Marie Dormoy : Souvenirs et portraits d’amis

Page mise en ligne le quinze décembre 2024. Temps de lecture : 83 minutes.

SouvenirsPaul Léautaud Première rencontreDeuxième rencontreLe Petit amiLe manuscrit du Journal Première soirée à FontenayLe FléauPaul Léautaud et les femmesAmour — AphorismesLa dactylographie du JournalPaul Léautaud au spectacleLa sauvegarde du JournalLa guerre et la LibérationPaul Léautaud par Henri Matisse — Le procès de Jacques BernardLes entretiens à la radioLa publication du JournalDépart pour la Vallée-aux-LoupsL’installationLa mortConclusionNotes

Personne ne reste une heure vingt sur une page web. De nombreux lecteurs répartissent leur lecture en deux ou trois sessions pour une page ordinaire de vingt ou trente minutes de lecture. La tentation était donc grande de tronçonner cette page en trois quinzaines. L’intérêt exceptionnel de ce document en a décidé autrement. Le souhait, aussi, d’offrir ce cadeau de Noël aux lecteurs de leautaud.com. C’est afin que chacun puisse disposer de repère lors des reprises de lecture, que des intertitres ont été ajoutés.

Ce texte correspond au chapitre « Paul Léautaud » de l’ouvrage de Marie Dormoy paru au Mercure de France en 1963, il y a plus de soixante ans maintenant et indisponible chez l’éditeur. Marie Dormoy est morte en mai 1974, ses œuvres entreront dans le domaine public en 2045. Si un jour leautaud.com ne paraît plus c’est que son auteur sera en prison (jusqu’en 2045).

Achevé d’imprimer le 28 mars 1963 par Firmin-Didot et cie Le Mesnil-sur-L’estrée (Eure)

On trouve encore cet ouvrage pour quelques €uros sur le marché de l’occasion. Marie Dormoy y évoque, dans cet ordre, les souvenirs de Lucien Michelot, André Suarès, Romain Rolland, Marcel Dupré, Antoine Bourdelle, Auguste Perret, Le chat Miton, La mort du chat Miton, Ambroise Vollard, Aristide Maillol, Jacques Doucet, Darius Milhaud, Paul Valéry, André Gide, Madeleine Gide, Cécile Sauvage, Olivier Messiaen, Paul Léautaud. Le volume est précédé d’une dinguerie, il n’y a pas d’autre mot, un chapitre de neuf pages intitulé « Souvenirs », que l’on pourra lire ci-après. Ce livre est enfin complété par une conclusion et 23 notes.

Nous trouvons donc quatre musiciens dont trois organistes : Lucien Michelot (son premier amant lors qu’elle avait quinze ans), Marcel Dupré et Olivier Messiaen. Six romanciers, deux sculpteurs, un architecte, un couturier richissime et amateur d’art, un marchand d’art, Madeleine Gide, quatre amants et un chat.

Souvenirs

Mon père était Normand, de la race des Vikings qui venaient ravager les côtes1 de France. Ma mère était Parisienne, fille d’un Parisien de souche auvergnate et d’une Champenoise de la haute vallée de la Marne, près de Joinville.

Mon père était grand, solidement bâti, avec des yeux bleu Delft qui avaient sur tous, hommes aussi bien que femmes, un pouvoir presque magnétique. Ma mère était petite, noiraude, d’une taille et d’une minceur d’adolescente. Jamais deux êtres plus dissemblables ne furent accouplés.

J’étais le vivant portrait de mon père et j’aurais eu pour lui une véritable adoration s’il s’était montré envers moi tendre, caressant, attentif, mais, grand mystique, toujours en relation directe avec l’au-delà, il n’avait pour moi d’autre souci que de me maintenir dans la voie du salut. On sait combien elle est aride !

Avec ma mère, sauf en de rares exceptions, je n’ai jamais pu trouver un terrain d’entente. Nous n’étions en intimité que lorsque j’étais malade, — cela m’arrivait souvent ! — elle me soignait alors avec dévouement et intelligence. Je me sentais plus près d’elle, mais, aussitôt la guérison venue, la faille s’ouvrait de nouveau entre nous.

Lors de ma naissance, mes parents habitaient une maison appartenant à mon grand-père, située à l’angle de la rue Bréa et du boulevard du Montparnasse. Elle fut démolie lors du percement du boulevard Raspail. Quand j’eus cinq ans, ils s’en furent au 213 du boulevard Raspail, quelques années plus tard au 126 de ce même boulevard2. Quand je retourne dans ce quartier, il m’arrive souvent d’y rencontrer d’anciennes compagnes de catéchisme, de cours, ce qui prouve, une fois encore, que Paris n’est qu’une réunion de villages. Le mien fut Montparnasse. Dans mon enfance, on y trouvait encore de grands jardins au fond desquels on apercevait, à travers les arbres, de petites maisons à un ou deux étages, qui conservaient à ce quartier l’aspect d’une banlieue.

Je fus élevée par ma nourrice qui resta chez mes parents bien après qu’on m’eut sevrée. Je n’aimais qu’elle, parce qu’elle seule me gâtait. Mon père était absorbé par ses affaires — affaires de bourse — et sa vie spirituelle. Ma mère était sévère, sans tendresse, et marquait une grande préférence pour ma sœur très aînée, dont elle se sentait beaucoup plus proche que de moi, et qui, physiquement aussi bien que moralement, lui ressemblait. Très tôt je perçus cette préférence. Très tôt j’en ai souffert.

Ma nourrice me quitta lorsque j’eus cinq ans, pour épouser un cordonnier dont l’échoppe se tenait sur le chemin du Luxembourg et chez lequel nous faisions, soit à l’aller, soit au retour, — bien entendu à l’insu de mes parents — de longues stations. Quelquefois même, le cordonnier nous emmenait boire un verre chez le bistrot voisin. Malgré mon incurable étourderie, je ne laissais rien soupçonner de ces entorses à la morale et à la bonne tenue. J’étais pourtant jalouse du cordonnier, non parce que nos visites raccourcissaient d’autant ma promenade, mais parce que ma nourrice, quand elle était avec lui, ne s’occupait plus de moi. Je gardais quand même le secret. Je préférais souffrir un peu et qu’elle fût heureuse, plutôt que de la trahir en avertissant mes parents, que j’aimais moins qu’elle.

Son départ fut mon premier grand chagrin. Je l’aimais comme j’aurais voulu aimer ma mère. Surtout elle m’aimait, elle, comme j’aurais voulu que ma mère m’aimât. Ce furent ses bras caressants, ce fut son indulgence — pour ne pas dire ses complicités — pour mes sottises, sa compréhension pour tout ce que je disais et faisais qui, elle partie, me manquèrent. Peut-être, pour certains, le lien du lait est-il plus fort que celui du sang. Le vide que me causa son absence ne fut comblé que dix ans plus tard, lorsque je rencontrai Lucien Michelot qui, malgré notre différence d’âge — il avait trente-six ans de plus que moi —, allait être la plus grande affection de ma vie.

Je n’ai pas été une enfant martyre. Je n’ai pas été non plus une enfant heureuse. Mes parents étaient sévères parce qu’ils estimaient, avec raison, que la bonne éducation ne va pas sans fermeté, mais ils ne savaient pas tempérer leur rigueur par la tendresse qui me les aurait fait aimer. Nerveuse, sensible à l’excès, craignant toujours d’être prise en faute, je ne me sentais bien que loin d’eux. C’est probablement à cette contrainte, à cet isolement, à mon ascendance normande, que je dus d’avoir, toute jeune encore, une vie intérieure et mystique plus ardente qu’il n’est habituel à cet âge.

Pour une famille aussi croyante, aussi pratiquante que la mienne, l’année était rythmée par les grandes fêtes liturgiques. Chacune était un événement. Les lumières, l’encens, la musique surtout, m’exaltaient. L’influence de ces offices se faisait d’ailleurs sentir chez nous de façon continue. Mes parents assistaient chaque jour à la messe de sept heures et y communiaient. Ma sœur et moi ne pouvions pas ne pas nous en soucier puisqu’il nous fallait attendre leur retour, si affamées que nous fussions, pour prendre avec eux le premier déjeuner. L’après-midi, il nous arrivait d’assister aussi à des offices, et parfois encore le soir, ce qui était loin de me ravir. D’autant plus qu’il y avait toujours un sermon pendant lequel il ne fallait pas broncher. Ma sœur, ayant le sommeil facile, ne manquait jamais de s’y endormir. De nature insomnieuse, j’enrageais de ne pouvoir l’imiter, mais il n’y avait rien à faire. Les jours où nous ne sortions pas, nous faisions la prière en commun devant une image pieuse accrochée en place d’honneur, au salon, place qu’occupait, chez les royalistes, l’effigie d’Henri V3. Mon père, agenouillé, se tenait devant nous. Ma mère, ma sœur et moi restions un peu en retrait et, derrière nous, les bonnes, toujours choisies plus pour leur dévotion que pour leurs aptitudes ménagères.

Pour nous, la prière n’était pas une simple récitation. C’était un jaillissement de l’âme, un fervent appel vers Celui qui est toute bonté, toute vérité, toute justice. Aucun de nous n’aurait songé à tricher. Nos parents croyaient, ainsi que ma sœur et moi, qu’un ange était commis à notre garde, qu’il nous surveillait, pénétrait nos pensées, observait nos actes, dont il nous serait tenu compte le jour du Jugement final. Comment échapper à une telle surveillance ? Comment ruser avec une continuelle et si clairvoyante présence ? Ceux qui ont ruiné cette merveilleuse combinaison psychologique ont détruit le plus sûr des freins.

Nos jeux même, à ma sœur et à moi, étaient religieux. Nous aimions jouer à la procession. Cela consistait à nous affubler de serviettes et de tabliers drapés de façon à imiter les vêtements sacerdotaux, puis à marcher lentement dans toutes les pièces en chantant des cantiques. Quand nous arrivions à la dernière chambre, nous nous heurtions à la porte d’un débarras. Il fallait bien s’arrêter, mais je croyais au miracle puisque autour de moi chacun partageait cette croyance. Il advint une fois qu’arrivant à la fin de notre parcours, j’eus la sensation qu’au fur et à mesure que j’avançais, le mur reculait. Je poussai un cri, me retournai vers ma sœur qui, par droit d’aînesse, occupait la place de l’archevêque, et lui dis, d’une voix défaillante d’émotion : « Le mur recule. — Mais non, répondit-elle, c’est la porte qui est mal fermée. — Non, le mur recule ! » assurai-je. Elle me traita d’idiote, envoya promener ses pseudo-ornements et déclara qu’elle ne jouerait jamais plus avec une pareille folle. Je cessai le jeu, moi aussi, mais gardai bien la conviction que le mur avait reculé.

Cette foi intense, cette stricte vie morale, ce permanent appel à l’au-delà, mirent des harmoniques dans mon existence. Je plains ceux qui n’ont pas connu cela. Malgré les innombrables petites choses qui me blessaient à toute heure, je me mouvais dans une lumineuse quiétude que rien ni personne ne pouvait obscurcir. Sans connaître l’œuvre de l’Angelico, je m’étais fait, du Paradis, une radieuse image. Je savais que, pour y atteindre, il me fallait faire un constant effort sur moi-même. Aussi contractai-je, très jeune encore, l’habitude d’examiner, tous les soirs, chacun de mes actes, de peser mes responsabilités, de faire le bilan de ma journée. À ces exercices, je pris le goût d’un constant perfectionnement, d’un continuel penchant à me vaincre en toutes occasions. Je développais mes forces morales comme d’autres développent leurs forces physiques. Quand un de mes proches se livrait à un acte que je jugeais blâmable, je m’astreignais aussitôt à agir mieux que lui, à me surpasser moi-même, tant par goût d’une vie plus parfaite que pour me convaincre que je leur étais supérieure. Un immense orgueil était à la base de tout cela, il faut bien le reconnaître, mais peut-on n’avoir que des vertus ?

J’atteignis de la sorte l’âge de ma première communion. Toute mon enfance j’y avais rêvé. J’attendais ce jour comme, dans mon adolescence, je devais attendre le mariage. J’avais la certitude que j’éprouverais une joie parfaite, avant-goût du Paradis. La robe blanche et longue, le voile, la couronne ne me laissaient pas non plus indifférente. Ma coquetterie s’en réjouissait. Je me préparai donc à ce grand acte en toute ferveur.

Au cours de la semaine qui le précéda, je dus faire une confession générale, c’est-à-dire m’accuser de toutes les fautes commises depuis l’âge de raison. Ma mère, qui aurait dû être ma confidente, m’était trop lointaine pour que je pusse lui poser certaines questions. Je n’aurais jamais osé le faire. Je m’accusai donc, en vrac, de « mauvaises pensées ». Mon confesseur eut la délicatesse de ne pas m’interroger, aussi cette confession ne me libéra-t-elle pas de mes inquiétudes. Mes mauvaises pensées, je savais bien qu’elles étaient plus troublantes que le chapardage d’une tablette de chocolat, que la lecture d’une lettre qui ne m’était pas adressée, qu’un manque de gentillesse envers l’un des miens. Je sentais bien qu’elles tenaient à un ensemble de choses que j’ignorais encore, que j’aurais à découvrir et qui m’inspiraient une troublante curiosité.

Ces scrupules furent amoindris, mais non apaisés, par l’agitation qui précède obligatoirement un grand jour. Ils restaient en moi, latents. C’est justement à cause de cet état d’esprit dans lequel je me trouvais que je fis bien volontiers ce qu’on n’avait pas imposé à ma sœur : demander pardon, la veille de cette première communion, à tous ceux qui m’étaient proches, de la peine et des offenses, voulues ou non, que j’avais pu leur faire.

À mon père, à ma mère, cela allait de soi. Pour les bonnes, il me fallut me contraindre un peu, mais où je dus en appeler à toutes mes forces morales, fut quand il s’agit des concierges. Plusieurs fois ma mère m’avait fait observer que j’avais été impolie envers eux. Je me disais bien qu’elle avait raison, mais je les trouvais laids, sales, vieux et grognons. M’humilier devant eux me paraissait impossible parce que injuste et vexatoire. Il le fallut bien, pourtant. J’eus le courage de ne pas montrer ma révolte. Je descendis lentement, me composant un visage impassible pour entrer dans la loge — mes parents avaient eu l’habileté de m’y laisser aller seule — où, sans même refermer la porte afin de me sauver plus vite, je récitai la phrase préparée d’avance. Quand ces gens, d’abord surpris par une telle démarche, eurent compris ce que je disais et pourquoi je venais, ils furent si émus, ils me regardèrent avec une telle bonté, une telle admiration, ils me dirent des paroles si touchantes, que je fus payée de ma peine. Au plaisir d’avoir vaincu mon orgueil s’ajouta celui de m’être fait de véritables amis. Aussi la joie rare d’avoir été appelée, par mes parents, à une perfection qu’ils n’avaient pas exigée de ma sœur.

Au matin du grand jour, dès mon réveil, j’éprouvai une désillusion. Il pleuvait. Pour la première communion de ma sœur il avait fait si beau ! Nous étions allés, tous ensemble, à pied, jusqu’à l’église, et, depuis ce jour, je me faisais une joie d’aller, moi aussi, à pied par les rues, toute de blanc vêtue, regardée, admirée de tous. Pour si pieuse que je fusse, je n’en demeurais pas moins fille d’Ève et, par moments, ma coquetterie l’emportait sur ma vie spirituelle. Au lieu de subir sereinement cette petite épreuve, j’en fus affectée. J’avais le sentiment d’être victime d’une injustice. Avec cela l’église — Notre-Dame-des-Champs — était grise, assombrie. Une lumière de Toussaint plutôt que l’éclat d’une fête de printemps. J’étais dans un état d’extrême tension. Mon émotion était si forte que je me rendis à la table sainte presque en chancelant. Quelques remords assombrissaient bien cette attente, mais je n’y pris pas garde. Tout était emporté, anéanti, submergé par l’amour. Je reçus l’hostie les mains jointes, les yeux fermés, comblée par l’« extase amoureuse ». Au lieu de la joie tant attendue, ce fut le silence, le vide, le néant complet.

Je revins à ma place les yeux fermés afin de me mieux recueillir, d’être plus attentive, s’il était possible, à l’appel divin. Le silence se prolongea. Rien ne me rendit tangible la présence de Celui que pourtant j’adorais. Une fois encore je me sentis frustrée d’une joie qui m’était due. Quel écroulement !

La cérémonie se déroulant à l’accoutumée, je fus reprise par le chant des cantiques, la vue de mes compagnes dont aucune ne semblait partager mon émoi, l’état de ferveur qui se dégage d’une foule en prière. À la sortie, toute ma famille, tous les amis conviés m’embrassèrent, me félicitèrent. Rien, dans mon attitude, ne leur fit soupçonner que je pouvais n’être pas pleinement heureuse.

Le mauvais temps continuait à sévir. Au lieu de partir de l’église, comme toutes mes compagnes, par la grande porte, je remontai, avec mes parents, vers une sortie se trouvant au chevet de l’église, où les voitures pouvaient accéder plus facilement. Je vis venir à nous le maître de chapelle, Lucien Michelot4, qui devait jouer un si grand rôle dans ma vie, et l’organiste, Camille Andrès5. Tous deux étaient très liés avec mon père. Ils s’arrêtèrent pour échanger quelques mots avec nous. M. Michelot me regarda de ses beaux yeux clairs et dit en riant : « Comme elle est gentille, la petite Marie. Regardez donc, Andrès, comme elle est gentille. — Je le vois bien », répondit Andrès, riant lui aussi.

Pendant quelques secondes tous deux me regardèrent avec une expression telle qu’à la fin de ma vie j’en garde encore le souvenir. Ce double regard me rendit femme.

En même temps que ma piété, se développaient en moi d’autres sentiments qui, eux aussi, occupaient dans ma vie une grande place : l’amour de la nature, l’amour de la musique, l’instinct de la maternité.

Ma mère était citadine et n’aimait la campagne que pour le repos qu’elle procure, l’amélioration de santé qu’on en retire. Mon père, en mystique qu’il était, l’admirait et vénérait en elle l’œuvre du Créateur. Comme la richesse était pour lui un obstacle à la sainteté, il ne gagnait d’argent que pour nous assurer un certain confort. Grâce à cela, il s’accordait trois mois de vacances que nous passions hors de Paris. Chaque paysage n’étant pour lui qu’une création divine, il s’efforçait de m’en rendre sensible la beauté. Surtout quand nous étions à la mer, qui symbolisait à ses yeux l’infini. Chaque soir, aussi régulièrement que nous nous rendions le matin à la messe, nous allions contempler le coucher du soleil. Nous le ressentions en nous avec autant de ferveur que François d’Assise, et notre contemplation n’était qu’une fervente action de grâces.

En même temps que l’amour de la nature, s’affirmait en moi l’amour de la musique. Celle que j’entendais à l’église me ravissait. Dès l’âge de sept ans je commençai à travailler sérieusement le piano et, surtout, le soir, j’écoutais mon père, doué d’une admirable voix de baryton, qui chantait et improvisait dans l’obscurité, pour lui seul, pendant des heures entières. Tapie dans l’ombre, je rêvais de m’épandre, moi aussi, un jour, en des chants merveilleux6.

Plus encore que la nature et la musique, j’aimais ma poupée, car mon instinct maternel fut précoce. C’était un amour secret, violent, exclusif, ayant tous les caractères d’une réelle passion. La poupée qui en était l’objet n’avait rien de rare. Je l’aimais secrètement parce qu’une poupée est un jouet d’enfant et que je ne voulais pas convenir que j’en étais encore une, mais pour être secret, cet amour n’en était que plus exalté.

Pour elle, j’avais aménagé, dans une penderie obscure, un retrait où j’allais la voir aussi souvent que possible. Je l’aimais surtout quand elle était habillée en poupon, avec la brassière et le maillot que je lui avais confectionnés moi-même. Je la prenais alors dans mes bras, je la berçais, j’ouvrais même parfois mon corsage, faisant le simulacre de l’allaiter. Le froid de ce visage de porcelaine contre ma peau nue me rappelait, hélas ! à la réalité. L’illusion était quand même si tenace que je continuais à la choyer, à la bercer comme si elle eût été vivante. Si parfois mes parents m’appelaient, s’inquiétant de mon absence, de mon silence qu’ils imputaient à quelque sottise, je revenais auprès d’eux sans rien dire. S’ils m’interrogeaient, je répondais n’importe quoi : que je cherchais un mouchoir égaré, que je lisais un livre dans ma chambre, que je bavardais avec les bonnes. Je m’entourais de mensonges comme j’aurais dressé, autour de moi, des murailles, afin de protéger ma passion, de me garder une zone secrète qui ne fût qu’à moi. Tout, plutôt que d’avouer mon inutile tendresse.

Ma passion pour ma poupée dura plus longtemps qu’il n’est coutume. Le jour où je compris que mon illusion était vaine, mon amour stérile, je couchai ma fille dans une boîte à sa taille, comme en un cercueil. Je disposai ses affaires autour d’elle, ses effets aussi bien que les jouets que je lui avais donnés comme on en donne à l’enfant qu’on chérit entre tous, et je plaçai le tout sur le haut d’une armoire, me promettant bien de ne jamais plus la regarder.

Ce deuil, car c’en fut un, ne fit qu’accroître mon instinct maternel. Privée de celle qui m’était si chère, j’allais de préférence aux enfants plus jeunes que moi, aux êtres que je sentais faibles, à ceux qui avaient besoin de secours, d’appui. Surtout je pensais aux joies futures. Quand je voyais une femme cajoler un enfant, l’allaiter, je me disais que, moi aussi, un jour, je jouirais de ce bonheur. Et afin d’être digne de ceux qui naîtraient de moi, je m’efforçais d’atteindre la perfection.

Ce texte, complètement décalé par rapport à l’objet de ce livre s’interrompt là pour le lecteur de leautaud.com, d’une très surprenante façon. En fait il continue dans le chapitre suivant, qui est le portrait de Lucien Michelot, qui commence avec l’adolescence de Marie. La loi sur les droits d’auteur nous empêche de publier ce chapitre suivant, sauf à ce que cette page devienne une page privée, cadenassée par un mot de passe, ce qui est évité autant que possible, ce qui revient aussi à travailler pour rien.

Pour le portrait de Paul Léautaud, nous prenons le risque, ci-après.

Les deux romans de Marie Dormoy paraîtront ici hélas protégés par ce cadenas. L’Exorcisée (Flammarion, janvier-février 1927) paraîtra ici le 25 décembre 2024. L’Initiation sentimentale (Flammarion 1929) paraîtra dans les mêmes conditions le premier janvier 2026. Ces deux romans sont dédiés à Lucien Michelot.

Paul Léautaud

Je suis entrée en amitié avec Paul Léautaud comme je serais entrée en religion. Je savais d’avance qu’avec lui il me faudrait admettre l’inadmissible, supporter l’insupportable, accepter l’inacceptable. Je ne fus pas la seule, ni le seul dans ce cas. Il émanait de cet être singulier une sorte de force attractive qui faisait que, bon gré, mal gré, on subissait de lui ce qu’on n’aurait accepté de nul autre, et que, malgré les boutades les plus cinglantes, les moqueries les plus acerbes, on lui gardait une estime, une amitié, voire même une tendresse qu’on aurait refusées à tout autre. Cela dû, en grande partie, à son extrême — parfois brutale, — franchise, à son intègre loyauté. Il avait la dent dure, le verbe acéré, mais n’attaquait qu’en face, sans se soucier, il est vrai, des conséquences. Quand on lui démontrait son erreur, il la reconnaissait de bonne foi, ce qui ne l’empêchait pas, tôt ou tard, de recommencer. Comme me l’a dit d’excellente façon Paul Valéry : « Léautaud n’est pas méchant, il est mauvais et, pour les amis, il en rajoute. »

Première rencontre

Dès notre première rencontre, Léautaud me livra la clé de son comportement. Cela se passait peu après la première guerre internationale. La Chimère7 m’avait proposé de me conduire à l’un des célèbres mardis de Rachilde, ce que j’avais accepté avec joie. Nous arrivâmes au Mercure à la nuit tombante. Ayant atteint le palier du premier étage, la Chimère se tourna vers moi, interrogative : « Nous entrons chez Léautaud ? — Si vous voulez. »

Léautaud ? je le connaissais de longue date. Dès que je sus lire en comprenant ce que je lisais, vers ma quinzième année, Michelot m’apporta clandestinement — à cause de ma famille, — mais régulièrement, le Mercure de France. Je me précipitais aussitôt sur les chroniques de Maurice Boissard. J’aimais leur vivacité, leur raillerie, leur verve aussi, et peut-être plus encore leur sensibilité, leur tendresse voilées. Parmi les collaborateurs si divers de la revue mauve, je lui accordais une place de choix. À sa prose abrupte, concise en même temps que familière et spontanée, je trouvais, comme Valéry l’avait trouvé vingt ans plus tôt — mais je ne le savais pas — un « ton », une « étoffe », qui m’enchantaient.

Cet auteur si peu conformiste m’intriguait à tel point qu’un jour je demandai à Michelot : « Qui est Maurice Boissard ? — Je n’en sais rien, mais je demanderai. » Quelques jours plus tard, il m’apporta la réponse : « J’ai demandé à Dumur qui est Boissard, il m’a répondu : Un de nos employés. » C’était court, mais je dus m’en contenter.

Comme je n’étais pas très au courant des cuisines littéraires, je m’imaginai que les chroniques du Mercure de France étaient tenues par les employés de la maison : la philosophie par le comptable, l’histoire par le coursier, la poésie par le concierge et ainsi de suite. Quel emploi pouvait bien assumer le critique dramatique Maurice Boissard ? Michelot n’en savait pas plus que moi, et comme Dumur, Suisse intégral, avait jugé inutile de le lui révéler, je n’osais risquer la moindre question.

Quelques mois, peut-être quelques années plus tard, j’appris que Maurice Boissard s’appelait aussi Paul Léautaud, qu’il avait publié sous ce nom un livre que personne ne lisait8. Ce fut donc avec une grande curiosité que j’entrai, à la suite de la Chimère, dans le réduit où se tenait ce mystérieux personnage.

Tout d’abord je ne découvris, dans la pénombre, qu’un homme de petite taille, à tel point affalé sur une table que son nez touchait presque le papier placé devant lui et sur lequel il écrivait avec une plume d’oie. Au-dessus de la plume et du nez, une tignasse grise, vierge des ciseaux du coiffeur. Il fallut que la Chimère lançât en riant un : « Bonjour, Léautaud » pour que l’étrange personnage se redressât.

Il n’avait pas d’âge. Son visage, d’une extrême maigreur, était raviné par les rides. Sa grande bouche, largement ouverte, ne comptait plus que quelques dents. Son corps fluet se perdait dans des vêtements trop larges, râpés, déteints autant par l’usure que par la poussière. Posées sur le papier et tenant encore la plume d’oie, deux grandes mains musclées, de celles qu’on appelle communément des mains d’assassin. Heureusement il leva vers nous ses beaux yeux, étonnamment expressifs et d’où émanait, comme de ceux de sa mère, une « douceur israélite9 », tandis que de sa bouche, disproportionnée elle aussi avec le reste du visage, jaillissait une belle voix chaude et sonore de basse-chantante, qui nous répondit gaiement : « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? »

Habituée à ces façons inattendues, la Chimère le renseigna : « Nous montions chez Rachilde et nous sommes entrées vous dire bonjour. — Ah ! oui, vous aussi vous allez au guignol ! Moi, je n’y mets jamais les pieds. »

Depuis que j’avais vu ses yeux, que j’avais entendu sa voix, Léautaud était devenu pour moi un homme sympathique, attirant même, qu’on ne pouvait plus oublier.

Pendant que je tentais de retrouver le Maurice Boissard de ma jeunesse, celui-ci échangeait avec la Chimère quelques propos auxquels, jeune fille bien élevée, je ne prenais pas part. À un moment elle lui demanda : « On ne pourrait pas aller un jour chez vous, voir vos bêtes ? — Ma maison n’est pas faite pour recevoir des visites. — Surtout pas des femmes, osai-je dire entre haut et bas. — Pourquoi dites-vous cela ? cria-t-il en se tournant vers moi. — Vous dites tant de mal d’elles ! — Vous manquez vraiment de pénétration. » Comme je le regardais sans comprendre, il continua : « Que faut-il penser d’une femme qui dit pis que pendre d’un homme ? » La Chimère et moi nous regardâmes sans comprendre. « Qu’elle est folle de lui, reprit Léautaud avec son rire de chouette. Eh ! bien, retournez le raisonnement. »

Comme je continuais à le regarder, ne sachant pas lequel de nous deux perdait la tête, il fit une pirouette suivie d’une glissade qui l’amena si près de moi qu’il me coula dans l’oreille gauche : « On dit toujours du mal de ce qu’on n’a pas. »

Ces quelques mots auxquels je n’attachai pas, tout de suite, de l’importance, ne me parurent qu’une boutade. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard que j’en discernai le véritable sens. Ils me firent comprendre ce qui, sans eux, me serait resté incompréhensible. Il a dit du mal de la famille, de l’amour, de l’amitié, parce que la vie lui a tout refusé. S’il avait eu une mère aimante, un père attentif, une enfance heureuse, il n’aurait certainement pas été le perpétuel révolté que nous avons connu.

Deuxième rencontre

Ma deuxième rencontre avec Léautaud eut lieu quelques mois plus tard, quand je publiai, dans le Mercure, un article sur l’enseignement de Bourdelle10. J’en avais corrigé les épreuves avec une grande fierté. Peu après, je reçus une lettre de Vallette — le téléphone étant proscrit de sa maison — me priant de passer au plus tôt afin de corriger quelques fautes typographiques laissées par ignorance.

Sans perdre une minute je partis, sachant bien que j’allais me faire rabrouer, mais par qui ? Ce ne serait pas par Vallette, avec qui je m’entendais le mieux du monde, mais qui ne descendait pas aux besognes inférieures. Serait-ce par Dumur, au regard perçant ? Il y avait aussi le troisième… Aussi, pendant tout le temps que je mis à traverser le Luxembourg, me répétai-je : « Pourvu que je ne tombe pas sur Léautaud ! »

Bien entendu ce fut à lui que m’adressa Vallette. Je crus m’effondrer. M’armant de courage, j’entrai sans frapper, puisque c’était la règle de la maison, dans le « placard » où il se terrait. Ce jour-là, il bondit de son fauteuil pour m’accueillir et, contre toute attente, se montra gai, aimable, courtois même, fit des ronds de jambes, m’adressa des compliments. Puis, tirant mes épreuves d’un tas informe de paperasses, il m’expliqua, en se moquant discrètement de mon inexpérience, les fautes que j’avais commises. Au bout d’un quart d’heure, le mal étant réparé, Léautaud me disait : « Si une autre fois vous ne savez pas vous y prendre, venez me trouver, je vous ferai vos corrections. » Je ne reconnaissais pas le misogyne des chroniques Boissard.

Par une sorte de besoin de compensation aux gentillesses dont il m’avait gratifiée, Léautaud fit tomber sur le malheureux Bourdelle la grêle de ses habituels sarcasmes : « C’est un maçon, un véritable maçon, et tous les sculpteurs d’aujourd’hui sont des maçons. La seule sculpture valable est celle du XVIIIe siècle. Tout ce qu’on fait aujourd’hui devrait être passé au marteau-pilon. Et dire qu’on met ça dans nos rues, qu’il y a des gens qui achètent ça à des prix d’or ! » Comme ce sursaut m’amusait beaucoup, j’eus la lâcheté de ne pas prendre la défense de mes grands amis, Maillol et Bourdelle.

Je ne publiai pas d’autres articles dans le Mercure, mais puisque Léautaud m’avait invitée à revenir, je pris l’habitude d’aller, de temps à autre, passer un moment avec lui. Il se montrait charmant, parfois mélancolique, parfois rêveur, presque sentimental.

Un jour, il me tendit un extrait de journal d’extrême gauche où mon nom était cité à propos d’un roman : « C’est vous qui avez écrit cela ? » Je dus bien en convenir. Il se leva, prit dans la case réservée à Rachilde11 un exemplaire de mon livre et le mit dans sa poche. Heureusement il ne m’en parla jamais12.

Ces visites à Léautaud m’amusaient beaucoup, mais je ne me les permettais qu’à de rares occasions tant j’avais peur de me faire jeter dehors.

Le Petit ami

En 1925 je suggérai à Vollard, toujours à la recherche de beaux textes pour ses éditions, de faire illustrer Le Petit Ami par Vuillard13-14. Cette collaboration aurait pu produire un chef-d’œuvre. Léautaud et Vuillard étaient presque contemporains, tous deux avaient connu le Montmartre de 1880.

Vollard se montra enchanté de ma proposition et me chargea d’amorcer les pourparlers, ce qui n’était pas commode, lui et Léautaud n’étant pas d’un commerce facile.

Quand je jugeai que tout était pour le mieux, Vollard s’en fut lui-même trouver Léautaud qui se montra très aimable parce qu’il appréciait beaucoup Vollard, mais refusa en bloc toutes les propositions que j’avais si longuement et si péniblement élaborées.

Elles étaient pourtant, de la part de Vollard, généreuses : 25 000 francs versés tout de suite, remise du manuscrit à la volonté de l’auteur. Si Léautaud n’avait pas été l’homme intègre qu’il fut, il aurait empoché les 25 000 francs et n’aurait jamais rien donné. Quelques-uns l’ont fait !

Les raisons qu’il donna de son refus : son horreur des éditions de luxe, et surtout sa volonté ferme de ne pas republier Le Petit Ami avant de l’avoir complètement récrit.

Le manuscrit du Journal

Notre amitié, à Léautaud et à moi, ne se scella réellement qu’en 1932. J’avais formé le projet de faire acheter, par la Société des Amis de la Bibliothèque Doucet, pour la bibliothèque de ce nom, le manuscrit du Journal. Ceci par seule intuition puisque, sauf de rares fragments parus dans le Mercure, ce journal était totalement inconnu. J’obtins tout de suite, pour cette acquisition, l’accord du Comité littéraire dont étaient membres Paul Valéry, Jean Giraudoux, Jean Paulhan. Celui de Léautaud s’avérait plus difficile à obtenir. L’aventure du Petit Ami illustré par Vuillard ne me le prouvait que trop. Croyant faciliter les choses, je commençai par inviter Léautaud à déjeuner, spécifiant bien qu’il s’agissait d’un déjeuner d’affaires. Il accepta sans enthousiasme, mais accepta quand même.

Il arriva vêtu d’un beau costume neuf15. Mince, bien proportionné, il était, ce jour-là, élégant, mais semblait de bien mauvaise humeur. Pour arranger les choses, je lui jetai le chat Miton dans les bras. Il lui fit quelques caresses et le remit à terre aussitôt. Le chat Miton était un chat de luxe, un chat heureux, il ne s’y intéressait pas.

Tout au long du déjeuner, je lui exposai mon projet. Il ne me répondait que par monosyllabes. Ce ne fut, pour moi, qu’un long monologue. Aussitôt le café bu il me quitta sans avoir donné son accord. J’étais loin de me douter que ce simple déjeuner lui donnerait ces idées bizarres que j’ai découvertes, seulement quelques années plus tard, quand j’ai copié le Journal.

Malgré l’appui du Comité littéraire, malgré tout ce que je pus dire ou faire, l’achat du Journal ne se fit pas. Le seul bénéfice que je retirai de ce projet avorté fut que je vouai à Léautaud une sincère et profonde amitié.

Pour lui faire oublier les ennuis que lui avait causés cette malheureuse affaire, je me rendis plus fréquemment au Mercure. Il me recevait gentiment. Ce que je voulais surtout, c’était aller à Fontenay. Je m’y étais rendue une première fois avec trois membres du Comité féminin de la B.L.J.D16., — celui qui fournissait l’argent, — afin qu’elles puissent se rendre compte de l’importance du mystérieux manuscrit. Les trois Doucettes, — comme on les appelait à Sainte-Geneviève, — avaient été si incommodées par l’affreuse odeur de chiens et de chats qui régnait dans la maison, que nous n’y étions restées que quelques minutes17. Je ne rêvais que d’y retourner. Là encore, il fallait user de diplomatie.

Première soirée à Fontenay

Au cours d’une de mes visites, j’exprimai à Léautaud tout le plaisir que j’avais eu de voir ses bêtes et le désir que j’avais de les revoir et de leur apporter des gâteries. « Vous les verrez quand vous voudrez, me répondit-il avec brusquerie. Vous n’avez qu’à venir à Fontenay. — Voulez-vous un prochain dimanche ? — Si vous voulez, le dimanche je n’ai rien à faire. » Sans m’arrêter à ce que cette formule avait de désinvolte, je pris rendez-vous.

Ce jour-là18 j’étais mal portante, et très chagrine parce qu’une de mes amies très chère était en danger de mort, et que je ne pouvais rien pour elle. De plus, accablée par une chaleur intolérable. Étant seule, je pus mieux voir la ruelle où se trouvait la maison de Léautaud, celles d’alentour, ce quartier, non de banlieue, mais bien de campagne, où il se terrait. Il m’attendait assis sur le petit contrefort du perron, tel que je le vis si souvent dans la suite. Nous nous installâmes dans le jardin, lui sur une chaise, moi sur un fauteuil qui, par bonheur, ne s’écroula pas quand j’y pris place. Si j’étais lasse et triste, lui n’était pas follement gai. Nous étions dans la partie du jardin opposée à la rue. De ce côté, la forêt vierge était si dense que l’air y était presque irrespirable. Nous parlâmes à bâtons rompus chacun de nos propres affaires. Quand la nuit vint à tomber, je me levai pour partir. Léautaud, restant assis, me demanda timidement si je ne voudrais pas venir dîner à Robinson. Séduite et mise en gaieté, j’acceptai aussitôt cette amusante proposition et nous partîmes à pied, le long de venelles à cette époque encore désertes.

Nous continuâmes à parler, et comme je lui disais mon ennui de ne pouvoir encore quitter Paris, retenue que j’étais par mon service de bibliothèque, il me répondit que lui non plus ne partait pas, parce que les voyages étaient trop chers et qu’il n’avait personne à qui confier ses bêtes.

Arrivés à Robinson, Léautaud me conduisit dans un modeste restaurant proche de la gare, pourvu d’un petit jardin maintenant disparu. Comme je me dirigeais vers une table ombragée, il s’écria qu’il avait horreur de manger dehors parce que tout le monde vous voyait. Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ?

Nous entrâmes donc dans la salle commune où des gens buvaient au comptoir, où l’air était presque aussi dense que dans l’arche de Noé de la rue Guérard.

Dîner sans histoire, dîner sans intérêt. Léautaud mangeait pour vivre et ne vivait pas pour manger. De plus, comme il avait parlé toute la journée, il n’avait plus envie que de se taire.

Ne sachant pas comment se réglerait ce repas spartiate et ne voulant pas grever le budget de mon hôte, je ne pris qu’un seul plat. Ce qui ne me coûta guère tant la cuisine était mauvaise. Léautaud, lui, mangea comme un affamé. Quand on lui présenta l’addition, je tentai d’en prendre ma part. Il s’y refusa avec véhémence.

Nous quittâmes enfin cette affreuse gargote. Dehors, il faisait délicieusement frais. Aussi proposai-je à Léautaud de faire quelques pas dans la campagne. Il y consentit avec indifférence.

Je me dirigeai vers le val d’Aulnay. Léautaud ne disait pas un mot. Soucieuse de compenser la dépense que lui avait occasionnée mon maigre dîner, je lui dis, le plus doucement possible en le prenant amicalement par le bras : « J’ai quelque chose à vous dire, cher ami Léautaud, mais, pour commencer, ne vous mettez pas en boule. J’ai gagné, ces temps-ci, un peu d’argent sur lequel je ne comptais pas. Laissez-moi donc vous donner ce qu’il faut pour aller à Pornic. » Il s’écarta, me regarda avec des yeux durs et, d’une voix sèche : « Vous n’y pensez pas ! Gardez donc votre argent. Un jour ou l’autre, vous en aurez besoin. Et puis, n’ayez donc pas de ces mouvements excessifs. Vous avez un côté sœur de charité qui est ridicule. Vous vous êtes lancée dans cette affaire du Journal sans réfléchir, n’en faites pas autant pour le voyage de Pornic. D’abord, j’ai horreur de la mer, j’ai horreur de la campagne, je ne me plais que chez moi avec mes bêtes, je serai très content de ne pas bouger. » Nous ne parlâmes pas plus avant.

Le retour vers Robinson fut silencieux. Arrivés à l’arrêt de l’autobus, nous nous serrâmes rapidement la main. Afin de ne pas gêner les voyageurs, Léautaud resta planté sur le trottoir tandis que je prenais la file. Me retournant pour lui faire un dernier signe d’adieu, je le vis debout, si minable, si désarmé, si « enfant perdu », que je courus à lui, le pris dans mes bras et l’embrassai avec toute ma compassion19.

Tout le long du trajet et tard encore dans la nuit, je repensai à cette journée, à cette soirée, aux propos échangés avec le Solitaire, à ce que j’avais découvert en lui, à tout ce que je sentais avoir encore à y découvrir. Ses sarcasmes, ses reproches, ses refus, je n’y attachais pas plus d’importance qu’aux bouderies de mon chat. Ce qui me touchait presque jusqu’à l’angoisse était sa triple détresse, détresse physique, détresse matérielle, détresse morale. Je n’étais pas entrée de nouveau dans la maison, mais, par les fenêtres du rez-de-chaussée j’avais vu des pièces encore plus délabrées que celles du premier dans lesquelles j’étais entrée avec les Doucettes.

Une seule chose drôle. Dans la cuisine, dont la porte restait ouverte jour et nuit, sur les planches transversales qui s’étageaient jusqu’au plafond, une bonne douzaine de chats, les pattes en manchon, en guise de casseroles.

Ses reproches ne m’avaient pas atteinte. J’étais une sœur de charité ? J’aurais pu être pire. Est-ce ma faute si j’aime secourir ceux qui souffrent, aider ceux qui sont faibles, si j’aime mieux donner que recevoir ? Sentant qu’avec Léautaud le champ serait illimité, je me jurai de lui rester fidèle, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse. Rien ne s’opposait à cela. Ma vie était jouée, mais, privée d’un foyer, privée d’enfants, devant subir de longs jours, parfois de longs mois de solitude, j’estimais que la misère de Léautaud et mon esseulement pouvaient se venir en aide. C’est à quoi, dès ce jour, je m’appliquai20.

Lui ayant entendu dire, au cours de l’après-midi, qu’il ne trouvait nulle part de bon café, j’allai dès le lendemain lui en acheter aussi bien boulevard Saint-Michel que chez Hédiard, chez Corcellet, chez Marquis, chez Foucher. Je lui portai ces divers échantillons. C’est à peine s’il me remercia et quelques jours plus tard il me déclara tout de go que je m’étais donné du mal pour rien, que le café que je lui avais apporté, de quelque marchand qu’il vînt, ne valait pas mieux que celui de son épicier de Fontenay21. Pas commodes, les rapports avec le Solitaire !

Jusqu’à la fin de ses jours il en fut de même. Non seulement avec moi, mais avec tous et toutes. Il gémissait parce que Vallette le payait chichement, parce que son emploi du Mercure l’empêchait de se consacrer complètement à son travail personnel, parce qu’il mangeait mal, parce qu’il se tuait de fatigue et se ruinait pour nourrir et soigner ses bêtes, mais si on lui apportait ce qu’il semblait tant désirer, si on lui proposait un pont d’or lui permettant de quitter son emploi, il déclarait qu’il ne changerait sa vie pour rien au monde, et c’est tout juste s’il n’envoyait pas vertement promener celui ou celle qui cherchait à l’aider. La formule de Vallette : « Il change », était la bonne.

Le Fléau

Dans le courant de 1934, il eut des sautes d’humeur incompréhensibles, dont je ne devinai la cause secrète que beaucoup plus tard, quand je me mis à copier le Journal. Cette raison n’était autre chose que le « Fléau22 ».

Quand je vis Léautaud pour la première fois, j’ignorais tout de sa vie privée. Je ne soupçonnais même pas qu’il pût en avoir encore une. Son aspect, son âge, son comportement donnaient à entendre que sa vie passionnelle était révolue, si tant est qu’il en eût une, sauf en ce qui concernait sa mère. Je n’étais pas la seule à penser ainsi. Personne ne pouvait s’imaginer qu’il songeât encore à jouer les amoureux. André Billy lui-même, qui le connaissait de longue date, m’a dit, après la mort de Léautaud, quel étonnement il avait éprouvé, en lisant le Journal, d’y découvrir certaine obsession érotique. Avec les hommes, au cours de conversations libres, il parlait parfois des amours des autres, mais, des siennes, il n’en était jamais question. Mme Cayssac ? on la rencontrait parfois au Mercure — elle y venait tous les soirs mais les employés, seuls, le savaient, — où elle apportait des pâtées pour les chats du Luxembourg. Elle était loin d’être jolie, le teint jaune, la peau huileuse, habillée presque pauvrement. L’ayant rencontrée un jour par hasard, je l’avais prise pour une institutrice retraitée devenue « mère aux chats ». André Billy avait eu la même impression. Comment s’imaginer, voyant ces deux êtres sans âge se parler cérémonieusement, s’appeler « Monsieur », « Madame » comme s’ils avaient été à la cour de Louis XIV, qu’ils pouvaient être encore des amants passionnés ?

Un détail aurait dû me rendre plus clairvoyante. Un jour que j’étais allée voir Léautaud en fin d’après-midi, je le trouvai prêt à partir pour prendre son train. Il avait déjà son chapeau sur la tête et tenait, de chaque main, un sac plein de provisions. « Je m’en vais, » me dit-il avec une certaine impatience en me voyant arriver. « Quelle chance ! Je vais vous conduire à la gare et je donnerai avec vous les pâtées au Luxembourg. » À ces mots d’apparence si innocente, il se cabra : « Je veux partir seul. Sortez devant et laissez-moi tranquille. » Je lui demandai pourquoi. Silence. J’insistai si bien qu’il finit par me dire : « Je n’ai pas d’explications à donner. Partez tout de suite et surtout ne restez pas sur le trottoir à m’attendre. » Je partis aussitôt, ne me doutant pas qu’une vieille maîtresse, vindicative et jalouse à l’extrême, l’attendait dans la rue, épiant qui entrait, qui sortait, prête à défendre « son homme » par tous les moyens, tant elle s’imaginait, bien à tort, que toutes les femmes le lui enviaient et n’avaient d’autre but que de le lui prendre.

Quelques jours plus tard, ne pensant plus à cet incident, je pris l’habitude d’aller régulièrement voir Léautaud, en même temps que Léautaud prenait celle de venir déjeuner ou dîner chez moi, — je me faisais un devoir de ne pas le laisser mourir d’épuisement.

En 1934, nos rapports devinrent encore plus étroits du fait que j’étais pourvue d’une voiture grâce à laquelle je pouvais atteindre Fontenay en quelques minutes. Ce m’était un plaisir et un bienfait, surtout l’été, de pouvoir passer quelques instants, parfois une journée entière, dans la forêt vierge.

Paul Léautaud et les femmes

Pendant nos entretiens, le comportement de Léautaud était chose curieuse. Il était délicieux et il était odieux. Il pouvait se montrer le meilleur des amis et le pire des ennemis. Il disait des choses charmantes et faisait des choses cruelles. Ceci dans la proportion du cheval et de l’alouette, celle-ci représentant, bien entendu, le meilleur, et, le cheval, le pire. Il manquait d’aisance dans son commerce avec les femmes. Il les tenait toutes pour menteuses, hypocrites, retorses, ne songeant qu’à tromper et duper les hommes. Les quelques-unes qu’il avait connues n’avaient pu que le confirmer dans cette croyance. Sa mère ? elle « l’avait planté là trois jours après sa naissance ». Sa tante Fanny l’aurait aimé, lui aurait rendu sensible ce que sont la tendresse, le dévouement, l’oubli de soi, mais obligée de gagner sa vie en faisant des tournées théâtrales, elle était presque toujours absente. Marie Pezé23 était la meilleure des femmes, mais elle aurait pu être sa grand-mère. De plus, Firmin Léautaud la jeta dehors dès qu’il se fut mis en ménage avec celle qu’il devait épouser plus tard. Jeanne Marié l’avait, elle, sincèrement aimé, mais, femme pratique, l’avait assez vite sacrifié à un amant sérieux. Blanche Blanc l’avait aimé, elle aussi, puisqu’elle avait accepté d’assumer, à elle seule, pendant assez longtemps, la plus grande partie des frais du ménage afin qu’il pût travailler librement, mais elle l’avait trompé, déçu et il en a senti la blessure jusqu’à la fin de sa vie. La douce Georgette lui avait voué un amour fervent auquel il n’avait rien compris. S’il l’avait compris, il est bien probable qu’il l’aurait sacrifiée, dans son égoïsme de jeune mâle, à l’achèvement du Petit Ami. La seule femme qu’il estimait et auprès de qui il aurait pu apprendre ce qu’est une sincère amitié, est Mme van Bever24, mais il n’eut avec elle que de lointains rapports. Quant au Fléau, ce n’est pas elle qui aurait pu l’instruire sur ce chapitre. Je suis la première, — quand je l’ai connu il avait plus de cinquante ans, — et très probablement la seule, qui ait été pour lui, dans le vrai sens du mot, une amie25.

Cette inexpérience des femmes créait chez Léautaud un curieux état d’esprit. Si l’on avait pour lui des attentions, des gentillesses, il s’imaginait, étant pauvre et ne disposant que de sa personne, que c’était dans un but amoureux26.

Une femme pouvait-elle, à l’époque où je l’ai connu, être amoureuse de lui ? Je ne le crois pas. Pour susciter l’amour, il faut quelques attraits physiques. Sauf ses yeux et sa voix, Léautaud les avait tous perdus. On pouvait éprouver pour lui de la compassion, de l’affection, voire même une grande tendresse, mais pas d’amour au sens propre du mot. Quelques indices, chez ses différentes maîtresses, témoignent de curieuses constantes. Deux de ses « déesses », comme il les appelait parfois, aussi bien le Fléau que la mystérieuse C.N27., ne l’ont jamais appelé par son prénom. Celle-ci criait simplement : « Hallo ! » Celle-là lui lançait l’interjection à tout faire : « Hé ! » Véronique Valcault elle-même, qui l’aima pourtant d’un amour si tenace et si passionné, avoue qu’elle n’a jamais pu l’appeler tout bonnement : Paul, ce prénom ne lui disant rien. Pourquoi ? difficile à expliquer. Il en souffrait, c’est compréhensif. Il est doux, quand on vieillit, de s’entendre appeler par son prénom comme le faisaient ceux qui entouraient notre jeunesse et qui ne sont plus là pour le faire. De même le Fléau, ainsi que C.N., lui ont-elles avoué, un jour qu’il les harcelait de questions afin de savoir ce qui les avaient décidées à se donner à lui : par pitié. Il en resta blessé à jamais.

Il avait été un bel enfant, un séduisant adolescent, avec ses yeux câlins, sa « peau de pêche » comme disait Jeanne Marié. À cinquante ans, de santé délicate, usé par les privations, par les besognes ménagères, par toutes les douleurs subies, il n’était plus qu’un vieil homme au masque ravagé. Avec cela, une incroyable négligence dans sa tenue. Il ne portait que des chemises de toile blanche, mais qu’il lavait lui-même dans sa cuvette. Il achetait ses vêtements de travail — sauf quelques très rares exceptions — dans une petite boutique de l’avenue d’Orléans, à l’enseigne : Aux vêtements de travail. Il les portait jusqu’à usure complète et ne les faisait jamais nettoyer, « parce que ça use trop ». Comme chaussures, ce qui lui tombait sous la main, escarpins vernis en solde, ou pantoufles de bonnes sœurs. Il rêvait pourtant de souliers en fin chevreau, de chemises de soie sur mesures. Deux fois —en vingt-quatre ans — je lui ai vu un complet neuf, fait par le tailleur de Pornic. Mince et souple comme il l’était, il eut alors, pendant quelques semaines, une réelle élégance. Cela ne dura pas. Bien vite les beaux costumes étaient aussi froissés, aussi déteints que les vêtements usuels.

Au printemps de 1934(28), Léautaud me laissa entendre qu’il mettait comme condition formelle à la continuation de nos entrevues, « qu’une certaine personne ne soit pas inquiétée, ni par les visites que je lui faisais à Fontenay, ni par les quelques lettres qu’il m’avait écrites ». J’éclatai de rire en lui demandant s’il ne devenait pas complètement fou ! Il garda un silence hostile. Je continuai, lui disant que j’avais l’habitude de ne me mêler ni de rien, ni de personne. À cela encore, il ne répondit pas.

Une fois seule, je me remémorai cet entretien et pensai qu’il s’agissait d’une vieille liaison devenue, avec l’âge, une vieille habitude. Je n’y attachai aucune importance. Ce fut seulement quelques mois, peut-être un an plus tard, quand je me trouvai face à face avec le Fléau, que je compris qui elle était, ce qu’elle était.

J’avais, une après-midi, téléphoné au Mercure pour demander Léautaud. On me répondit qu’ayant ressenti un certain malaise après son déjeuner, il s’était fait reconduire, en taxi, à Fontenay29. Sachant de façon imprécise qu’il déjeunait chaque jour chez de vieux amis de la rue Dauphine — m’avait-il dit — mais dont il ne me parlait jamais, je me le représentai seul dans sa maison, isolée de tout par la forêt vierge, sans soins, peut-être agonisant. Dès que je fus libérée de mon service à Doucet, je me précipitai à Fontenay. J’entrai facilement dans le jardin et même dans la maison puisque les portes, celle du pavillon comme celle du jardin, restaient ouvertes jour et nuit. Dès que je pénétrai dans le vestibule, alors que je franchissais la première marche de l’escalier, la porte de la cuisine s’ouvrit et parut une vieille femme, laide, crasseuse, revêche, mal vêtue, mal coiffée.

« M. Léautaud est là ? demandai-je, croyant m’adresser à une voisine obligeante. — Oui, vous n’avez qu’à monter », répondit-elle d’un ton sec en rentrant dans la cuisine. Ce que je fis.

Léautaud était étendu sur le divan de ses chiens, sans aucun signe apparent ni de souffrance, ni de maladie. « Vous avez vu Mme Cayssac ? me demanda-t-il avant même de me dire bonjour. — Oui. — Elle ne vous a rien dit ? — Non, elle m’a dit seulement de monter. » C’était donc elle la « certaine personne » ! dont ce Tartufe de Léautaud ne m’avait jamais parlé clairement.

Rassuré, Léautaud me dit alors qu’ayant eu, après le déjeuner, un étourdissement, il avait jugé plus prudent de rentrer chez lui, et que Mme Cayssac allait passer la nuit afin de le soigner si son malaise se renouvelait.

Cela faisait tout à fait mon affaire. Je ne me souciais pas beaucoup de passer toute une nuit dans l’arche de Noé !

Je redescendis donc aussitôt et, ouvrant la porte derrière laquelle s’était retirée le Fléau, je la trouvai immobile, écoutant peut-être ce qui se passait au premier, épiant ma sortie. Je lui proposai, soit d’aller chercher à Paris ce dont elle pouvait avoir besoin, soit de l’emmener avec moi prendre chez elle ce qui lui serait nécessaire, et de la ramener aussitôt. Elle me répondit d’un air hautain qu’elle n’avait nullement besoin de mes services, ayant eu la précaution de prendre avec elle tout ce qu’il lui fallait. Je m’en fus donc, après un rapide salut qu’elle ne me rendit pas.

Tout au long de la route du retour, je riais de la vision que j’avais eue de ces vieux amants qui, se ressemblant beaucoup par l’aspect et le comportement, étaient, par ailleurs, si opposés l’un à l’autre. La première impression passée, je ne m’en souciai plus.

Amour — Aphorismes

En 1934, Léautaud publia, dans la Chronique filmée du mois, ses aphorismes sur l’amour30. Ce texte lui plaisait beaucoup. Il aurait voulu en faire une plaquette, mais l’imprimeur lui ayant fait un devis de trois cent onze francs, ce qu’il jugea excessif, il y renonça.

Sans le lui dire, je décidai d’éditer moi-même ces aphorismes31. J’en parlai à Vollard qui, aussitôt, mit à ma disposition un beau papier montval à la forme, reste d’une ancienne édition. J’en parlai à Vuillard, lui demandant de faire, pour le frontispice, un portrait de l’auteur. Il accepta aussitôt. J’en parlai à Perret32 qui baptisa mon entreprise du titre pompeux de Édition Spirale. Quand tout fut au point, j’en parlai enfin à Léautaud.

Tout d’abord, cela lui plut, comme lui plut la perspective des séances de pose avec Vuillard. Bien vite cette bonne humeur se changea en hargne : le papier était trop beau, il n’aimait que les petits livres comme ceux des colporteurs de jadis, et celui-ci serait un livre de luxe. Un véritable orage éclata le jour où, trouvant par hasard la liste des souscripteurs, il y lut les noms de Matisse33, Perret, même Vollard qui, malgré le don du papier, tenait encore à être souscripteur. Léautaud me reprocha, en termes excessifs, d’avoir transformé cet amusement en œuvre de charité, « chose dont il avait horreur ». Je le ramenai, comme on ramène un cheval emballé, tout rentra dans l’ordre.

Les séances de pose se passaient dans son bureau du Mercure. Elles l’amusèrent beaucoup34. Le livre se vendit aisément. J’en tirai un bénéfice de 6 071 francs. Je gardai les soixante-et-onze francs et remis à Léautaud six mille francs en beaux billets tout neufs que j’avais choisis exprès. Il les empocha sans même songer à me dire merci. Cela n’avait pas d’importance, mais alors que je m’imaginais que les beaux billets allaient se transformer en chemises de soie, en souliers de fin chevreau, j’appris bientôt, de Léautaud lui-même, qu’il avait acheté deux fauteuils Louis XVI (copies du faubourg Saint-Antoine) qui ne lui étaient d’aucune utilité, plus un grand paravent en papier genre XVIIIe siècle qui bientôt fut mis en pièces par les chats35. L’ingratitude de Léautaud fut neutralisée par le très grand plaisir que j’avais pris à établir une belle édition, et par l’amusement que j’avais tiré de cette aventure.

La dactylographie du Journal.

Au cours de nos entretiens, Léautaud gémissait souvent, gémissait longtemps. Les motifs de sa désolation ? Les exigences de Vallette, — qui supportait de lui ce qu’aucun autre n’aurait supporté36. Son travail de bureau qui l’empêchait de récrire Le Petit Ami, — de 1941, date de son renvoi du Mercure, à 1956, date de sa mort, il n’en a pas écrit une ligne. L’impossibilité où il se trouvait de publier, sinon intégralement, tout au moins par longs fragments, son Journal. Autant parce qu’il fallait le recopier que parce que sa mauvaise vue lui en rendait la lecture difficile. Sur ce dernier point, ma réponse vint un jour, spontanément : « Je veux bien vous le copier, moi, le Journal. »

Il me regarda, interdit parce qu’il pouvait s’attendre à tout, sauf à cela, et ne répondit pas.

Quelques semaines plus tard, peut-être même quelques mois, alors qu’il gémissait de nouveau sur ce même sujet, je renouvelai mon offre. Cette fois-ci, il la prit plus au sérieux. Il m’interrogea, me demanda des précisions, examina longuement tous les avantages et tous les inconvénients. Après une discussion serrée, il accepta enfin, aux conditions suivantes : deux copies, dont l’une serait immédiatement scellée, puis déposée dans une bibliothèque — en principe la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, — et dont l’autre servirait à l’impression. Deux jours plus tard, je me mettais allégrement au travail. J’avoue sans honte qu’en cette affaire je manquai tout de suite à la parole donnée en établissant une troisième copie. J’estimais imprudent de n’en avoir qu’une seule pour l’impression. J’estimais aussi, projetant de garder cette troisième copie pour moi, avoir quelque droit à cette récompense.

Ce gros travail qui ne comporte pas moins de 12 000 pages37, ne fut terminé qu’en septembre 1959. Léautaud ne me communiqua, de son vivant, que les années 1893-1938 inclues. Les autres années ne furent copiées qu’après sa mort. Pourquoi avait-il fait cette réserve ? Je n’en ai jamais compris la cause. Il y avait, après 1938, des faits qu’il voulait garder secrets. Il y en avait tout autant, et de même genre, entre 1893 et 1938.

Il n’y a pas de doute qu’il ne fut très satisfait que j’accomplisse ce travail, mais il ne m’en a jamais témoigné la moindre gratitude. Quand il se montrait particulièrement désagréable, caustique, virulent et que je lui disais, pour le calmer, le rassurer : « Mais enfin, Léautaud, si je n’avais pour vous que de l’hostilité ou même de l’indifférence, je ne prendrais pas la peine de passer des heures et des heures à copier votre journal, alors que j’ai tant d’autres choses à faire ! » il me répondait d’un ton sec : « Si vous le faites, c’est que cela vous fait plaisir ! » C’était vrai. Tout don porte en soi sa récompense.

Le rachat de cette humeur agressive est que, grâce à la copie du Journal, j’ai compris l’estime et la confiance de Léautaud. Dès les premières corrections que nous fîmes ensemble, il fut stupéfié que ma copie soit intégrale, que je n’aie rien supprimé, que j’aie fidèlement recopié les pires choses qu’il avait notées sur moi-même, sur mes amis, sur mes supérieurs. Là était ma récompense.

Du fait de ce travail presque en commun puisque j’avais souvent besoin d’un conseil ou d’une aide pour déchiffrer ou rectifier les passages difficiles, mes rapports avec Léautaud devinrent à peu près réguliers. Surtout l’été, alors que l’absence de Mme Cayssac38 l’obligeait à faire lui-même sa cuisine. Je le faisais venir plus souvent, sous un prétexte ou un autre, pour déjeuner ou dîner. Il ne m’en témoignait aucune gratitude, trouvait ma cuisine douteuse, mais, parfois, m’apportait des bonbons ou des fleurs. Quand je n’avais pas le temps de préparer moi-même un repas, je l’emmenais dans un restaurant quelconque où il n’aurait pas osé aller seul. Nous payions chacun notre part, ce qui me permettait de manger à ma faim.

Paul Léautaud au spectacle

En 1939, Léautaud reprit, pour quelques semaines39, la chronique dramatique à la Nouvelle Revue française. Comme il lui était pénible, à cause de sa mauvaise vue, de rentrer à Fontenay dans l’obscurité, je me proposai comme chauffeur. Il accepta, mais plutôt par force que par gré.

Être chauffeur n’était rien, mais encore me fallait-il entrer avec lui dans les salles de spectacles. Comme il avait des façons assez fantaisistes de s’habiller, notre passage faisait toujours sensation. Je marchais devant, ne prêtant attention ni à rien, ni à personne. Si j’avais rencontré un regard ami, j’aurais perdu mon sérieux et Léautaud, ne sachant pas la vraie raison de ma subite gaieté, m’en aurait fait de sérieux reproches. Le jour où ma pseudo-indifférence se haussa presque jusqu’à l’héroïsme, fut celui de la répétition générale des Caves du Vatican à la Comédie-Française40.

Léautaud avait coiffé son éternel chapeau de lainage gris aux bords ourlés comme ceux des chapeaux de clowns. Il portait un veston, également gris, en épaisse ratine. Son pantalon était d’un autre gris, le tout éclairé par une écharpe de mousseline de soie jaune d’or, négligemment nouée autour du cou. Aux pieds, des escarpins vernis41.

Dans le vestibule, nous passâmes presque inaperçus, mais quand il nous fallut gravir le grand escalier pour atteindre le premier étage, les spectateurs, éberlués, s’écartèrent et toutes les conversations furent suspendues. Silence impressionnant, silence stupéfiant, que n’ont peut-être jamais connu les souverains en tournée officielle, et qui dura jusqu’à ce que nous entrâmes dans la loge que Gide nous avait fait réserver. Aussitôt la porte refermée, un véhément tumulte se fit entendre, dont, heureusement, nous ne pouvions rien percevoir de précis.

Une autre fois, en 1937 ou 1938, ce fut aussi cocasse, mais plus touchant.

Léautaud le sceptique, Léautaud l’érotique, pour ne pas dire plus, a toujours marqué un très grand intérêt, une très grande admiration, peut-être une secrète envie, pour le mythe de Tristan et Yseult. Un jour, il manifesta le désir d’entendre le Tristan de Wagner, dont il ne connaissait aucune œuvre mais pour qui il éprouvait la plus grande admiration, ayant appris, je ne sais où, que Wagner était un défenseur passionné des bêtes, et que, lorsque le Reichstag avait repoussé la loi contre la vivisection, contre laquelle il avait protesté par un article, il avait songé à s’expatrier et à se faire naturaliser américain. Voulant faire plaisir à Léautaud, je l’emmenai à Tristan42.

Il se promettait un grand plaisir de cette soirée. Au courant des usages, il avait extirpé d’un vieux drap dans lequel il l’avait empaqueté presque vingt ans auparavant, l’habit qu’il s’était fait faire pour l’inauguration du Théâtre des Champs-Élysées, en 1913. Quelques accrocs, quelques mangeures de mites ? Le soir, on ne les verrait pas.

Le matin du grand jour, il débarqua chez moi dès 9 heures, pour me demander l’adresse d’un chapelier pouvant lui fournir un chapeau claque. Je lui répondis que ce genre de chapeau ne se portait plus, que si les hommes arrivaient au théâtre avec un chapeau, c’était un chapeau de ville qu’ils laissaient au vestiaire. Léautaud me répondit vertement qu’il savait mieux que moi ce qu’il avait à faire, et se mit en campagne.

Sans se soucier ni de Vallette ni de son travail au Mercure, il courut toute la journée à la poursuite du fameux couvre-chef comme il aurait couru après un chien perdu. Il le dénicha enfin, presque au moment d’aller reprendre son train du soir, chez un revendeur de la rue de Seine. C’est donc avec un Léautaud en grande tenue que je fis mon entrée à l’Opéra. Il était si fier de son couvre-chef, qu’il ne le quitta qu’une fois bien assis dans son fauteuil de corbeille et le remit sur sa tête à chacun des entractes43.

Pendant toute la première partie, il donna des signes évidents d’impatience, d’agacement, lança dans l’espace quelques Dieu de Dieu ! et Nom de Dieu ! qui indisposèrent fort nos voisins. Pendant le premier entracte, il ne cessa de vitupérer contre la musique de Wagner qui lui cassait la tête, contre les braillements des chanteurs, contre le vacarme de l’orchestre. Il se montra si insupportable qu’au second entracte je lui déclarai que je ne quitterais pas ma place et qu’il fasse ce qu’il voudrait.

Ne se tenant plus de fumer, il sortit et gagna les dégagements, toujours coiffé de l’étincelant huit-reflets.

Quand la sonnette annonçant la suite du spectacle se fit entendre, Léautaud ne se montra pas. Quelques minutes passèrent. Les spectateurs avaient déjà tous regagné leur place que celle de Léautaud demeurait vide. Était-il si excédé des déchaînements wagnériens qu’il avait quitté le théâtre sans me prévenir ? Se trouvait-il souffrant ? Avait-il complètement oublié qu’il était à l’Opéra et que le spectacle n’était pas encore terminé ? Avec lui, tout était possible. Je me précipitai vers la sortie. Les dégagements étaient vides. À force de regarder de côté et d’autre, je l’aperçus, figé devant une grande glace qui le réfléchissait tout entier — chose dont il ne disposait pas à Fontenay. Il se regardait avec attention, examinait un à un tous les détails de son visage, de ses vêtements. « L’entracte est fini, lui dis-je avec un peu d’impatience. Qu’est-ce que vous faites là ? — Je cherche ce que j’ai de si curieux. On me regarde comme si j’étais un phénomène, et pourtant, je suis comme tout le monde ! »

Ah ! non, il n’était pas comme tout le monde, et comment faisait-il pour ne pas s’en apercevoir ? Il flottait dans son vieil habit froissé, grisâtre, qui n’était plus à sa taille, et rendu encore plus terne par le voisinage du claque flambant neuf. Il m’apparut si navré, si atteint dans sa dignité d’homme, une fois encore si « enfant perdu », que je le pris par le bras, le ramenai dans la salle, lui disant très doucement, mais de manière assurée : « Vous croyez que tout le monde vous regarde parce que vous êtes myope et que vous vous méprenez sur les regards des gens, mais je vous assure que vous êtes comme tout le monde et qu’il n’y a rien, ni dans votre tenue, ni dans votre attitude, ni dans votre manière d’être, qui puisse attirer l’attention. » Il retrouva son calme et redevint le délicieux ami qu’il pouvait être, de temps à autre.

Pendant tout le troisième acte, sans prêter le moins du monde attention à ce qui se passait sur la scène non plus qu’aux sortilèges qui montaient de la fosse d’orchestre, il demeura immobile, les yeux clos et, de temps à autre, une larme tombait sur ses mains jointes.

Je fus témoin d’une même émotion, un soir que nous étions allés ensemble au théâtre Montparnasse44 voir je ne sais plus quelle pièce. Je n’avais pas, ce soir-là, ma voiture. Aussi lui proposai-je de rentrer à pied jusqu’à la porte d’Orléans pour moi, jusqu’à son autobus banlieusard pour lui. Tout en parlant de la pièce et probablement aussi d’autres choses, je lui avais pris le bras, geste familier, mais que je n’avais jamais employé avec lui. Tout le long du trajet qui ne dura qu’un bon quart d’heure, je voyais tomber, sur la main qui tenait mon bras, une larme, sœur de celles qu’il avait versées pendant tout le troisième acte de Tristan. Personne ne lui avait donc jamais tenu le bras dans un seul sentiment de tendresse pour qu’il soit si bouleversé par mon geste ? Je feignis de ne rien voir. Qu’aurais-je entendu si j’avais osé dire le moindre mot ?

La sauvegarde du Journal

Nous rapprocha encore, en 1938 et dans les années tragiques qui suivirent, le souci de la sécurité du Journal. Si Léautaud était, comme le disait si plaisamment Henri Girard45, mon « vieil enfant46 », le Journal était, lui, à Léautaud et à moi, comme notre enfant.

En octobre 1939, Léautaud ne consentit pas à me le laisser emporter au château de Poligny47 (Sarthe) où j’emmenais les pièces les plus précieuses de la collection Doucet, mais, après le 10 mai, quand la violation de la Hollande et de la Belgique par les armées allemandes furent un fait avéré, Léautaud, moins optimiste, accepta que j’emporte à Ollainville, chez un de mes cousins qui y possédait une grande propriété, éloignée du village, tout le manuscrit du Journal. J’y fus conduite par Auguste Perret48 et ce que nous vîmes et apprîmes tout au long de la route ne laissa pas de nous inquiéter. Le 2 juin, à la demande de Léautaud, j’allai rechercher ses papiers et les rapportai à Fontenay. Le 9, je reçus l’ordre de quitter Paris et de me rendre au château de Poligny pour y attendre des instructions. Allant et venant sans cesse de Paris à Fontenay, je décidai Léautaud à me laisser emporter le manuscrit du Journal. Comme il ne se décida qu’au dernier moment, une fois que tout mon paquetage était fait, je dus sacrifier mon argenterie pour caser le Journal. Ce que je fis de grand cœur.

Quand nous nous séparâmes, je proposai à Léautaud de l’emmener, lui aussi. Non seulement il refusa, mais encore tenta-t-il de me décider à rester, ce qui était impossible puisque je ne partais que sur un ordre de l’Université.

C’est le 13 juin au matin que j’ai quitté Paris pour Laval. Grâce à ma connaissance des petites rues de banlieue, non seulement je sortis de Paris sans difficultés, mais encore pus-je passer par Fontenay. Je suis entrée facilement dans le jardin puisque la porte en était toujours ouverte. Arrivée à la porte de la maison, je trouvai Léautaud qui, m’ayant entendue, venait à ma rencontre. Nous étions tous deux très émus. Qu’allait-il se passer entre notre séparation et notre lointain revoir ?

Ce revoir ne fut pas si lointain puisque dès le 30 juin, je reprenais mon poste à Sainte-Geneviève.

Quelques semaines après l’arrivée des Allemands, Léautaud, à qui j’avais remis son Journal dès mon retour, me le rapporta, parce qu’il avait entendu dire que les occupants étaient à la recherche de documents de ce genre, espérant y trouver des renseignements dont ils pourraient faire usage. Ce jour-là, Léautaud ne disait pas que la présence des occupants « ne lui faisait rien ». En fait, il s’attendait à une perquisition et ne savait plus à quel saint se vouer. « Ce n’est pas drôle, répétait-il. S’ils viennent, s’ils me demandent le manuscrit de mon Journal, qu’est-ce que je leur dirai ? » Je tentais de le rassurer : « Vous trouverez bien quelque chose qui les amusera et leur fera peut-être oublier le Journal ». Un jour il alla jusqu’à me dire : « Si au moins ils viennent le soir, cela pourra aller, mais s’ils viennent le matin, moi qui suis toujours de si mauvaise humeur ! Si je les envoie promener, qu’est-ce qu’il se passera ? » Je lui conseillai alors d’envoyer une lettre recommandée à Hitler le priant de donner des ordres afin que la Gestapo ne se présente pas chez Paul Léautaud, à Fontenay-aux-Roses, avant 5 heures de l’après-midi. Léautaud prit très mal cette plaisanterie et s’en alla en grommelant. Quelques jours plus tard, je rapportai les précieux manuscrits à Léautaud, car c’était moi qui étais inquiétée par la police allemande pour avoir sauvé tout le mobilier de Rose Adler49. Quand je fus, par miracle, hors de danger, je pus acquérir, pour la Bibliothèque Jacques Doucet et à un prix dérisoire, le manuscrit du Journal, années 1893 à 1939.

Au début de la guerre commencèrent, entre Léautaud et moi, de sérieuses fâcheries qui se produisirent à intervalles plus ou moins longs jusqu’à ses derniers jours.

Comme il l’a dit lui-même à plusieurs reprises, les malheurs publics et les catastrophes suscitaient en lui un état d’excitation agressive qui le mettait presque en gaieté, alors que moi j’étais accablée de voir revenir cette folie meurtrière qui s’abattait, une fois encore, sur le monde. Que de moqueries, que de reproches dus-je subir ! Moins encore peut-être à cause de l’état moral que provoquait en moi cette affreuse guerre que parce que j’avais pris, dès les derniers mois de 1939, une initiative qui l’horripilait.

La guerre et la Libération

Le Comité mondain des Amis Doucet avait créé, dès les premiers jours de la mobilisation50, un service d’envois de livres aux armées. Pour différentes raisons, je ne pouvais ni ne voulais m’en occuper. Désirant quand même participer, de loin, à cette œuvre, j’imaginai, puisque tous mes amis me tenaient pour une excellente cuisinière, d’organiser chez moi des déjeuners payants dont le bénéfice serait versé pour les envois de livres. J’y conviai tous mes amis. La plupart répondirent à mon appel : Henri Matisse, Auguste Perret, Henri Mondor51, le ménage Paul Rodier52, Marie Laurencin et d’autres.

J’avais demandé à Léautaud de venir chaque semaine — invité non payant, bien entendu —, mais il refusa. Pour le décider je lui avais fait lire un prospectus, rédigé par moi-même, et qui se terminait par ces mots bien innocents : On peut amener ses flirts. Il était entré dans une affreuse colère, m’accusant d’organiser des orgies, de jouer les proxénètes et, en plus de cela, de tirer de ces déjeuners un profit personnel. Quel profit, sinon beaucoup de mal, beaucoup de fatigue. Profit personnel ? Profit d’argent ? Je ne l’ai jamais su. De tout cela je ne fis qu’en rire, ce qui le blessa et l’indigna encore plus. Rancunier comme pas un, il me reprocha ces fameux déjeuners presque jusqu’à sa mort53.

Quand vint la débâcle, plus n’était besoin de s’occuper ni de déjeuners bénéficiaires, ni d’envois de livres aux armées. Loin de nous désunir, les misères de l’occupation nous rapprochèrent. Non les misères morales contre lesquelles nous ne pouvions rien que nous armer de patience et d’endurance, mais bien les souffrances matérielles. Léautaud, comme moi, supportions mal l’insuffisance de nourriture, mais avec cette différence qu’il y était, lui, habitué depuis l’enfance, alors qu’à moi ce supplice était totalement inconnu. Je souffrais tellement de la faim et du froid que je passais dans mon lit presque toutes les heures que me laissait libres mon service de bibliothèque. Au lit également presque tous les dimanches et jours de fêtes. C’est grâce à ces longs loisirs que je pus, tout travail personnel m’étant impossible parce que trop grande était ma faiblesse, mener à bien la copie du Journal, car je m’étais fait faire une petite table si bien agencée que je pouvais me servir de ma machine à écrire tout en restant sous mes couvertures.

Ce furent les deux premières années qui furent les plus dures. Les tickets d’alimentation ne donnaient qu’à peu près la moitié de ce qui était nécessaire. Vivant seule, ne faisant que très peu d’achats, je n’arrivais pas à obtenir des commerçants la moindre faveur. Tandis que Léautaud, lui, avec ses airs de clochard, finissait toujours par attraper quelque chose.

À la Libération, Léautaud ne fut guère sensible qu’à la vague de vengeance et de délation qui s’abattit sur la France. Quand le temps aura passé, apaisant les rancœurs et les passions, on comprendra que le pacifiste intégral qu’il était ne pouvait prendre parti contre ceux qui étaient traqués et persécutés. Il l’a dit lui-même à plusieurs reprises : « Je n’ai pas le goût du châtiment. »

Paul Léautaud par Henri Matisse

Le conflit le plus grave qui éclata entre Paul Léautaud et moi fut causé par le portrait que fit de lui Henri Matisse54.

Ayant trouvé dans un journal une caricature de Matisse par lui-même, petit dessin au trait criant de vérité, je demandai au grand peintre de faire un croquis dans le même genre, de Léautaud. Très amusé de l’aventure, Matisse accepta tout de suite. Quinze jours plus tard, prenant Léautaud par la peau du cou parce qu’il était ce jour-là d’humeur revêche, je l’amenai boulevard Montparnasse où Matisse nous fit le plus cordial accueil. Rouveyre, lui aussi, se trouvait là.

La première séance fut gaie, cordiale, voire même amicale. Comme les trois complices — sans que je le sache, ils l’étaient —, ne disaient que des choses insignifiantes, j’écoutais leurs voix qui, à leur insu, me révélaient tant d’eux-mêmes. Matisse avait une voix de ténor, ensoleillée, presque méridionale. Léautaud faisait entendre sa belle voix sonore, sa voix de sirène, disait Vallette, sa voix de théâtre, affirmait Gide. Quant à Rouveyre, il parlait peu, murmurait quelques mots de cette voix sourde, hésitante, réticente, si semblable à sa prose. Confrontation bien curieuse qui m’en apprit beaucoup sur les trois interlocuteurs.

Quelques jours plus tard, je partais en vacances. Dans ses lettres, Léautaud me racontait ses séances chez Matisse. Tous deux s’entendaient à merveille. À tel point qu’un jour Matisse chanta Le P’tit Quinquin55, dont Léautaud avait souvent entendu parler, mais qu’il ne connaissait pas. En revanche, les croquis de Matisse que Léautaud voyait au fur et à mesure qu’ils étaient finis, lui semblaient le comble de l’horreur. Heureusement il ne l’avait jamais laissé entendre.

Peu après mon retour, Matisse me téléphona pour me prévenir que le portrait était achevé, qu’il désirait offrir une des esquisses à Léautaud — il en avait fait plus de vingt —, que je le lui amène un prochain jour. Je transmis l’invitation à Léautaud. Hargneux au possible, il me répondit qu’il ne viendrait pas, qu’il ne voulait pas voir son portrait, que Matisse était un homme charmant mais que tout ce qu’il faisait était une abomination.

Dans les jours qui suivirent, je fis tant et si bien qu’il revint sur sa décision. Au jour fixé, ma voiture se trouva en panne. J’en prévins Léautaud, le priant de se rendre par ses propres moyens chez Matisse où je le rejoindrais aussitôt que je serais libérée de Doucet.

Quand j’arrivai boulevard du Montparnasse, Léautaud s’y trouvait déjà. Il me fit des reproches de ce que j’étais un peu en retard. Agacée, moi aussi, je lui répondis vertement que j’étais astreinte à un travail sérieux et que je ne pouvais quitter, comme il quittait le sien quand il était au Mercure, les jours où cela lui chantait. En boule sur une chaise, il ne répondit pas, et garda le même mutisme envers Matisse qui, très gentiment, s’efforçait à le dégeler. Il n’était plus question de chanter Le P’tit Quinquin.

Le portrait était posé à terre, contre un chevalet et recouvert d’une écharpe que Lydia56, la fidèle secrétaire, enleva aussitôt après mon arrivée. Bien plus qu’un portrait de Léautaud, c’était un Matisse, un très beau Matisse, mais seulement un Matisse, avec cette science du trait, cette souplesse de la ligne que connaissent bien les amateurs du peintre.

Dessin choisi pour le frontispice ornant les tirages de luxe du Choix de pages de Paul Léautaud par André Rouveyre

Léautaud considéra son image pendant quelques secondes, puis, se détournant, inclina la tête et ferma les yeux. Cette attitude était d’autant plus désobligeante pour Matisse que celui-ci avait fait sertir son œuvre d’un très beau cadre d’argent à la feuille.

M’estimant heureuse de ce que Léautaud gardât le silence — il aurait pu dire les pires choses —, je me fis lyrique, j’admirai l’œuvre de mon grand ami, me lançai dans des considérations sans fin. Heureusement, Matisse m’aimait beaucoup. Je pris prétexte que je me trouvais sans voiture pour partir au plus vite afin de ne pas être en retard et sans emporter le portrait.

Deux jours plus tard, j’allai le chercher. Matisse me reçut avec sa gentillesse habituelle, mais voulut savoir pourquoi Léautaud avait gardé un silence aussi hostile. Je répondis comme je pus, que Léautaud était très maladroit en ces sortes de choses — ce qui était vrai en partie —, mais qu’une fois seul avec moi il avait manifesté un très grand contentement. Matisse fut-il dupe de ma petite comédie ?

Le plus sûr est que, rentrée chez moi, j’accrochai le Matisse dans ma galerie où, parmi les belles œuvres de mes grands amis, il prit toute sa valeur.

Quand Léautaud eut pris conscience que ce portrait m’appartenait — il avait fait assez de basoche pour savoir que possession vaut titre —, il vit rouge : j’allais le vendre, j’allais en tirer des sommes fabuleuses avec lesquelles je pourrais faire Dieu sait quelles folies, etc., etc. Excédée, je finis par lui dire que je garderais ce portrait jusqu’à ma mort et qu’ensuite, étant prises les dispositions nécessaires, il irait au Musée d’Art moderne. Il répondit que je lui disais tout cela pour l’endormir, mais qu’il savait très bien que j’agirais tout autrement.

S’il s’en était tenu là, j’aurais supporté ces ennuis sans trop en tenir compte, mais bientôt il porta ma colère à son comble.

Un matin il me réveilla pour me demander de lui apporter au plus vite la litho de Matisse. Un photographe allait venir incessamment photographier tous les portraits qu’il avait de lui, celui d’Émile Bernard, ceux de Rouveyre, quelques photographies peu connues. Il tenait à ce que son portrait par Matisse fût aussi reproduit. Sans méfiance, je le lui portai le soir même.

Le temps passa. Je n’entendais plus parler de rien. Je finis par m’inquiéter et me demander quand je pourrais reprendre le portrait afin qu’il ne s’abîmât pas à Fontenay où l’eau ruisselait le long des murs. Avec un air goguenard, Léautaud me répondit qu’il l’avait vendu, non seulement parce qu’il ne voulait pas le garder, mais aussi parce qu’il ne voulait pas le voir quand il venait chez moi.

J’entrai dans une colère folle. Je le traitai de tous les noms, je lui dis qu’il était un misérable, que s’il ne voulait pas garder ce tableau, il aurait pu le laisser chez moi puisqu’il avait été fait à ma demande, que, de plus, cette vente me mettait dans une position affreuse auprès de Matisse. Presque souriant, il restait assis devant moi, ne répondant rien, devant jubiler intérieurement de me voir dans cet état.

Dans la suite, j’appris que cette litho, vendue par lui de 40 à 50 000 francs, avait été revendue à Rouveyre — trop heureux de le faire savoir à Matisse —, avec un bénéfice scandaleux.

Je me fis une joie d’en avertir Léautaud. Toujours sarcastique, il me répondit que cela lui était bien égal, qu’il n’avait pas fait cette vente pour avoir de l’argent, mais pour le seul plaisir d’être débarrassé d’une chose qu’il détestait. La même réponse que lui avait faite Bernard quand celui-ci l’avait mis à la porte du Mercure. Il ajouta encore que s’il n’avait pas trouvé d’acquéreur, il aurait jeté son portrait à la poubelle. Je devins enragée.

D’autres fois, il pouvait être adorable. Si je n’ai pas oublié la vente du portrait par Matisse, je n’ai pas oublié non plus la preuve émouvante de dévouement qu’il me donna un jour, et le plus simplement du monde.

J’avais trouvé, arrivant à la Bibliothèque Doucet, une convocation pour le lendemain, 10 heures, à la Préfecture de Police. Croyant qu’il s’agissait d’une amende de voiture, je ne m’en souciai pas. Rentrée chez moi, reprenant le papier, je lui trouvai un air mystérieux qui me donna quelques inquiétudes. L’heure tardive ne me permettait pas de téléphoner à mon avocat, non plus qu’à mon avoué. Je téléphonai donc à Léautaud, toujours en souvenir de son passage à la basoche.

Dès les premiers mots, il se cabra : « Surtout, n’allez pas dans ces endroits-là. Les policiers sont des gens abominables. On ne sait ce qu’ils peuvent faire. Quand on entre là-dedans, on n’est jamais sûr d’en sortir. — Si je ne me rends pas à la convocation, ce sera encore plus grave. — Alors faites-vous accompagner. — Par qui ? Je n’ai personne ! — Vous connaissez tout Paris. Prenez quelqu’un, et quelqu’un de fort. — Je ne peux tout de même pas mobiliser un fort de la Halle ! » Léautaud bougonna encore, pesta contre l’incompréhension des femmes et nous raccrochâmes, aussi exaspérés l’un que l’autre.

Le lendemain matin, qui vis-je en me rendant à ma convocation, planté droit sous le porche célèbre du quai des Orfèvres ? Léautaud qui m’attendait, fumant, avec son chapeau de clown bien enfoncé sur sa tête, son écharpe de mousseline jaune d’or, sa houppelande fripée, sa petite canne de théâtre et son cabas pour les bêtes.

J’étais si émue que je n’eus pas le cœur de rire. J’allai à lui, le remerciai. J’avais presque les larmes aux yeux. Il me coupa la parole : « Ce n’est pas le temps de dire des choses inutiles. Allez voir ce qu’on vous veut. »

Perplexe, j’entrai sous la voûte. Ce n’était pas le tout de savoir où je devais aller. Encore fallait-il empêcher Léautaud de m’y suivre. Je craignais trop ses réactions, ses mots à l’emporte-pièce, ses « injures à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions ». Je cherchais de côté et d’autre, inquiète, craignant le pire, quand je vis enfin une affiche portant l’indication de la bibliothèque et des archives. J’étais sauvée.

Retournant auprès de Léautaud, je lui dis que j’avais été convoquée à la Bibliothèque de la Préfecture au sujet d’un prêt qu’on m’avait consenti, quelques mois auparavant, pour une exposition à Doucet, de pièces relatives au procès Verlaine-Rimbaud. Si invraisemblable que cela puisse être, il me crut sur parole.

Je l’installai dans ma voiture et m’en allai à mes affaires. Quand je revins, deux heures plus tard — ma convocation était relative au procès des héritiers Vollard —, je trouvai Léautaud fumant comme un Suisse, calme, détendu, grâce à cette faculté extraordinaire qu’il avait de rester des heures et des heures perdu dans des rêveries sans fin. Après cela, je l’emmenai déjeuner dans un restaurant de la rue Lobineau où il avait ses habitudes, et comme je réglai nos deux additions, il fut parfaitement heureux.

Le procès de Jacques Bernard

Cet oubli des injures, cette réprobation contre le châtiment qu’il manifesta à maintes reprises, il le prouva quand eut lieu, en 1945, le procès de Jacques Bernard, directeur du Mercure de 1935 à 1944 et qui, en septembre 1941, avait mis Léautaud, si injustement et si odieusement, à la porte d’une maison dont il était, depuis plus de trente-sept ans, collaborateur, et, depuis trente-trois ans, employé.

Léautaud professait à l’endroit de Bernard le plus profond mépris, bien moins pour le préjudice qu’il lui avait causé que parce qu’il avait eu la preuve qu’il s’était rendu coupable de délation, non seulement vis-à-vis de Français, mais encore d’Allemands, auprès de la Kommandantur.

Il avait été cité comme témoin, en même temps que Maurice Garçon et Georges Duhamel. Il était venu déjeuner chez moi et se montrait fort excité. « Je ne le manquerai pas, disait-il tout en buvant son café. C’est un coquin. Il a fait envoyer en Russie deux officiers allemands parce qu’il ne les trouvait pas assez hitlériens. Il y a de grandes chances pour que ce soit lui qui ait dénoncé ce pauvre Mandin qui était un niais de croire qu’avec ses petits papiers il allait sauver la France. C’était un niais, bien sûr, mais il a quand même été déporté et n’en est pas revenu. Je n’accuserai pas vraiment Bernard, mais, si on me pose des questions, je dirai ce que je pense. Tant pis pour lui. »

Je l’accompagnai au Palais de Justice. Tout le long du chemin il répéta les mêmes propos. Quand nous arrivâmes, Maurice Garçon et Duhamel étaient déjà là. Léautaud les rejoignit. Ils tinrent conseil. Léautaud parlait avec animation, gesticulait, faisait des moulinets avec sa canne, presque des pirouettes et des entrechats, son « numéro de cirque », comme disait Vallette.

Les portes s’ouvrirent et la séance commença.

Aussitôt que la Cour fut en place, apparut l’accusé entre ses deux gardiens. Tous ceux qui, dans l’assistance, avaient connu Bernard, furent atterrés. Ils avaient quitté un homme dans la force de l’âge. Sept mois plus tard, ils ne retrouvaient plus qu’un vieillard décrépi, exsangue, se tenant à peine debout.

Maurice Garçon et Georges Duhamel firent des dépositions modérées, presque généreuses. Tous, dans la salle, nous attendions avec quelque crainte celle de Léautaud.

À l’appel de son nom, il se leva, s’avança d’un pas hésitant parce que le jour tombant des grandes fenêtres de la façade l’aveuglait, ne pensant à se découvrir que lorsqu’il arriva à la barre.

Le président, ainsi que les juges et les jurés, le regardaient avec surprise. Pourquoi avait-on cité comme témoin ce vieil homme presque aveugle, vêtu d’habits râpés, coiffé d’un chapeau bon pour la poubelle ?

Un dialogue rapide s’engagea, hautain d’un côté, humble, presque timide, de l’autre :

— Vous êtes employé au Mercure de France depuis longtemps ?

— J’y suis resté trente-trois ans.

— Qu’avez-vous à dire sur le comportement de Jacques Bernard.

— Rien. Je ne m’en occupais pas.

— Vous vous rendiez tout de même chaque jour à votre bureau ? Vous étiez un employé tenu à des heures précises de travail ?

— Oui, mais M. Bernard était au second étage, moi au premier, alors je n’avais pas à m’occuper de ce qu’il faisait.

— Vous saviez tout de même bien qu’il venait des Allemands dans la maison, ce qui s’y faisait, ce qui s’y disait ?

— Non, je ne m’occupe jamais de rien, ni de personne.

— Vous ne pouviez tout de même pas ignorer ce qu’on publiait au Mercure, aussi bien les livres que les articles de la revue ?

— Non, je ne lis jamais le Mercure.

À cette stupéfiante affirmation, la salle étouffa de rire, alors que le président jetait un coup d’œil circulaire qui semblait dire : un pauvre type, un employé qui vidait les corbeilles et balayait les planchers, qui ne sait peut-être pas lire.

Ne connaissant ni le nom de Léautaud, ni celui de Maurice Boissard, les jurés acquiescèrent et le président, d’une voix sèche : « Vous pouvez vous retirer. »

Léautaud enfonça son chapeau sur sa tête, s’abrita les yeux avec l’une de ses mains et regagna sa place.

À la sortie, sur le boulevard, il nous apparut tout guilleret, les yeux pleins de malice pour le bon tour qu’il avait joué au tribunal : « Je suis très content. Je n’ai rien dit. Bernard est un coquin, mais je n’ai pas à le charger. » Puis, repensant au pauvre misérable apparu sur le seuil de la porte, oubliant le mal qu’il lui avait fait, il répéta à deux ou trois reprises : « Le malheureux ! le malheureux ! » Tout cela avec tant de naïveté, de simplicité, de réelle générosité.

Les dernières années de Léautaud furent pénibles. Pendant des mois, presque des années, il eut faim, il eut froid. La vie normale ne revenait que lentement. Il aurait pu tirer quelques ressources de diverses publications, il ne le voulait à aucun prix. Il était ainsi et il n’y avait rien à faire. Sa santé y était sans doute pour quelque chose. Il souffrait de malaises dont on ne parvint jamais à découvrir la provenance. Parfois il en riait, disant que ces inconvénients l’apparentaient à Voltaire. À dire vrai, il en était atteint, encore plus moralement que physiquement et s’il en riait, c’était pour n’en pas pleurer.

Autre cause de souffrance, sa solitude. Tant qu’il avait travaillé au Mercure, il ne faisait que s’en réjouir. C’était assez plausible. Ayant passé sa journée dans le brouhaha et le va-et-vient continuel de son bureau, il éprouvait, à se retrouver le soir dans la compagnie silencieuse de ses chiens et de ses chats, un réel plaisir, mais quand, après son éviction du Mercure, il ne se retrouva qu’avec lui-même, et cela pendant des journées entières, cette solitude lui fut à charge. Ses amis qui venaient le voir si souvent rue de Condé, ne firent que rarement l’effort de se rendre à Fontenay, si proche pourtant de Paris et pourvu d’autobus et de métro. Il en fut affecté — sans le dire —, et sa misanthropie s’en accrut. Heureusement, les bêtes étaient là, toujours fidèles, toujours aimantes. Tout au long de sa vie, elles furent son salut, et bien davantage dans sa vieillesse que dans la plénitude de son âge.

Par une chance inouïe, quand il atteignit soixante-dix-huit ans, deux bonheurs lui échurent que personne n’aurait pu prévoir : 1o les Entretiens à la Radio, avec Robert Mallet, en 1950-1951 ; 2o la publication de son Journal littéraire, en 1954. Cela non plus n’alla pas tout seul !

Les entretiens à la radio

Robert Mallet avait souvent vu Léautaud à la Bibliothèque Doucet pendant l’occupation, quand il préparait sa thèse sur Francis Jammes57. Il avait été très frappé par la voix de Léautaud qui faisait, disait-il, un « fond de son » extraordinaire. Pensant que Léautaud pourrait lui donner quelques renseignements sur Francis Jammes, je les avais présentés l’un à l’autre, mais cette rencontre ne donna rien. Léautaud estimait beaucoup Francis Jammes comme poète, mais n’éprouvait aucune sympathie pour l’homme.

Quelques années plus tard, quand vint à la Radio la mode des Entretiens, commencée avec ceux de Colette et de Gide58, Robert Mallet me pria de demander à Léautaud s’il consentirait à en faire une suite avec lui-même. Je prévins tout de suite Léautaud qui se cabra : « Je ne suis pas un cabotin, je ne suis pas un pitre. » Mallet intervint à son tour, parla même de cachets honorables, ce fut pis encore. C’est alors que nous convînmes de lui tendre un traquenard dans lequel il tomba le plus naïvement du monde.

Je l’invitai avec une amie, femme gaie, qu’il connaissait déjà et pour qui il manifestait une certaine sympathie59. Je l’avais mise dans le jeu. Pour moins effaroucher Léautaud, je les fis dîner dans ma cuisine. Nous avions à peine fini, que Robert Mallet arriva avec sa femme, « à l’improviste », ce que Léautaud accepta le plus facilement du monde60. Francine Mallet et moi, sous prétexte de bavardages, laissâmes Léautaud et les deux complices61. Écoutant à travers la porte, nous entendions des exclamations, des éclats de rire, des protestations, dont nous ne saisissions pas toujours le sens exact. Quand la porte de la cuisine se rouvrit, après une bonne heure d’attente, mes hôtes nous rejoignirent au salon et, d’un signe de tête, Robert Mallet me fit comprendre que l’accord était conclu.

Je n’ai pas à redire ici le succès des Entretiens. Aucun de ceux qui les ont entendus ne les ont oubliés. Dans Paris tout au moins ce fut du délire. Pendant tout le temps qu’ils durèrent — plus de deux mois62 —, les refus ou acceptations de dîners ou de soirées en ville ne se faisaient qu’en fonction des émissions de Léautaud : « Nous ne pourrons pas aller chez vous ce soir-là, nous écouterons Léautaud. » Ou bien : « Voulez-vous venir dîner tel jour ? nous réunissons des amis pour écouter Léautaud. » Les journaux donnaient de nombreux portraits — choisis parmi les plus cocasses — de la nouvelle vedette. Dans la rue, dans le métro, même dans le petit restaurant de Robinson où je l’emmenais souvent le dimanche soir, on le reconnaissait, on le regardait, on se le montrait du doigt, lui, le Solitaire ! On venait même parfois le regarder de trop près, ce qui provoquait de courts accès de rage. Chaque matin le facteur lui apportait un imposant courrier : lettres admiratives, lettres amicales, lettres de femmes, parfois lettres d’amour. Léautaud grognait, tempêtait, jurait, mais, sans vouloir en convenir, il en était heureux. Quel réconfort, quelle revanche que ce flot de sympathie, de gratitude, de chaleur humaine pour celui qui n’avait connu ni l’amour maternel, ni l’amour tout court, ni la tendresse, ni même l’amitié.

La publication du Journal

C’est aussi grâce à un jeu de circonstances imprévues que put se faire la publication du Journal. Léautaud avait reçu, au printemps de 1954, juste deux ans avant sa mort, la visite de M. Hartmann63, alors directeur du Mercure de France, venu lui demander, une fois de plus, l’autorisation de rééditer Le Petit Ami, épuisé depuis vingt ans et que tout le monde réclamait. Léautaud avait d’abord refusé. M. Hartmann avait tant insisté, tant prié, tant supplié, que Léautaud avait fini par céder.

Aussitôt qu’il se retrouva seul, il se lamenta, grogna, pesta contre sa faiblesse, plus furieux encore contre lui que contre son éditeur. Il était si désemparé que, sur l’heure, il me téléphona. Dès le lendemain j’allai le voir, car il ne sortait plus que rarement, et nous discutâmes.

Je tentai de lui démontrer qu’ayant donné sa parole, il ne pouvait la reprendre. Il ne voulait pas en convenir. À tel point que je lui posai nettement la question : « Si c’est moi qui, plus tard, m’occupe de la publication de vos inédits, que dois-je faire pour ce livre ? — Je n’accepterais la réédition du Petit Ami que dans mes Œuvres complètes, si toutefois on y arrive ! »

Brusquement, j’entrevis la solution : « Dites à M. Hartmann que vous reprenez votre parole en ce qui concerne le Petit Ami, mais qu’en échange vous lui donnerez le texte nécessaire pour le premier volume du Journal. »

Il ne répondit rien. Je le laissai réfléchir. Comme son silence s’éternisait, je revins à la charge : « Vous avez eu la faiblesse de donner votre accord, vous ne pouvez revenir sur votre décision qu’en offrant autre chose. » Il réfléchit encore un bon moment, puis soupira : « Oui, ce serait un moyen, mais quel travail ! » Sentant que je gagnais du terrain, je lui fis souvenir, car sa mémoire n’était déjà plus très sûre, qu’il n’aurait qu’à reprendre tout le texte publié en janvier-juillet 1940, dans le Mercure de France64 et que cela faciliterait grandement sa tâche. Malgré son désenchantement, malgré le peu de courage qu’il éprouvait à entreprendre un si gros travail, il finit par accepter, à la seule condition qu’il n’aurait à se mêler en rien de ces tractations, tant il aurait été gêné de revoir, après cette volte-face, le directeur du Mercure.

Dès le lendemain, tout fut arrangé à la satisfaction générale, surtout à la mienne, tant j’étais désireuse que Léautaud publiât lui-même les premiers volumes de son œuvre la plus importante.

De cette publication comme des Entretiens, il éprouva, toujours sans en vouloir convenir, une très grande satisfaction. De nouveau, et encore accru, revint vers lui le flot des amis, des admirateurs, des inconnus. Il en était si bouleversé qu’à certains jours, des larmes lui montaient aux yeux.

Les trois premiers volumes — le troisième parut quelques jours après sa mort65 —, Léautaud, malgré sa mauvaise vue et son déplorable état de santé, les a préparés seul, ne s’en remettant à personne, même pas pour la correction des épreuves. À son texte primitif, il apporta, comme il l’avait fait en 1940 pour la publication dans le Mercure, de grandes modifications.

En même temps qu’un grand réconfort, cette publication lui causa bien des tourments. Il n’en mesura les difficultés qu’une fois à pied d’œuvre. D’une part, il était rassuré parce que le manuscrit et l’une des copies, déposés dans des bibliothèques d’État, seraient, par cela même, hors d’atteinte. Restait la publication. Comment s’en tirerait celui ou celle qui en serait chargé ? Par moments, c’est à moi qu’il pensait confier ce soin. À d’autres, il se méfiait à tel point qu’il prenait des dispositions toutes contraires. Son principal grief à mon endroit : j’étais femme et l’on sait bien que les femmes ne sont que mensonges, trahison, infamies. Avec cela jouaient certaines influences, peut-être pas très pures… Jouait aussi son instabilité foncière qui, avec les ans, ne faisait que s’accroître.

À trois reprises, il me pria de l’épouser afin que me droits ne puissent jamais être infirmés par les descendants légitimes de son père. À trois reprises je refusai. J’entendais ne pas aliéner ma liberté, ni me créer des devoirs que je ne voulais pas assumer. Je savais aussi qu’au sortir de la mairie Léautaud m’aurait reproché avec véhémence de l’avoir « bouclé », de lui avoir « mis le grappin dessus », et autres douceurs. À trois reprises, il me signifia que j’avais perdu toute sa confiance. Je ne lui répondais même pas, ce qui ne laissa pas de le surprendre. Il le fut surtout une fois où il me déclara froidement, en me regardant bien en face : « J’ai changé les dispositions de mon testament (celui de 1942, déposé chez mon notaire). » Très calmement, je lui répondis : « Vous êtes libre. »

Ce durent être ces trois mots qui emportèrent la décision finale. Plus encore que le refus d’un mariage clandestin.

Pendant l’été de 1955, mes rapports avec Léautaud s’espacèrent, du fait que, certaines influences agissant sur lui, il était devenu à mon égard si méfiant, si soupçonneux, si désagréable, qu’un jour je le prévins que je ne viendrais plus à Fontenay que s’il m’y appelait. Il ne répondit pas et je m’en fus, fermant les portes bien doucement pour lui prouver que je n’étais pas en colère.

De Divonne, où je faisais une cure, je lui envoyai mon adresse avec la simple mention : En cas de besoin. Aucune réponse. De retour à Paris, je téléphonai à sa propriétaire pour avoir des nouvelles : tout allait bien. Une heure plus tard, prévenu, Léautaud lui-même m’appelait, rieur, blagueur, se moquant de moi parce que je n’avais pas osé l’attaquer de face. Je le sentis si sincère, si dépourvu de rancune et de méchanceté, je compris si bien que sa mémoire était défaillante, que je repris régulièrement le chemin de Fontenay.

Je ne trouvai pas Léautaud changé. Son aspect, son comportement étaient les mêmes. Je ne me rendais pas compte que, bon comédien quand il se trouvait devant des étrangers, il était assez maître de lui pour donner le change. Même à moi il cachait ses misères.

N’y voyant presque plus mais ne voulant pas en convenir, il me disait : « Regardez donc cette lettre. Je n’ai pas le courage de la lire. Tout cela m’assomme. Si vous y trouvez quelque chose d’intéressant, vous me le direz. » Comprenant ce que cela signifiait, je lisais la lettre entière et la lui résumais. S’il avait besoin d’un objet qui se trouvait pourtant devant lui : « Regardez donc où est telle chose, je ne la trouve pas », et comme je le lui donnais aussitôt : « Ce sont les chats qui ont dû me le cacher. »

Il n’était plus qu’un pauvre vieillard solitaire et dont la solitude lui devenait, de jour en jour, un affreux supplice. À plusieurs reprises il me dit : « Un jour, quand vous arriverez, vous me trouverez mort dans un coin et personne ne s’en sera aperçu. » Cette idée le hantait à tel point que j’essayai d’organiser autour de lui une certaine surveillance. J’allai même jusqu’à lui suggérer d’offrir la chambre se trouvant au-dessous de la sienne, complètement vide, au jardinier de sa propriétaire, qui l’aurait acceptée de grand cœur et aurait veillé sur lui. Il me fit cette ahurissante réponse : « Je ne veux pas d’espions chez moi. »

Il ne reprit quelque vigueur qu’en décembre, au moment où se jugea le procès qu’il avait entrepris contre un éditeur pour vol de manuscrit66. À cette occasion j’eus la preuve, encore accrue, combien défaillante était devenue sa mémoire et combien amoindri son jugement. Le document volé était la copie dactylographiée, faite par moi-même, d’extraits du Journal 1953. Copie dont j’avais gardé le double. Comme toujours, il avait fait, sur cette copie, des remaniements de texte plus importants que le texte original. Le procès, venant deux ans après le vol et Léautaud ayant gardé chez lui le manuscrit de son journal postérieur à 1949, il avait acquis la certitude que c’étaient des extraits du manuscrit même qui avaient été volés. Rien de ce que je pus lui dire ne le fit changer. Les quelques fois où je me hasardai à lui en parler, je reçus cette réponse : « J’ai pris le texte de cet article dans le manuscrit même de l’année 1953 qui est sur ma cheminée. C’était un très gros paquet puisque l’envoi m’en a coûté soixante-cinq francs. » À cette époque, un paquet recommandé de soixante-cinq francs ne pesait que cent cinquante grammes. Donc très peu de chose.

Une des fois où je me rendis chez Léautaud, je rencontrai sa propriétaire. Elle m’apprit que pendant mon absence de l’été précédent — 1955 — il avait brûlé, dans son poêle, une telle quantité de papiers qu’une fumée très noire et très dense était sortie de la cheminée, cela pendant plusieurs heures, et qu’elle s’était tenue aux aguets, craignant de devoir prévenir les pompiers. De cet autodafé monstre, il ne m’avait rien dit. Manque de mémoire ? Cachotterie ? Plutôt cette dernière. Après sa mort je m’aperçus qu’en même temps que beaucoup de papiers inconnus pour moi, il avait détruit toutes mes lettres67.

Départ pour la Vallée-aux-Loups

Le dimanche 15 janvier 1956, je le trouvai très anxieux : « J’ai des étourdissements tels que ce matin j’ai mis plus d’un quart d’heure pour venir de ma chambre ici. J’ai dû m’appuyer aux murs. J’ai demandé au Dr Bercovici68 ce qu’il y avait à faire, il m’a répondu : rien, il faut prendre votre mal en patience. Je vais donc mourir comme cela, je tomberai et personne ne viendra à mon secours. »

Je sautai sur l’occasion : « Faites comme Julien Benda69 qui est, avec sa femme, dans une maison de santé à quelques mètres de vous. » Il ne répondit que par un geste réprobatif. « C’est la seule solution, continuai-je. Vous ne voulez personne chez vous. Personne du reste n’y viendrait, même pas les sœurs qui soignent les clochards, à cause des bêtes. Il faut que vous ayez quelqu’un à demeure. » Même geste de refus.

Comme le silence se prolongeait, je risquai encore : « Voulez-vous que j’aille voir à la maison de santé de Benda s’il y a de la place ? — Si vous voulez », me répondit-il d’une voix si faible que je devinai la réponse plutôt que je ne l’entendis.

Dans la crainte d’une vigoureuse volte-face, je partis aussitôt, mais, au lieu de me diriger vers la maison de Fontenay, j’allai tout bonnement à la Vallée-aux-Loups, tant j’étais sûre d’y trouver un accueil cordial. Dès les premiers mots, Mme le Savoureux70 me dit : « Si Léautaud doit aller quelque part, c’est chez nous qu’il doit venir. Si nous ne le lui avons jamais proposé, c’est parce que nous étions sûrs qu’il refuserait, mais s’il est décidé, nous l’attendons. »

Quelques minutes plus tard, j’annonçai à Léautaud la bonne nouvelle. Il regimba71. « J’irai, mais je ne sais pas quand. Je ne peux pas m’en aller de chez moi, comme cela, sans ranger beaucoup de choses et prendre des dispositions pour les chats. » La certitude qu’on s’occuperait de lui, qu’il ne se sentait plus abandonné, sembla lui avoir redonné quelques forces. Je le quittai en lui disant : « Dès que vous serez décidé, téléphonez-moi, je préviendrai la Vallée-aux-Loups et je vous y conduirai. »

Le lundi 16, le mardi 17, sous différents prétextes, je l’appelai. Pas un mot de sa part, ni sur la Vallée-aux-Loups, ni sur les le Savoureux.

Le mercredi 18, ce fut lui qui m’appela, le matin, dès 8 heures. Que s’était-il produit depuis la veille ? « C’est bien aujourd’hui que vous m’emmenez à la Vallée-aux-Loups ? — Ce n’est pas possible. Ils ne sont pas prévenus. Je téléphone tout de suite, mais moi je suis prise à ma bibliothèque, et aussi demain et après-demain toute la journée. Je ne pourrai vous y conduire que samedi. — Ah ! bien. »

Le soir, j’y allai. Il ne me parut pas qu’il ait rangé ou classé quoi que ce soit dans sa maison. Le jeudi, de même. Le vendredi 20, encore à 8 heures du matin, il m’appela : « C’est bien aujourd’hui que vous me conduisez à la Vallée-aux-Loups ? — Non, demain, ce soir je ne suis libre qu’à 6 heures et vous voulez que je vous y conduise le matin. — Bien. »

Ce fut donc le samedi 21 janvier qu’eut lieu le triste voyage. Il avait été convenu que je ne viendrais qu’à 2 heures afin qu’il ait toute la matinée pour préparer ses affaires. Je lui ai téléphoné presque à toutes les heures, car je savais bien qu’il était angoissé, anxieux, peut-être même désespéré.

Quand j’arrivai, un peu en avance sur l’heure afin qu’il ne s’inquiétât pas, je trouvai Léautaud prêt à partir, rasé de frais, son chapeau sur la tête. Depuis plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, je ne le voyais plus qu’assis, pour ne pas dire affaissé dans son fauteuil. Ce jour-là, il allait, venait, ouvrait un tiroir, fermait une porte. Il avait dû prendre, pour tenir, plusieurs tasses de café très fort. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda même pas. Son visage était d’une pâleur grise que je ne lui avais jamais vue. À un moment, n’y tenant plus, il m’avoua, d’une voix sans timbre : « Je sens bien que je ne reviendrai jamais ici. » J’en avais bien la certitude, mais, pour la forme, je me récriai, tâchant à le convaincre qu’il ne s’agissait, chez lui, que d’un état passager, qu’une fois le beau temps revenu, n’ayant plus à s’occuper de son chauffage, ce qui lui était une énorme fatigue, il serait en état de revenir et de reprendre sa vie habituelle. « Nous verrons », dit-il sans conviction.

Comment dire la tristesse de ce départ, de cet abandon ? Les chats, qui sentaient bien le drame, tournaient autour de leur maître, s’accrochaient presque à ses vêtements. Il fallut éteindre les feux, vérifier la fermeture des fenêtres, pousser les chats vers l’escalier afin qu’ils ne se cachent pas sous les meubles, comme ils le font en pareil cas, et ne nous obligent pas à des recherches qui nous auraient fait perdre du temps. Je portais le léger bagage de Léautaud : une petite boîte contenant du papier à lettre, des enveloppes, des plumes d’oie, un petit paquet de mouchoirs et de bonnets de laine. Dans sa poche, un seul livre : le Neveu de Rameau, édition Plon, 1891.

Je sortis la première. Il fit sortir les chats, sortit lui-même, referma sa porte à clef, chose qu’il n’avait jamais faite depuis quarante-six ans qu’il habitait cette maison.

Ce fut seulement lorsque je mis la voiture en marche que je pensai à lui dire : « Il faut aller à la poste pour faire suivre le courrier. Vous n’avez pas prévenu le facteur ? — Non. Comme vous voudrez. »

Nous fîmes donc un détour par Fontenay. Je donnai les instructions nécessaires, spécifiant bien de ne parler à qui que ce soit de ce départ et du changement d’adresse qui en était la conséquence.

L’installation

Nous arrivâmes enfin à la Vallée-aux-Loups. J’avais arrêté la voiture devant l’entrée principale. Léautaud dut faire quelques pas. Malgré le peu de distance qui séparait ma voiture de la porte d’entrée, dès qu’il eut pénétré dans le vestibule, il se laissa tomber sur la première chaise qui se trouvait là. Je mesurai ainsi son état de faiblesse. Mme le Savoureux, la directrice, l’infirmière, vinrent au-devant de lui, toutes trois souriantes, accueillantes, pleines de bonté, de sympathie.

L’installation fut vite faite. « Où sont les pyjamas ? » demanda l’infirmière. — Il n’en a pas, répondis-je sans la regarder. — Et son linge ? — Non plus. »

Deux jours plus tard, je proposai à Léautaud de lui acheter un vêtement de nuit qui lui permettrait, maintenant qu’il avait une chambre bien chauffée, de dormir plus à l’aise, qu’on faisait des pyjamas très simples et pas chers. « Ce n’est pas maintenant que je vais me déguiser en mirliflore ! » répondit-il en se moquant de moi. Je lui fis remarquer que les infirmières devaient s’étonner de voir qu’il dormait tout habillé. « Elles ne s’en aperçoivent pas, me confia-t-il. Je prends la précaution de ne me coucher qu’après leur dernière visite et le matin je me lève avant qu’elles n’arrivent. » Je ne trouvai rien à répondre.

Un autre problème se posait : le règlement des factures. Si j’avais révélé à Léautaud le prix réel de sa pension, il aurait voulu repartir aussitôt. Non par avarice, mais par manque d’adaptation. J’arrangeai donc les choses de façon à ce qu’un quart seulement fût payé par lui — et avec quels gémissements ! — et les trois autres quarts fournis par des avances que voulut bien me concéder le Mercure de France. Tout cela compliquait beaucoup la vie, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Quelques jours plus tard, il allait mieux. Les soins attentifs du docteur et de Mme le Savoureux, la température égale de sa chambre, la nourriture adaptée à son état, avaient fait de lui un autre homme. Il se sentait entouré, surveillé, soigné. Il grognait bien de temps à autre sur telle ou telle petite chose, mais plutôt par habitude que par conviction. Malgré les ordres que j’avais donnés à Fontenay pour le secret de son transfert à la Vallée-aux-Loups, trois jours après son arrivée s’abattit la cohorte des photographes. Ce lui fut une réelle distraction. Il se laissa prendre sous tous les angles et dans toutes les postures.

C’est en cette occasion que je m’aperçus combien sa mémoire était atteinte. Les photographes l’avaient promené dans tout le rez-de-chaussée de la maison, la salle à manger, l’escalier construit sur les données de Chateaubriand lui-même, les salons, le musée. Léautaud connaissait tout cela depuis plus de trente ans. Il me les décrivit avec admiration, comme une découverte récente. Je compris alors que la fin serait proche.

J’appris un soir que Léautaud avait donné l’ordre de refuser toutes visites, sauf les miennes. Ce dont je fus touchée à l’extrême. Je pris donc l’habitude d’aller le voir chaque jour en sortant de mon travail. Plus de colères, plus d’impatiences, une grande douceur qui donnait à ses yeux une expression qu’après plus de vingt ans de relations suivies, je ne lui connaissais pas encore. À deux reprises il en arriva même à me dire : « Je ne vous ai jamais entendu dire de bêtises. » Peut-être ne m’aurait-il pas dit cela dix ans plus tôt, même s’il l’avait pensé !

Au début de février, il survint de grands froids. Le sol était couvert de gel et je fus prévenue, par la directrice de la Vallée-aux-Loups de ne pas me risquer, par crainte d’accident.

Le dimanche 19 février, le dégel étant survenu, j’allai voir Léautaud. Il était très gai. Pourtant il avait ressenti le matin, dans la poitrine, un spasme qu’il n’avait jamais éprouvé. Je le convainquis que cela arrivait tous les jours, qu’on ressentait, jeune ou vieux, des choses qu’on n’avait jamais éprouvées auparavant. Il me sembla rassuré. Quand je pris congé, je le prévins que, fatiguée à l’extrême, je resterais trois jours sans venir, ceci sur ordre de mon médecin qui m’avait même obligée à prendre un congé de maladie. Léautaud n’eut pas de réaction.

Le lundi 20, très tôt dans la matinée, le Dr le Savoureux me téléphona pour me prévenir que Léautaud avait eu un malaise, que l’infirmière l’avait trouvé dans la ruelle de son lit, qu’on l’avait recouché, qu’il avait toute sa connaissance et sa raillerie, mais que je veuille apporter du linge car on avait dû le changer et c’est le Docteur lui-même qui avait prêté ce qu’il fallait.

Bien que ce fût un lundi, je pus dénicher, avenue du Maine72, une boutique ouverte où je trouvai le nécessaire. Quand j’arrivai dans la chambre de Léautaud, les bras chargés, il me fit une véritable scène, me disant que je le ruinais, que j’étais toujours une tête folle, que l’âge même ne m’avait pas assagie. Je le calmai en lui disant que tout était acheté à condition et que je pourrais rendre ce qui serait inutile. Ce fut sa dernière réaction. Il redevint tout de suite le Léautaud sensible et affectueux qu’il s’était révélé depuis son hospitalisation. Quand je le quittai, il reposait sur son lit. Je me penchai pour lui dire adieu. Sans me regarder, il me dit ces mots que je n’oublierai jamais : « Je ne vous embarrasserai plus longtemps. » Je feignis de ne pas entendre et me contentai de répondre : « À demain. »

Le lendemain j’étais si lasse que, rassurée par le Dr le Savoureux, je restai chez moi.

La mort

Le mercredi 22, je téléphonai pour prendre des nouvelles. Le Docteur me dit que son malade allait bien, qu’il reprenait des forces et de la vie, mais qu’il s’obstinait à faire la grève de la faim, ce qui lui semblait un caprice inexplicable. Encore très mal portante, je résolus de ne pas sortir.

À 11 heures, la propriétaire de Léautaud m’appela : le froid allait revenir, il fallait, de toute urgence, entourer les conduites de la maison vide avec de la paille et prendre les précautions nécessaires pour qu’il ne survienne pas de catastrophes. Heureusement que j’avais les clefs. Je me levai donc et m’en allai vers 3 heures à Fontenay, où, aidée par le jardinier, je mis tout en ordre.

Cela ne dura pas longtemps. Au lieu de revenir chez moi me reposer, je me décidai, n’étant qu’à quelques minutes de la Vallée-aux-Loups, d’aller prendre des nouvelles de Léautaud qui serait peut-être heureux de me voir puisque je lui avais dit que je ne viendrais pas avant quelques jours.

Quand j’arrivai, je rencontrai tout de suite l’infirmière. « Il va mieux, me dit-elle. À 2 heures je lui ai porté sa potion. Il l’a prise et, en me rendant la tasse, il m’a dit : « Et maintenant, foutez-moi la paix. » Il a dû s’endormir. » Ce « foutez-moi la paix » me parut de bon augure. Léautaud allait sûrement mieux puisqu’il redevenait lui-même.

Le Dr le Savoureux, sortant de chez une malade, vint à moi : « Il va très bien, mais il s’obstine, je ne sais pourquoi, à ne pas manger. Son déjeuner est toujours sur son poêle, au chaud, mais il s’obstine à ne pas le prendre. »

Me précédant, il ouvrit la porte de Léautaud, mais recula tout de suite, s’appuyant au mur, s’effaçant pour me laisser passer. Chose imprévue puisqu’un médecin entre toujours le premier dans la chambre de son malade. Je m’avançai à mon tour. Sur le lit placé dans l’axe de la porte, Léautaud vêtu comme à son ordinaire d’un bleu de travail et d’un chandail de couleur imprécise, coiffé de son énorme toque de lapin, gisait, les yeux clos, la bouche ouverte, les mains ouvertes, elles aussi, comme je l’avais vu si souvent en arrivant chez lui à l’improviste, mais, cette fois-ci, il nous avait quittés pour rejoindre ses chats et ses chiens dans le paradis des bêtes. « Tout est fini », dis-je au docteur qui ne répondit pas.

Léautaud était si calme, si détendu, il semblait si heureux, pourrais-je presque dire, que ma peine en fut allégée. Les souffrances, les angoisses de l’agonie lui avaient été épargnées. Les larmes me vinrent aux yeux, songeant que je ne reverrais plus son regard si moqueur et si tendre, que je n’entendrais plus sa voix si sonore, d’un timbre si rare, en même temps que sourdait en moi un étrange sentiment de délivrance…

Au fur et à mesure que Léautaud s’éloigne de nous, il nous apparaît délivré de la brume dans laquelle il se plaisait à s’envelopper. Ces quelques lignes de son Journal nous le révèlent.

« Personne ne m’aura connu. J’aurai été, sous mon rire, le désenchantement, le désespoir complet. Je ne l’ai jamais exprimé par pudeur, par crainte du ridicule. J’hésite même à le noter dans ce coin de Journal73. »

De même est-ce seulement longtemps après sa mort que, déchiffrant le monceau de notes et de fiches que, par hasard, il n’avait pas détruites, j’ai compris le sens de ce qu’il m’a dit le premier jour que je le vis : « On dit toujours du mal de ce qu’on n’a pas. » N’ayant pas de mère, n’ayant qu’un père indigne, il a nié la famille. N’ayant pas d’enfants, il prétendait vouloir les détruire tous. N’ayant pas connu l’amour, il en nia la réalité.

Moi-même, je ne sus que bien après qu’il m’eut quittée combien je lui étais chère. Ceci grâce à un papier déchiré, maculé, sur lequel je déchiffrai ces mots, presque illisibles :

« J’ai rêvé que je me trouvais au bas d’une colline derrière. laquelle se couchait le soleil. La gravissant, je vis un homme à contre-jour, que je reconnus pour être Valéry74. Je montai la colline, moi aussi, pour le rejoindre, mais lorsque j’arrivai au faîte, il avait disparu.

« Je vis alors un char funèbre qui venait probablement d’arriver puisque je ne l’avais pas vu d’en bas. Il avait une forme singulière. Il était entièrement recouvert de fleurs et le cercueil était suspendu entre les roues. Deux hommes se trouvaient là. Je leur demandai qui était dans ce cercueil. Ils me répondirent : “Marie Dormoy. ” J’ai sangloté.

Ces trois mots m’ont fait oublier tout le reste.

Conclusion

Presque tous mes grands amis sont morts. De tels deuils sont lourds à porter. D’autant plus lourds que nous avons parcouru ensemble un long trajet. Je suis allée vers eux quand j’étais encore très jeune, qu’eux étaient encore inconnus. J’ai vu s’affirmer leur présence, se lever leur gloire.

Quand je regarde un beau paysage, quand je m’arrête devant une œuvre d’art, quand j’écoute une œuvre musicale qui m’est chère, je pense à tel ou tel. Que dirait-il ? Que penserait-il ? La réponse ne vient pas.

Quand je marche au hasard des chemins, je ne m’entends plus héler familièrement par mon nom de petite fille, je ne reçois plus ce tutoiement né d’une vieille affection ou d’une tendresse spontanée, plus sensible, plus émouvant que le tutoiement même de l’amour.

Je pense alors avec mélancolie que lorsque je serai, moi aussi, endormie du grand sommeil sans rêves, personne ne se souviendra plus de la douceur de leur sourire, de la couleur de leurs yeux, du son de leur voix. Ce sera pour eux comme un second ensevelissement.

3 novembre 1961

Notes

1       « côtés » dans l’édition originale.

2       Ces trois adresses sont fort proches, la rue Bréa étant au carrefour Vavin, le 213 boulevard Raspail est un peu plus au sud et le 126 un peu plus au nord, dans la très agréable partie équipée d’un terre-plein central. Ces deux immeubles existent encore de nos jours.

3       Sic dans l’édition originale.

4       Lucien Michelot (1850-1929), organiste et compositeur, maître de chapelle en 1878, titulaire de l’orgue de l’église de Saint-Cloud puis, en 1918, de l’orgue de l’église Notre-Dame-des-Champs jusqu’à sa mort, inspecteur de l’enseignement musical. Marie Dormoy a signé « Pierre Michelot » la préface de la première édition du Journal particulier de Paul Léautaud paru aux éditions du Cap en 1956. Elle lui dédiera sa traduction des Lettres de Michel-Ange parue chez Reider en 1926 (deux volumes). De nos jours on dirait que Lucien Michelot a eu, envers une Marie Dormoy de quinze ans (de nombreux textes citent pudiquement « 17 ans »), des « comportements inappropriés » qui le conduiraient directement en prison.

5       Camille Andrès (1864-1905 ?), lui aussi titulaire de l’orgue de l’église Notre-Dame-des-Champs et professeur de piano, d’harmonie et de contrepoint. Camille Andrès a surtout composé des œuvres profanes, comme la chanson Les Chevaliers du bon bock sur des paroles de Léon Durocher, dont voici le refrain : « Dressez l’oriflamme des Bon-Bockeurs ! / Pour le vin, la femme, pavoisez vos cœurs ! »

6       Journal de Paul Léautaud au onze février 1935 : « Elle voulait dans sa jeunesse faire du chant. Michelot, qui hésitait pour sa part beaucoup à l’encourager dans cette voie, l’avait menée prendre conseil d’un professeur, qui l’en dissuada catégoriquement. »

7       Note 16 du livre : Marguerite Boès, femme de Karl Boès, directeur de La Plume.

8       Le Petit ami.

9       Pour Jeanne Forestier, voir aussi le conte d’Auguste Poulon, le plus éminent léautaldien de notre temps, Mais les violettes étaient pour vous.

10     Mercure du 1er mai 1922. Selon le Journal de Paul Léautaud au quatre avril 1922 : « Visite d’une dame, auteur d’un article sur Bourdelle, venue me demander à revoir ses épreuves pour un ajouté. Une amie de Mme Boès. Elle a deviné qui j’étais et m’a dit que Mme Boès devait nous faire nous connaître. Tout à fait charmante. Elle est restée deux minutes et je n’ai même pas retenu son nom. » Cette rencontre semble bien être la première dans la mémoire de Paul Léautaud.

11     Rachilde n’était pourtant plus, depuis mai 1924, responsable de la rubrique des romans au Mercure.

12     L’Exorcisée a été annoncé dans les journaux à partir du 19 février 1927. Une petite critique en est parue dans Le Soir du six mars (page deux) et dans Le Matin du onze (ci-dessous), Le Quotidien du 23 mars, page cinq, Comœdia du huit avril page deux (cinq lignes). On peut aussi en lire une jolie critique en conclusion de la « Chronique des livres » de François Prieur en page cinq du Petit Provençal du treize mai et aussi une cinquantaine de lignes de Léon Treich dans L’Avenir du trente mai, page deux.

Le Matin du onze mars 1927

13     Cette action se situe en août 1927 (voir au 25 août) : « Ce matin, visite de Vollard, […]. C’est la demande du Petit Ami pour une édition de grand luxe. »

14     Édouard Vuillard (1868-1940), peintre, dessinateur, graveur et illustrateur. Édouard Vuillard réalisera, le 23 juin 1934 un portrait (lithographie) de Paul Léautaud dans son bureau du Mercure, destiné au frontispice d’Amour, qui paraîtra aux éditions Spirale le vingt décembre 1934.

15     Journal au huit juin 1932.

16     Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, différente de la Bibliothèque d’art et d’archéologie Jacques Doucet qui s’est longtemps tenue au trois rue Michelet avant d’être administrée par l’Institut national d’histoire de l’art, dont la bibliothèque occupe la salle Labrouste de la BNF.

17     Sur les conditions de cette visite des Doucettes à Fontenay, lire le récit qu’en fait Marie Dormoy dans son « Histoire du Journal », qui ouvre le tout petit quatrième volume du Journal dans l’édition de 1986. Cette partie du texte a été reproduit dans la deuxième page sur Fontenay-aux-Roses.

18     Journal au lundi 11 juillet 1932, Marie Dormoy s’étant rendu à Fontenay-aux-Roses la veille. On peut observer une conversation analogue avec Fernande Olivier le neuf juin précédent.

19     Journal de Paul Léautaud à la même date : « Arrivés au tramway qui la ramenait à Paris, au moment de monter, elle se ravise et revient à moi en courant pour m’embrasser. Je ne sens que le ridicule de ces démonstrations. »

20     Marie Dormoy et Paul Léautaud sont devenus amants au début de 1933.

21     Journal littéraire, même date : « Au dîner, hier, j’avais dit quelques mots sur la difficulté qu’il y a à boire du bon café hors de chez soi, quelque chic que soit le restaurant où l’on va. Ce matin, la concierge du Mercure me monte un paquet qu’elle vient de lui déposer pour moi : deux échantillons de café achetés par elle au magasin du boulevard Saint-Michel, puis au moins un kilo de sucre pour les chiens. J’ai essayé le café à déjeuner. Pas du tout le goût qui me plaît : fade et légèrement sucré. Elle s’est donné de la peine pour rien. »

22     Marie Galier (1868-1950), a épousé en 1896 Henry-Louis Cayssac et a rencontré Paul Léautaud pour une histoire d’animaux en février 1908. Anne Cayssac ne sera mentionnée dans le Journal qu’un an plus tard, le seize février 1909 : « Mme Cayssac fort jolie ». Ils deviennent amants en mars 1914 et le resteront jusqu’en 1933, Marie Dormoy prenant en quelque sorte le relais. Malgré des crises particulièrement rudes de la part d’Anne, elle et Paul s’entendaient particulièrement bien sur le plan sexuel mais pouvaient aussi être d’excellents camarades au point de former parfois presque un couple. Sans amour aucun de part et d’autre, Anne Cayssac a été la personne avec qui Paul Léautaud s’est le mieux accordé malgré des crises violentes, dont les récits récurrents dans le Journal sont particulièrement pénibles à lire.

23     Marie Pezé (1814-1887) a été la nourrice de Paul Léautaud de 1874 à 1882.

24     Madame van Bever, née Marguerite Louise de La Quintinie, était la descendante du célèbre collaborateur du jardinier André Le Nôtre, à Versailles. Paul Léautaud aura l’occasion de se rapprocher de Maguerite van Bever à l’occasion de la mort de son mari (début 1927) avec qui il a rédigé les trois éditions des Poètes d’aujourd’hui. Journal littéraire au onze janvier 1927, quatre jours après la mort d’Adolphe van Bever : « Mme van Bever, femme admirable. Simple, silencieuse, aucun étalage, aucun trémolo, aucun chiqué, rien de ce panégyrique exagéré du mort comme on voit quelquefois en faire et par des femmes qui n’ont pas eu pour leur mari tout le dévouement de Mme van Bever pour le sien. Parfaite en tous points. Quelle chance il a eue, dans son malheur, de tomber sur une femme pareille, qui non seulement l’a soigné sans relâche, mais encore l’a aidé dans ses travaux. »

25     Après la note 22, on peut ajouter qu’Anne et Paul étaient complices sans être amis alors que Marie et Paul étaient amis sans être complices.

26     Pour Paul Léautaud, les femmes sont toujours intéressées, comme on a pu le lire ici-même le quinze octobre dernier à propos de la dame rencontrée par Jean Saltas en 1942 après la mort de son épouse : « Elle a bien mis la main sur lui, c’est sûr. Il n’y a pas à avoir de doute. Elle a dû penser à l’héritage. »

27     Marie Dormoy se fiche du monde, la « mystérieuse C. N., c’est elle, masquée ainsi par elle-même, le plus souvent dans des circonstances érotiques à l’occasion de la dactylographie du Journal. C’est elle aussi qui l’interpellait par « Allo », selon des mots même de Paul Léautaud. Journal littéraire au neuf février 1935 : « À midi, rue Dauphine, je filais déjeuner. Une voiture se range au bord du trottoir : “Allo ! Allo !” C’était Marie Dormoy. » Voir aussi le même Journal au 26 février 1936 : « Visite de Geneviève Chatelain, que j’ai vue naître, que j’ai tant promenée et tant fait jouer enfant. 34 ans. Mariée. Mère de famille. « Bonjour Paul », « au revoir Paul ». Curieux effet de m’entendre appeler par mon prénom par une femme. Il y a plus de vingt ans que cela ne m’était arrivé. Le « Fléau » ne m’appelait et ne m’appelle encore jamais que : « Dites donc ! » C. N. ne m’appelle jamais que : « Allo ! allo ! »

28     Peut-être un peu avant, le trois août 1933 (voir le Journal particulier).

29     Journal particulier au neuf avril 1937.

30     Chronique filmée du mois, octobre 1937 (et non 1934), page douze. Une page web sur cette revue est prévue ici en octobre 2026.

31     Marie Dormoy s’emmêle un peu dans les dates. Amour — Aphorismes est effectivement paru dans les conditions qu’elle décrit le vingt décembre 1934 suite à la publication d’une « Gazette d’hier et d’aujourd’hui », embryon de ce texte dans le Mercure du premier octobre 1933, page 231. La plaquette (41 pages) sera reprise par le Mercure en 1939. Journal au deux janvier 1939 : « Les épreuves d’Amour sont arrivées au Mercure. » On ne confondra pas Amour avec Amours, paru dans la revue à l’automne 1907 et jamais publié en volume du vivant de Paul Léautaud.

32     Auguste Perret (1874-1954), architecte que Marie Dormoy a rencontré en 1920 chez le sculpteur Antoine Bourdelle, qui réalisait alors le buste d’Auguste Perret. Une visite du Théâtre des Champs-Élysées, construit par Auguste Perret en 1912-1913, avec des décors d’Antoine Bourdelle, était prévue pour les élèves du sculpteur dans les jours suivants. Marie Dormoy fut invitée à se joindre au groupe. La première lettre connue d’Auguste Perret à Marie Dormoy date du deux novembre 1922 et, selon Ana bela de Araujo, éditrice de la Correspondance entre Auguste Perret et Marie Dormoy, c’est le 29 juillet 1925 qu’ils devinrent amants.

33     Henri Matisse (1869-1954) est considéré comme le chef de file du fauvisme, mouvement caractérisé par des couleurs très appuyées, voire violentes, des formes à larges traits, les contours marqués. Henri Matisse a été une des références de son siècle. D’abord clerc de notaire, Henri Matisse découvre la peinture à l’occasion d’une longue convalescence le forçant à l’inactivité. Une fois rétabli, il suit des cours de dessin en province puis se rend à Paris où il finit par s’inscrire à l’école des Beaux-Arts… Précisons que Marie Dormoy fréquentait aussi le physicien Georges Matisse (1874-1961) dont Paul Léautaud a parfois cité le nom seul sans préciser de quel Matisse il s’agissait et s’est même parfois trompé de prénom, comme les 29 et trente juin 1944.

34     Journal au 23 juin 1934 : « Ce matin, au Mercure, Vuillard, amené par Marie Dormoy, pour ce croquis de moi destiné au petit opuscule d’Aphorismes. Je ne l’avais pas vu depuis le temps des premières représentations de l’Œuvre. Charmant, simple, cordial. Un petit homme, le visage resté jeune, des yeux d’enfant, de ces hommes qui, sans leur barbe, ne seraient presque plus rien. » Lire la suite.

Portrait de Paul Léautaud par Édouard Vuillard

35     Journal au deux mars 1935 : « Je me suis acheté un paravent XVIIIe assez joli, et deux fauteuils Louis XV, copie, pas laide, d’une jolie simplicité. Achat que je regrette ce soir. Pour 1 000 ou 1 200 francs de plus, j’aurais pu trouver des fauteuils médaillon Louis XVI — ce que je désirais, d’ailleurs — d’époque. Je ne serais pas mort de ce surplus. »

36     Note 19 du livre « V. : Léautaud employé, “Mercure de France”, mai 1957. »

37     Sur papier 21 x 27, format standard de l’époque, plus court que le A4 que nous connaissons, et en double interligne afin de pourvoir assurer les corrections. L’édition du Mercure, bien plus compacte, représente la moitié de la pagination, soit 6 400 pages. L’image ci-dessous présente côte à côte un fragment de la dactylographie de Marie Dormoy, environ une demi-page (reconstituée d’après une mauvaise photographie, mais exacte) à côté du même texte tel que publié en volume. L’amateur pourra comparer les deux versions, le manuscrit pouvant être différent encore. La couleur bleue de la frappe indique très vraisemblablement une copie carbone.

38     De mai à octobre, Anne Cayssac s’installait à Pornic ou elle possédait une maison.

39     Pour six chroniques, de janvier 1939 à janvier 1941.

40     Cette répétition générale a eu lieu à la Comédie-Française le quinze décembre 1950. Lettre à Marie Dormoy datée du quatre décembre : « Ce matin, lettre de Denoël. / Nous serons conviés, vous et moi, à la première des Caves du Vatican, le vendredi soir 15 décembre. Il ne dit pas quelle heure. Il faudra le savoir. / Pour mon retour, je lui dis de ne déranger personne : dernier autobus pour Fontenay minuit et demi, m’y conduire en voiture à peine un dérangement, étant votre quartier. »

41     Paul Léautaud ne devait pas avoir ce jour-là un aspect très différent que sur cette photo prise deux ans plus tard, le 22 février 1953 lors d’une reprise de Lorenzaccio au TNP (photographie d’Agnès Varda).

42     Journal au onze mars 1936 : « Auriant a été entendre Tristan et Iseult à l’Opéra. Transporté. Il m’en a parlé. J’en ai parlé à Marie Dormoy. Je lui ai offert de louer des places, d’y aller ensemble. C’était entendu. Puis elle a décidé d’avoir des places par Darius Milhaud. Nous y sommes allés ce soir. Pour elle, qui connaît Tristan par cœur, grand plaisir, grande « communion ». Pour moi, aucun agrément. Absurdité complète. On se demande pourquoi tout ce vacarme, pourquoi ces gens crient pareillement. Pas moyen de saisir un mot de ce qu’ils disent. Le mythe de Tristan et Iseult est une merveille, une des plus émouvantes peintures de l’amour. Tout ce bruit n’y ajoute rien. Au contraire. / J’ai remis pour la circonstance mon habit, fait en 1908, enveloppé (depuis ma dernière soirée, 1920, je crois) et retrouvé intact. Je n’ai pas bougé d’une ligne. Il ne m’irait pas mieux si je l’avais fait faire ces jours-ci. »

43     L’album de photographies de Marie Dormoy reproduit, page 77, l’image ci-dessous, d’un Paul Léautaud bien plus âgé.

44     Peut-être le deux décembre 1938.

45     Henri Girard (1877-1935), bibliothécaire à la Bibliothèque nationale (1907-1927), puis administrateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, docteur ès lettres en 1921, spécialiste du romantisme. Henri Girard a écrit une Histoire de la bibliothèque Sainte-Geneviève (Champion 1935). Henri Girard est mort à 58 ans en tombant du toit de la bibliothèque Sainte-Geneviève à l’occasion de la vérification de travaux (Journal littéraire au 25 juin 1935).

46     Lettre de Marie Dormoy reçue le sept novembre 1934 : « Mon très cher. / Je ne veux pas rentrer chez moi sans t’envoyer un mot. Ce matin, les quelques lignes que tu as écrites m’ont bouleversée. Si je n’avais été sous les regards curieux de Rouveyre et d’Helleu (tous deux déjeunaient à deux pas de nous) j’aurais pleuré. C’est délicieux d’être aimée ainsi. C’est le seul enivrement réel. Pourquoi mets-tu tant de soupçons, d’injures, tant de moqueries, tant d’incompréhension entre nous ? Comment ne sens-tu pas ce que j’éprouve pour toi ! Quand Girard te nomme “mon vieil enfant”, il n’a pas tort. Ce que j’éprouve pour toi est si profond, si grave, que c’est bien en effet comme une maternité que complèterait la joie physique. / Peut-être me verras-tu enfin un jour telle que je suis réellement. » Après avoir reçu cette lettre, Paul Léautaud écrit dans son journal : « Ne m’enchante pas du tout cette histoire de “vieil enfant”. » Puis il développe sur une douzaine de lignes les sentiments qu’il éprouve pour Marie Dormoy. Cette date du sept novembre 1934 a été supprimée dans l’édition en volume du Journal littéraire et se trouve dans le tapuscrit de Grenoble.

47     Ce château se trouve dans la commune de Forcé, à huit kilomètres au sud-est de Laval, desservi par la route départementale 211. Les documents les plus précieux de la bibliothèque Sainte-Geneviève et de la bibliothèque Doucet y avaient été entreposés dès l’Invasion de l’armée allemande. Ils n’y sont restés que quelques semaines.

48     Note 20 du livre : « V. : Journal littéraire, 20 mai 1940. »

49     Rose Adler (1890-1959), relieuse et décoratrice travaille pour la bibliothèque Doucet. Son Journal (1928-1959), est paru en 2014 aux éditions des Cendres (490 pages).

50     Le premier septembre 1939.

51     Henri Mondor (1885-1962) présente la particularité d’un grand éclectisme et aussi d’une grande réussite dans tout ce qu’il a entrepris. C’est l’un des rares savants à faire partie de quatre académies, dont l’Académie des sciences et l’Académie française. Son père n’est que directeur de l’école primaire d’une petite ville du Cantal. En 1903, Henri Mondor « monte » à Paris pour suivre les cours de la faculté de médecine. En 1909 il arrive deuxième au concours de l’internat. Il est chirurgien des hôpitaux en 1920 et agrégé de chirurgie en 1923, chef de service en 1932. Henri Mondor a été élu à l’Académie française en avril 1946 au fauteuil de Paul Valéry et reçu par Georges Duhamel en octobre 1947.

52     Début avril 1943 est organisée par Marie Dormoy à la bibliothèque Doucet une exposition de reliures (dont peut-être quelques-unes de Rose Adler) ; Paul Léautaud y est allé. Journal littéraire au huit avril 1943 : « Obligé de faire la connaissance de M. Paul Rodier, marchand d’étoffes pour dames, rue des Moulins, bibliophile, membre de la Soc. Jacques-Doucet, sorte de Jacques Doucet en réduction, étonnant de conservation pour son âge, 78 ans, qui a l’air, lui aussi, fort satisfait de lui-même, qui m’entreprend sur mes écrits, avec éloges naturellement […] »

53     Journal littéraire au premier décembre 1941 : « De même, sur son bureau, une coupure d’Argus. Je la prends pour voir ce que c’est. Relative aux fameux déjeuners qu’elle avait organisés chez elle, au début de la guerre, prétendument pour fournir de l’argent pour acheter des livres pour les prisonniers. Je me rappelle en avoir lu un matin, par hasard, elle absente, la sorte de prospectus qu’elle avait rédigé, et cette perle qui s’y trouvait, tout un programme : « On peut amener son flirt. » Je vois aujourd’hui, sur cette coupure, qu’au nombre des convives il y eut cet étonnant sot de Henri Mondor, ce qu’elle ne m’a jamais dit. »

54     On pourra lire une longue page sur les conditions de la réalisation de ce portrait. Dans l’édition papier du Journal littéraire, ces séances de pose s’étalent sur deux étés, ce qui est peu crédible.

55     Henri Matisse est né dans le département du Nord.

56     Lydia Délectorskaya (1910-1998), orpheline, a fui la Russie en espérant entreprendre des études de médecine à Paris. A 22 ans, sans aucune formation artistique, elle devient dame de compagnie d’Amélie Matisse (1872-1968) puis modèle d’Henri Matisse, puis secrétaire et aide d’atelier. Au départ d’Amélie, Lydia est resté aux côtés d’Henri Matisse jusqu’à sa mort en 1954.

57     Note 21 du livre : « V. : Robert Mallet, Pages de Journal, « Mercure de France », mai 1957. » Ces « pages de journal » (58 à 67) ont pour titre « Les attendrissements d’un cynique ».

58     Il est surprenant que Marie Dormoy oublie l’organiste Marcel Dupré dont le portrait figure dans ce recueil. Paul Léautaud a été la sixième personnalité à bénéficier d’une série d’entretiens à la radio après André Gide par Jean Amrouche à partir du dix octobre 1949, Marcel Dupré par Bernard Gavoty (05/12/1949), Colette par André Parinaud (20/02/1950), Blaise Cendrars par Michel Manoll (16/10/1950) et le compositeur Arthur Honegger par Bernard Gavoty à partir du 18/10/1950.

59     Journal littéraire au onze mars 1950 : « Je me suis fait, toute la semaine, à l’avance, un grand plaisir de dîner, ce soir, chez Marie Dormoy, avec cette dame Charlotte Pacon. Aujourd’hui, c’est sans entrain que j’y vais. Je suis sûr que c’est pour me montrer comme une curiosité à cette amie qu’elle m’a invité. Il est vrai, je dois le dire, que cette Mme Pacon lui a exprimé le vif désir de me connaître. » Si à cette date, Paul Léautaud connaissait l’existence de cette amie de Marie Dormoy, il ne l’avait, à l’évidence, jamais rencontrée.

60     Immense naïveté de Paul Léautaud, à tout le moins. À cette époque, Marie Dormoy habitait rue Paul-Appel, aux confins du XIVe arrondissement où avaient été construits des immeubles pour personnes mal logées. Il est inenvisageable que qui que ce soit passe là « par hasard ».

61     Si on lit bien, Charlotte Pacon était la deuxième « complice », ce qui est surprenant.

62     La première émission, de présentation, diffusée le quatre décembre 1950, réunissait André Billy, Marie Dormoy et André Rouveyre. Paul Léautaud n’y a pas participé. Ont ensuite été diffusées trente émission jusqu’au 19 mars 1951. Devant le succès de ces émissions, une autre série de dix émissions a été diffusée, du neuf mai au dix juillet. Nous sommes bien au-delà des deux mois avancés par Marie Dormoy.

63     Paul Hartmann (1907-1988), a fondé, à l’âge de 19 ans La Nuée bleue. Cette maison d’édition a publié en mai 1926, Le Tourment de Jacques Rivière de François Mauriac (34 pages). En 1931, Paul Hartmann a épousé Madeleine Charléty, la fille du recteur à qui PL a écrit en 1934 dans le but de confier son Journal à la bibliothèque Doucet. À Paris, La Nuée bleue devient la maison « Paul Hartmann » et publie Paul Valéry, André Maurois, puis Colette. Au début de la guerre, Paul Hartmann rejoint la Résistance à Chambéry grâce à des faux papiers que lui a procurés son ami Georges Duhamel. Il se spécialise dans le renseignement, aidé par Madeleine, qui s’intéresse à la confection de faux papiers. À la Libération, Georges Duhamel revenu naturellement dans les murs — ne serait-ce qu’en tant qu’actionnaire — après un court intérim exercé par Marcel Roland en confie la direction à Paul Hartmann, qui restera jusqu’à ce que Gallimard reprenne la maison en 1958. Paul Hartmann sera ensuite directeur de fabrication chez Flammarion avant de créer puis diriger le service des éditions de l’École pratique des hautes études jusqu’en 1970, tout en continuant, au moins jusqu’en 1967, de diriger sa propre maison d’édition. Source : Agnès Callu, Paul Hartmann : histoire intellectuelle d’un itinéraire éditorial, IMEC.

64     La publication du Journal littéraire a commencé dans le Mercure de France le premier janvier 1940 depuis la première date (novembre 1893) et s’est interrompue en juin suite à l’invasion allemande, après la date du vingt novembre 1903 et avec cette cruelle indication : « À suivre ».

65     Le troisième volume, qui couvre intégralement les années 1910 à 1921 porte l’achevé d’imprimer du treize avril 1956, soit 51 jours après la mort de Paul Léautaud le 22 février.

66     En septembre 1954, Paul Léautaud a envoyé pour publication à la demande de la revue mensuelle La Table ronde des fragments de l’année 1953 dactylographiés par Marie Dormoy. Il semble bien qu’en octobre, le document ait été dérobé dans les bureaux de La Table ronde, dépendante des éditions Plon. De fait tout le début de l’année 1953 du Journal littéraire manque. La première date est le vingt mai.

67     L’affaire se situe bien avant cette date, à l’été 1919. Journal littéraire au 17 août : « Passé l’après-midi à faire le nettoyage et le tri, dans mes dossiers de notes, papiers, correspondances, coupures de journaux, doubles de lettres, et je n’ai pas fini. Bien près des deux tiers descendus dans le jardin et brûlés. Je me sentais pris comme d’une démangeaison d’en faire autant pour mes dossiers de Journal. Retrouvé pas mal de papiers s’y rapportant, notes prises en abrégé, plusieurs sans dates, ce qui va ajouter à mon manque d’entrain et d’intérêt pour la mise en état pour l’édition, la façon que je remets sans cesse ce travail le prouve. » Vendredi 19 août : « Continué tantôt le tri de mes dossiers de papiers. Encore brûlé dans le jardin un fameux tas. »

68     Germaine André, amie de Marie Domoy, a épousé le docteur Lazare Bercovici, d’origine roumaine. Avant-guerre Lazare Bercovici était employé par la compagnie maritime Paquet et la famille habitait Aix-en-Provence. La guerre survenue la famille s’est installée, curieusement dans le nord de la France, à Guise, à une trentaine de kilomètres à l’est de Saint-Quentin où Lazare Bercovici a ouvert un cabinet médical. Dénoncés, internés un temps à Compiègne et libérés sous intervention, les Bercovici se sont réfugiés à Albi où ils ont été hébergés dans la grande maison de Jeanne Cauquil-Farre. Muni de faux papiers, Lazare put rejoindre les Forces française libres en Algérie. Pendant la guerre, Paul Léautaud a pu profiter de nombreux colis de tabac et de café provenant des Bercovici.

69     Julien Benda (1867-1956), critique, philosophe et écrivain, est principalement connu pour son ouvrage de 1927 La Trahison des Clercs. Julien Benda a été, dans les années 1930, une des figures intellectuelles les plus respectées de la gauche antifasciste. Julien Benda a été pressenti à quatre reprises entre 1952 et 1955 pour recevoir le prix Nobel de littérature. Paul Léautaud et Julien Benda se sont fréquentés régulièrement tout au long de leurs vies, notamment lors de déjeuners organisés à la Vallée-aux-Loups par Henri Le Savoureux

70     Henry le Savoureux (qui tenait au le en minuscules, 1881-1961), psychiatre, médecin-directeur de la Maison de Santé de la Vallée-aux-Loups (Châtenay-Malabry), fondateur de la Société Chateaubriand. C’est en 1914 qu’Henry le Savoureux achète, avec le docteur César Hugonin, la propriété où Chateaubriand avait habité de 1807 à 1818 pour la transformer en maison de santé psychiatrique. Henry le Savoureux et son épouse, le docteur Lydie Plekhanov (1881-1978) dirigent la maison de santé et y animent un salon littéraire très fréquenté : Anna de Noailles, Henri de Régnier, Saint-Exupéry, Paul Valéry, Julien Benda, Jean Fautrier, Paul Morand, Édouard Herriot, René Pleven… Pendant la Guerre, des patriotes menacés y trouvent abri.

71     Corrigé de « se regimba ».

72     C’est avenue du Maine, derrière la gare Montparnasse de l’époque, qu’habitait la deuxième nourrice de Paul Léautaud, dans les années 1872-1873.

73     Journal littéraire au 25 février 1933.

74     Note 23 du livre : « Souvenir du dénouement de La Ruée vers l’or, première version, dont il avait gardé un inoubliable souvenir. » Note de 2025 : par « première version », Marie Dormoy évoque la version du film de Charlie Chaplin sortie en France en octobre 1925 par rapport à la reprise, sonorisée et raccourcie de 24 minutes en 1942.