Poètes d’aujourd’hui, par Henry Bordeaux

Compte rendu d’Henry Bordeaux IIILe Visiteur — La Flûte amère de l’automne…L’AbreuvoirQuand la vie est passéePromenade d’automneNotes

Page mise en ligne le quinze novembre 2024. Temps de lecture : 17 minutes.

Se poursuit ici la série de pages sur les critiques des Poètes d’aujourd’hui, chaque quinze mars et quinze novembre. La Journée mondiale de la poésie se tient chaque 21 mars mais une seule publication par an ne suffit pas à donner dans un temps raisonnable l’ensemble des critiques qui ont accompagné la parution du premier tome des Poètes d’aujourd’hui.

Voir aussi Les Poètes d’aujourd’hui et la Critique, par Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui, par Henri de Régnier et Poètes d’aujourd’hui, par André Thérive. Sont attendus, dans l’ordre de publication de l’époque, un nouveau texte d’Henry de Régnier, un texte de Gaston Deschamps, puis de René Doumic, de Louis Dumur…

Une étoile suivant les noms des poètes indique leur présence dans le premier tome des Poètes d’aujourd’hui.

Compte rendu d’Henri Bordeaux parue dans La Revue hebdomadaire du 29 septembre 1900 :
Les livres et les mœurs1

Le bruit orageux du siècle en marche nous empêche trop souvent d’écouter la voix des poètes qui bercent nos inquiétudes avec leurs rêves ou donnent à nos sentiments confus une expression ordonnée, à nos passions changeantes une attitude immobile et durable. Voici une occasion de réparer cette injustice du silence2 : MM. van Bever et Paul Léautaud publient un recueil de morceaux choisis, tirés des poètes d’aujourd’hui, de ceux qui firent imprimer au cours de ces vingt dernières années. En feuilletant ce petit livre, semblable à un lac aux flots divers, il sera loisible à notre souvenir de remonter jusqu’aux sources qui l’alimentèrent et de s’attarder, comme en un bain vivifiant, aux eaux les plus fraiches et les plus limpides.

Il n’est point aisé de colliger les pages littéraires les plus significatives sinon les plus belles d’une époque, et spécialement de l’époque même où nous nous agitons. Alors le temps n’a pas encore fait son œuvre de classement et d’oubli. Comment démêler ce qui doit survivre de ce qui est destiné à la mort prochaine ? Il faut un esprit critique, avisé et lucide. Et il faut encore un esprit indépendant et équitable, inaccessible aux coteries, dégagé des cénacles et plus soucieux de justice qu’enclin à l’amitié et à la camaraderie. Je n’ose dire que ce recueil de nos Poètes d’aujourd’hui nous apporte la surprise aimable de tant de perfection. Car il apparaît, dès la couverture, qu’il ment à son titre. Son titre nous promettait le tableau complet de notre poésie française de 1880 à 1890 or, vous chercheriez en vain dans le volume les noms de M.M. José-Maria de Heredia*3 dont Les Trophées, de retentissante mémoire, parurent, si je ne me trompe, en 1892(4) ; Léon Dierx aux délicates mélancolies, Sully-Prudhomme, Coppée, et aussi tous les parnassiens5 qui ne congédièrent point leur muse en l’année 1880. Veut-on insinuer qu’à cette date le Parnasse avait fait son œuvre, et qu’ainsi l’on n’a voulu tenir compte que des influences et des écoles nouvelles ? Il eût été de bon ton de le signaler dès l’abord ; et d’ailleurs, autre observation, si je ne veux point discuter l’importance que doit prendre dans les lettres le mouvement appelé symboliste, j’ajouterai que dans un recueil intitulé Poètes d’aujourd’hui, on ne peut raisonnablement omettre les poètes qui s’efforcent d’exprimer le mouvement de leur cœur sans éprouver l’impérieux besoin de s’enrôler sous une bannière. Puisqu’on voulait accueillir toutes les manifestations nouvelles, — pourvu qu’elles fussent empreintes de beauté, — pourquoi ne pas offrir une place aux vers langoureux de M. André Rivoire6 ou de Mme la comtesse de Noailles*, philosophiques de M. Eugène Hollande7, frais et agrestes de M. Gabriel Vicaire8, fermes et sereins de M. Maurice Pottecher9 (le Chemin du repos), élégants et fluides de M. Édouard Ducoté10 (Au Séjour des ombres heureuses), âpres et désordonnés de M. Robert de Souza11, frémissants d’intelligence de M. Marcel Proust, plastiques de M. Lionel des Rieux12, graves et sincères de M. Victor Margueritte, superbement descriptifs de M. Paul Souchon* ?… Cette énumération n’a pas la prétention d’être complète ; elle ne renferme nullement mes préférences. J’écris dans un coin de montagne13 dépourvu de bibliothèque quelques noms de poètes me viennent simplement à la mémoire, et je n’estime point qu’un grand nombre de ceux qui figurent aux Poètes d’aujourd’hui aient retenu plus que ceux-là, entre 1880 et 1900, la faveur ou l’estime du public. Il y a donc quelque légèreté dans un classement aussi incomplet, et les oubliés auraient le droit d’être étonnés de tant d’indulgence accordée aux uns et de tant d’ostracisme distribué aux autres.

Puisqu’on voulait faire un choix parmi les poètes, ne convenait-il point aussi de laisser mûrir quelques jeunes talents dont les promesses sont encore légères (exemple M. Emmanuel Signoret*, M. Paul Valéry*), et d’abandonner à leur infortune méritée certains auteurs dont on s’obstine en vain à vouloir encombrer la littérature, et qui périront sans remède, pour n’avoir jamais vécu, malgré les efforts un peu ridicules de ceux qui prétendent les sauver, soit par une absence totale de goût, soit par un amour immodéré de ce genre de divertissement qu’on a dénommé fumisterie ? Car c’est une plaisanterie mauvaise que de continuer à imposer à un public légitimement récalcitrant le nom de M. René Ghil*14, par exemple, qui, non satisfait d’être le mystérieux et absurde théoricien de l’instrumentation, publie périodiquement avec une déplorable fécondité ses enfantillages sonores et ses affligeantes déraisons. Or, les meilleures farces sont les plus courtes : il nous semble que celle-ci dure depuis quinze ans. Depuis que Paul Verlaine écrivit les Poètes maudits, tout poète se croit tenu avec une superstitieuse soumission de vénérer Tristan Corbière* et Arthur Rimbaud*. Le hachis romantique du premier offre aux lèvres un plaisir douteux ; et quant à Arthur Rimbaud, il ne laissera dans l’histoire littéraire, si elle consent à entrer dans les détails de nos manifestations d’art, que le souvenir d’une vie errante, hardie et singulière, et d’une précocité bizarre et un peu perverse, qui s’amusait drôlement à compromettre la muse lamartinienne (voir les Chercheuses de poux). Déplorerai-je la place accordée à M. de Montesquiou ? Deux ou trois sonnets délicats des Chauves-Souris n’excusent point cet amateur, étonnamment rebelle à la paresse et au découragement, de persister, en des volumes qui tombent comme la pluie dont elles apportent l’ennui, à travailler dans « l’artifice démodé et l’obstination stérile »15.

Il fallait élaguer beaucoup, d’une part, et de l’autre il fallait ne pas se limiter, ou presque, aux poètes symbolistes16. Je veux parler de l’école qui prit à tort le nom de symboliste. Car de tout temps le symbole fut cher à la poésie qui aime à recouvrir les sentiments de notre cœur de ces comparaisons plastiques empruntées au monde extérieur. Dante et Pétrarque lui donnèrent une vie ardente et précieuse ; ils asservirent la beauté de l’univers à l’expression de leurs âmes passionnées, Ainsi le dernier, pour retracer le jeune trépas de son amour, se contentait de nous dire « Un laurier jeune et svelte fleurissait et de son ombre sortaient des chants d’oiseaux, et un coup de foudre le déracina. C’est de là que ma vie est triste. Pareil ombrage ne se retrouve jamais… » Cette forme allégorique revêt le monde invisible de nos pensées et de nos tendresses du charme apparent et sensible qui s’attache, par exemple, à quelque jardin aux fleurs éclatantes et parfumées, à quelque forêt aux arbres majestueux, aux retraites profondes, à la mer aux flots changeants et sonores. Rien, d’abstrait et de figé ne dépare plus l’œuvre d’art qui devient toute volupté et nous fait sans effort rêver ou réfléchir. La Vigne et la Maison de Lamartine, la Bouteille à la mer d’Alfred de Vigny, sont ainsi merveilleusement symboliques. Nos poètes modernes n’ont fait que suivre une ancienne tradition. Quelques-uns, par leurs ardeurs déréglées et une fâcheuse hypertrophie de la personnalité, s’efforcèrent de la corrompre : ils voulurent être des auteurs difficiles, et leurs fantaisies dérisoires sont devenues de puérils amusements ; ne s’imaginaient-ils pas, avec une candeur ineffable, imposer les travaux d’Hercule pour découvrir au fond de leurs poèmes quelque indélébile banalité ?

M. Henri de Régnier a parfaitement caractérisé le mouvement symboliste que deux courants parallèles agitèrent, l’idéalisme et l’individualisme. Ce fut une réaction contre l’envahissement des lettres par la littérature brutale de l’école naturaliste, — utile réaction qui défendit la beauté idéale et prétendit même remporter à des hauteurs inaccessibles, qui ne craignit point de lutter contre l’orgueil positiviste aspirant à réduire scientifiquement l’Invisible, et agita frénétiquement devant lui le voile éternel du mystère. Mais en même temps ce fut une évolution dans la forme : la liberté du rythme fut promulguée, et chaque poète se fia désormais à sa musique intérieure pour moduler son âme chantante. « Le vers, tel qu’il existe en français, — dit l’historien du symbolisme17, — a ceci d’assez particulier qu’on peut dire qu’il préexiste, en quelque sorte, à la pensée qu’il doit exprimer. Il est un moule qu’elle vient remplir. Il en résulte pour la pensée une obligation virtuelle à laquelle elle se doit assujettir. Peu à peu l’opinion se forma, parmi les jeunes écrivains d’il y a quinze ans, qu’on pourrait peut-être bien se délivrer de cette servitude ; que le vers, après tout, n’est qu’une conséquence et qu’un résultat ; qu’il doit naître à mesure, se subordonner et se proportionner à ce qu’il veut dire ou suggérer ; il n’est rien en lui-même et ne doit être que ce qu’on le fait. Pour tout dire : que le vers n’est qu’un fragment du rythme, et que c’est au rythme seul qu’il doit obéir. — Le vers, en ces nouvelles conditions et en ce nouvel état, prit le nom de vers libre ou de vers polymorphe, c’est-à-dire qui a toutes les formes, selon que la pensée les nécessite. » L’individualisme est-il aussi pernicieux dans la métrique que dans la vie sociale ? Je serais tenté de le soupçonner devant les impuissants essais de tant de poètes. L’homme a toujours désiré découvrir des règles universelles en dehors de lui-même, en même temps qu’il s’efforçait d’établir la vanité de celles qui n’avaient pour fondement que la tradition ou le consentement unanime. Habitudes musicales ou naturelles prédispositions, nous savons au juste ce qu’est un beau vers selon l’ancienne métrique. Et d’ailleurs, cette vieille métrique, chaque poète, en l’animant de son souffle, lui communiquait son harmonie individuelle, la personnalisait. Nous ne savons pas avec précision quand un vers libre est beau, parce que nous sentons que nous pouvons toujours le modifier à notre gré, sans que personne ni l’auteur aient le droit d’intervenir, — en un mot parce qu’il n’est pas définitif. Du moins, aucun poète moderne ne nous a encore asservis à son rythme au point que nous ne le puissions concevoir différemment. Nous n’entrons pas dans ses raisons ; il ne nous offre qu’une beauté qui fuit comme l’eau entre les doigts. Et il est hors de doute, pour tout critique de bonne foi, que le vers libre a développé d’une façon déplorable chez nos poètes la nonchalance et la platitude, en accoutumant à se contenter de l’à peu près, à se laisser aller à une indocilité outrecuidante que les jeunes gens confondent avec l’indépendance. Je conviens que notre vers français, tel que nous l’ont transmis quatre ou cinq siècles de littérature, a quelque chose de trop arrêté, de raide et de gourmé, et que l’on peut souhaiter un langage intermédiaire entre lui et la prose, langage plus souple, plus nuancé, plus rythmé. Je n’estime point que le vers libre nous ait apporté ce langage. C’est dans les Chants de la pluie et du soleil, de M. Hugues Rebell18, que je le découvrirai plutôt : cette prose nombrée et coupée est autrement vivante et ferme que tous nos poèmes en vers libres, trop semblables à des chairs sans os, et qui, lorsqu’ils n’ont pas l’apparence de traductions d’œuvres étrangères, ont trop souvent, avec leurs mauvaises rimes et leurs vieilles conserves d’hémistiches, l’aspect de parodies ou d’ébauches.

II

Feuilletons rapidement, avec de charmantes haltes de citations, ce recueil de morceaux choisis. Il n’est pas malaisé d’y reconnaître deux tendances, l’une au rêve, l’autre à la vie. MM. Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, A.-Ferdinand Hérold, Stuart Merrill, Henry Bataille, etc., nous grisent de beaux songes dorés, héroïques et sentimentaux. Leur tristesse a de la préciosité, et ils s’attardent aux désirs luxueux, aux beaux rêves inachevés. Plus jeune, plus ardente à l’action et plus prompte à jouir quitte à regretter, est la génération de MM. Francis Jammes, Fernand Gregh, Charles Guérin, etc.

M. Henri de Régnier a donné à la poésie une élégante attitude romanesque, la grâce langoureuse et méditative que l’on surprend aux derniers soleils d’automne quand les feuilles d’or vont tomber. Voici un court poème tiré des Jeux rustiques et divins :

Le Visiteur

La maison calme avec la clef à la serrure,
La table où les fruits doux et la coupe d’eau pure
Se miraient, côte à côte, en l’ébène profond ;
Les deux chemins qui vont tous deux vers l’horizon
Des collines derrière qui l’on sait la Mer,
Et tout ce qui m’a fait le rire simple et clair
De ceux qui n’ont jamais désiré d’autres choses
Qu’une fontaine bleue entre de hautes roses,
Qu’une grappe à leur vigne et qu’un soir à leur vie
Avec un peu de joie et de mélancolie
Et des jours ressemblant, heure à heure, à leurs jours,
J’ai compris tout cela quand je t’ai vu, Amour,
Entrer dans ma maison où t’attendait mon âme,
Et mordre les fruits murs de ta bouche de femme,
Et boire l’eau limpide, et t’asseoir, et ployer
Ta grande aile divine aux pierres du foyer.

M. Francis Vielé-Griffin est l’auteur délicat et dur ensemble de Phocas le jardinier, et de cette Chevauchée d’Yeldis à laquelle il ne manque que de beaux vers pour être parfaitement délicieuse. Seulement on ne saurait louer de tels ouvrages que pour leur intelligence profonde et si douce, avec le regret que tant d’exquise entente des sentiments humains soit enclose en des syllabes si peu harmonieuses, comme une pierre rare que l’orfèvre n’aurait su monter. M. Gustave Kahn n’a jamais mieux manié 1e vers libre que dans son premier recueil, les Palais nomades : c’étaient de vagues ritournelles assez musicales, dans lesquelles on eût été bien aise de découvrir quelque légère pensée discrète. Car il n’est peut-être pas inutile, même aux poètes de penser. M. Maurice Maeterlinck, lui, a le souci de la méditation : cet évocateur du mystère, qui connut le fléau des apologistes maladroits et fut comparé tantôt à Shakespeare et tantôt à Marc-Aurèle, aime, dans ses petits vers lyriques, à mettre de ténus sentiments, fins et trop fins, en des chansons de forme populaire ; il obtient ainsi un contraste singulier, qui sent trop l’artifice de littérature. J’aime (pas toujours !) la jolie mélancolie des Chevaleries sentimentales de M. A.-Ferdinand Hérold ; j’extrais du dernier livre de ce poète, Au Hasard des chemins, cette douce et triste chanson :

La Flûte amère de l’automne…

La flûte amère de l’automne
Pleure dans le soir anxieux,
Et les arbres mouillés frissonnent
Tandis que sanglotent les cieux.

Les fleurs meurent d’une mort lente,
Les oiseaux ont fui vers des prés
Où peut-être un autre avril chante
Son hymne joyeux et pourpré.

Et vous passez, triste et frileuse,
O mon âme, par les allées
Vous cherchez, pâle voyageuse,
Les chansons, hélas ! envolées.

Ah ! les chansons qui nous charmaient
Ne reviendront pas dans l’automne.
Verrai-je rire désormais
Vos yeux que les larmes étonnent

M. Émile Verhaeren est venu des Flandres renforcer notre mouvement symboliste. Mais il n’est qu’un romantique attardé. Son coloris ardent et vigoureux, sa force de vision plastique évoquent les peintres de son pays. Descriptif tourmenté et puissant, il se plaît aux effets violents, aux tons métalliques et crus. L’aile d’un moulin à vent qui bat dans le soir, les christs qui étendent les bras aux carrefours des chemins, les cimetières où plane la mort, excitent son âme sombre, portée à la déclamation farouche et tragique. L’Abreuvoir que voici est un sonnet impressionnant :

L’Abreuvoir

En un creux de terrain aussi profond qu’un antre,
Les étangs s’étalaient dans leur sommeil moiré,
Et servaient d’abreuvoir au bétail bigarré
Qui s’y baignait, le corps dans l’eau jusqu’à mi-ventre.

Les troupeaux descendaient, par des chemins penchants
Vaches à pas très lents, chevaux menés à l’amble,
Et les bœufs noirs et roux qui souvent, tous ensemble,
Beuglaient, le cou tendu, vers les soleils couchants.

Tout s’anéantissait dans la mort coutumière,
Dans la chute du jour couleurs, parfums, lumière,
Explosions de sève et splendeurs d’horizons ;

Des brouillards s’étendaient en linceuls aux moissons,
Des routes s’enfonçaient dans le soir — infinies,
Et les grands bœufs semblaient râler ces agonies.

Sans doute, les tableaux de nature que nous offre l’œuvre de Leconte de Lisle sont plus achevés et le maitre eût relevé bien des négligences dans le poème de M. Verhaeren. Mais l’accent est ici sincère jusqu’à être poignant.

Depuis les Syries et les Cantilènes, dont les harmonies délicates pouvaient déjà charmer, M. Jean Moréas n’a cessé de perfectionner son art poétique. Ses amis disent de ses Stances, — dont il fait attendre un peu la publication, — qu’elles sont le chef-d’œuvre de notre poésie. Il convient de suspendre son jugement, mais si l’amitié était clairvoyante, je ne serais pas surpris. Car M. Moréas unit un sentiment profond de la beauté antique à la connaissance des ressources de notre langue dont il contribue à maintenir la pureté et la grâce classique. Lisez et admirez ces deux strophes, où le poète, découvrant dans le brumeux automne le paysage correspondant à sa peine, invective les rayons inattendus d’arrière-saison :

Rompant soudain le deuil de ces jours pluvieux,
Sur les grands marronniers qui perdent leur couronne,
Sur l’eau, sur le tardif parterre et dans mes yeux
Tu verses ta douceur, pâle soleil d’automne.

Soleil, que nous veux-tu ? Laisse tomber la fleur,
Que la feuille pourrisse et que le vent l’emporte !
Laisse l’eau s’assombrir, laisse-moi ma douleur
Qui nourrit ma pensée et me fait l’âme forte.

Certes, d’autres poètes symbolistes qui figurent au recueil des Poètes d’aujourd’hui mériteraient d’être loués et cités. Mais je dois me borner. Je ne m’attarderai même pas aux vers limpides et si habilement ouvragés de l’exquis Albert Samain, mort d’hier et tant regretté. M. Maurice Magre nous servira de transition pour parvenir à l’école nouvelle qui est moins précieuse et d’une sensibilité plus franche et plus fraiche. Ce jeune poète (né en 1877) le plus jeune de cette théorie sacrée, suit encore les pas de M. Henri de Régnier, mais son âge nous permet d’espérer que sa personnalité s’accusera et que la vie développera en lui une sentimentalité plus ardente. Ses vers sont gracieusement tournés vers le symbole :

Quand la vie est passée

J’eus une amie un jour, aux yeux couleur de songe…
Son geste pour filer, le soir, était très doux,
Et j’étalais le lin du rêve à ses genoux
À l’heure triste où l’ombre des meubles s’allonge.

Nos rêves s’attardaient avec le demi-jour.
Elle habitait la maison close où meurt l’allée,
Et quand un angélus chantait dans la vallée
Nos âmes se berçaient d’une histoire d’amour.

Ses yeux étaient couleur de songes et d’automne…
Or, sur le chemin creux où se mêlaient nos pas,
Un soir, que nous avions cueilli des anémones,
Je vis passer la vie en robe de lilas.

Et comme nous allions parmi le crépuscule
Vers la bonne maison où parle le rouet,
j’ai laissé fuir mon cœur, oublieux et crédule,
Avec la voyageuse au fond du val muet.

Et mon amie a dit : « Tu vois, le jour décline ;
Sur les choses et dans mon cœur il se fait tard ;
Ne prends pas le chemin qui monte la colline
Là-bas, près de l’étang fleuri de nénufars.

La voix des grands roseaux évoque la passante
Qui t’a séduit, enfant, de son geste d’espoir.
Reste le fiancé mystique de l’amante,
Heureux de bien m’aimer et de ne pas savoir.

L’heure est pieuse et seuls les arbres nous comprennent,
Prêtres chastes et doux du rêve et de la mort.
Reste, et ce soir, tous deux, mes mains parmi les tiennes,
Nous lirons le passé dans un vieux missel d’or… »

La musique des mots est jolie, mais que M. Maurice Magre se méfie d’une facilité trop portée à l’imprécision.

Trois poètes nouveaux me paraissent exprimer urne aspiration plus ardente vers la vie, une humanité plus large et plus frémissante : MM. Francis Jammes, Fernand Gregh et Charles Guérin. Je n’ai pas retrouvé dans le recueil des morceaux choisis l’une ou l’autre de ces fraîches prières que M. Jammes adresse au Seigneur pour lui demander simplement un bonheur simple et calme19. Mais je cueille ce beau poème dans la Beauté de vivre de M. Fernand Gregh :

Promenade d’automne

J’ai marché longuement à travers la campagne,
Sous le soleil, rêveur que son ombre accompagne
Comme 1a forme pâle, à terre, de son rêve.
L’étang brillait ; je suis descendu sur la grève.
De beaux cygnes nageaient sous les derniers feuillages ;
Ils traînaient derrière eux, calmes, de blancs sillages
Qui ridaient en s’élargissant l’eau solitaire
Et semblaient des liens d’argent avec la terre.
J’ai regardé longtemps, assis sous les vieux charmes,
Près du pont, me sentant monter aux yeux les larmes
Que fait venir l’aspect de la beauté parfaite.
Parfois passait, dans l’or du bel automne en fête,
Odeur de la Toussaint funèbre, attristant l’heure
Du tendre souvenir lointain des morts qu’on pleure,
Un monotone et doux parfum de chrysanthème.
— Et soudain j’ai songé que je mourrais moi-même…
Et j’ai dit à l’automne, aux longs rayons obliques,
Au vent, au ciel, aux eaux, aux fleurs mélancoliques :
« Je ne vous verrai plus, un jour, beauté du monde !
Tu ne couleras plus en moi, douceur profonde
Qui, tous les soirs, des bois pleins d’ombres colossales
Que le couchant allonge aux prés lointains, t’exhales
Et coules lentement dans ma jeune poitrine !
Un jour, tu ne viendras plus enfler ma narine,
Je ne sentirai plus à mon front ta caresse,
Vent odorant, léger, qui cours avec paresse
Sur les fleurs que le soir n’a pas encore fermées ;
Et vous, fleurs tristes, fleurs pâlement parfumées,
Un jour, vous couvrirez ma tombe, chrysanthèmes !
Mais j’accueille ton nom, ô mort, sans anathèmes
Parmi la vaste paix de ce couchant d’automne ;
Rien, ce soir, dans ma chair ne tremble et ne s’étonne,
Et la grande pensée en moi n’est pas amère ;
Et je m’endormirais comme aux bras de ma mère,
S’il fallait m’endormir par ce soir pacifique,
Remerciant la vie étrange et magnifique
D’avoir mêlé ses maux de délices sans nombre,
Souriant au soleil, n’ayant point peur de l’ombre,
Espérant dans la mort d’un espoir invincible :
Car tout ne trompe pas, car il n’est pas possible
Que mes pleurs devant ce beau soir n’aient pas de cause
Et ne répondent pas ailleurs à quelque chose ;
Que cette ample beauté si douce et si sereine
Ne couvre pas un peu de bonté souterraine ;
Et que mon âme enfin, douloureuse ou joyeuse,
Mais qui reste pour moi toujours mystérieuse,
Ne cache pas, peut-être au plus secret en elle,
Un mystère de plus qui la fasse éternelle ! »

Ce paysage d’automne où s’exalte la splendeur des choses, cette méditation courageuse de la mort au cours de laquelle l’âme humaine découvre en elle le principe de la durée, donnent aux vers de M. Fernand Gregh une beauté grave qui nous permet de fonder de grandes espérances sur l’auteur de la Maison de l’enfance et de la Beauté de vivre.

Mais notre temps inquiet, livré à l’orgueil et à la sensualité, disputant son âme ardente et sincère aux attraits de la chair et de l’esprit, ébranlant l’ancienne harmonie morale et brûlant de lui découvrir une vérité démontrée, comme il se reflète dans les poèmes mélancoliques, voluptueux et fiers de M. Charles Guérin ! Là, nous trouvons ce désaccord (exprimé avec tant d’harmonie !) des sens et du cœur qu’un mélange de tradition chrétienne et d’aspirations païennes a versé en nous, et qui meurtrit et élargit ensemble notre désir. Il sait bien qu’il déchire « sa chair païenne avec la haire catholique », — car il appartient à une époque d’analyse intérieure, — et que notre corps avide de jouir est le vase où fleurit un rêve divin. Aussi son expression de l’amour est-elle d’une langueur douloureuse, où s’unissent en un tourment délicieux l’ardeur et le scrupule. Ce sonnet, par lequel je termine, est tiré du Cœur solitaire ; plus beaux sont les fragments de l’Inquiétude humaine que M. Charles Guérin a publiés en diverses revues.

Le ciel profond reflète en étoiles nos larmes,
Car nous pleurons, ce soir, de nous sentir trop vivre.
La brume est chaude, la plus blanche rose enivre,
La chair baigne en un lac balsamique et le calme

Nocturne ajoute à la confusion des âmes.
La peine d’un lointain violon nous arrive
En longs sanglots qui font la volupté pensive.
On entend le jardin mystérieux qui parle.

Nulle haleine. Une à une, un rossignol égoutte
Ses perles vives ; l’ombre est claire ; toute flûte
Soupire… Il faut nous taire, il faut aimer ; les heures
Ont suspendu leur vol à tes lèvres : écoute
S’effeuiller en frissons de nacre sous la lune
Les frêles hampes d’eau des cours intérieures.

Ne devons-nous pas remercier cependant MM. van Bever et Paul Léautaud d’avoir bien servi la cause de la poésie en nous donnant ces morceaux choisis de quelques Poètes d’aujourd’hui ?

Henry Bordeaux

Notes

1       Henry Bordeaux (1870-1963), avocat et romancier savoyard que l’on qualifierait aujourd’hui de « catholique de gauche », très catholique mais pas vraiment de gauche. Henry Bordeaux sera élu à l’Académie française en 1919 au premier tour. Il sera reçu par Henri de Régnier l’année suivante.

2       Même si ce n’est pas tout à fait vrai, cette parution a parfois été considérée comme le premier recueil de poésie critique, c’est-à-dire accompagné de notices et de « repères bibliographiques ».

3       Nous lisons ici une critique de la première édition. L’oubli de José-Maria de Heredia sera réparé lors de l’édition suivante mais pas les « oublis » de Léon Dierx, de Sully-Prudhomme ou de François Coppée. Ces absences, restaurées ou non dans les éditions suivantes, trop nombreuses, ne seront plus signalés autrement que par l’étoile indiquant leur présence dans la troisième édition. Par ailleurs la liste de noms donnée ici par Henri Bordeaux est bien trop copieuse pour qu’il soit possible, sauf à y passer un temps déraisonnable, de leur attribuer une note à tous, aussi seuls les moins connus seront-ils distingués ici.

4       La couverture de l’édition originale porte la date de 1893, l’achevé d’imprimer étant du 19 décembre 1892.

5       La doctrine parnassienne peut être résumée par un certain retrait, un fort attachement à la forme stricte, un classicisme rigoureux et une référence constante aux mythologies. Les parnassiens ont succédé aux romantiques et ont largement « congédié leur muse » après la guerre de 1870 pour adopter celle des symbolistes.

6       André Rivoire (1872-1930) a été élève d’Henri Bergson au lycée Henry-IV. Poète, André Rivoire est davantage connu comme auteur dramatique. Une petite avenue où personne n’habite, entre un stade et la cité universitaire, porte son nom à Paris. Elle est prolongée, au-delà du boulevard périphérique par l’avenue Lucien Descaves. La mairie de Paris a toujours su honorer ses hommes de lettres.

7       Eugène Hollande (1866-1931), homme de lettres discret.

8       Gabriel Vicaire (1848-1900) est mort à 52 ans, le 24 septembre, trois jours après la parution de ce numéro de La Revue hebdomadaire. Gabriel Vicaire est surtout connu pour avoir publié en juin 1885 avec son camarade Henri Bauclair (1860-1919) Les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette, avec sa vie par Marius Tapora, à Byzance, chez Lion Vanné, 80 pages. Marius Tapora, qui se présente comme « pharmacien de deuxième classe, rue des Canettes », semble bien être un personnage imaginaire.

9       Maurice Pottecher (1867-1960), homme de théâtre, écrivain et poète, fondateur du Théâtre du peuple à Bussang, dans les Vosges, toujours en activité. Maurice Pottecher est l’oncle (par son frère Georges) du chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher (1905-2001), extrêmement connu après-guerre.

10     Édouard Ducoté (1870-1929), poète symboliste, romancier et auteur dramatique, directeur et mécène de la revue L’Ermitage et collaborateur de plusieurs revues littéraires. Son roman Monsieur de Cancaval a été publié en trois numéros du Mercure (juillet et août 1922) avant de paraître chez Grasset en 1923.

11     Robert de Souza (1864-1946), urbaniste, critique littéraire, disciple de Stéphane Mallarmé quant au vers libre, spécialiste de Friedrich Nietzsche. Robert de Souza a publié 92 textes dans la revue du Mercure, de janvier 1895 à février 1940, dont, dans le numéro de novembre 1900 (page 496-499), un compte rendu des Poètes d’aujourd’hui.

12     Lionel des Rieux (Pierre Sarlandie des Rieux, 1870-1915, mort au combat), proche de Charles Maurras.

13     Henry Bordeaux est né en Savoie, à Thonon-les-Bains, sur la rive sud du lac Léman et s’installera à Cognin, près de Chambéry. Pour son premier roman, paru en 1900, Henry Bordeaux a choisi le titre Pays natal. Bien qu’ayant passé la majeure partie de sa vie dans le XVIe arrondissement de Paris, son œuvre est imprégnée de ce régionalisme.

14     Nous savons que René Ghil n’a pas remporté l’adhésion de Paul Léautaud, néanmoins contraint, semble-t-il, de rédiger sa notice. Voir dans la notice de René Ghil, la note 282.

15     Note d’Henri Bordeaux : « H. de Régnier Poètes d’aujourd’hui et poésie de demain, conférence. » Il s’agit d’une conférence prononcée par Henri de Régnier à la société des Conférences, le six février 1900 et reproduite dans le Mercure de France d’août 1900, pages 321-350).

16     Note d’Henri Bordeaux : « La bibliographie du recueil est également incomplète. Elle prétend nous donner la liste des ouvrages et des articles qui traitent des poètes cités. On n’a aucune peine à y relever des omissions regrettables : ainsi un article de M. Émile Verlant sur M. Verhaeren dans la Revue générale, de nombreux articles de M. Eugène Gilbert, etc. » Note de 2024 : La notice d’Émile Verhaeren a été rédigée par Adolphe van Berver.

17     Henri de Régnier, dans la conférence précitée.

18     Hugues Rebell, Chants de la pluie et du soleil, dédié à René Boylesve, Librairie Charles (huit rue Monsieur-le-prince), mai 1894, 204 pages, trente exemplaires.

19     C’est Paul Léautaud qui a rédigé la notice de Francis Jammes, qu’il appréciait peu. Paul Léautaud a sans doute été beaucoup moins sensible qu’Henry Bordeaux à ces « adresses au Seigneur ».