L’acidité d’une vie littéraire
Par Maxime Hoffman
Avec l’autorisation de Michel C., détenteur, modérateur de leautaud.com, et ami, je propose aux lecteurs assidus — et passionnés — de ce site, un document inédit de Paul Léautaud récemment obtenu au cours d’une vente aux enchères, espérant qu’ils en seront divertis.
(En attendant une lettre suivante, prochainement).
Le document et son contexte

Lettre manuscrite sur une feuille de papier au format in-octavo (ou format A5), à en-tête du Mercure de France, adressée à Pierre Lœwel1 le 28 juillet 1926.
Paul Léautaud est alors âgé de 54 ans, Pierre Lœwel 36 ans.
Écriture serrée à la plume, caractéristique de Paul Léautaud ; il faut un peu d’acuité, sans trop contracter l’œil pour ne pas crisper sa pupille, pour déchiffrer les pattes de mouche lignées. Les mots (re-)prennent vie, avec même en fond sonore, le craquement de la plume d’oie, et sans trop de poésie fantasmagorique, la vision des doigts crispés des « grandes mains d’assassin2 » de l’auteur sur son papier. Et pour cause, le contenu est acidulé. Le voici.
Tapuscrit de la lettre :
« Monsieur,
« Je n’ai pas retrouvé le numéro de l’Avenir3 que vous aviez bien voulu m’envoyer. Mais passant par là je suis monté rue des Italiens le rechercher. Je suis dans mon tort, évidemment. Mais depuis longtemps vous n’aviez qu’un mot à dire, ou Buré4 lui-même, à qui j’envoie tout ce qu’il veut bien nous demander au Mercure. Je ne regrette pas que vous ayez pris un autre moyen — et qui aura son effet — puisqu’il me vaut les lignes charmantes et moqueuses que vous avez bien voulu écrire à mon sujet et dont je vous remercie.
« Je vous inscris aujourd’hui sur mes vieilles listes… pour toutes nos nouveautés.
« Avec mes sentiments très distingués
« P. Léautaud. »
Pierre Lœwel, chroniqueur dans L’Avenir5 du feuilleton du mercredi « La Vie littéraire », avait commencé son feuilleton du 21 juillet 1926 en évoquant les services de presse du Mercure, et Paul Léautaud.
Voici le texte de Pierre Lœwel :

La Vie littéraire
L’Escapade, par Henri de Régnier — Domnitza de Snagov, par Panaït Istrati — La Princesse Belgiosojo, par A. Augustin-Thierry — Bonne-Fille, par Jean Viollis
Je donnerais beaucoup pour connaître les listes des services de presse du Mercure de France, telles qu’a dû les dresser un jour, et pour l’éternité, Paul Léautaud, également connu sous le nom de Maurice Boissard6. Ce farouche ami de la gent animale n’adresse-t-il les livres nouveaux qu’à ceux pourvus d’au moins un quarteron de chatons, et faut-il montrer patte noire pour obtenir les volumes à couverture jaune portant la marque du caducée ? Ou bien, contempteur de la race humaine, conserve-t-il par devers lui une nomenclature précise et complète des critiques de l’an 1890 et est-ce à ceux-là que, par-delà la tombe, il envoie les dernières productions ? Ce mystère est insondable et je renonce à en venir à bout, moi qui viens justement de faire enclore en un chagrin bleu fort acceptable un exemplaire de l’édition originale du Petit Ami enfin acquis, après de patientes recherches. Ce sur quoi j’entends Léautaud-Boissard maugréer : « Quelle idée de dépenser un sol pour acquérir ce livre quand on pourrait nourrir pour le même prix et pendant une semaine entière quelques douzaines de chats !… Ces bibliomanes sont des fous dangereux ». Et Paul Léautaud de biffer définitivement mon nom des registres du Mercure de France. Et là-dessus je relis le Petit Ami et je m’écrie, chaque fois que je reviens à ce livre étonnant qui est de la lignée des petits chefs-d’œuvre : « Quelle vie ! quelle liberté ! » Et sous ce débraillé apparent, sous ce ton cynique, sous cette allure indifférente, voilà enfin un homme et non un auteur ! Est-ce que “l’art de la composition”, l’“ordonnance de l’ouvrage”, le “souci d’un plan bien ordonné”, est-ce que toutes ces grandes qualités dont on loue si fort les respectueux adeptes ne seraient pas de bien vaines choses ? Allons, la vraie littérature se moque de la littérature. » Là-dessus, je referme le Petit Ami, je me dis que Paul Léautaud devrait bien réunir quelques-unes de ses plus savoureuses chroniques et qu’il faudra un jour exercer la critique littéraire comme il a exercé la critique théâtrale : c’est-à-dire en parlant de tout, sauf de ce à propos de quoi on parle.
Pierre Lœwel
Que s’est-il passé dans la vie de Paul Léautaud le 28 juillet 1926 ?
Citons son Journal Littéraire :
Mercredi 28 Juillet — Photographie dans Comœdia, abominable en effet.
Marie a ouvert hier à un photographe venu pour Excelsior. Elle est ce matin dans le journal, avec une partie des animaux, et moi dans un médaillon, une des deux poses prises hier au Mercure. Il semble me rappeler en effet qu’il est nommé comme venant de chez le photographe Manuel et il m’a dit être auparavant allé chez moi.
En effet, Paul Léautaud fit couler de l’encre journalistique au sujet de ses bêtes.
Dans Excelsior7 de ce 28 juillet 1926, un encart fit mention de la ménagerie de M. Léautaud, dont sa propriétaire8 demanda l’expulsion immédiate. L’amour incommensurable à l’égard de ses bêtes ne fut jamais contesté, cependant l’agacement devant les nuisances de tout genre de tant de bêtes devait être à son paroxysme pour en arriver à se plaindre dans la presse.

Notes
1 Pierre Lœwel (1890-1955), journaliste, écrivain, critique littéraire et avocat (docteur en Droit en 1913).
2 Citation tirée de la page 258 de Souvenirs et portraits d’amis (Marie Dormoy), Mercure de France, 1963 : « Il n’avait pas d’âge. Son visage, d’une extrême maigreur, était raviné de rides. Sa grande bouche, largement ouverte, ne comptait plus que quelques dents. (…) Posées sur le papier et tenant encore la plume d’oie, deux grandes mains musclées, de celles qu’on appelle communément des mains d’assassin. »
3 Ce mot est souligné dans la lettre, façon habituelle à l’époque, de marquer les italiques dans les documents manuscrits à destination des imprimeurs… même si cette lettre n’était évidemment pas destinée à être imprimée. L’Avenir était le journal d’Émile Buré, au 1 boulevard des Italiens, dans ce bel immeuble qui fait l’angle avec la fin de la rue Richelieu.
4 Émile Buré (1876-1952) était membre de plusieurs cabinets ministériels. Journaliste politique et même directeur de plusieurs journaux comme L’Avenir qu’il dirigea de 1925 à 1928. Cité une trentaine de fois dans le Journal Littéraire de Paul Léautaud. Pour l’anecdote, c’est Émile Buré qui surnomma de « Tigre » son ami Georges Clémenceau.
5 Concernant L’Avenir : Dirigé après la Première Guerre Mondiale, Le journal quotidien L’éclair (créé en 1888) est absorbé par L’Avenir en 1926.
6 Corrigé de Marius.
7 Excelsior : quotidien illustré diffusé de novembre 1910 à juin 1940.
8 Marie de Hoorn, propriétaire du pavillon de Paul Léautaud. D’origine hollandaise, son fort accent fut enregistré, ainsi que son fort caractère, dans le documentaire Les bonnes adresses du passé — Fontenay-aux-Roses, du 2 février 1970.