L’Alphabet des lettres

Page publiée le quinze juin 2023. Temps de lecture : cinq minutes.

La première fois que Paul Léautaud évoque cette collection dans le Journal littéraire est le douze juillet 1925, un dimanche, à Fontenay :

En allant à la poste téléphoner à Martin du Gard, rencontré Longnon1, de la Cité des livres, qui venait me voir au sujet du petit volume que Carco est venu me demander dernièrement pour une nouvelle collection qu’ils font : les vingt-cinq lettres de l’alphabet, un écrivain par lettre, moi pour la lettre L. Carco m’avait demandé quelques chroniques dramatiques dans lesquelles le théâtre n’est qu’accessoire. Je lui ai remis, il y a une huitaine, à une nouvelle visite qu’il m’a faite, cinq chroniques ainsi choisies : La mort de Jules Claretie. L’Illusionniste de Sacha Guitry. Le Mari, la femme et l’amant, du même. La Chartreuse de Parme à l’Odéon. Les Plaisirs du Hasard de René Benjamin2. Longnon m’a dit que cela va fort bien et m’a offert de me verser tout de suite la moitié des droits (1 500 francs) soit 750 francs. J’ai dit que je ne suis pas pressé. Le volume est pour la rentrée.

J’ai oublié de noter que Gallimard pense faire paraître mon volume de Chroniques dramatiques en janvier prochain.

Puis le 21 août :

Vu également Carco, ce matin, qui venait au Mercure rapporter ses épreuves pour le roman que la revue va lui publier3. Je lui ai demandé si l’affaire de la collection pour laquelle il m’a demandé et je lui ai remis plusieurs chron. dramat. tient toujours. Naturellement, il m’a répondu oui et même fait entendre que si je voulais de l’argent sur mes droits, je n’avais qu’à parler. Est-ce bête, cette espèce de sentiment que j’ai toujours que les choses ne réussissent pas. Tout m’a pourtant réussi dans ma vie, côté littérature et j’ai même manqué, au surplus, par ma faute : manque de loisir ou manque d’excitation, bien des occasions, bien des offres. Alors ?… Mais il n’y a rien à faire. On peut me faire tous les compliments possibles : je n’arrive pas à être fou de ce que j’écris, quand je l’ai écrit.

11 septembre [1925]

Ne cherchez pas cette date dans le Journal littéraire, elle n’existe pas. On la trouve dans le tapuscrit de Grenoble.

Ces collections de luxe, à tirages restreints et à prix plus ou moins élevés, me paraissent être encore une jolie escroquerie pour les auteurs. Voilà Bernard avec sa Centaine. Cent exemplaires à 100 francs, cela fait 10 000 francs. Les remises aux libraires, les frais de papier, d’impression et de publicité, mettons 40 %. Mettons même 50 %. Il reste 5 000 frs. Sur ces 5 000 frs Bernard m’a donné 1 200 frs. Et encore, parce que j’ai réclamé 12 %. Il voulait ne me donner que 10… C’est pour lui de l’argent gagné facilement. Et je le répète : 50 % de frais, c’est d’une grande exagération.

Voici maintenant La Cité des livres, la Collection L’Alphabet des lettres, un écrivain par lettre, pour laquelle Carco est venu me demander quelque chose et dans laquelle j’occupe la lettre L. La première annonce de cette collection a paru dans la Bibliographie d’hier, pour les deux premiers volumes : Claude Anet et Pierre Benoit. Voici le décompte des exemplaires :

Faisons le même raisonnement que pour la Centaine. Mettons 50 % de frais. Reste 7 375 francs. On me donne 1 500 francs. On voit le bénéfice. Répété sur les 25 auteurs de la collection, cela devient quelque chose.

Voici maintenant Marcel Lebarbier, avec sa collection, dans laquelle j’ai également un volume :

Il me donne 12 % de droits, ce qui fait 1 788 frs, plus ce qu’il aura à me payer sur les exemplaires souscrits par Champion. Je compte environ 200 francs. Je toucherai en chiffres ronds environ 2 000 francs.

Faisons encore le même raisonnement. 50 % de frais. Reste 7 275 francs, toujours sous réserve du prix des exemplaires Champion à ajouter. Là encore le bénéfice est énorme. Plus de 5 000 frs, quand je n’en ai que 2 000, moi l’auteur. Et je le répète : 50 % de frais, c’est fort exagéré.

Évidemment, dans ces trois cas, c’est pour moi de l’argent gagné facilement, en ce sens que j’ai donné pour ces collections des choses toutes faites, déjà parues en revue, et que je n’ai rien eu à faire, si ce n’est quelques corrections pour améliorer. N’empêche que le bénéfice net de l’éditeur est excessif, abusif absolument. Il en va de même du reste dans les éditions ordinaires. Un auteur qui se vend, comparativement à ce qu’encaisse l’éditeur, ne touche rien, tant il touche peu.

Vendredi 11 décembre [1925]

Je me console en relisant mon petit volume de la collection de L’Alphabet des lettres, dont je viens de corriger les épreuves et qui n’est pas mal.

La parution sera en janvier :

Mardi 26 janvier [1926]

[…]

J’ai reçu hier de la Cité des livres les exemplaires me revenant de mon petit volume Chroniques dans la Collection Alphabet des lettres. J’ai déjà fait la plus grande partie de mon service, vingt-cinq exemplaires environ. Ce petit volume me faisait grand plaisir. Ce plaisir est par terre depuis tantôt. Avant de partir aux Nouvelles, j’ai eu l’idée de le feuilleter et je me suis aperçu, à la page 71, deuxième ligne, d’une faute que j’ai laissée passer en corrigeant les placards et même la mise en page. J’avais écrit, sur mon texte : c’est toute une affaire pour lui trouver de quoi s’asseoir. On m’a mis : c’est toute une affaire pour lui de trouver de quoi s’asseoir. Je n’en ai rien vu, bien que j’aie relu mes épreuves au moins six fois. Toujours la même chose : je lis avec la mémoire, je sais mon texte par cœur, et je laisse toujours des fautes. Voilà un petit volume tout gâché pour moi4.

En avril tous les exemplaires étaient vendus. Journal littéraire au deux avril 1926 :

Berthellemy5 a acheté Madame Cantili, Villégiature. Il a voulu acheter le petit volume Chroniques à la Cité des livres. On lui a répondu que la collection se vendait complète. Il m’a donné l’argent et j’ai envoyé un commis du Mercure, avec un mot, à la Cité des livres, pour avoir un exemplaire seul, par exception. Réponse : épuisé. Décidément, cela n’a pas traîné.

La collection de L’Alphabet des lettres

AAdolescenceClaudeAnet192553 pages
BLe Jour du grand prixPierreBenoit192586 pages
CJ’avais un secrétaireFrancisCarco192558 pages
DQuand j’étais généralLucienDubech192562 pages
ELe Chaudron de cuivreRaymondEscholier192571 pages
FClavecinFagus192681 pages
GLe CerfJeanGiraudoux192656 pages
HOpinions candidesGérard d’Houville192678 pages
IL’Adieu nocturneGeorgesImann1926109 pages
JLa FugitiveEdmondJaloux192656 pages
KMoisson d’octobreJacques (Joseph)Kessel192664 pages
LChroniquesPaulLéautaud192573 pages
MUne CarrièreAndréMaurois192665 pages
NPassions et vanitésAnna deNoailles192669 pages
OLes Feux de BataviaPierreMac-Orlan192667 pages
PLes DevinsHenriPourat192684 pages
QEn personneLéonPierre-Quint192663 pages
RStances, instances et inconstancesPierre deRégnier192698 pages
SLe Drapeau noirAndréSalmon192794 pages
TLe Carnet de M. du PaurPaul-JeanToulet192767 pages
UBarbey d’AurévillyOctaveUzanne192788 pages
VFrangesJean-LouisVaudoyer192765 pages
WUne Soirée à l’OlympiaLéonWerth192767 pages
XDecalandrierX*** (TristanDerème)192783 pages
YVers l’OccidentKilouYamata192765 pages
ZChasseurs de nomadesÉmileZavie192796 pages
Avec le concours de bmlisieux.com

Ci-dessous les PDF du Clavecin de Fagus et les Chroniques de Paul Léautaud.

Notes

1       Historien, spécialiste du Moyen-âge, Jean Longnon (Jean Herluison, 1887-1979), chartiste, historien et journaliste proche de l’Action Française sera bibliothécaire puis conservateur de la bibliothèque de l’Institut. Si Paul Léautaud précise qu’il s’agit de « Longnon, de la Cité des livres » c’est afin qu’il ne soit pas confondu avec Henri Longnon, (1882-1964), au parcours proche puisque archiviste paléographe, romaniste, en poste à la bibliothèque de l’Académie française.

2       Ces cinq pièces ont été chroniquées au Mercure les 16 janvier 1914, 1er janvier 1914, 1er juin 1919, 1er novembre 1918, 1er juin 1922. Selon la BNF, Francis Carco a remercié PL par une lettre du 25 juillet : « J’ai remis votre manuscrit à la Cité des livres ; c’est entendu… Je suis enchanté de vous compter dans cette collection. Vos pages sont de premier ordre. »

3       Perversité qui paraîtra dans les numéros des quinze septembre, premier et quinze octobre avant d’être publié en volume chez Ferenczi la même année (248 pages).

4       Dans une note manuscrite, PL indique également : « Une autre faute, pas vue non plus, page 49 dans le titre : Sacha Guitry. » (BNF).

5       André Berthellemy (orthographié par PL avec un é, parfois avec un è) va prendre une place importante dans la vie de PL. Dans son Histoire du Journal, Marie Dormoy le qualifie de « bookmaker, bibliophile, ami de Sacha Guitry ». On ne le confondra pas avec Edmond Barthèlemy (1868-1934) ni avec Antoine Barthélemy, dont nous ne lirons rien avant mai 1932. André Berthellemy est mort à la fin de 1943.

Ajout de décembre 2024

Le treize décembre 2024, Philippe Goulet, fidèle lecteur de ce site, dans un message très documenté, a commenté la note de la page onze de la Lettre « L » : « À propos de la mort de Jules Claretie, le 27 décembre 2013, Léautaud note dans son Journal (page 905) que le discours de Robert de Flers, qu’il a lu dans Le Temps, « intercale sans guillemets, ni références, ni nom d’auteur, un mot de Marivaux : Pour être bon, il faut l’être trop ».

« En réalité, le discours funéraire prononcé au Père Lachaise par Robert de Flers, rapporté dans l’édition du 28 décembre du Temps (et non du 27), déclarait : “Votre bonté, cher et grand ami, ce fut quelque chose d’incomparable. Vous estimiez que pour être assez bon, il fallait l’être trop…”.

« Ni l’un ni l’autre, en réalité, ne se souvient de la phrase exacte de Marivaux — qu’on trouvera scène II du premier acte du Jeu de l’amour et du hasard. Monsieur Orgon va accepter que Sylvia, sa fille, se déguise en servante pour mieux examiner son prétendant Dorante, lui-même devant apparaître travesti en valet. Sollicitant cette grâce, Sylvia craint d’abuser des bontés de son père. Avec un sourire que l’on devine, Orgon lui répond : “… Va, dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez.”

« Aucun doute, la phrase exacte d’Orgon sonne mieux, plus vrai et plus fort que ses deux avatars. Dommage que Léautaud n’ait pas pris la peine de vérifier et de rétablir ce point à l’adresse de Robert de Flers. Dommage, quelque temps plus tard, qu’il ne l’ait pas fait non plus pour la reprise de son Journal dans L’Alphabet des lettres. En effet, on lit dans L’Alphabet : “De tant de bavards, il n’y eut que M. Robert de Flers qui fut fidèle à son talent en intercalant dans son discours, sans guillemets ni citation de nom d’auteur, un mot de Marivaux. (En note : “Pour être bon, il faut l’être trop”).

« Ainsi Léautaud reprend-il en note, entre guillemets, une citation bien approximative. N’a-t-il pas eu un doute, lui si sensible à la vérité des dialogues au théâtre ? Cette reprise du Journal est pourtant l’occasion, pour Léautaud, de réaménagements, d’améliorations subtiles de son texte initial. Sans recenser le détail des modifications introduites, on notera l’ajout de deux traits d’humour délicieux. À la question posée (p. 902) “[Jules Claretie] avait-il donc de l’esprit ?” Léautaud biffe sa réponse banale du Journal “C’est pour moi une découverte” et la remplace par “À n’être que son lecteur, on pouvait ne s’en être jamais aperçu”. Il ajoute : “Il était sans doute de ces gens, quand ils ont de l’esprit, qui le cachent soigneusement, de peur de se nuire”. Un peu plus loin, évoquant le merveilleux diplomate qu’eût pu être le sinueux et malléable administrateur de la Comédie française, Léautaud complète le texte de son Journal : “Les sociétaires n’en revenaient pas : comme comédien, il avait plus de talent qu’eux”. Humour.

« Qu’en retirer ? Au moins qu’un premier jet non retouché n’est pas toujours, chez Léautaud, la meilleure version d’un texte. Et qu’il pouvait, lorsqu’il le voulait, améliorer ce qu’il tenait pourtant pour ses meilleurs morceaux : ceux écrits d’un coup, d’un seul jet, sans y avoir réfléchi. Les dernières pages de l’année 1913 reprennent d’ailleurs ce thème, Léautaud ruminant une nouvelle fois son émouvante et répétitive profession de foi en faveur de la spontanéité, tant et tant reprise dans le Journal. »

Le texte de Marivaux dans l’édition d’Henri Coulet et Michel Gilot pour La Pléiade de 1993, pages 615 et 616. Dans ces quelques répliques, toute l’intrigue est donnée. La note trois indique : « Figaro utilisera ce mot célèbre, à sa façon, en disant à Suzanne : “En fait d’amour, vois-tu, trop n’est même pas assez” (Le Mariage de Figaro, acte IV, sc. Ire). »

Ajout d’avril 2025

Au printemps 2025 et parue une très intéressante annonce, aussitôt signalée par Maxime : un exemplaire de la lettre L était en vente. Ce n’était pas un exemplaire comme les autres, il comportait un autographe mais ce n’était pas un autographe comme les autres. À la demande de l’acheteur, ou peut-être simplement pour un ami — cet ami pouvant être Sacha Guitry — Paul Léautaud a écrit de sa main sur la page de garde non pas un texte d’envoi mais un extrait de sa chronique dramatique de juin 1919 sur la pièce de Sacha Guitry, Le Mari, la femme et l’amant, cette chronique se trouvant, justement reproduite dans ce volume L de L’Alphabet des lettres.

Photo du vendeur

Voici le texte autographe, copié de la page Sacha Guitry I :

La rue du 4-Septembre traversée, je me trouvai au coin de la rue de Hanovre. Je m’arrêtai là un instant, plus que jamais plein de rêverie. Il faisait encore légèrement jour. Je regardai les maisons de cette rue, le quatrième étage de chacune d’elles. Je me rappelais — je la sais par cœur et je devrais plutôt dire que je me la disais tout bas — une phrase d’une lettre de Stendhal à son amie Mme Jules « Quand aurez-vous un petit salon bien chaud, au quatrième étage rue de Hanovre, et moi dans ce salon de sept à huit le soir, bavardant avec quelques amis intimes, qui sachent ne rien prendre au sérieux, hors l’amitié et l’amour ? Tout le reste n’est qu’une mauvaise plaisanterie. »