Page mise en ligne hors calendrier le quatorze octobre 2024 essentiellement pour les lecteurs de claretie.fr. Temps de lecture : quatre petites minutes.
Georges Grappe, biographe de Jules Claretie intervient peu dans le Journal de Paul Léautaud. L’unique raison d’être de cette présente page web est la publication de la biographie de Jules Claretie par Georges Grappe, d’ailleurs jamais évoquée par Paul Léautaud.
La seule fois où Georges Grappe est évoqué un tout petit peu longuement par Paul Léautaud est le 26 juin 1926. À cette époque, Paul Léautaud, à court d’argent, menacé de se faire expulser de son pavillon de Fontenay, cherché à vendre les quelques lettres que Paul Valéry lui a écrites. Paul Valéry a été élu à l’Académie française le 19 novembre dernier, il est en pleine gloire, c’est le moment idéal. Dans un an, le 23 juin 1927, il prononcera son discours de réception sans prononcer une seule fois le nom d’Anatole France, son prédécesseur au fauteuil 38.
Pour vendre ses lettres de Paul Valéry, Paul Léautaud s’adresse à Robert Télin, libraire puis éditeur suisse établi à Paris, rue de l’Université, qui lui en offre le meilleur prix. Il y retournera plusieurs fois, dont ce 26 juin :
Télin m’a aussi raconté une bien belle histoire Richepin-Grappe, à laquelle il a été et est encore mêlé. Voici [ce] que c’est. Un jour, Télin voit arriver chez lui un de ses clients. Celui-ci lui explique qu’il désire faire plaisir à un écrivain et lui demande s’il pourrait l’aider à trouver un acheteur pour deux statuettes de Rodin. Télin répond qu’il connaît Grappe, le conservateur du Musée Rodin, Grappe est chaque jour en rapport avec des Américains, des Anglais, des étrangers de toute sorte qui viennent visiter le Musée. Il lui en parlera. Il est bien probable qu’on trouvera par lui un acheteur. Naturellement, Télin devait avoir sa commission.
Le client de Télin se mêle de mettre au courant Richepin1, à qui appartenaient les deux statuettes et qui voulait les vendre. Richepin se précipite chez Grappe, lui parle de ses deux statuettes, de son roman, de je ne sais quel prix à l’Académie, lui dit qu’il en fait son affaire, que c’est entendu, qu’il peut compter dessus, qu’il le lui fera donner sûrement, cela en échange de la vente de ses deux statuettes pour un bon prix, et directement entre lui Grappe, et lui Richepin, sans avoir à s’occuper d’aucun intermédiaire.
Si bien que lui, Télin, qui s’était entremis auprès de Grappe, en a été pour sa peine et s’est trouvé floué. Il paraît heureusement que son client est indigné du procédé et lui a juré qu’il aurait coûte que coûte néanmoins sa commission, dût-il parler comme il convient à Richepin lui-même.
Télin disait en me racontant cela : « Il n’y a que les gens de lettres pour être ainsi malhonnêtes en affaires. Cela n’arriverait pas entre marchands. Il y a par exemple un marchand de porcelaines de luxe, de la rue des Saints-Pères, qui m’envoie quelquefois des clients. Une heure après, si j’ai vendu pour 300 francs, je vais le trouver : « Mon cher, voici 30 francs, votre commission. » Il m’arrive à moi-même de lui envoyer des clients. Une heure après, il arrive ici : « Mon cher, voici tant, votre commission. » Il ne nous viendrait pas à l’idée d’agir autrement. Les gens de lettres, eux, trouvent tout naturel de vous filouter. Cela leur est permis. On parle des commerçants ceci, des commerçants cela. Il n’y a qu’eux d’honnêtes, je vous dis. »
J’ai appris des choses bien amusantes sur la vanité littéraire de ce pauvre Grappe, qui n’a pas autrement de talent, le pauvre garçon. Je ne sais plus comment s’appelle le roman qu’il vient de publier : Un soir à Grenade, je crois, ou quelque chose du même genre. Les Nouvelles littéraires ont fait un battage du diable à son propos2, et je crois qu’il a eu un prix à l’Académie3, en effet, de ce côté-là Richepin a tenu sa parole. Il paraît que Grappe en parle lui-même comme d’un chef-d’œuvre, vante son style, sa grâce, se compare ou trouve qu’on a eu raison de l’appeler un nouveau Mérimée, enfin a fait à ce sujet, devant Télin lui-même, la roue en diable. Toujours bien comiques, ces histoires-là.
Et comment diable a-t-il aussi attrapé la Conservation du Musée Rodin ? J’en ai parlé avec Télin, qui ne le sait pas plus que moi. C’est tout de même drôle, ces gens de lettres dont personne ne parle, qui n’ont jamais rien écrit de remarquable, qui n’ont comme talent que celui qui court les rues et qui, un beau jour, sans que personne y comprenne rien, attrapent une bonne place et la tranquillité pour le restant de leurs jours. Grappe n’est pas loin de Grappin. Il a dû faire pendant longtemps tout ce qu’il faut pour le mettre sur quelque chose.
Lundi 28 Juin
Je me suis trouvé ce soir, en regardant la montre des Éditions Bossard, devant le chef-d’œuvre de Grappe, exposé ici à plusieurs exemplaires, une importante photographie de lui trônant au milieu. Cela s’appelle : Un soir, à Cordoue…4 (avec des points de suspension) avec une bande portant : Un nouveau Mérimée, et une citation d’un article de Léon Daudet, disant qu’il en est à sa troisième lecture de ce livre enchanté (enchanté, oui, pas enchanteur) et qu’il y découvre à chaque fois de nouvelles beautés.
Notes
1 Jean Richepin (1849-1926), normalien, poète, romancier et auteur dramatique. Jean Richepin rencontre une immense notoriété en 1876 avec La Chanson des Gueux, qui lui vaut un procès pour outrage aux bonnes mœurs. Richepin fait un mois de prison mais en sort célèbre. Jean Richepin sera reçu à l’Académie française par Maurice Barrès en 1909.
2 Voir l’article de Jean Soulairol dans Les Nouvelles littéraires du huit mai 1926, page deux, « L’Esprit des livres » d’Edmond jaloux dans le numéro du douze juin, page quatre et, page sept de ce même numéro le compte rendu d’un article de Léon Daudet dans L’Action française.
3 Le seul prix attribué par l’Académie française à Georges Grappe est le prix Langlois, en 1911.
4 Chez Albin Michel, mai 1926, 255 pages.