répété à la page suivante29, devient presque Jacques Copeau30, toute la Nouvelle Revue Française, quoi ! L’étonnante Mme Pierre Curie31 ! Science et bourgeoisie ! Ne vous apprend-elle pas l’art d’extraire du radium comme on enseigne la façon, d’accommoder les nouilles à la milanaise ?
L’un des plus extraordinaires Visages est celui de Paul Léautaud qui, au vrai, n’est pas un modèle ordinaire. Cet homme, écrivain admirable, à force de ne le point faire exprès, richement impudique, montre les crocs comme son chien Pan ; s’il se fait tendre, ne vous étonnez pas qu’il y mette quelque vivacité. L’habitude de saisir les chiens au museau, pour les flatter. Rouveyre a traduit tout cela.
Rouveyre étudie-t-il un Visage trop accaparé, trop exploité par d’autres crayons ? d’abord il est mal à l’aise. Il faut qu’il recommence. Il nous livre ses repentirs. À la troisième image, il triomphe.
Voici Willette32. Le bon Pierrot ! Hum ! Je vois surgir un notaire de la vieille école, tapant sur le Code pour menacer ou protester de sa bonne foi, traduisant le soir, en gloussant d’aise, les petits poètes de la décadence et persuadé qu’on ne s’amuse plus aujourd’hui comme il s’amusait jadis, lui qui jamais ne s’amuse !
Enfin, comparez à l’Henri-Matisse d’André Rouveyre l’Henri-Matisse par lui-même du plus récent des Cahiers d’Aujourd’hui33. C’est le même trait, la même somme, aussi brève, de notes caractéristiques, mais pas la même arabesque. Le peintre conclut au calme, à la belle sérénité. Le Visage d’Henri-Matisse par André Rouveyre est le signe même de l’inquiétude.
La Palette
Notes
1 Après quoi ? Nous n’en saurons rien. La première journée de l’année est le 18 janvier, qui traitait de théâtre. Celle-ci est la deuxième.
2 Natalie Clifford Barney (Barney est le nom de famille, Clifford le second prénom, 1876-1972), née à Dayton (Ohio) est venue à Paris à l’âge de dix ans. En 1909, NCB s’est installée 20 rue Jacob. Où elle a passé le reste de ses jours. Voir l’article de Zineb Dryef dans Le Monde du cinq août 2022.
3 Dessin numéro 133. André Rouveyre a carrément dessiné un monstre. Dans ses Souvenirs de mon commerce (1921) André Rouveyre écrira, à propos de Remy de Gourmont : « Bien qu’il connût la sévérité de mes pratiques de dessinateur, je me demande, s’il n’espérait pas, devant ce rayonnant modèle qu’il me proposait, une représentation plus douce ? ».
4 André Salmon (1881-1969), dessin numéro 107. Poète, romancier, journaliste et critique d’art, défenseur du cubisme au côté de Guillaume Apollinaire.
5 Louis de Boussès de Fourcaud, (1851-1914), (dessin numéro 14). Musicien, chartiste, critique et historien de l’art.
6 Jean Moréas (Ioánnis A. Papadiamantópoulos, 1856-1910), poète symboliste grec d’expression française. En 1886, Jean Moréas, Paul Adam et Gustave Kahn ont fondé la revue Le Symboliste. Jean Moréas a fait partie des Poètes d’aujourd’hui dès la première édition de 1900 où sa notice a été rédigée par Adolphe van Bever.
7 Georges Brandès (Morris Cohen, 1842-1927), dessins numéros 88 et 89. Écrivain danois. Voir sa nécrologie, peut-être rédigée par Louis Dumur dans les « Échos » du Mercure du premier mars 1927, page 504. L’auteur reproche à Georges Brandès son attitude pendant la première guerre mondiale. Dans le numéro suivant, page 568, André Rouveyre lui réservera quelques pages : « Georges Brandès parmi nous ». Dessins 88 et 89.
8 Louis Thomas (1885-1962), dessin 101. Romancier, polémiste et éditeur, journaliste collaborateur sous l’occupation en même temps que « marchand de biens » (voir au premier janvier 1944). Louis Thomas sera inquiété à la Libération.
9 Marcel Coulon (1873-1959), dessin 82. Traducteur du Provençal tout en étant magistrat, procureur de la République. Marcel Coulon, auteur Mercure depuis 1910 sera titulaire de la rubrique des « Questions juridiques » du Mercure de février 1920 à février 1939.
10 Henry Bataille (1872-1922, à cinquante ans), est davantage connu comme auteur dramatique que comme dessinateur. Il a été évoqué à plusieurs reprises dans Le Théâtre de Maurice Boissard.
11 Placet : pour simplifier, plainte, ou réclamation.
12 Héautontimorouménos : du grec « puni par soi-même ». Poème de Baudelaire : « Je te frapperai sans colère / Et sans haine, comme un boucher, / Comme Moïse le rocher ! / Et je ferai de ta paupière, // Pour abreuver mon Saharah, / Jaillir les eaux de la souffrance. / Mon désir gonflé d’espérance / Sur tes pleurs salés nagera ».
13 Note de Marcel Coulon : « Témoignages, 3e série. » Mercure 1913. Ce Témoignage est un recueil de souvenirs d’environ 350 pages comportant une cinquantaine de pages sur André Rouveyre.
14 Un heaumier (ou heaulmier) est un fabricant de casques et armures. François Villon : « Jà parvenue à vieillesse. // Advis m’est que j’oy regretter / La belle qui fut heaulmière, / Soy jeune fille souhaitter / Et parler en ceste manière : / « Ha ! vieillesse felonne et fière, / Pourquoy m’as si tost abatue ? / Qui me tient que je ne me fière, / Et qu’à ce coup je ne me tue ? »
15 François Villon : Ballade de la grosse Margot : « Mais adoncques il y a grand déhait / Quand sans argent s’en vient coucher Margot ; / Voir ne la puis, mon cœur à mort la hait. / Sa robe prends, demi-ceint et surcot, / Si lui jure qu’il tendra pour l’écot. »
16 Jean-Louis Forain (1852-1931), dessinateur, caricaturiste, peintre et illustrateur particulièrement connu.
17 De nos jours le droit de photographier une personne dans l’espace public est totale, sauf opposition. C’est lors de la diffusion de cette photographie que les choses peuvent devenir compliquées.
18 Voir le quotidien La Loi (tous les jours sauf le mardi) du 18 février 1882, page trois et une prolongation dans La loi du 31 mai 1884.
19 Non pas « un de ses tableaux » mais un ensemble, histoire de faire de la place, au célèbre marchand d’art Adolphe Goupil (1806-1893), au deux, place de l’Opéra à l’angle de la rue du Quatre-Septembre et de l’avenue de l’Opéra.
20 Alexandre Dumas (fils) a eu deux filles, donc deux gendres. Il s’agit de Maurice Lippmann (1847-1924), directeur de la manufacture d’armes de Saint-Étienne.
21 Guillaume II aimait à répéter que le protestantisme était la « pierre angulaire de l’unité allemande ».
22 Plus de 70 % des lecteurs de léautaud.com, qui sont des gens éduqués, lisent sur grand écran.
23 Cette harmonisation, consistant à faire entrer les dessins dans un gabarit de 12 x 16 cm. Quelques images ont dû être rétrécies, d’autres agrandies, ce qui ne pose aucun problème dans le cas de scans à 600 points par pouce. À titre de comparaison, les images disponibles chez Gallica sont à 150 points par pouce.
24 Il était prévu de donner ici en annexes les deux préfaces de Remy de Gourmont, celle de l’édition originale et celle rédigée en 1920 pour la quatrième édition. Ces deux textes de commande ont paru assez peu intéressants, opposant l’intelligence des hommes à la beauté des femmes. On les trouvera dans l’édition PDF, ce qui est bien suffisant.
25 Sem (Georges Goursat, 1863-1934), caricaturiste, dessinateur de presse et de publicité particulièrement connu à cette époque.
26 Le journaliste André Salmon (dessin numéro 107) est ici en pleine actualité. Raymond Callemin, dit Raymond la science, membre de la « Bande à Bonnot » né en 1890, a été guillotiné il y a quinze jours, le 21 avril 1913.
27 Félix Fénéon (1861-1944), critique d’art, journaliste et directeur de revues. Anarchiste, Félix Fénéon s’engage dans le mouvement libertaire dès 1886. Critique au goût très sûr, il collabore à de nombreux journaux ou revues. Dessin numéro cinq.

Félix Fénéon
28 Antoine Bourdelle (1861-1929), élève de Rodin. Dessin numéro vingt.
29 André Gide bénéficie de deux dessins, numéros 39 et 40. André Gide et André Rouveyre se sont beaucoup fréquentés. En février1967, le Mercure de France a publié leur Correspondance, qui s’est étalée de 1909 à la mort d’André Gide en 1951 (288 pages).
30 Jacques Copeau (1879-1949), homme de théâtre parmi les plus importants de son temps, a aussi fait partie du groupe des créateurs de La Nouvelle revue française. Il n’est pas représenté dans la monographie.
31 C’est ainsi que Marie Curie est nommée dans l’ouvrage. Dans l’édition reconstituée de 2025, son identité lui a été rendue. Dessin numéro 41.

Marie Curie
32 Adolphe Willette (1857-1926) a été élève d’Alexandre Cabanel à l’école des Beaux-Arts. Il réalise nombre de petits travaux alimentaires et participe à la création du Chat noir (cabaret et revue). En première colonne de une de son numéro du 26 janvier 1919, L’Intransigeant publie un article d’Adolphe Willette « La Samothrace aux Champs-Élysées » dans le cadre de plusieurs projets de décoration « pour la journée triomphale de nos Poilus ». Dessin numéro 86.

Adolphe Willette
33 Le numéro quatre, dans lequel André Salmon dresse un portrait de Colette. L’autoportrait d’Henri matisse se trouve dans la marge de la page 185, première page d’un article qui lui est réservé, par Marcel Sembat.

Henri Matisse par lui-même dans une marge du Cahier d’aujourd’hui d’avril 1913