Vingt ans de poésie

Par Gaston Deschamps

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Après les pages ci-dessus indiquées, se poursuit ici la publication des diverses critiques des Poètes d’aujourd’hui.

Ce texte de Gaston Deschamps est paru dans Le Temps du trois février 1901, page deux, sur deux colonnes et demie. Il a été mis ici en ligne le quinze novembre 2025. Une page sur ces Poètes d’aujourd’hui paraît dans leautaud.com deux fois par an, le quinze mars et le quinze novembre.

Les liens renvoient aux notices de la troisième édition, datée de 1929, souvent plus complètes.

Ce texte de 1901 ne concerne évidemment que la première édition, en un seul volume.

Gaston Deschamps (1861-1931), normalien, membre de l’École française d’Athènes, archéologue, professeur d’épigraphie au Collège de France en 1892. Après avoir été correspondant à Athènes du Journal des débats, Gaston Deschamps a succédé à Anatole France en 1893 comme critique littéraire au Temps. Gaston Deschamps a été élu député (gauche) des Deux-Sèvres de 1919 à 1924. À la Chambre, il a été membre de la Commission de l’enseignement et des beaux-arts dont il est devenu président. Gaston Deschamps a aussi siégé dans les Commissions des affaires étrangères et des pensions militaires.

Adolphe van Bever et Paul Léautaud : Poètes d’aujourd’hui (1880-1900), morceaux choisis, accompagnés de notices biographiques et d’un essai de bibliographie. 1 vol. in-12, Paris, Société du Mercure de France.

Deux jeunes gens, amoureux des Muses, M. Adolphe van Bever et M. Paul Léautaud, viennent de consacrer un monument au symbolisme poétique dont les grâces un peu maladives, joliment mièvres et lassées, ont paré de douceur et de mélancolie le crépuscule du siècle défunt.

Ce petit temple, portatif et commode à la façon des tabernacles que les riches pèlerins d’autrefois emportaient en voyage, contient les reliques de Paul Verlaine, quelques fragments d’Arthur Rimbaud, un morceau de Tristan Corbière, un choix de nappes d’autel et de voiles monastiques et de cornettes flamandes, empruntées à l’ouvroir délicat de Georges Rodenbach.

Fenêtres des couvents ! attirantes le soir
Avec leurs rideaux blancs, voiles de mariées…
∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙  ∙
Oh ! le bonheur muet des vierges s’assemblant,
Et comme si leurs mains étaient de candeur telle
Qu’elles ne peuvent plus manier que du blanc,
Elles brodent du linge ou font de la dentelle.

C’est un charme imprévu de leur dire « ma sœur »…

Ainsi chante, en sourdine, l’âme errante du poète des béguinages. Tristan Corbière, le poète des Amours jaunes, chuchote ironiquement les litanies de sainte Anne d’Auray :

En aboyant, un rachitique
Secoué un moignon désossé,
Coudoyant un épileptique
Qui travaille dans un fossé.

Rimbaud entonne le cantique des Chercheuses de poux :

Quand le front de l’enfant, auprès d’une croisée.
Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,
II vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

Elles assoient l’enfant auprès d’une croisée
Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
Et, dans ses lourds cheveux où tombe, la rosée,
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Et Verlaine balbutie une prière, haletante :

Seigneur, c’est trop ! Vraiment je n’ose. Aimer qui ? Vous ?
Oh ! non ! je tremble et n’ose. Oh ! vous aimer, je n’ose,
Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose
Immense des purs vents de l’Amour, ô Vous, tous

Les cœurs des saints, ô vous qui fûtes le Jaloux
D’Israël. Vous la chaste abeille qui se pose
Sur la seule fleur d’une innocence mi-close,
Quoi, moi, moi, pouvoir. Vous aimer. Êtes-vous fous,

Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pêcheur-ci, ce lâche.
Ce superbe qui fait le mal comme sa tâche
Et n’a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

Vue, ouïe, et dans tout son être — hélas ! dans tout
Son espoir et dans tout son remords que l’extase
D’une caresse où le seul vieil Adam s’embrase ?

Je crois pouvoir dire, sans la moindre velléité de blasphème, que ce sonnet mystique ne me paraît pas être un des meilleurs opuscules de Paul Verlaine. L’auteur des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes embauma, entre les feuillets de ses minces plaquettes, telle ou telle fleur, plus digne de s’épanouir au cimetière des anthologies.

Vraiment, je me demande si MM. van Bever et Paul Léautaud, en rassemblant les poètes des derniers temps, et en donnant à ce chœur l’aspect d’un orphéon, manient leur bâton de chefs d’orchestre avec assez d’autorité pour éviter les cacophonies, les discords et les couacs.

Écoutons un peu cette musique :

L’Hiver qui vient

Blocus sentimental ! Messageries du Levant !…
Oh, tombées de la pluie ! Oh tombée de la nuit,
Oh ! le vent !…
La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,
Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !…
D’usines…

On ne peut plus s’asseoir, tous les bancs sont mouillés.

Cette élégie fut assonancée par le précurseur Jules Laforgue, auteur des Complaintes, de l’Imitation, de Notre Dame la Lune, du Concile féerique et des Fleurs de bonne volonté.

Jules Laforgue continue ainsi sa complainte de l’Hiver qui vient :

Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,
Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.
Il bruine ;
Dans la forêt mouillée, les toiles d’araignées
Ploient sous les gouttes d’eau, et c’est leur ruine.

Et plus loin :

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau.
Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet
Sur une litière de jaunes genêts
De jaunes genêts d’automne.
Et les cors lui sonnent !
Qu’il revienne…
Qu’il revienne à lui !
Taïaut ! Taïaut ! et hallali !
Ô triste antienne, as-tu fini ?…

Or sur un autre pupitre, je trouve une partition écrite sur un ton fort différent. Veuillez prêter l’oreille à ces sonorités :

LE RUFFIAN

Dans le splendide écrin de sa bouche écarlate
De ses trente-deux dents l’émail luisant éclate.
Ses cheveux, pour lesquels une Abbesse l’aima
Jadis très follement, calamistrés en boucle,
Tombent jusqu’à ses yeux — féeriques escarboucles.
Et ses cils recourbés semblent peints de curma.
Sa main de noir gantée à la hanche campée,
Avec sa toque à plume, avec sa longue épée,
Il passe sous les hauts balcons indolemment.
Son pourpoint est de soie, et ses poignards superbes
Portent sur leurs pommeaux, parmi l’argent en gerbes,
La viride émeraude et le clair diamant.

Dans son alcôve où l’on respire les haleines
Des bouquets effeuillés, les fières châtelaines,
Sous leur voile, le front de volupté chargé,
Entassent les joyaux, les doublons et les piastres
Pour baiser ses yeux noirs vivants comme des astres
Et sa lèvre pareille au bétail égorgé.
Ainsi, beau comme un dieu, brave comme sa dague,
Ayant en duel occis le comte de Montague,
Quatre neveux du pape et vingt condottieri,
Calme et la tête haute, il marche par les villes,
Traînant à ses talons des amantes serviles
Dont l’âme s’est blessée à son regard fleuri.

Ces alexandrins empanachés, moustachus, cyranesques, traîneurs de rapière et batteurs d’estrade ont circulé triomphalement dans les cénacles, au temps où j’étais écolier. Ces rimes retentissantes ont jeté à tous les échos du quartier latin le nom du bon poète Jean Moréas, qui fut l’aède1 des Syrtes2, le rapsode3 des Cantilènes, le « diorthonte4 » du Pèlerin passionné5,celui enfin dont Félix Fénéon6 a dit :

André de Chénier7 était Grec par sa mère seulement, Moréas, le second poète que nous envoie le Levant est de race plus pure. Ses aïeuls s’adonnèrent à ce genre de sport qui consistait, vers 1824, à brûler des galères ottomanes, à fournir des sujets à Delacroix et à tomber avec emphase dans des naumachies8

Relisez (si vous avez quelque longanimité9 rétrospective) la complainte de Jules Laforgue sur l’Hiver qui vient. Reprenez ensuite les chaleureuses strophes de Jean Moréas. Vous aurez l’impression de passer d’un monde dans un autre — ou plutôt de quitter une chambre de malade pour vous chauffer au soleil sur une plage de la presqu’île espagnole, des rives latines ou de l’archipel levantin. Il y a autant de différences entre ces deux poètes qu’entre la Baltique et la Méditerranée. Plutarque aimerait ici à équilibrer, en phrases symétriques et harmonieuses, un de ces parallèles dont il orna les Vies des hommes illustres10. L’un est plus confidentiel. L’autre est plus vociférant. Celui-là est triste, triste. Celui-ci est plutôt joyeux. Le trouvère murmurant des Complaintes juge que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et balbutie ses rancœurs en vers irréguliers. Le pèlerin des Syrtes, après de longues « errances » et de vagabondes « noctambulies » au « pourchas11 » des félicités modernes, revient, en somme, à la philosophie de ses pères. Il pense, comme le divin Ulysse, que les vents et les tempêtes n’empêchent point la mer d’être belle, lorsqu’elle rit au soleil, en sa parure d’azur et d’argent, autour des promontoires dorés.

Bref, Jules Laforgue et Jean Moréas, reconnus pour maîtres, par la plupart des poètes qui se dirigent maintenant vers la quarantaine, ont excellemment représenté les deux tendances inégales et contraires qui ont tiraillé en des sens divers la poésie du dix-neuvième siècle finissant.

D’un côté, quelque chose de nébuleux, de frissonnant et de flou, la plainte et la complainte, le regret sans le désir, la nostalgie de ce qui fut, sans l’ambition de ce qui sera, le découragement morne, indiqué par des lèvres blêmes, l’abdication de tout, l’universelle démission :

Les dieux s’en vont, plus que des hures ;
Ah ! ça devient tous les jours pis ;
J’ai fait mon temps, je déguerpis
Vers l’Inclusive Sinécure

De l’autre côté, un besoin, plus gaillard, de faire du bruit pour s’étourdir ; un retentissement de cymbales, des tapages de gongs, beaucoup de cuivre, évasé en pavillon de trompettes ; et aussi des peaux tendues sur la caisse des tambours :

Divin Tityre, âme légère comm’ houppe
De mimalloniques tambons !
Divin Tityre, âme légère comm’ troupe
De satyreaux, ballants par bonds !…

De part et d’autre on affichait un égal mépris pour la réalité contemporaine. Mais les pâles adeptes du « vers libre » désossaient l’hémistiche, amputaient la césure, anémiaient la rime, afin de transposer leur « navrance » en calligraphie exsangue et ataxique, tandis que les conservateurs de l’ancienne prosodie s’efforçaient d’enclore au creux de leur moule métallique

L’image d’un passé triomphal et sonore.

Nous avons donc le droit de choisir entre les deux volets de ce diptyque. À gauche, c’est la demi-teinte, la nuance, les tons qui hésitent, les sourdines qui agonisent : primerose, vert de mer, vert de figue, brun noisette, œillet fané ; vert de houx, vert de moineau. Ce sont des bibelots nostalgiques, des vases au col amenuisé, des goulots étranglés où se pâment ces fleurs symboliques et souvent malades : l’iris, le tournesol, le chrysanthème, la tulipe vannée, le glaïeul valétudinaire, l’orchidée à peine convalescente.

L’Enfant abdique son extase
Et, docte déjà par chemins
Elle dit ce mot : Anastase !
Né pour d’éternels parchemins.

Avant qu’un Sépulcre ne rie,
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie,
Caché par un trop grand glaïeul !

À quoi le délicieux Adoré Floupette12 répondait :

Ils parlent, avec des nuances.
Comme, au cœur vert des boulingrins,
Les bengalis et les serins
Et ceux qui portent des créances.
Mais ils disent le mot : Chouchou,
Né pour du papier de Hollande,—
Et les voilà seuls, dans la lande,
Sous le trop petit caoutchouc !13

À droite, parmi les rimeurs obstinés dont le vacarme tonitrue bellement, on ne veut pas renoncer aux rythmes où éclata la phrase bruyante des Parnassiens. On refuse de chanter en bémol

L’adorable espoir de la Renoncule14.

On enlumine violemment des stances exemptes d’illusions. Les églogues de M. Jean Moréas et aussi les Triomphes de M. Raymond de la Tailhède et le Cor fleuri d’Ephraïm Mikhaël et les Vers dorés d’Emmanuel Signoret, même les Débâcles et les Villes Tentaculaires d’Émile Verhaeren attestent le ferme propos de ne point recourir au suicide, tant qu’il y aura, sur la terre, des rougeoiements d’incendies lointains et des chatoyances d’étoffes prochaines vers lesquelles on peut encore étendre la main et le regard.

Aux yeux des poètes crépusculaires qui firent profession d’être déliquescents, invertébrés et aphones, l’univers vivant n’est qu’un clavier de notes veules qui chevrotent. Les doigts de ces musiciens-fantômes tirent du vieil instrument un faible sanglot de sons, inachevés, souvent cocasses, pareils à cette voix de bois qui exprime les douleurs d’un guignol cassé. Pendant ce temps, les successeurs lointains des maîtres du Parnasse considèrent le monde comme un répertoire d’arpèges, font marcher les pédales, multiplient les accords, rivalisent de couleur et de relief.

Stéphane Mallarmé disait à ses disciples :

Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole ; évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements…

Unissant l’exemple au précepte, ce subtil professeur de symbolisme suggérait

Les tisanes, l’horloge et le lit infligé,
La toux15……

Il esquissait, d’un geste, une image imprécise :

Du sol et de la nue hostiles, â grief !16

Ou encore

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !17

Si les œuvres de Stéphane Mallarmé sont encore ésotériques et ne se livrent qu’à un petit nombre d’initiés, ce n’est pas faute d’exégètes ni de glosateurs. Verlaine lui-même a essayé d’élucider l’attirant rébus du mallarmisme. Les étrangers surtout se sont exercés à ce jeu élégant et décevant. Un Hollandais vint à Paris en 1891, afin de voir, entre autres curiosités parisiennes, cet « artiste si célébré par les poètes, si négligé par le public ». Ce Hollandais apprit que Stéphane Mallarmé considérait « l’art comme une chose absolue, en dehors et au-dessus de toutes les variations que la succession des siècles peut apporter ». Et l’apôtre qui le renseignait ainsi ajouta ce commentaire : « C’est ainsi que Saül, fils de Kis, sortait de la maison paternelle pour aller à la recherche du bétail perdu, et qu’il trouvait un royaume. »

Le Hollandais (je dois l’avouer) demeura stupide. II dut renoncer à comprendre tout à fait ce sonnet, que cependant MM. Adolphe van Bever et Paul Léautaud ont recueilli dans leur anthologie comme un des plus achevés chefs d’œuvre de l’art mallarmiste :

Une dentelle s’abolit
Dans le doute du Jeu suprême
À n’entr’ouvrir comme un blasphème
Qu’absence éternelle de lit.

Cet unanime blanc conflit
D’une guirlande avec la même
Enfui contre la vitre blême
Flotte plus qu’il n’ensevelit.

Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore
Au creux néant musicien

Telle que vers quelque fenêtre
Selon nul ventre que le sien
Filial on aurait pu naître.

Je ne sais si le Hollandais — même aidé par les scoliastes du maître — a pu comprendre ces deux quatrains et ces deux tercets. Quant à moi, au risque de passer pour une bête, j’oserai, dire que je n’y entends goutte. Je n’aurais point cité ce sonnet, s’il n’était publié dans le recueil de MM. Adolphe van Bever et Paul Léautaud. J’estime que ces jeux d’esprit volontairement abscons ne gagnent rien à être produits au grand jour. Ce sont des amusements de beaux esprits, à qui convient la discrétion des chambres closes. Entre amis, autour d’une théière ou de quelques bocks, on peut s’attarder à ces divertissements. Mais les menus ouvrages qui sont applaudis dans ces conventicules18 n’ont pas assez de solidité pour s’exposer impunément à la lumière crue et au grand jour. Telles, ces minces étoffes, qu’on a coutume d’enterrer avec les morts, et qui se volatilisent en poussière, sitôt qu’elles sont exhumées.

Les fragments, très disparates, que MM. van Bever et Paul Léautaud ont recueilli dans leur précieux recueil semblent éparpillés en poussière poétique. Poussière brillante, assurément. Poussière de diamant, de rubis et d’émeraudes, si l’on veut. Mais poussière. Ce ne sont point des parcelles de vie, des semences qui cherchent le sillon. Ce sont des particules cristallines, minérales, à facettes dures, et qui, sous le microscope, offrent l’aspect d’une limaille de quartz ou d’une pulvérisation de calamine. Leur éclat pétrifié n’éclaire point. Leur surface est rêche au toucher. Et, malgré l’imprécision apparente des formes, ces objets de curiosité ont des arêtes coupantes, comme les cristaux d’alun, et une saveur âcre, comme le sulfate de cuivre, vulgairement appelé vitriol bleu.

J’ai lu, fort attentivement, les extraits des trente-quatre poètes que MM. van Bever et Paul Léautaud ont admis dans leur petit panthéon. Il n’est guère de chapelle, en cet édicule, où je n’aie goûté un plaisir imprévu et rare. Tantôt, je croyais être dans l’atelier d’un lapidaire, et j’admirais la patience avec laquelle l’ouvrier taillait ses pierres et combinait avec la splendeur de l’argent mat ou de l’or battu les suprêmes lueurs de la topaze moribonde ou la fierté scintillante du chrysobéryl. Tantôt une suggestion doucement « moyenâgeuse » me transportait dans le Vieux-Paris de l’ancienne Exposition18 ; je revoyais la porte Saint-Michel, le pilori de Saint-Germain-des-Prés et l’église Saint-Julien-des-Ménétriers, frêles bâtisses, dont les pignons et les fenestrages ont été emportés par le vent d’hiver… D’autre fois, une baguette magique semblait me pousser, malgré moi, au fond d’une grotte dont la voûte se hérissait d’une dentelure de stalactites ; je tâtonnais dans le clair-obscur de cette exploration souterraine ; je cherchais un regard humain et je n’entrevoyais que les contours inertes des choses ; j’aurais voulu sentir le souffle amical d’une baleine chaude, et j’étais transi par l’humidité de l’eau qui stillait, en gouttes implacables, à travers les strates calcaires.

J’épiais une voix connue, un bonjour amical. Et les échos de l’antre me répétaient toujours les mêmes mots :

Basalte, corail, airain, gemmes, ivoire, améthyste, marbre, glaçons, dalles, verre, rubacelle19, orfrois20, trophée, vasque, amphore, urne, lune, onyx, sardoine21, satin, camail, conques, argent, casque, pendeloques, étoiles…

Ce sont des mots splendides, stériles et froids. Ils reviennent, avec une obstination inlassée, parmi les prouesses verbales des poètes qui, depuis vingt ans, ont entrepris de façonner la langue, d’assouplir le rythme et de désankyloser la prosodie. On remarque, avec surprise, que ces soigneux élèves de Stéphane Mallarmé, professeur d’imprécision, se raidissent volontiers en attitudes fixement hiératiques. Ils aiment les armatures de mots rigides. Ils n’ont pas encore secoué les plis verticaux et symétriques du manteau parnassien. Ils sont gainés d’étoffes pesantes qui les isolent de la vie…

Mais que de talent dépensé en ces vingt ans de symbolisme ! Quel amour des syllabes neuves, des syntaxes inédites, des épithètes rares et des eurythmies imprévues ! J’aimerais à m’arrêter en ces Vergers illusoires, afin d’y recueillir le Sang des Fleurs, pendant les Nuits d’Épiphanie. Ces Estuaires d’ombres m’attirent, ainsi que les Premières lueurs sur la colline. Je vois avec regret s’éloigner l’Eros funèbre. Je voudrais m’asseoir au Jardin de l’Infante et rêver aux Chevaleries sentimentales. Les Palais nomades me tentent et j’écoute le frisson des Sonatines d’automne. Le plectre « éburnéen22 » frappa harmonieusement la Lyre héroïque et dolente. Les journées lentes effeuillent la Corbeille des heures. On guette le sanglot des Cloches dans la nuit. Une guirlande de roses s’enroule Aux flancs du vase. Emmanuel Signoret pleure la Souffrance des eaux. Émile Verhaeren chante les Campagnes hallucinées. Francis Vielé-Griffin nous dit la Cueille d’avril et la Chevauchée d’Yeldis. Et nul n’oublie le durable poème que Laurent Tailhade intitula : Ballade surannée de la consolation automnale.

En définitive on quitte à contre-cœur ces « jeunes hommes » dont parle M. Vielé-Griffin :

Ces jeunes hommes qui, guidés par leur seule foi dans l’Art, s’en furent chercher Verlaine au fond de la cour Saint-François23, blottie sous le chemin de fer de Vincennes, pour l’escorter de leurs acclamations vers la gloire haute que donne l’élite ; qui montèrent, chaque semaine, la rue de Rome24, porter l’hommage de leur respect et de leur dévouement à Stéphane Mallarmé hautainement isolé dans son rêve ; qui entourèrent Léon Dierx25 d’une déférence sans défaillance et firent à Villiers de l’Isle-Adam26, courbé par la vie, une couronne de leurs enthousiasmes27.

Les symbolistes furent, avant tout, des maîtres de rhétorique esthétique. Ils ont exercé notamment une influence, très sensible, sur le verbe triomphal de M. Gabriele d’Annunzio28.

Gaston Deschamps

Notes

1       Aède : Poète épique ou hymnique de la Grèce archaïque, généralement aussi chanteur-récitant de ses œuvres. (TLFi)

2       Syrtes : habitant de la ville de Syrte, port de la côte libyenne.

3       Rapsode : « chanteur allant de ville en ville, interprétant des poèmes épiques et particulièrement des passages de l’Iliade ou de l’Odyssée.  » (TLFi)

4       Diorthonte ou diorthôte, était un prote, c’est-à-dire un chef d’atelier d’imprimerie.

5       Jean Moréas, Le Pèlerin passionné, recueil de poésie, Vannier 1891, 130 pages.

6       Félix Fénéon (1861-1944), critique d’art, journaliste et directeur de revues. Anarchiste, il s’engage dans le mouvement libertaire dès 1886. Critique au goût très sûr, il collabore à de nombreux journaux ou revues. En 1894, il est inculpé, lors du Procès des Trente puis encore suite à l’attentat anarchiste contre le restaurant Foyot, rue de Condé avant d’être relaxé faute de preuve. Voir un court portrait de lui dans le Journal de Paul Léautaud au 19 novembre 1931 et aussi au 15 décembre 1936. Lire un article de Jean Paulhan dans Comœdia du quatre mars 1944. Pour mémoire, le musée du quai Branly puis le musée de l’Orangerie ont organisé en 2019 deux expositions, successives et complémentaires, sur Félix Fénéon.

7       André Chénier (1762-1794), poète guillotiné à 31 ans. Le père d’André, Louis de Chénier (1722-1796), né à Limoux, diplomate de Louis XVI, en mission à Constantinople a épousé la Grecque (cette ville étant alors grecque) Élisabeth Lomaca (1729-1808), avant de rentrer en France alors qu’André Chénier était âgé de trois ans.

8       Naumachie : représentation d’un combat naval sur une scène aménagée en bassin.

9       Longanimité : « Patience dont fait preuve celui qui a le pouvoir de faire cesser ce qui lui déplaît » (TLFi).

10     Cet essai biographique écrit vers 100-120 qui vise à démontrer une communauté de pensée entre les grecs et les romains met en regard des paires de poètes de chaque nation.

11     Pourchas : Action de poursuivre avec acharnement un être vivant pour s’en emparer. Rien ne justifie les guillemets marqués par Gaston Deschamps.

12     Adoré Floupette est le pseudonyme collectif d’Henri Beauclair et Gabriel Vicaire. Henri Beauclair (1860-1919), poète, romancier et journaliste a été rédacteur en chef du Petit journal avant la guerre. Gabriel Vicaire (1848-1900), poète et romancier est davantage connu des mélomanes. Les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette, chez Lion Vanné (Léon Vanier), 1885, 80 pages. Il ne semble pas qu’Adoré Floupette ait publié d’autres ouvrages. Léon Vanier (1847-1896) était aussi l’éditeur de nombreux auteurs évoqués ici.

13     Adoré Floupette : Idylle symbolique.

14     Adoré Floupette, Suavitas : « L’Adorable espoir de la Renoncule / A nimbé mon cœur d’une Hermine d’or. / Pour le Rossignol qui sommeille encor, / La candeur du Lys est un crépuscule. »

15     Stéphane Mallarmé, Les Fenêtres : « Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles, / Les tisanes, l’horloge et le lit infligé, / La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles, … »

16     Stéphane Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe.

17     Stéphane Mallarmé : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui / Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre / Ce lac dur oublié que hante sous le givre / Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

18     Conventicule : « Petit groupe, peu connu et plus ou moins obscur, d’hommes de lettres, d’artistes »… (TLFi) (note ajoutée à la demande générale).

18     La dernière exposition universelle de Paris, ouverte en avril 1900 s’est terminée en novembre. Par « l’ancienne exposition », Gaston Deschamps désigne vraisemblablement l’exposition précédente, de 1889, commémorant le centenaire de la Révolution.

19     Une rubacelle est un rubis clair. « J’ai fin samit. Au doigt j’ai rubacelle, / J’ai daguette à pommeau de diamant. / De doubles d’or lourde est mon escarcelle ; / Sur mon chapel et plume et parement. » Jean Moréas, Les Cantilènes, « Tidogolain ».

20     L’orfroi est une étoffe tissée d’or employée dans la confection de certains vêtements, chapes, chasubles ou ornements liturgiques (TLFi) « Devant ta tante Madame la Prieure, / Que tu sentisses quelque effroi / Lorsque parlait d’Excommunication Majeure / Le vieux évêque en robe d’orfroi, — / Tu partais, même à l’encontre du temps et de l’heure, / Avec Hans, Gull, Salluste et Godefroy, / Courir la bague, pour amuser la veuve / Aux yeux couleur de roy. » Jean Moréas, Autant en emporte le vent, « Agnès », Léon Vanier 1893.

21     La sardoine est un quartz.

22     Éburnéen : couleur d’ivoire. Ce mot n’a pas nécessairement un sens positif. Georges Duhamel, médecin, a évoqué le jaune éburnéen du cancer.

23     Cette cour Saint-François était accessible en franchissant un porche sous l’hôtel du Midi, 5 rue Moreau où logea Verlaine. Tout le côté impair de cette petite rue, prenant dans l’avenue Daumesnil et accessible en passant sous l’ancienne voie de chemin de fer, a été entièrement détruit pour faire place à un jardin et des immeubles ressemblant à des entrepôts. L’endroit est maintenant privé, au profit, semble-t-il des « apparthôtel Adagio » (nous sommes près de la gare de Lyon).

24     Stéphane Mallarmé habitait 89 rue de Rome.

25     Léon Dierx (1838-1912), que des pairs élurent « prince des poètes » à la mort de Stéphane Mallarmé. Voir un saisissant portrait de Léon Dierx dans André Billy, Le Pont des Saint-Pères (Fayard 1947), à partir de la page 156.

26     Auguste de Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889), poète, romancier, auteur dramatique et journaliste. Très lié avec Catulle Mendès qui a épousé Judith Gautier, « Villiers », ainsi qu’il se laissait nommer, fut fiancé brièvement à la fin de 1866 avec Estelle, la seconde fille de Théophile Gautier, qui épousera Émile Bergerat en 1872. Cette rupture est à l’image de l’homme, qui a raté absolument tout ce qu’il a entrepris mais bénéficie néanmoins d’une réputation surprenante. Ainsi, dans Le Figaro du 12 avril 1913, page quatre nous pourrons lire, au-dessus de la signature de Victor-Émile Michelet : « Villiers de l’Isle-Adam domina de sa haute stature de chevalier la littérature de son temps. » Ne reste de lui de nos jours que ses vingt-huit Contes cruels, rassemblés chez Calmann-Lévy en 1883 et son Êve future (de Brunhoff 1993, 380 pages), où Thomas Edison crée la première poupée sexuelle.

27     Ce texte de Francis Vielé-Griffin provient de la notice sur Henri de Régnier.

28     Gabriele d’Annunzio, prince de Montenevoso (1863-1938), écrivain italien. Gabriele d’Annuzio publia dès l’âge de vingt ans des nouvelles qui lui donnèrent rapidement la réputation d’« enfant prodige ». Ses nouvelles ont rapidement été traduites en français. Vers 1910, assailli par ses créanciers, Gabriele d’Annunzio s’est réfugié en France où il a passé plusieurs années avant de retourner en Italie à l’occasion de la Première Guerre mondiale. À l’approche de la Seconde Guerre, on le retrouvera proche des fascistes et seule la mort, au début de mars 1938, l’a empêché de s’enfoncer davantage.