Page minuscule publiée le quinze mars 2025. Temps de lecture : six minutes et demie.
Les commentateurs de cette première édition des Poètes d’aujourd’hui, ouvrage de deux auteurs inconnus, ont été particulièrement nombreux. Ont déjà été publiés ici les textes d’Henry Bordeaux et d’André Thérive. Avant cela, au début de l’année 1900 (et donc bien avant la parution du volume, fin juin/début juillet), Henri de Régnier avait commencé une série de conférence dont le texte a été donné dans le Mercure de France d’août.
Dans Le Gaulois du 21 juillet 1900, Henri de Régnier a donné un autre texte, que voici.
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Il eût été singulier, en cette année d’Exposition universelle, que les poètes s’abstinssent de l’usage commun où l’on est de montrer à tous où l’on en est.
Il y a en France, à l’heure actuelle, une sorte de concurrence à mettre en vue le résultat du travail national. Tout produit a sa place dans cette vaste exhibition. Les plus utiles et les plus superflus s’y coudoient fraternellement. Le bizarre et l’exquis y voisinent avec l’imperceptible et le gigantesque. La boule de gomme y est admise à côté du boulet de canon. Toute industrie y figure, et je ne vois pas pourquoi la poésie, qui est l’industrie par excellence puisqu’elle est l’intellectuelle, en serait exclue. Il y a dans la construction d’une strophe, dans le martelage d’un rythme, dans la fonte d’un vers une métallurgie verbale qui ne diffère de l’autre que par la matière qu’elle emploie. Écrire est un acte de mécanique spirituelle qui a ses inventions, ses réussites et ses prodiges.
Ce n’est pourtant point dans la vaste enceinte de l’Exposition, ni dans ses interminables galeries ou ses innombrables pavillons qu’on s’apercevra de ce fait, en somme important : qu’il y a, en France, un groupe d’hommes qui usent une part de sa force industrieuse à un travail qui, pour être mental, n’en est pas moins intéressant, au moment surtout où le pays semble faire le bilan de ses ressources diverses et paraît vouloir récapituler, aux yeux de l’univers, la somme valable de ses efforts. Le travail de faire des vers est un travail national et qui a chez nous une tradition glorieuse dans le passé et, pour le présent, un état actuel dont il serait après tout utile de se rendre compte.
C’est tout de même ce qu’ont compris vaguement ceux qui nous gouvernent, quand ils ont demandé à M. Catulle Mendès, un rapport officiel sur l’état de la poésie. Je ne doute pas que tels poètes n’aient à se louer des recherches et des conclusions de M. Mendès, mais l’éminent rapporteur a été devancé par un livre qui est déjà ce qu’on pourrait appeler la décennale des poètes. C’est là que je me permettrai de vous introduire un instant. Soulevons la couverture jaune qui abrite nos exposants du Verbe.
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Ces Morceaux choisis des poètes d’aujourd’hui ont l’avantage d’être, comme leur titre l’indique, composés de textes. Le meilleur moyen de juger un écrivain est encore de le lire. C’est naturellement celui dont on se sert le moins. Une anthologie aide à remédier à cette erreur. Celle-ci y contribuera. Trente poètes1, à peu près, y figurent et elle est incomplète. Vous n’y trouverez pas plusieurs noms parmi les plus notoires de notre temps dans l’art des vers. M. Mendès2 n’y est pas, pas plus que M. Léon Dierx3 et que M. José-Maria de Heredia4 parmi les maîtres d’aujourd’hui, ni que Leconte de Lisle5 et Théodore de Banville6 parmi les maîtres d’hier. La raison de ces omissions est tout historique. La présence d’un Leconte de Lisle ou d’un Banville, nés dans le premier quart du siècle, eût fait une centennale de ce qui voulait être une décennale. N’en concluez pas que les poètes de ce recueil ne sont, aucun, plus âgé que de dix ans.
Mais voyez-y seulement que tous datent, au plus tôt ; d’assez après 1850 et quelques-uns de beaucoup plus tard et que tous appartiennent, de près ou de loin, au mouvement littéraire le plus récent, qu’on appela, à son heure, l’École symboliste. C’est ce qui explique que Verlaine et Mallarmé aient trouvé place en un recueil où M. Dierx et M. de Heredia sont absents, tandis que les deux premiers se rattachent à l’origine de cet effort esthétique dont on nous donne, en ces pages, la quintessence et le meilleur. Mais laissons le symbolisme encore que ces notices qui précèdent les œuvres citées nous renseignent assez bien sûr ce que furent sa théorie et sa doctrine.
L’utilité d’un pareil livre, et qui le rend d’une portée plus générale, est autre. Sa condition est qu’il contienne de beaux vers et de nobles poèmes, et il est justifié dans la mesure où il satisfait les amateurs de rythmes, d’images et de beauté en dehors de toute considération d’école. L’intérêt, en le lisant, n’est point d’y apprendre une théorie et une doctrine littéraires, mais de savoir ce qui en résulta pour la poésie d’inventions nouvelles et de trouvailles propres à l’enrichir et à l’honorer. C’est l’épreuve la plus nette et la plus décisive que puisse désirer une école que de pouvoir faire la preuve que ce qu’elle a été méritait qu’elle fût.
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Il est incontestable à qui a lu ces trois cents pages de poèmes si divers et si différents qu’il y a là une poésie bien vraiment d’aujourd’hui, c’est-à-dire qui a ses moyens à elle, ses couleurs personnelles et ses images particulières et qui est originale et neuve. Cela est encore plus sensible si, au lieu d’attribuer à chacun de ces poètes les poèmes qui lui reviennent, vous les confondez volontairement en une communauté anonyme. Cette confusion provisoire donne au jugement je ne sais quoi de plus impartial. C’est un peu l’effet de ces photographies successives qui, de vingt visages, parents ou étrangers, en recomposent un, définitif, où le caractère principal de chacun participe par son trait prépondérant. Lue ainsi, cette anthologie a pour ainsi dire une âme commune. Un souci égal se montre en tous ces poètes de faire prédominer en poésie certaines qualités qu’elle n’avait pas avant eux et qu’elle leur devra peut-être.
Avec le Romantisme et le Parnasse la Poésie avait tour à tour été passionnée et hautaine, mélancolique ou impassible, pittoresque ou plastique ; de nos jours, elle tenta7 d’être musicale et suggestive. Elle devint mystérieuse et sibylline. Elle arriva à être parfois obscure et bizarre, mais elle prit à ces dernières métamorphoses une grâce non sans attrait. Elle se retira au fond des Légendes et des Mythes, s’entoura d’allégories et de symboles, se recula dans un lointain où elle apparaît ornée et hiératique, dans une pose étudiée.
Mais prenez garde et ne vous méprenez pas à cette attitude où vous la voyez. Écoutez attentivement son chant qui vient jusqu’à vous. Il est vague et harmonieux ; peu à peu, pourtant, vous en démêlerez le sens secret. Sous ses voiles superposés, la Muse moderne cache un cœur anxieux. La grave mélodie cadencée qu’elle joue sur sa viole sonore s’interrompt parfois pour se changer en une chanson douloureuse que l’archet plus nerveux tire d’une corde plus aigüe.
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Il serait injuste pourtant, dans ce concert de poèmes, de ne point chercher à distinguer la part de chacun des poètes qui y contribuent, et il serait tentant de chercher à définir brièvement la valeur réelle de chacun d’eux, ainsi que son mérite comparatif.
La première opération serait assez aisée. Il est facile de dire que M. Jean Moréas est un poète excellent et que Émile Verhaeren a des qualités de grand poète, que M. Albert Samain est exquis et délicat, que M. Vielé-Griffin et M. Stuart Merrill méritent d’être lus, que M. Francis Jammes et M. Fernand Gregh ont raison d’écrire, ce qui n’est pas un petit éloge dans un temps où tant écrivent qui ont tort de s’exposer à ce qu’on les lise ; mais de là à établir entre ces poètes et d’autres encore le rang où ils sont respectivement, il y a loin. La critique distributive est la plus difficile de toutes, sans compter qu’elle donne lieu à de singulières méprises. L’avenir ne ratifie pas toujours les choix de l’admiration contemporaine, et il est dangereux de vouloir devancer la postérité.
C’est ce que fait pourtant, dans une certaine mesure, l’auteur d’une Anthologie. Il a à prendre dans des œuvres souvent nombreuses ce qui en caractérise le mieux l’esprit général et ce qui les résume le plus clairement, et quels que soient son tact et son discernement, il risque de se tromper plus d’une fois. Je sais bien que son choix n’est que préalable et qu’il sera un jour remplacé dans sa tâche par un personnage définitif et sévère qui s’appelle le Temps. C’est à lui qu’auront affaire en dernier ressort les trente poètes d’aujourd’hui, dont MM. Van Bever et Léautaud nous présentent, en un bouquet choisi, les fleurs les plus odorantes, et je souhaite à tous les élus de ce premier triage d’avoir autant à se louer du juge futur que des deux aimables organisateurs grâce à qui la Poésie a sa décennale et peut montrer après tout qu’elle existe féconde, laborieuse et vivante, parce qu’elle est éternelle et changeante comme la Vie.
Henri de Régnier
Notes
1 Trente-quatre, exactement.
2 Catulle Mendès (1841-1909) a épousé en 1866 Judith (1845-1917), fille de Théophile Gautier. L’année suivante il entreprendra une liaison avec la compositrice Augusta Holmès dont il aura cinq enfants dont trois filles, que l’on retrouvera dans une peinture de Renoir autour d’un piano en 1888. La dernière des filles, Hélyonne (1879-1955), épousera Henri Barbusse. Séparé d’Augusta en 1886 mais toujours marié, Catulle Mendès à partir de 1892 vivra avec Marguerite Moreno (1871-1948) et ne divorcera de Judith qu’en décembre 1896 pour épouser Jeanne Mette six mois plus tard. Romancier prolifique mais décadent, Catulle Mendès écrivait avec une préciosité déjà désuète à son époque.
3 Léon Dierx (1838-1912), que des pairs élirent « prince des poètes » à la mort de Stéphane Mallarmé. Voir un saisissant portrait de Léon Dierx dans André Billy, Le Pont des Saint-Pères (Fayard 1947), à partir de la page 156.
4 José-Maria de Heredia (1842-1905), poète d’origine cubaine né sujet espagnol et naturalisé français en 1893 a été l’un des maîtres du mouvement parnassien bien qu’il n’ait publié qu’un seul recueil de poèmes, Les Trophées, chez Alphonse Lemerre en décembre 1892 (daté 1893).
5 Charles Leconte de Lisle (le prénom est généralement omis, 1818-1894) est unanimement considéré comme le maître des parnassiens, par son ancienneté, d’abord, par son charisme et par le fait qu’il a été le premier à en définir clairement la doctrine et enfin par sa publication de trois volumes de poésies rassemblant une centaine de poètes sous le titre Le Parnasse contemporain, chez Alphonse Lemerre entre 1866 et 1876. Cet ouvrage est resté la référence poétique de toute cette fin de siècle. La doctrine parnassienne peut être résumée par un certain retrait, un fort attachement à la forme stricte, un classicisme rigoureux et une référence constante aux mythologies. Charles Leconte de Lisle condamne donc fermement les lamentations débridées et autocentrées des romantiques, et pour tout dire les enterre. Très soutenu par Victor Hugo, Charles Leconte de Lisle sera élu à l’Académie française à la mort de celui-ci (en mai 1885), le remplacera au fauteuil quatorze en février 1886 et prononcera son éloge en mars 1887. Le 29 février 1928, Paul Léautaud émettra une opinion assez tranchée sur ce poète.
6 Théodore Faullain de Banville (1823-1891), poète, auteur et critique dramatique. Considéré de son vivant comme un poète majeur, il était l’ami de Victor Hugo, de Charles Baudelaire et de Théophile Gautier.
7 « de nos jours, elle tenta »… Nous laissons.